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Depuis 1980, Anthropologie et Sociétés a publié trois numéros hors thème, soit des numéros qui ne sont ni thématiques, ni sous la responsabilité d’un rédacteur invité. Il s’agit des numéros Confluences, paru en 1997 (21-1), sous la direction de Marie-Andrée Couillard (directrice de la revue de 1996 à 1998), Politique, réflexivité, psychanalyse, paru en 2001 (25-3), et Traverses, paru en 2010 (34-1), tous deux sous la direction de Francine Saillant (directrice de la revue de 1999 à 2010). La rédaction récidive une fois de plus en publiant ce numéro hors thème ayant pour titre Solidarités et tensions. Cet intitulé, certes inspiré des neuf articles constituant le numéro, entend aussi rappeler des thématiques transversales à la discipline anthropologique, aux débats et aux réflexions qui l’ont toujours animée. Des thématiques qui sont aussi, est-il nécessaire de le rappeler, au coeur des réalités et des dynamiques sociales, culturelles et politiques des mondes contemporains, à la fois situés, mouvants et irrémédiablement interconnectés et enchevêtrés.

En 1997, le numéro Confluences avait réuni une majorité d’auteurs québécois et Marie-Andrée Couillard l’avait présenté comme un éclairage de certains aspects de l’anthropologie québécoise et des débats qui la traversaient à l’aube du XXIe siècle. Les numéros hors thème de 2001 et 2010 avaient regroupé quant à eux une majorité d’auteurs hors Québec. Le présent numéro comporte 40 % de contributions québécoises et 60 % de contributions internationales en provenance de la France, du Cameroun et de la Belgique, ce qui reflète la moyenne des ratios d’Anthropologie et Sociétés au fil des dernières décennies et qui confirme sa mission d’être à la fois un témoin et un porte-parole de l’anthropologie québécoise et un espace d’ouverture aux contributions internationales. Elle demeure la seule revue spécialisée en anthropologie sociale et culturelle sise en Amérique du Nord et résolument francophone. Dans ce court texte, je poursuis dans la lignée de mes deux prédécesseures et profite de l’espace qui m’est alloué pour partager quelques notes éditoriales concernant le devenir de l’édition savante francophone au Québec à un moment charnière de son histoire et la contemporanéité de notre discipline. Par la suite, je présenterai brièvement les textes de ce numéro hors thème.

Dans son éditorial du numéro Traverses, Francine Saillant avait choisi de faire part de ses inquiétudes sur le devenir de la publication scientifique francophone au Québec et ailleurs dans le monde, face notamment aux puissants agrégateurs de l’édition savante électronique, de langue anglaise et portés par des intérêts surtout américains, et dont la mainmise n’a eu de cesse de s’accentuer depuis. Directrice de la revue au moment de l’arrivée de l’édition électronique au Québec et de la création d’Érudit, le portail des revues québécoises qui allait transformer le paysage de la diffusion savante au Québec, elle avait eu l’heureuse initiative du passage à la publication en ligne dès 2002 et de la numérisation de l’ensemble de la collection d’Anthropologie et Sociétés. Comme elle le souligne dans son éditorial, la numérisation a contribué à augmenter passablement notre visibilité et notre lectorat à l’international. Elle écrit :

Pour l’édition francophone, québécoise en particulier, cela a représenté une ouverture sans précédent puisque le lectorat accessible par Internet a crû de façon exponentielle ; les abonnements électroniques sont devenus courants et les institutions, plus nombreuses qu’autrefois, ont emboîté le pas.

Saillant 2010 : 10

Dans les premières années, le moratoire pour accéder gratuitement au contenu en ligne était de 24 mois ; depuis 2015, il est de 12 mois. Cet embargo permet, encore aujourd’hui, le maintien des abonnements et de la publication de la revue imprimée. Il n’empêche qu’au fil des ans, les abonnements au format papier ont considérablement diminué alors que les abonnements institutionnels au format numérique ont augmenté. Tant et si bien que lorsque j’ai pris la direction de la revue en 2018, nous imprimions 400 exemplaires de chaque numéro contre 145 aujourd’hui. En 2010, Saillant posait déjà la question : « Pour combien de temps des revues dans leur format papier comme la nôtre pourront-elles encore résister à ce mouvement ? » (Saillant 2010 : 10). Au moment où j’écris ces lignes, l’abandon de la version papier semble inéluctable à court terme.

Le passage au libre accès immédiat s’est entamé au Québec et au Canada, suivant en cela le mouvement mondial de la « science ouverte », au début des années 2020, plaçant le monde de l’édition savante à un tournant. Avec l’annonce, en 2021, de l’adoption du Plan S par le Gouvernement du Québec et les Fonds de recherche du Québec (FRQ), suivis peu après par les organismes subventionnaires canadiens, le passage au libre accès immédiat est devenu une nécessité et une obligation pour le monde de la recherche, incluant l’édition savante. Anthropologie et Sociétés prévoit opérer ce passage dans le courant de l’année 2025. Pour la majorité des revues comme Anthropologie et Sociétés, le libre accès immédiat pose des défis certains. D’une part, le libre accès immédiat implique des pertes financières importantes avec la fin des abonnements institutionnels et particuliers, et la fin des redevances de droits d’auteurs. D’autre part, face aux modes de publication en ligne qui se multiplient (les dépôts institutionnels et disciplinaires, les blogues, etc.), les revues savantes comme la nôtre doivent relever le défi de demeurer viables et vivantes, de maintenir leur professionnalisme, leur attractivité et leur identité. Un autre défi, et non le moindre, est celui de conjuguer avec une tendance qui s’accentue chez les chercheurs depuis les années 2000 et qui est celle de la forte attractivité de publier en anglais afin de répondre aux systèmes de cotation et de classement des revues qui non seulement sont loin d’être neutres et transparents, mais désavantagent aussi nettement les revues qui publient dans des langues autres que l’anglais. Saillant avait d’ailleurs souligné ce défi : « La majorité des revues qui éditent dans une autre langue que l’anglais se retrouve en difficulté par rapport à ces classifications » (2010 : 10). Rien n’indique pour le moment que le passage au libre accès immédiat contribuera à inverser cette tendance, bien au contraire, à moins d’une volonté politique affirmée de la part des chercheurs et des organismes subventionnaires québécois et canadiens. Noyées dans un monde de l’édition savante où les principaux agrégateurs et les plateformes de diffusion sont à prédominance anglophone, la pérennité des revues comme la nôtre — dont la notoriété n’est plus à faire — reposera en partie sur un tel geste politique de solidarité et de confiance de la part des chercheurs qui choisiront de publier en français.

Dans son éditorial du numéro Traverses, Francine Saillant avait aussi choisi de faire part de ses craintes quant au devenir de la discipline, et plus généralement des sciences humaines et sociales, face à l’expansion de l’idéologie néolibérale au sein des institutions universitaires. Sur ce plan, nous devons certes demeurer vigilants, tout en gardant confiance dans la capacité des anthropologues et de la discipline à faire face aux critiques et aux vents contraires. Nous n’en sommes d’ailleurs pas à notre première crise ni à notre première mort annoncée ! Rappelons-nous la crise de représentation qui a secoué la discipline à la suite du vaste mouvement de décolonisation politique et les postures post-moderne et postcoloniale qui en ont découlé et dont certains tenants dénonçaient la complicité coloniale des anthropologues et annonçaient ni plus ni moins la mort de la discipline. Périodiquement, des débats et des remises en question traversent la discipline, on s’interroge, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de celle-ci, sur sa pertinence et sa raison d’être, sa valeur et sa légitimité. La plus récente interrogation en ce sens est le forum intitulé What Good Is Anthropology?, publié par American Ethnologist (2023). De tels débats sont inhérents à la pratique anthropologique et c’est ainsi que la discipline a toujours su se réinventer, sans jamais renier l’héritage des ancêtres et des générations précédentes. Elle émerge de ses questionnements et de ses remises en question en se renouvelant sur les plans théorique et conceptuel, épistémologique et méthodologique, et ce, tout en mûrissant la démarche critique, réflexive et éthique au fondement de son existence et de sa vitalité. Résolument ancrée dans la texture et la multiplicité du présent, conjuguant les lieux et les temporalités, fine observatrice des enjeux et des débats qui traversent les mondes contemporains globalisés, interconnectés et enchevêtrés, la discipline demeure soucieuse de traduire et de rendre compte de la différence et de l’altérité, de la complexité des frictions, des ruptures, des solidarités et des tensions qui composent et animent ces mondes, comme en témoignent les contributions du présent numéro.

Le numéro

Les articles de ce numéro s’inscrivent dans des domaines de recherche majeurs au sein de la discipline tels l’anthropologie des conflits et de la violence, les études autochtones, l’anthropologie de l’environnement, l’anthropologie de la santé, ou encore les processus complexes de reproduction et de transformation sociales et culturelles.

Fort d’une longue expérience de recherche en Birmanie (Myanmar) et s’appuyant ici sur une ethnographie multisituée, François Robinne a échangé avec des exilés, en France et en Thaïlande, et des dissidents demeurés au pays depuis le coup d’État de la junte militaire en 2021. Face à la terreur, à la violence et à ce qu’il appelle « une entreprise de désocialisation totalitaire », son article rend compte, sur les plans personnel, familial et communautaire, des expériences et des charges émotionnelles de l’exil, des formes de résistance, de solidarité et de fractures, et des sphères sociétales en mutation. Son texte pose la question de la reproduction sociale dans un tel contexte de survie et d’incertitude face à l’avenir.

Servane Roupnel aborde aussi la question de la violence à travers une analyse de l’expérience de militaires québécois post-traumatisés de guerre, revenus du combat et portant « dans leur chair et dans leur esprit » la violence de la guerre. Face au diagnostic d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT), elle entend dépasser la seule perspective médicale et pose un regard critique sur la normalisation d’un tel diagnostic qui tend à oblitérer les expériences de la guerre de ces soldats professionnels qui ont incorporé un ethos guerrier. Elle souligne les tensions créées par le passage d’une identité de soldat à une identité de malade ou encore la fracture avec la vie civile.

Gildas Igor Noumbou Tetam révèle dans son texte une autre facette d’un conflit armé, celle du maquis de la guérilla nationaliste au Cameroun (1956-1971). En s’appuyant sur un travail archivistique et des entretiens avec des contemporains de la guerre du maquis, l’auteur présente un ensemble de savoirs des sociétés bamiléké et basaa sur la pharmacopée traditionnelle et la médecine rituelle, notamment des « rites de blindage » adressés aux ancêtres ou aux divinités locales, et largement utilisés à l’époque par les combattants nationalistes et les populations réfugiées au maquis à des fins curatives et de protection. Il expose de quelle façon les connaissances et les pratiques des guérisseurs, devins et autres thérapeutes « rebelles » transcendaient considérablement le domaine médical.

Les textes de Laurence Hamel-Charest et de Léopold Beyaert s’inscrivent dans le domaine des études autochtones. Hamel-Charest met en dialogue l’anthropologie de l’alimentation et les études autochtones en analysant les ruptures occasionnées dans les pratiques alimentaires et culinaires des peuples autochtones au Québec et au Canada dans le contexte des politiques coloniales, entraînant la fin de leur autonomie et de leur souveraineté alimentaires. Elle analyse trois mécanismes par lesquels s’est concrétisé un colonialisme alimentaire : le contrôle et la réduction de la mobilité sur le territoire et des activités halieutiques et cynégétiques ; la « civilisation » avec la volonté d’inculquer des pratiques alimentaires considérées plus « nobles » et plus « civilisées » ; et la dépendance par l’instauration, entre autres, de programmes de rations et d’assistances alimentaires.

Travaillant auprès des Samis du Nord suédois, Beyeart s’intéresse au rire et à l’humour à la fois dans les relations interculturelles, dans les jeux et les fêtes, dans la tradition orale et les processus de transmission des savoirs. L’auteur présente le rire et l’humour comme « des gestes subversifs d’auto-reconnaissance ». Avec l’art de yoiker, ce sont autant de formes de résilience, de résistance, de protestation face au colonialisme et ses traumatismes, ou encore de subversion face aux stéréotypes des étrangers. Le rire, le yoik et la tradition orale, explique l’auteur, sont des expressions d’affirmation identitaire, politique et culturelle, et peuvent être ainsi mobilisés pour sensibiliser et appuyer des revendications socio-territoriales, pour guérir et assurer la continuité culturelle.

Adoptant une perspective diachronique, Aristide Michel Menguele Menyengue présente une analyse du ngondo, l’assemblée traditionnelle des peuples Sawa, de sa place et son rôle dans l’histoire politique du Cameroun, au fil de l’époque coloniale, d’abord sous le protectorat allemand puis sous le condominium franco-britannique, dans le processus de construction de l’État camerounais et durant les luttes du maquis, jusqu’à nos jours. L’analyse souligne les éléments de tension, de rupture et de continuité qui ont jalonné le processus de reproduction du ngondo, présenté par l’auteur comme un acteur historique et contemporain de l’animation du système politique camerounais.

Le texte d’Emmanuelle Bouchard-Bastien s’inscrit dans la perspective de l’anthropologie amphibienne et de l’écologie politique. Elle présente l’examen des processus historiques, économiques et sociaux qui sous-tendent la transformation d’un espace riverain à la suite de la construction d’un barrage hydroélectrique, et de son réservoir, sur la rivière Sainte-Anne, à Saint-Alban, dans la région de Portneuf, au Québec. Cet espace amphibien, pourtant soumis à des risques avérés d’érosion et d’inondations, est aujourd’hui prisé et conçu tout à la fois comme un espace naturel, voire « sauvage », un lieu sécuritaire et un paysage lucratif. L’auteure analyse les représentations sociales de la nature et du risque sur cet espace amphibien prisé et ce « paysage hydraulique » chez les riverains, les villégiateurs, les touristes et les gestionnaires de la municipalité et du parc naturel régional.

À partir d’une approche féministe et d’un intérêt pour les « politiques de la reproduction humaine », Jacqueline Schneider a conduit ses recherches auprès de femmes originaires de l’Inde du Nord et récemment immigrées à Montréal. Elle s’est intéressée aux expériences périnatales de ces femmes ayant donné naissance à des filles et pourtant issues de milieux où prédomine la préférence au fils. Selon son analyse, les récits de vie de ces femmes démontrent que le rapport au sexe des enfants est mouvant, fluide et contesté et que renouer avec la norme de la préférence au fils semble devenir un élément secondaire de leurs trajectoires reproductives face aux défis posés par les parcours post-migratoires.

Yannick Jaffré, Hélène Kane, Bruno Danic et Jacques Chiaroni s’intéressent au don de sang du point de vue de l’expérience des donneurs. Leur étude a été conduite en France, où prévalent une législation et une culture du don volontaire, libre et non rémunéré, durant la crise sanitaire de COVID-19. Leur analyse leur permet d’identifier différents modes d’engagement et les motivations qui sous-tendent l’acte concret de donner, lequel, loin de se limiter au geste technique du prélèvement sanguin, engage diverses émotions et modalités sociales de leur expression. Leur analyse révèle que les raisons d’agir des donneurs rencontrés « se réfèrent à des dimensions biographiques, professionnelles ou à une sorte de morale pragmatique ». Les auteurs concluent en ces termes : « Au plus simple et banal, le souci de l’autre qui s’exprime par le don de sang n’appelle aucun retour équivalent, mais par ces gestes d’accueil, l’expression d’une gratitude » (p. 210, ce numéro).