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Dans une étude que je consacrais, il y a 15 ans maintenant, au « Roman québécois de l’extraterritorialité[1] », je signalais la difficulté pour les « petites cultures » comme celle du Québec à symboliser l’ailleurs, à le prendre en charge narrativement. Je convoquais alors l’idée, assez répandue au sein de la critique, selon laquelle les écrivains québécois ne parleraient jamais que du Québec même lorsqu’ils croient parler d’autre chose. En portant mon attention sur deux romans des années 1980 dont l’action se déroule à l’étranger[2], j’entendais cependant mettre à l’épreuve, sinon dépasser, ce constat, et dégager les linéaments d’un éventuel imaginaire romanesque mondialisé qui s’inscrirait dans le cadre plus général de l’interpénétration de nos économies, de nos identités et de nos cultures. À la suite de mes analyses, j’en venais à la conclusion que le roman québécois de ces années-là – à l’exclusion de la littérature migrante, qui posait tout autrement la question de l’extraterritorialité – semblait « découvrir » le monde au moment même où celui-ci, s’étant rallié à l’idéal de la mondialisation, perdait sa valeur d’altérité[3]. Je maintenais toutefois la nécessité, pour une culture périphérique comme la nôtre, de s’attacher à symboliser l’extérieur plutôt que de consentir à une mondialisation sans bords ni dehors où cette culture risquait tout simplement de s’anéantir.

Depuis ce temps, bien des choses ont bougé. La mondialisation n’a pas mis fin à l’histoire ni aboli les tensions entre les peuples et les cultures, tant s’en faut. Elle n’a pas davantage favorisé l’égalité de tous sous l’égide du capitalisme et de la démocratie. Quant à la littérature québécoise, elle a à ce point entrepris de courir le monde que certains critiques ont pu s’inquiéter de sa relative désaffection pour l’histoire et le territoire nationaux et dénoncer une « tentation exotique[4] ». Constatant à mon tour, à la suite des responsables du présent dossier[5], la prolifération de ces romans de l’ailleurs, j’entends m’attacher ici à La joie discrète d’Alan Turing, roman de Jacques Marchand[6] qui échappe aux trois versions les plus courantes du roman exotopique, soit le roman du voyage, le roman du Québécois en immersion dans un pays étranger et le roman sans personnage québécois. Ou plutôt : qui les hybride, se déployant à la fois comme une fiction totalement désarrimée du Québec et comme un roman d’enquête ayant pour protagoniste un écrivain (discrètement) québécois.

La joie discrète d’Alan Turing s’inscrit dans le mouvement général de redécouverte de la figure du génial mathématicien anglais et précurseur de l’intelligence artificielle mort en 1954. Après le biopic à succès de Morten Tyldum, The Imitation Game[7], un polar nordique de David Lagercrantz, Indécence manifeste[8], et quelques romans biographiques de plus ou moins bonne venue, sans oublier de nombreuses biographies dont certaines très solides, comme Alan Turing: The Enigma of Intelligence d’Andrew Hodges[9], le livre de Marchand arrive en territoire déjà bien balisé. On est conduit, dès lors, à se demander ce qui a motivé l’écriture puis la publication d’un roman qui pourrait apparaître redondant. Sans évidemment remettre en question la légitimité d’un écrivain du Québec à s’approprier l’histoire d’un héros britannique dont la destinée n’a aucunement croisé notre trajectoire historique, il est néanmoins pertinent de se demander ce qu’un regard québécois est susceptible d’apporter de neuf. La question est d’autant plus intéressante que l’auteur, on l’a laissé entendre, se met en scène dans le roman en enquêteur à la recherche des témoins et des traces de l’existence de Turing entre Cambridge, Bletchley Park et Manchester. C’est cette question de l’éventuelle spécificité d’un regard québécois sur un personnage historique étranger qui me retiendra dans cet article, ainsi que celle, plus large mais plus diffuse, d’un possible apport particulier de l’écriture biographique, ou plutôt « biographoïde », à l’élaboration de fictions exotopiques qui rompraient aussi bien avec un imaginaire local qu’avec le « service national obligatoire » (Jacques Godbout dixit).

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Le roman biographique, quels qu’en soient les inflexions et le positionnement sur l’axe fiction-faction, répond en général à quelques objectifs clairs. Le plus souvent, il vise à combler les silences, les hiatus, les lacunes des biographies orthodoxes, s’aventurant là où celles-ci n’osent aller, faute de documents fiables ou simplement de témérité herméneutique. Il lui arrive aussi de se donner pour mission de réhabiliter un personnage oublié, méconnu ou calomnié. Dans ce cas, il se présente soit comme un premier coup de phare sur l’existence de son modèle, soit comme une contestation des entreprises antérieures qui ne lui ont pas rendu justice. Le roman biographique peut également s’employer à jeter de nouvelles passerelles entre un individu et ses réalisations, ses prises de position, etc. L’enjeu est alors soit de tresser des liens inédits entre « l’homme et l’oeuvre », pour reprendre l’expression consacrée, en perçant le mystère de la causalité – directe ou indirecte – entre une personne, d’une part, et ses réalisations ou ses actions, de l’autre ; soit de trouver les sources de l’oeuvre dans la vie ou le reflet de la vie dans l’oeuvre.

Dans le cas de Turing, il y a bien sûr des mystères, des énigmes à creuser. Je reprends à dessein ici le sous-titre de la biographie de Hodges, « The Enigma of Intelligence », qui lui-même constituait une allusion transparente à l’un des plus hauts faits d’armes de Turing, à savoir le déchiffrage, au cours de la Seconde Guerre mondiale, des communications de l’armée allemande encodées au moyen de la redoutable machine Enigma. Cela dit, si l’« énigme de l’intelligence » est bien celle qui retient surtout Hodges, elle est loin d’être la seule. En plus de chercher à comprendre comment Turing, qui avait l’habitude de reprendre à nouveaux frais les problèmes scientifiques qui se posaient à lui, a pu produire en si peu d’années des avancées notables dans des domaines aussi variés que la logique mathématique, les ordinateurs, l’intelligence artificielle, le décryptage et la morphogénétique, le biographe se consacre à saisir la personnalité déconcertante de son modèle, qui fut à l’origine de ses succès remarquables comme de ses échecs. Turing, en effet, parvenait difficilement à concrétiser jusqu’au bout ses intuitions scientifiques, faute de rallier à ses projets des équipes soudées et pérennes.

L’autre grand mystère à propos de Turing est celui de son décès prématuré à l’âge de 41 ans. La cause officielle en est le suicide : le mathématicien aurait croqué une pomme empoisonnée, à l’instar de Blanche-Neige, une héroïne qui le fascinait. Auteure d’une biographie de son fils, Sarah Turing réfuta toujours cette thèse, lui préférant celle de l’accident[10]. Mais une thèse autrement plus troublante, celle de l’assassinat, n’a cessé de ressurgir périodiquement. Le roman de Marchand l’évoque[11], celui de Lagercrantz repose largement sur elle : homosexuel et détenteur d’informations sensibles, Turing serait devenu pour les services secrets britanniques et américains, à l’époque de la course à l’armement atomique, un maillon faible dont il fallait se préoccuper, les agences de renseignement considérant les homosexuels comme des cibles faciles pour les espions du bloc de l’Est[12]. De là à conclure à l’élimination pure et simple de Turing, il y a un pas que les historiens et les biographes hésitent à franchir ; les romanciers, eux, n’ont pas toujours les mêmes scrupules…

Surdoué et secret, excentrique, incapable de jouer le jeu social tant dans le milieu universitaire qu’au sein de la sphère bourgeoise dont il était issu, isolé par son homosexualité dans une Angleterre où celle-ci était toujours considérée comme un crime[13] et pourtant soutenu par quelques amis fidèles, Turing est donc, par excellence, de la « chair à biographie ». Même s’il n’est pas, à la manière de Napoléon, de Churchill ou du général de Gaulle, une figure surbiographiée, il a fait l’objet, particulièrement depuis les années 2000, de nombreuses entreprises qui, lui restituant sa gloire de héros de guerre et de savant génial[14], ont rendu délicate son appropriation par de nouvelles biographies ou de nouvelles fictions, les unes comme les autres étant désormais tenues de fuir « un centre surpeuplé[15] », de se singulariser pour attirer l’attention du public. Marchand est évidemment conscient de cette ébullition éditoriale autour de la personne de Turing. Dans une « Postface » (AT, 429-431) où il explicite ses partis pris en regard de l’exactitude factuelle, il revendique ses nombreuses sources, essentiellement biographiques (Hodges), autobiographiques (la correspondance et les notes de Turing) et, surtout, scientifiques (ses Collected Works, les ouvrages sur ses travaux). La « Postface » évoque aussi, quoique subtilement, les recherches menées sur place par le romancier, à telle enseigne que l’enquête fictionnelle trouve un fondement, sinon une correspondance, dans la réalité : façon, là encore, de se donner une image de sérieux et d’indiquer la présence de renseignements et d’impressions de première main.

La « Postface » de Marchand est également très claire sur la place de la fiction dans son ouvrage :

Alan Turing était un chercheur solitaire et secret : on connaît les grandes lignes de sa biographie, mais on ne peut que spéculer au sujet de son existence au jour le jour. Dans ce livre, je reste fidèle aux événements connus, aux faits attestés, mais pour creuser la vérité intime de cet homme curieux, me représenter dans le détail le déroulement de quelques épisodes de sa vie, l’enchaînement de ses impressions sensorielles et de ses traits de lumière, j’ai souvent recours à l’imagination. Je m’appuie toujours cependant sur les manières de voir et de raisonner que révèlent aussi bien sa correspondance que les témoignages de ses contemporains.

AT, 429

Le cadre esquissé ici est typique du genre : La joie discrète d’Alan Turing n’entend pas déchirer la trame des faits connus, ni risquer des hypothèses audacieuses sur, par exemple, la sexualité du savant, les circonstances de sa mort, etc. Mais il aborde une « vérité intime » non documentée et, partant, inaccessible au biographe scrupuleux. Marchand prend, de plus, une liberté considérable en créant un personnage, Florence, qu’il donne comme la fusion de deux personnes réelles et qui sera le principal interlocuteur du narrateur lorsque celui-ci paraîtra sur la scène du roman. Ce personnage, nous dit l’auteur dans sa « Postface », dérive surtout de Lyn (Irvine) Newman, la conjointe de Max Newman qui fut le mentor de Turing à diverses périodes de sa vie, et d’une personne plus obscure, Jean Valentine, que Marchand a rencontrée à Bletchley Park alors que, nonagénaire, elle oeuvrait toujours à titre de guide bénévole sur le site des exploits de décryptage du grand mathématicien (AT, 429-430). Notons qu’il existe une correspondance entre Turing et Lyn Newman qui a pu nourrir le personnage de Florence [16] ; quant à Jean Valentine, il semble qu’elle n’ait prêté à Florence que son grand âge, ses traits et son élocution (AT, 429-430).

Somme toute, La joie discrète d’Alan Turing constitue un roman biographique assez classique – ce que le titre, avec sa référence à la discrétion, signale peut-être d’entrée de jeu. Le personnage romanesque est toujours perçu sur le fond de ce qu’on sait de la personne dans la vie, Marchand ne larguant jamais les amarres du réel et son modèle étant constamment sujet à caution, c’est-à-dire : sujet à être rapporté aux faits avérés qui le concernent. On devine donc que la spécificité de ce roman, fort bien fait au demeurant, doit résider ailleurs. Elle tient en partie à l’alternance – irrégulière – entre des chapitres en narration omnisciente, qui suivent de près la trace de Turing en se situant le plus souvent de plain-pied avec lui, au présent dit « de narration » ou « historique », et des chapitres narrés par un je enquêteur qui navigue entre l’actualité de son investigation et le passé qu’il cherche à mettre au jour.

Majoritaires au sein du volume, les chapitres en narration omnisciente campent d’emblée le lieu et l’époque. La première phrase du livre est : « Le port de Southampton, mai 1926. » (AT, 7) Tout de suite, le roman relate l’un des éléments constitutifs de la « légende » de Turing : les 90 km qu’il dut parcourir seul, à vélo, à l’âge de 13 ans, entre Southampton et son collège de Sherborne en raison d’une grève des transports[17]. Parallèlement aux faits, le texte énonce des assertions difficilement vérifiables sur l’intériorité du jeune Alan : « Quand il parle français, Alan se lance au hasard, il se jette à l’eau. » (AT, 14) ; « Chaque fois qu’il rencontre quelqu’un de son âge, il essaie tout de suite de se lier d’amitié. » (AT, 16) ; etc. Au fil du trajet vers le collège, la narration s’attarde, en contrepoint aux impressions et aux sentiments du héros, à la situation sociale explosive de la Grande-Bretagne des années 1920[18], aux paysages traversés, nous invitant à parcourir avec Alan la campagne anglaise encore peu affectée par la modernisation. La description de la dégradation des lieux sous l’effet de la modernité sera d’ailleurs une constante dans les chapitres narrés par le je enquêteur, qui manifeste par là sa vigilance critique et son refus de céder à la fascination pour le pays étranger.

Une anomalie récurrente arrime encore plus solidement au présent les chapitres en narration omnisciente, qui se concentrent pourtant sur le passé de Turing. Les régimes de l’histoire et du discours, au sens d’Émile Benveniste[19], s’y percutent en effet à travers le choix de temps verbaux et de déictiques relevant de la sphère de l’énonciation. Par exemple, un passage comme celui-ci :

Dans le train pour Londres, […] ils [Alan et son ami Christopher Morcom] mettent à l’épreuve un jeu de cartes qu’ils ont inventé la semaine dernière

AT, 59-60 ; je souligne[20]

devrait normalement se lire, en régime historique, « un jeu de cartes qu’ils avaient inventé la semaine précédente », puisqu’il est théoriquement exclu – mais non pratiquement –, d’après Benveniste, qu’un événement coupé de l’énonciation soit exprimé par des formes linguistiques « autobiographiques[21] » ressortissant à l’appareil formel du discours. L’emploi du passé composé et de dernière, caractéristique de l’univers discursif, a donc pour résultat d’attirer dans l’orbite de l’énonciation un événement survenu en 1929. L’effet de proximité entre le temps de l’histoire racontée et le temps de l’énonciation tend ici à estomper le contraste entre la narration omnisciente et la narration au je. J’y reviendrai.

Le troisième chapitre, qui est le premier à être narré par le je enquêteur, revient sur les lieux des deux chapitres qui précèdent. Le point de vue est ultérieur et rétrospectif : la laideur de Southampton reconstruite après la guerre est ainsi comparée à celle de nombreuses villes nord-américaines actuelles (AT, 35). Près d’un siècle plus tard, le narrateur refait le trajet de Turing à travers le Dorset, au risque d’égrener des clichés touristiques qu’il se hâte de neutraliser[22]. Puis il entre dans le collège de Sherborne, au seuil duquel nous avait laissé le deuxième chapitre. Il y rencontre une aide-bibliothécaire, gardienne des maigres archives Turing de l’institution, qui, avant de se radoucir, commence par l’assigner à sa condition de non-universitaire et d’étranger. La chose vaut la peine d’être soulignée car, dans plusieurs passages du roman où figure le narrateur québécois, celui-ci est dépeint, ou plutôt se dépeint, comme maladroit, ne maîtrisant pas les codes de la recherche érudite ni ceux, plus subtils, du savoir-vivre anglais. En cela, il n’est pas loin de se révéler une sorte d’alter ego de Turing, lui-même passablement inadapté.

Dans les chapitres confiés au je narrateur, les conversations avec Florence de même que la consultation des archives permettent de remonter vers le passé à partir de la perspective du présent de l’énonciation. Se référant, par exemple, aux notes du maître d’internat ou à d’autres traces archivées, le je enquêteur peut, avec tout le recul nécessaire, offrir des aperçus socioethnologiques sur la vie dans les pensionnats des années 1920, les particularités de l’éducation anglaise, les moeurs à Cambridge dans les années 1930, etc. Notons au passage que l’instance narrative n’est que rarement désignée comme québécoise [23] ; cette appartenance, on la décèle plutôt par le truchement des références nord-américaines du je narrateur, de « sa drôle de prononciation » de l’anglais (AT, 79), de son mélange particulier de familiarité et d’étrangeté à l’égard des coutumes britanniques.

Dans la suite de l’analyse, je m’arrêterai essentiellement aux chapitres narrés par ce je enquêteur, ce qui me permettra de me concentrer davantage sur la perception québécoise – si l’on peut aller jusque-là – de Turing et de l’Angleterre. Je signalerai d’abord que, si les frontières entre narration omnisciente et narration au je sont très fortement marquées au début de l’ouvrage, elles se voient partiellement franchies dans les avant-derniers chapitres (43 et 44[24]), où des fragments des deux types de narration cohabitent, attirant l’attention sur le fait que le narrateur omniscient n’est peut-être pas si éloigné, au total, du narrateur je, qui lui aussi s’autorise des plongées dans l’intériorité du mathématicien. Si l’on se rappelle l’emploi particulier qui est fait çà et là des déictiques et des temps verbaux et l’effet de présence que cela confère à la narration omnisciente, et si l’on s’autorise à sortir du strict cadre textuel, on sera tenté de soupçonner, sous cette bipartition narrative, la signature d’un même auteur.

Le chapitre 6 est d’une importance particulière, puisque c’est là qu’est introduite la figure de Florence, qui constitue l’informatrice privilégiée de l’enquêteur. Celle-ci est présentée comme ayant connu Turing à Cambridge, puis ayant travaillé avec lui dans les services de décryptage à Bletchley Park et lui étant restée liée, quoique de plus loin, jusqu’à la fin. C’est donc une sorte de témoin idéal qu’invente ici Marchand : assez proche de Turing sur un assez long moment pour tout connaître de sa trajectoire, assez éloignée pour être à même de l’observer parmi les autres. La méfiance de Florence à l’égard des chercheurs penchés sur la dépouille du mathématicien est, pour le romancier, l’occasion d’exposer les motivations de son narrateur :

Je lui ai raconté [à Florence] qu’au départ Turing avait retenu mon attention à cause de son étrangeté. À tort ou à raison, les anormaux m’intéressent, les inadaptés, ceux qui refusent de suivre le troupeau et qui n’en font qu’à leur tête tout le long de leur vie. […]

J’ai commencé à parler de la pensée si particulière de Turing, je voulais mieux comprendre sa méthode de travail […].

Au bout d’une minute, j’ai avoué qu’en réalité j’avançais à tâtons pour l’instant, j’ignorais où mes recherches allaient me mener.

AT, 80

Intérêt pour les originaux et les inadaptés, hésitation sur la direction à prendre, donc absence d’idée préconçue : ce sont les trois aspects qui vaincront les réticences de Florence – et qui permettent, par ricochet, de saisir le positionnement du narrateur à l’égard du récit de vie qu’il s’apprête à constituer : non pas une posture de chercheur professionnel, mais celle d’un amateur qui, derrière le génie célébré et figé dans sa légende, cherche l’homme, dans toute sa singularité et sa fragilité. Le human interest est ici ce qui prime nettement. Le narrateur fait de surcroît entrer en résonance sa propre humilité avec celle de son modèle, gage de son attitude empathique. Par opposition aux jeunes thésards à qui Florence a fini par fermer sa porte, le je narrateur, homme d’âge moyen à la voix « innocente » (AT, 79), apparaît en fin de compte comme plus apte à rendre compte du « vrai » Turing, de celui que son interlocutrice a connu.

On est tenté de se demander, sans, ce faisant, trop extrapoler ni simplifier, si cette posture ne correspond pas à celle de l’auteur réel et, plus généralement, de tout écrivain québécois à l’égard de personnages ou de pays étrangers. Cela paraît en tout cas conforme à certaines idées reçues concernant le rapport des Québécois à l’altérité. Ce rapport, qui ne serait ni conquérant ni soumis, procéderait du léger décalage qu’aménage un statut d’éternel outsider – outsider qui n’a aucun titre à aspirer à la puissance ni à la gloire, qui les regarde même d’un oeil un peu ironique et qui est plutôt sensible à ce qui fait échec aux prétentions de grandeur. En ce sens, le choix de Turing en tant que biographié paraît particulièrement avisé. Génie inconscient de l’être mais suffisamment assuré de son talent pour tracer sa propre voie, marginal ayant tout de même réussi à intégrer des institutions aussi prestigieuses que Cambridge, faux timide et vrai héros secret[25], le mathématicien semble taillé sur mesure pour un regard québécois, comme si la force et le talent n’étaient acceptables que couplés à la maladresse, à l’exclusion, à l’absence d’ambition personnelle. Comme si l’accomplissement ne devait jamais être trop éclatant.

Les chapitres 11 et 12 évoquent la visite du je narrateur à Cambridge, à King’s College, pour consulter les archives Turing. On l’y voit qui tient entre ses mains l’état le plus ancien d’un article fondateur du mathématicien, « On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem » (AT, 126), texte où est énoncée l’idée de la machine à calculer universelle, ancêtre de l’ordinateur. « En lisant l’article ce jour-là », note le narrateur,

j’ai compris que je me trouvais au plus près d’Alan Turing. Ses lettres à sa famille ou à ses amis sont vives et parfois drôles, mais elles procurent rarement une telle impression d’intimité. Cet homme n’était pas facile à saisir, il ne voulait pas se laisser encercler. C’est bel et bien ici, ai-je pensé, dans cet article exigeant, qu’il révèle le plus clairement les rouages à la fois de son intelligence et de sa sensibilité.

AT, 138

Il s’agit, on en conviendra, d’une façon inusitée d’aborder le problème du rapport entre l’homme et l’oeuvre, surtout à propos d’un homme de science. Cet article, dont le narrateur répète à l’envi qu’il est difficile, complexe, surchargé de coquetteries de style dans le goût allemand des années 1920 et 1930, apparaît curieusement comme le sésame qui donnerait accès à l’intériorité de Turing ou, du moins, qui illustrerait de la manière la plus juste la forme fuyante, anticonformiste, à la limite insaisissable de cette intériorité. C’est ici l’oeuvre, autant dans sa forme que dans son contenu, qui éclaire la biographie et non l’inverse ; mais c’est peut-être aussi son état de relique, de preuve tangible, qui en décuple le pouvoir signifiant, donnant accès au vif sous les cendres de la mort. Le je narrateur, et Marchand à travers lui, semble retrouver dans cet artefact ce « goût de l’archive » dont a si bellement parlé Arlette Farge[26] et enfin toucher à cette émouvante matérialité qui, plus encore que le signifié et le signifiant, recueille le dépôt quintessencié d’une existence, offrant à l’interprétation à la fois une trace et un manque.

Les chapitres en narration omnisciente relatant les années de travail de décryptage pour les services secrets à Bletchley Park comptent évidemment parmi les plus passionnants du roman. C’est d’ailleurs ce segment de l’existence de Turing qu’ont retenu pour l’essentiel les artisans du film The Imitation Game. Sans verser autant dans la mystique du héros que ce biopic oscarisé, les passages se déroulant à Bletchley Park illustrent le fait que « sans la vaste entreprise de décodage que Turing et ses collègues dirigeaient, Hitler aurait eu les coudées franches pour faire la guerre jusqu’en 1947 au moins » (AT, 424). Ces chapitres évoquent également ses étranges fiançailles – finalement rompues – avec sa collaboratrice Joan Clarke, détaillent les conditions d’existence particulières dans les cercles paramilitaires sous le blocus. Les chapitres 23 et 24 (AT, 237-252), centrés, eux, sur le je enquêteur et sur Florence, reviennent sur cette période à l’occasion d’une excursion effectuée à Bletchley Park, devenu entre-temps une destination touristique. Le contraste entre l’époque héroïque de la Seconde Guerre mondiale et les temps médiocres actuels est souligné par l’amie de la petite-fille de Florence, qui, s’adressant au narrateur, lui demande « pourquoi [il] perdai[t] son temps en Angleterre, il ne se passait plus rien d’intéressant dans ce pays » (AT, 239). Bletchley Park, on le devine, n’a pas échappé à la muséification : le rez-de-chaussée du manoir a été converti en espace d’exposition, certains baraquements ne se trouvent plus au même endroit, des éléments ont disparu, d’autres ont été conservés ou reconstitués ; quelques traits du paysage semblent toutefois avoir miraculeusement survécu. Florence se révèle paradoxalement étrangère à ce lieu familier, où l’authentique et le faux sont inextricablement mêlés. Le tableau de Bletchley Park est, en somme, cohérent avec celui que dresse de l’Angleterre l’ensemble du roman : un endroit qui, depuis la dernière guerre, a perdu son intensité et une partie de son âme[27], a glissé vers l’insignifiance et la laideur, à quelques exceptions qui tiennent alors du cliché.

Plusieurs de ces chapitres où le je narrateur, seul ou accompagné de Florence, suit les traces de Turing participent, en définitive, de l’expédition de reconnaissance. Dans le Manchester contemporain, en reconversion après un long déclin industriel, l’enquêteur constate la banalité mièvre du monument consacré à Turing, admire l’architecture audacieuse de l’Alan Turing Building qui abrite désormais la faculté de mathématiques, décrit la maison de banlieue que le savant avait acquise où désormais figure une plaque honorant sa mémoire. Tout est toujours là et pourtant presque tout s’efface, dirait-on : la statue à son effigie ne rappelle Turing d’« aucune manière » (AT, 320), la maison où il a vécu a été remodelée de fond en comble. L’itinéraire, cela dit, est aussi intellectuel. L’enquêteur se penche ainsi sur le fameux Turing test, aussi appelé le « jeu de l’imitation », par lequel on peut distinguer l’humain de la machine (AT, 321) ; il évoque les recherches sur l’ordinateur et l’intelligence artificielle, qui ont succédé aux travaux sur le décryptage. Surtout, le rapport de confiance qu’on voit s’établir entre le je narrateur et Florence encourage celle-ci à déconstruire l’image fabriquée et rassurante « du grand savant vaguement détraqué » (AT, 328) et à mettre l’accent sur la douceur, la patience d’Alan, sa capacité d’attention, toutes choses souvent minimisées par ses biographes, mais largement soulignées par Lyn Newman dans son témoignage. Or, de l’aveu même l’enquêteur, ce sont les « événements fortuits » et les « souvenirs infimes » (AT, 330) qui, au fond, l’intéressent vraiment.

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En insistant sur les sections du roman où la narration est confiée à un je enquêteur, j’ai pu laisser entendre que la présence d’un point de vue québécois incarné dans une instance personnifiée était plus prégnante qu’elle ne l’est en réalité. Même si ces chapitres au je, en raison notamment du personnage haut en couleur qu’est Florence, laissent une forte impression, ils sont, je l’ai noté, très minoritaires au sein d’un roman où domine une narration omnisciente sans origine repérable[28]. Ce n’est donc pas un regard continûment assigné à un narrateur québécois qui s’impose dans le livre ; de plus, quand ce regard se manifeste, il n’est pas revendiqué comme tel. De sorte que le caractère éventuellement singulier de la vision du biographié et de son milieu ne saurait tenir au fait que le roman a été publié au Québec par un écrivain québécois qui, soucieux de s’annexer Turing, aurait cherché à le lier soit à des considérations personnelles, soit à l’histoire ou à la situation nationales. Sous ce rapport, le livre de Marchand se situe aux antipodes d’une fiction telle que Le bateau d’Hitler, de Pierre Turgeon, où l’entreprise romanesque consistait précisément à imbriquer l’histoire du Québec dans celle de l’Allemagne hitlérienne et de la Deuxième Guerre mondiale. L’ambition, ici, est nettement moindre, car s’il s’agit bien de camper Turing dans son environnement et même dans la grande histoire en rappelant ses exploits, le roman biographique ne vise toutefois pas à révéler les dessous inédits du contre-espionnage anglais ni de l’épopée de l’informatique. Il se borne pour ainsi dire, et à l’instar de toute littérature selon Ronald Shusterman, à être le « lieu d’une re-connaissance, d’une confirmation d’un savoir acquis[29] » – d’une connaissance du déjà connu. Son apport se situe par conséquent ailleurs. Mais où ?

Je dirais : dans l’adoption et l’extension du point de vue de Lyn Newman. Comme la lettre volée de Poe, la chose est à la fois patente et cachée. Car si Lyn Newman est certes présente à travers Florence, elle ne s’y assimile pas tout à fait ; et Florence ne figure au surplus que dans une poignée de chapitres et est uniquement perçue à travers le filtre du je enquêteur. Sa présence et donc son point de vue se révèlent très médiés. Mais l’on peut néanmoins affirmer que la perspective intimiste de Lyn Newman va au-delà des seuls passages où s’exprime Florence et qu’elle irradie dans l’ensemble du roman, tant chez ce narrateur je dont j’ai noté ci-haut qu’il s’attachait de préférence aux « événements fortuits » et aux « souvenirs infimes » que chez le narrateur omniscient, plus concentré sur les faits extraordinaires de l’existence du mathématicien, mais les présentant tout de même sous un éclairage qui les minore – un fait aussi notable que le déchiffrement de l’Enigma navale étant ainsi tout bonnement décrit comme « [l]a petite victoire d’Alan » (AT, 221). Le Turing original et attachant, peu avenant et pourtant avide de contacts humains, génial et faillible, aux manières cavalières avec ses pairs mais attentionné avec les enfants, c’est celui que décrit Lyn Newman dans sa préface à la biographie de Sarah Turing ; et ce Turing mineur, c’est, au total, celui du roman de Marchand.

Je n’irai certainement pas jusqu’à dire que cette attention au mineur est caractéristique de la perception québécoise de l’altérité, ni que le passage par la voie biographique, c’est-à-dire par le personnel, le spécifique, voire l’idiosyncrasique, bref, par le petit bout de la lorgnette, constitue chez nous un mode privilégié d’accès à l’exotopie : ce serait préjuger des résultats d’études à venir et sans doute aussi reconduire un lieu commun. Mais, admettons-le, cela cadrerait assez bien avec le portrait que tracent parfois d’eux-mêmes les écrivains québécois, qui ne rechignent pas à se voir en amateurs de joies discrètes. L’accès à l’universel, si naturel pour les Français, les Anglais ou les Américains, passerait de préférence, au Québec, par des voies détournées ou furtives, comme s’il nous était en quelque sorte barré de naissance. C’est peut-être à cela qu’il faut s’atteler à l’avenir, à frontalement nous emparer du monde, de ses personnages et de son histoire, même si le profit symbolique immédiat paraît dérisoire.

Les inquiétudes d’un Cornellier indiquent que c’est là, très probablement, ce qui est en train de se produire.