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Pour Larry Norman

Anne Dacier, fille de l’helléniste Tanneguy Lefèvre, mariée deux fois, et la deuxième fois à André Dacier, disciple de son père, s’illustra par la traduction et le commentaire de nombreux poètes grecs, dont Homère ; elle consacra ce qui lui restait d’énergie à défendre l’auteur de l’Iliade, notamment lors de la deuxième Querelle des Anciens et des Modernes, dite aussi Querelle d’Homère. Souvent je me suis demandé comment cette pieuse et savante fille d’un père lui-même savant, avait vécu, dans la révolte ou l’allégeance, l’heureuse application ou le zèle névrotique, de continuer les oeuvres d’un père qu’elle finit peut-être, à la fin de son érudite existence, par se représenter sous les traits d’Homère, à moins que ce n’ait été le contraire. Mais je n’aurais jamais imaginé, nonobstant cet étrange élan de sympathie qui me faisait aller vers elle, mon aînée de quelques siècles, que nous aurions à répondre, elle et moi, aux mêmes remontrances, ou presque. Car Madame Dacier avait un problème et j’ai le même : il se nomme Antoine Houdar de la Motte, auteur, entre autres forfaits littéraires, d’une ode intitulée « L’ombre d’Homère ». Or dans ses Réflexions sur la critique il attaqua violemment la manière dont Anne Dacier avait compris son ode et, par là même, ruina par avance la manière dont j’aurais aimé comprendre cette même ode[1].

Mais reprenons l’affaire en son début. A l’aube du 18e siècle, Anne Dacier entreprend sa traduction de l’Iliade qui paraît en 1711[2]. En 1714, Houdar de la Motte publie à son tour une « traduction » de l’Iliade, qui est en fait, La Motte ne lisant pas le grec, un remaniement de la traduction de Madame Dacier, que le partisan des Modernes a abrégée en 12 chants, en supprimant ou corrigeant tous les passages qui ne répondent pas, selon lui, à la vraisemblance ou à la bienséance. Il fait précéder cette Iliade corrigée d’un « Discours sur Homère » et de « l’Ombre d’Homère » : Homère, ou plutôt son ombre, répond à son évocation, approuve sa traduction et lui déclare que s’il vivait dans la France du 18e siècle, il réécrirait l’Iliade comme l’a fait La Motte. Une gravure portée au frontispice de la première édition montre Homère accompagné par Hermès en train de remettre sa lyre à Houdar de La Motte[3].

Illustration 1

Homère donne sa lyre à Houdar de la Motte

Homère donne sa lyre à Houdar de la Motte

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La même année, Madame Dacier attaque La Motte, se moquant ironiquement :

[D]e ce poëte si humble, qui a mis à la teste de son livre une planche où Homere conduit par Mercure, vient luy remettre sa lyre, luy avoüer que tout n’est pas précieux dans son poëme, et le prier de choisir, de retrancher tout ce qu’il y a de deffectueux, et de le mettre en estat de ne plus ennuyer, et de plaire[4]

La Motte (RC, p. 7 et sqq.) n’en reste pas là et reproche à Anne Dacier de ne pas savoir lire : elle a « cédé trop légèrement à l’apparence » de ce qu’il nomme une « fiction », alors qu’il ne fallait s’attacher qu’au « sens général » de l’Ode et de la gravure dont elle aurait dû « approfondir le véritable sens ». La Motte n’a jamais voulu dire qu’il interrogeait l’ombre d’Homère, mais seulement qu’il lisait son texte[5].

Au risque de me montrer aussi peu humble que La Motte, force m’est de sauter quelques siècles et de me retrouver en 2005. Cette année-là, comme je travaillais sur les représentations fictives d’Homère et tombai sur l’évocation de l’ombre d’Homère, je m’enthousiasmai pour cette fantaisie où le poète se retrouvait face à son lecteur moderne et commençai d’y chercher les traces d’un imaginaire de la lecture et de l’interprétation… C’est alors qu’un collègue, dont la bienveillance n’avait d’égal que le zèle, me mit sous les yeux Les Réflexions sur la critique de La Motte, me faisant remarquer que ma lecture en restait, comme celle de Madame Dacier, à l’apparence de la fiction, alors qu’il fallait en déchiffrer le sens. Bref, me dit-on, ce n’était qu’une allégorie et il fallait la comprendre comme telle. Ni Madame Dacier, ni moi ne savions lire. Mais, à quoi donc étions-nous sensibles dans la lettre à laquelle nous nous en tenions indûment ? Nous y lisions, pour des raisons fort différentes, la représentation d’une présence d’Homère. Tout à coup, par le miracle de la fiction, un homme moderne peut s’entretenir avec Homère, être présent sinon face à lui du moins face à son ombre, qui a l’air en pleine possession de ses moyens et très au fait des activités littéraires du 18e siècle.

Mme Dacier y voit la marque d’une vanité, j’y vois un imaginaire intéressant. Mais, dans les deux cas, nous découvrons dans la fiction la possibilité de faire comme si Homère n’était pas un absent et un homme du passé, la possibilité de forger la fiction d’une présence d’Homère face à son lecteur. Or, si l’on suit La Motte, cette présence n’est pas lisible en soi mais exige une allégorèse, comme si la figuration de la présence n’existait pas de manière autonome. La dispute qui oppose Dacier à La Motte conduit donc à opposer au déchiffrement d’un sens figuré, non pas seulement un sens propre ou littéral, mais, plus précisément, la fiction d’une présence voire d’une co-présence : Houdar est face à Homère dans le même espace temps et il reçoit sa lyre. À la revendication du statut allégorique du texte se trouve opposée la perception de la présence d’Homère dans la fiction.

En termes théoriques, il se jouerait ici l’opposition générale proposée par Gumbrecht[6] entre présence et sens : au déchiffrement du sens qui est un de nos plus premiers réflexes devant tout objet et notamment tout objet d’art, Gumbrecht oppose une recherche de présence où il ne s’agit pas tant de déchiffrer que d’être face à l’objet dans sa matérialité, ou face à la personne dans son corps ; En ce qui concerne notre rapport au passé, il oppose donc un modèle qu’on pourrait dire « archéologique » à un modèle herméneutique.

Homère, aux 17e et 18e siècles, est à l’intersection de ces deux modèles.

D’un côté, en effet, il est l’absent que l’on voudrait rendre présent. Il est absent parce que l’on ne sait presque rien de lui, ou pour le dire comme Madame Dacier : « Le plus célèbre de tous les hommes sera toujours le plus inconnu. » (ITF, p. II) En outre, il est l’homme d’un passé révolu, et, en ce sens aussi, il est absent ou, comme le dit encore Mme Dacier (CCG, p. 115) : « Sa lyre a été ensevelie avec lui depuis tant de siècles ».

Pourtant, à la même époque, prononcer le nom d’Homère ne revient pas, en première analyse, à tenter de donner présence à l’absent, mais bien plutôt à exprimer de manière figurée une série de signifiés plus ou moins abstraits : son oeuvre, d’abord, par une métonymie simple, mais aussi l’Antiquité, l’origine, l’excellence poétique, la poésie, etc.

Quel est exactement le rapport, dans les représentations allégoriques d’Homère auxquelles ont donné lieu les deux Querelles, entre la figuration d’un sens et la tentative de donner plus de présence à celui qui par excellence est absent ? Dans le cas d’Homère, contrairement aux apparences, et contrairement aussi à ce que nous dirait sans doute une approche classique de l’allégorie, la figuration de la présence n’est pas mise au service de l’expression d’un sens, et c’est peut-être au contraire l’expression du sens qui n’est qu’un prétexte pour donner présence à l’absent. Autrement dit le phore ne serait pas là pour exprimer le thème, mais le thème permettrait en fait de représenter le phore.

Lire selon La Motte ou le « sens sérieux »

Mais commençons par faire confiance à la Motte, à envisager les représentations allégoriques d’Homère comme des figurations qui ne valent pas en soi, mais pour le sens qu’elles expriment.

Pour interdire une lecture littérale de son texte et répondre par là aux attaques de Madame Dacier, La Motte admet bien avoir représenté sa rencontre avec l’ombre d’Homère : « J’évoque l’ombre d’Homere, avec tout le respect que luy doit un poëte pour apprendre de luy-même comment je dois l’imiter[7] ». Mais ce premier niveau du texte est caractérisé comme une « fiction », c’est-à-dire, d’après Furetière, une « invention poétique », dont la fonction n’est pas de représenter la rencontre mais de « renfermer l’idée générale du discours sur l’Iliade et du poëme ». Dès lors Mme Dacier a mal lu car elle ne s’en est pas tenue à la première règle de la critique qui est de « suspendre son jugement » pour passer au « véritable sens » de l’ode.

Même si Houdar de la Motte n’emploie pas le terme allégorie, son vocabulaire renvoie à l’allégorèse. Il reprend la métaphore du vêtement que l’on dépouille et celle des ornements poétiques qui viennent désigner la fable : « Je vais dépoüiller mon ode de tous les ornements poëtiques » ; il oppose également, de manière assez classique, l’apparence et le sens profond : Mme Dacier n’a pas assez « approfondi » et elle a « cédé trop légèrement à “l’apparence” ». « Approfondir », c’est en fait traduire la fiction sur un autre plan, comme s’y emploie La Motte, quand il crée des équivalences entre les termes de sa fiction et ce qu’il nomme « le sens sérieux et littéral », et que nous nommerions le sens figuré :

Pour cela j’interroge Homere ; c’est-à-dire que je lis son ouvrage avec attention ; et persuadé en le lisant que rien n’est parfait, et que les fautes sont inséparables de l’humanité, je suis en garde contre la prévention, afin de ne pas confondre les beautez et les fautes. 

Deux isotopies sont donc mises en correspondance, par le biais d’une allégorèse : d’une part, la fiction d’interroger Homère et l’entendre critiquer son Iliade et, d’autre part, le fait de lire L’Iliade avec attention et d’y trouver des défauts. Or toute allégorèse peut entraîner deux traitements de la fable ou de la fiction. Soit la traduction en un autre sens ne disqualifie pas le sens premier et la vérité de l’action racontée ; soit cette traduction s’accompagne de l’idée que la fable n’a pas valeur en soi et qu’elle ne vaut que par les vérités qu’elle image. La Motte choisit clairement cette deuxième voie. Dire que la fiction de sa rencontre avec Homère ne fait que refléter sa manière de lire Homère revient à dire que cette fiction n’a pas à être lue en tant que telle. Lire littéralement la rencontre avec Homère revient à ne pas comprendre que cette rencontre n’est qu’un ornement, une fiction vaine et sans intérêt en soi.

Madame Dacier a tort non parce qu’elle a mal lu la fable, mais, plus radicalement, parce qu’elle l’a lue, ce qui revient à mal lire. Par quoi toute lecture de la fiction de la rencontre qui n’en cherche pas le sens profond est nulle et non avenue[8].

Mais qu’interdit La Motte, que cherche-t-il à éviter par sa défense ? Il se défend d’avoir fait preuve de vanité en se représentant face à Homère dans une sorte de contemporanéité. C’est bien cette contemporanéité qui choque Mme Dacier (CCG, p. 115), quand elle rappelle, dans ses reproches à La Motte, l’ancienneté de la « lyre d’Homère », s’indignant de ce « qu’on voit ce poëte conduit par Mercure venir luy remettre sa lyre, cette lyre qui a esté ensevelie avec luy depuis tant de siécles. »

La Motte, en prônant une lecture figurée, nie la coprésence représentée dans la lettre de son ode. La désignation d’un sens second fait donc obstacle à l’appréhension de la fiction d’une présence d’Homère, ce qui se vérifie plus largement, si on essaie d’appliquer « l’autoexegèse » de La Motte à l’ensemble des représentations figurées d’Homère auxquelles les deux Querelles ont donné lieu. En première analyse, aucune de ces représentations ne fait sens à la lettre. Soit l’antonomase, lorsque Le Grand prend Homère comme le type du poète antique et écrit :

N’avons-nous pas des Malherbes, et des Chapelains, des Ménages et des Corneilles qui valent bien leurs Orphées et leurs Homères[9] ?,

ou lorsque Urbain Chevreau note que Christine de Suède

a des louanges pour les Homères et pour les Virgiles ; mais [qu’]elle en réserve pour les Chapelains et pour les Ménages[10].

Il n’est fait nulle déclaration sérieuse sur le nombre effectif de poètes nommés Homère (ou Virgile, ou Malherbe) et l’énoncé ne fait sens que si on le traduit. De même La Fontaine ne croit pas aux fantômes en général, ni à celui d’Homère en particulier, mais par « Homère » entend, par antonomase, « la poésie antique archaïque », quand il écrit dans « L’ode pour la paix » :

  • Par l’ordre de Louis cent traducteurs célèbres

    Tireront du sein des ténèbres

    Ce que Rome et la Grèce ont produit de plus beau :

    Homère et ses enfants ressortis du tombeau

    Vont éterniser votre empire[11].

Le nom « Homère » désigne encore le type du poète profane : « Nous avons vécu avec Herodote et avec Homère. Mouron [sic] avec Moïse et avec Job[12] », écrit Guez de Balzac. Il ne veut en aucun cas signifier l’idée d’une vie commune avec Homère ou Hérodote, mais bien évidemment évoquer la lecture du texte d’Homère. L’antonomase – Homère, type du poète profane ou du poète antique – se double dans le cas de La Fontaine et de Guez de Balzac, d’une métonymie – Homère pour le livre d’Homère –, très courante à cette période : « La lecture de son Virgile [celui de Scarron] m’a seulement fourni l’idée de masquer Homère, comme il a masqué l’autre », écrit, par exemple, Marivaux (IT, p. 961). C’est encore d’une métonymie, mais filée, qu’use l’abbé Faure, dans Homère danseur de corde :

  • Sachez qu’Homère en prose, ainsi qu’Homère en rime,

    Ne peuvent plus souffrir votre démêlé vain :

    Voici comme sur eux ils veulent qu’on s’exprime

    L’humain est le second, le premier le divin[13].

Il serait absurde de croire que l’abbé Faure imagine que deux Homère se promènent dans le Paris de 1716 et souffrent de la Querelle. Seul un déchiffrement sur le plan figuré permettra de comprendre que l’abbé Faure désigne en fait deux traductions d’Homère, l’une en prose, due à Anne Dacier, l’autre, en vers, commise par La Motte.

Non qu’à l’époque des deux Querelles, il ne soit pas possible de parler d’Homère au sens propre. Mais il est en revanche impossible de revenir au sens premier, dès lors qu’une signification allégorique est engagée, comme le montre un dernier exemple où la même Dacier (CCG, p. 3) s’en prend au même La Motte :

Car il ne s’est pas contenté de critiquer ce poëte dans un discours qu’il afait contre luy, sans l’avoir jamais lû et sans connoistre sa langue ; il a encoreestropié toute sa poësie, et il l’a tellement défiguré, qu’il n’est plus reconnoissable.

Dacier parle d’abord d’Homère, l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée, mais à la fin du propos c’est le texte d’Homère et non la personne du poète qui est représentée ; il n’est rien dit d’un quelconque affront physique dont le poète aurait eu à souffrir.

Dans ces énoncés figurés, Homère peut bien être « masqué », « défiguré », « souffrir d’un démêlé », être un ou multiple… Ce n’est pas de lui qu’il est question et de la lettre de ces énoncés il n’y a rien à tirer, à moins de mal lire. La Motte a beau jeu de rappeler à Madame Dacier le fonctionnement élémentaire de ces représentations figurées où dire Homère c’est toujours dire autre chose qu’Homère, allégoriser donc au sens large du terme. C’est certes la représentation de la personne d’Homère qui donne l’impulsion à l’allégorie. Mais une fois l’allégorie en place, on ne peut revenir à la personne d’Homère. La seule fonction de l’allégorie est de figurer le sens « sérieux », pour reprendre l’expression de La Motte.

Toutefois, avant d’en rester à cette conclusion et d’accepter de traduire en un sens « sérieux » toutes les représentations figurées d’Homère sans plus s’attacher à leur lettre, peut-être faudrait-il s’intéresser à un autre sens, tout aussi sérieux : le sens des protestations indignées de La Motte quand il prétend que Mme Dacier n’a rien compris à son évocation de l’ombre d’Homère. La Motte appartient au camp des Modernes qui se gaussent plus souvent qu’à leur tour des tentatives de sauver la fable homérique par des interprétations allégoriques qui en justifieraient la lettre, quand elle manque de bienséance ou de vraisemblance[14]. Or quand il suggère de lire son ode et la gravure qui l’accompagne comme une allégorie, La Motte utilise précisément le verbe « justifier »[15]. Avec une ironie tout à fait efficace, La Motte donne à Dacier une leçon d’allégorèse sur un terrain où elle brille, retournant contre elle les armes qu’elle utilise d’ordinaire pour sauver Homère : c’est le texte de La Motte, à présent, qu’il faut sauver par l’allégorèse, et non le texte d’Homère.

Par quoi – dernière salve ironique – il confirme tout en s’en défendant les reproches que lui a fait Dacier. La Motte est bien, comme elle le dit, vaniteux, quand il laisse entendre que ses productions de moderne peuvent être traitées à égalité avec celle d’Homère.

Anne Dacier a parfaitement raison de lire la fiction de l’évocation comme elle le fait et, de son point de vue, elle a parfaitement raison de s’en indigner. Si La Motte considère que son texte est comparable à celui d’Homère, il présuppose en effet un contexte où cette comparaison est possible. Or c’est précisément ce contexte que représente sa fiction, si on la prend au premier degré, en ce qu’elle offre un cadre où Homère peut converser (être avec et s’entretenir avec) avec un moderne, où ils ne se trouvent plus en deux espaces-temps incommensurables.

L’allégorèse que La Motte applique à lui-même n’est qu’un détournement ironique des armes des anciens pour sauver la fable antique et si nous lisons La Motte « sérieusement », il se pourrait bien qu’il faille prendre au sérieux non pas ce qu’il voulait dire mais bien ce qu’il a dit : la fiction de l’évocation vaut en tant que telle indépendamment du sens qu’elle exprimerait ou représenterait. Quand il appelle à un déchiffrement de sa fiction, La Motte fait de l’allégorie une sorte de trompe-l’oeil qui lui permet de masquer tout en le laissant ironiquement transparaître le sens premier de sa fiction : il entend bien s’imaginer orgueilleusement face à l’absent que la fiction permet de convoquer à l’âge moderne.

Et si, plus généralement, l’apparence de l’allégorie n’était qu’un trompe-l’oeil ? Et si les représentations figurées d’Homère pouvaient se lire comme des fictions qui auraient moins pour fonction d’exprimer un sens que de donner, d’une manière ou d’une autre, présence à Homère ?

Présence d’Homère

Lues comme des fictions autonomes, les représentations figurées contribuent en effet à compenser ce que j’ai désigné comme l’absence d’Homère.

D’abord, elles lui donnent un corps. Cette affirmation peut sembler étrange tant la tradition iconographique d’Homère est conventionnelle et peu individualisée, et tant elle semble être mise au service de l’expression d’un sens. Comme l’écrit Most à propos des representations antiques d’Homère :

That is why in these portraits of Homer, there is not a single detail that is not charged with significance. Each portrait is completely semiotic, as a whole and in every detail. […] hence we may interpret these portraits in every detail as an allegory of what Homer meant for the culture of ancient Greece[16].

Toutefois, comme le note également Most, même si les Grecs ne pensaient pas qu’un individu nommé Homère avait eu l’aspect sous lequel on représente le poète, ces représentations étaient bien un moyen de donner à voir le poète Homère, dont l’existence n’est pas remise en cause. En ce sens, elles donnent chair à Homère, donnent un corps au poète sans corps, parce qu’inconnu.

Au-delà du jeu entre convention allégorique et représentation effective, bien des évocations apparemment allégoriques du corps d’Homère permettent d’ajouter des attributs à ce corps, de faire arriver des accidents à cette substance figée qu’est le corps d’Homère, des accidents souvent d’ailleurs désagréables. Ainsi, quand elle évoque allégoriquement, dans la phrase que nous citions, les dommages qu’a fait subir La Motte au texte d’Homère, Madame Dacier (CCG, p. 3) insiste-t-elle curieusement dans la lettre de son discours sur des accidents physiques : Homère se trouve « estropié », « défiguré », et n’est plus « reconnaissable ». Le possessif « sa » dans « sa poésie » renvoie littéralement à l’auteur Homère. Et la proximité avec un discours littéral sur Homère fait qu’il est difficile, dans la logique de cette phrase, de ne pas voir cet Homère estropié et blessé au sens propre. C’est d’ailleurs cette même attaque au visage, pourtant inconnu, d’Homère, que l’on retrouve dans la préface à sa traduction de l’Iliade :

Homère bien moins changé que dans les traductions qu’on en a faites où on l'a si étrangement défiguré qu’il n’est plus reconnaissable.

ITF, p. VII

Dire qu’on défigure Homère, affirmer qu’il n’est plus reconnaissable, c’est dire, au sens propre, qu’on peut se représenter, au moins fictivement, sa figure. Or c’est cette figure que pourtant on ne connaît pas, ce que dit également Madame Dacier dans sa Vie d’Homère en employant, très littéralement cette fois, le même terme :

Dans les cabinets de curieux, on voit encore des médailles d’Homère frappées à Chio, à Smyrne, à Amastris. Mais comme ces honneurs ne commencèrent que long-temps après sa mort, on n’a point de figure d’Homère tirées sur l’original.

ITF, p. IX

Il est donc vrai que l’on ne connaît pas la figure d’Homère, mais dans la lettre de la représentation fictive et allégorique on peut pourtant dire qu’il a été défiguré, comme si on la connaissait ou, à défaut de la connaître, comme si on pouvait l’imaginer.

Cette figuration du corps va souvent jusqu’à la représentation d’une rencontre physique entre Homère et son lecteur. Ainsi de cette curieuse expression de Mme Dacier défendant Homère contre le Père Hardouin : « [I]l traite trop mal Homère et il m’attaque[17]. » L’emploi du présent semble bien indiquer à la lettre qu’Homère et Anne Dacier cohabitent en une même époque. Ainsi, surtout, des deux évocations de l’ombre d’Homère qu’écrivent dans la même période, La Motte, puis Marivaux. Car si on accepte de ne pas traduire la fiction de l’évocation vers un autre plan de signification, on lit bien dans ces fictions le rêve d’une coprésence : je parle à Homère et il me répond. Il est frappant à cet égard que l’idée d’ombre soit très peu exploitée : dans les deux évocations, Homère parle comme un vivant, comme un contemporain très au fait, de surcroît, des affaires littéraires du présent, et il est parfaitement incarné sur la gravure où il donne sa lyre à La Motte.

Or si Homère est présent, non seulement son absence est compensée, mais peut-être même peut-on faire quelques révélations inédites à son endroit, enrichir la représentation de ce poète dont on ne sait rien… Marivaux livre ainsi à Anne Dacier une image inattendue d’Homère :

De tout cela, madame, concluez toujours contre Homère, si vous le pouvez ; car cet Homère est un terrible homme, il débauche la raison des meilleurs esprits.

IT, p. 966

L’énoncé « Homère est un terrible homme » peut certes se traduire en « Les textes d’Homère sont nuisibles aux lecteurs », mais il est aussi un moyen d’enrichir notre imaginaire d’Homère, de dire de lui quelque chose de nouveau, de donner à imaginer un Homère pittoresque et inattendu, d’ajouter ainsi des images là où il n’y a rien à voir, que du vide et de l’ignorance.

Si l’on accepte de les lire à la lettre, ces représentations figurées d’Homère donnent un corps et une présence à l’absent, voire permettent de figurer l’inconnu.

Mais faut-il les lire à la lettre ? Cette lecture est certes possible mais est-elle justifiée quand on considère l’écriture des allégories d’Homère ?

Peut-on, en d’autres termes, concevoir des allégories d’Homère dont le but plus ou moins déclaré ne serait pas tant de signifier quelque chose que de donner présence à Homère sous couvert de l’utiliser comme l’image d’un autre sens ? Peut-on concevoir un usage de l’allégorie qui, en une sorte d’inversion de la fin et des moyens, utiliserait le dispositif allégorique pour donner à voir le phore plutôt que pour figurer le thème ?

Donner à voir le phore

Le Bossu (1675), dans Le Traité du poème épique[18], expose une conception classique de l’écriture allégorique : on cherche d’abord le point de Morale qui doit servir de fond, puis la maxime correspondante, ensuite seulement l’action[19]. C’est le modèle rigoureusement inverse de cette conception que nous cherchons, une écriture de l’allégorie où l’on chercherait d’abord la fable, puis seulement, comme en justification de cette fable, le point de morale qu’elle illustre. Choisir l’allégorie, cela serait alors se donner le droit à la fiction, une fiction justifiée par le sens qu’elle véhicule, mais qui aurait pourtant un intérêt en soi et indépendamment de ce sens. On peut d’abord penser, de manière mineure, à des cas d’allégories où le sens exprimé est assez pauvre au regard du gain en présence dans la représentation. « Il traite trop mal Homère et il m’attaque », écrit Madame Dacier : la personnification est transparente, à la limite de la catachrèse et le gain en signification est donc minime, mais, sur le plan littéral, elle fait d’Homère le contemporain et l’égal de Madame Dacier. On peut donc penser que le choix de la personnification autorise surtout cette situation d’égalité, plus qu’elle ne vise à encrypter un sens au reste transparent. De manière plus nette, on peut s’interroger sur une représentation assez étonnante d’Homère sur une gravure du 17e siècle. Ce portrait, intitulé « Homere poete greco, vero ritrato, cavato dal natural[20] », qui représente un vagabond pauvrement attifé et aux traits déformés, reprend le motif topique de la mendicité d’Homère.

Illustration 2

« Homere poete greco, vero ritrato, cavato dal natural »

« Homere poete greco, vero ritrato, cavato dal natural »

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Sa valeur allégorique est évidente : le vagabond signifie l’idée que la pauvreté accompagne la condition poétique. En outre le sous-titre « portrait au naturel » peut aussi laisser penser que c’est un vrai poète vagabond qui a été croqué au naturel. Dans ce cas, le nom Homère équivaudrait par antonomase à une expression comme « poète vagabond » : il s’agirait d’un homère, c’est-à-dire d’un poète vagabond.

Mais ici, et de manière d’ailleurs assez exceptionnelle, le choix du thème de la pauvreté permet de modifier le phore jusqu’à présenter une image totalement inédite et surtout fortement individualisée d’Homère : l’idée de la pauvreté poétique est certes exprimée, mais ce thème est surtout l’occasion de donner à Homère un corps individualisé, surprenant et inédit du fait de sa laideur, d’en donner même une image réaliste, voire réelle ce que souligne aussi avec insistance l’indication qu’il s’agit là d’un portrait au naturel. Bien plus les habits modernes de cet Homère, son air de picaro, tendent à faire penser qu’Homère vit au 17e siècle, qu’il est présent parmi nous, réincarné en quelque sorte. Le choix du thème de la pauvreté permet donc une représentation à la fois inédite et contemporaine du phore : finalement Homère n’est pas absent ou inconnu, il a un corps que l’on peut peindre et peut-être peut-on même le rencontrer sur les chemins où il erre en mendiant.

La figuration et la présentification d’Homère gagne plus à l’opération que la réalisation d’une signification bien connue. C’est par la nouvelle figure prêtée à Homère et par l’idée de pauvreté du poète que le spectateur est surpris.

On peut encore définir ce que j’appellerai une indépendance du phore par rapport au thème.

D’abord, la figure d’Homère peut résister à l’exégèse allégorique, comme c’est le cas, quoi qu’il en ait, dans l’ode d’Houdar de La Motte.

La Motte invite à transposer son évocation sur un autre plan suggérant que sa rencontre avec Homère signifie seulement qu’il lit l’Iliade d’un oeil critique. Mais cette exégèse ne rend pas compte du fait que ce soit Homère en personne qui critique l’Iliade : c’est seulement dans la lettre que la critique est ainsi autorisée par l’auteur lui-même du poème que ne goûte pas son lecteur moderne. Quand il passe sur le plan de la signification, La Motte doit abandonner ce gain en autorité dont il ne tire aucun sens. La lettre du texte a donc une valeur en soi et certains de ses éléments ne sont pas interprétables. N’est pas interprétable précisément cette étrange invention qui consiste à faire approuver la critique de l’Iliade par un Homère soudainement présent.

Plus radicalement, on observe dans l’ode de La Motte, ou tout au moins dans l’exégèse qu’il en livre dans Le Discours sur la critique, une progressive émancipation du phore par rapport au thème. Certes La Motte (RC, p. 8) part d’un parallélisme très net : s’entretenir avec Homère équivaut à lire attentivement le texte d’Homère. Mais le parallélisme se défait dans la suite de l’explication. La Motte (RC, p. 8) se contente, en fait, de reprendre à son compte le propos qu’il prête à Homère dans l’ode :

Je crois sentir ensuite que les dieux et les heros, tels qu’ils sont dans le poëme grec, ne seroient pas de nôtre goût ; que beaucoup d’épisodes paroîtroient trop longs ; que les harangues des combattans seroient jugées hors d’oeuvre, et que le bouclier d’Achille paroîtroit confus, et déraisonnablement merveilleux.

En une première entorse au projet annoncé de déchiffrement allégorique, Homère ne représente plus alors son livre, mais La Motte lui-même, voire une sorte de fusion entre La Motte et Homère, ce que pourrait indiquer le possessif pluriel « nous ». En outre, la lettre des propos d’Homère n’est pas transposée, mais seulement répétée. Finalement, l’explication de l’ode abandonne toute exégèse strictement allégorique et paraphrase la fin de l’ode ; le dernier vers de l’évocation, « je vais faire ce qu’il eût fait », est reformulé mais non pas transposé : « je vais faire tout ce que j’imagine qu’Homère eût fait s’il avait vécu à notre siècle » (RC, p. 9). Cette « explication » n’ajoute rien à la lettre de l’ode, sinon qu’elle souligne, voire revendique, l’invention de la présence d’Homère. Si La Motte semble bien décoder au début de son explication, il finit par répéter la lettre de sa fiction sans plus la traduire. Dans cette optique, l’allégorie pourrait bien être un trompe-l’oeil qui permet seulement de retravailler la figure d’autorité qu’est Homère, de lui donner une place et une présence dans le contexte où La Motte le lit. Tout se passe donc comme si la métonymie qui permet d’associer le phore « Homère » au thème « livre » était le point de départ d’une fiction qui semble filer cette métonymie, mais qui intéresse surtout en fait la représentation d’Homère en homme du 17e siècle. Un passage d’une pièce de Fuzelier (1715), intitulée Arlequin défenseur d’Homère, vient à l’appui de cette analyse :

  • Arlequin : de L’Iliade qu’on révère

    Donnez le livre savoureux

    Quel plaisir d’embrasser Homère

    (Arlequin embrasse et lèche le livre)

    Le Bailli : je crois qu’il est amoureux

    Arlequin : Allons baisez Homère en godinette

    Le Bailli : Je vous demande pardon, Monsieur Bouquinidès, je ne sais pas le grec

    Arlequin (baisant encore le livre) : Ah quelle volupté[21] !

Le comique de cette scène vient de ce que l’allégorie est imparfaitement déchiffrée : dans l’expression « embrasser Homère », Arlequin traduit le nom propre en livre, mais « embrasser » n’est pas traduit en « vénérer » ou « aimer le texte », d’où le baiser très littéral qu’il donne au livre. Surtout ce passage met en lumière une sorte de résistance de la personnification dans sa lettre, comme si le verbe « embrasser » avait une valeur au sens propre, comme si le rapport charnel à l’auteur ne devait pas être traduit par un rapport plus abstrait mais avait un intérêt en soi. Or ce rapport charnel, pour être évidemment impossible, est au moins représentable, si on prend l’expression « embrasser Homère » littéralement, ou, tout au moins, le plus littéralement possible : à défaut d’embrasser Homère embrassons son livre et léchons-le même. Le comique a ici fonction transgressive en ce qu’il révèle ce qui d’ordinaire n’est pas dit explicitement : quand on personnifie l’oeuvre d’Homère, il s’agit peut-être moins de la figurer ou de signifier cette oeuvre que de donner un corps à l’auteur et pourquoi pas d’avoir avec lui un contact charnel. On pense aux insinuations plus ou moins graveleuses d’un Marivaux quand il parle du « zèle » (IT, p. 966) de Madame Dacier pour Homère : s’agit-il simplement de signifier qu’Anne Dacier aime beaucoup l’Iliade ou plutôt d’imaginer l’ardeur de la savante pour le poète ? Le dispositif allégorique est un prétexte qui a moins pour fonction de signifier le livre que de donner corps à l’absent et, le cas échéant, de toucher ce corps. L’idée d’une allégorie trompe-l’oeil, simple prétexte à la figuration concrète de l’auteur, est avérée par une dernière catégorie d’allégorie où Homère est présent, mais où il n’a pas en lui-même fonction allégorique, alors qu’il est pris dans le cadre d’une représentation allégorique et se trouve au milieu d’entités allégoriques. Je pense, par exemple, à l’interprétation d’un bas-relief antique intitulé « L’apothéose d’Homère ».

Illustration 3

« L’Apothéose d’Homère »

« L’Apothéose d’Homère »

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Ce bas-relief a été retrouvé au 17e siècle où il a donné lieu à un certain nombre d’exégèses[22]. Dans le registre du bas, Homère est représenté entouré de diverses figures clairement allégoriques et désignées comme telles par une légende (Chronos, Oikoumènè, Iliadè, Odysseia). Chaque figure entourant Homère renvoie donc à autre chose qu’elle-même.

Or, dans cet ensemble de figures allégoriques, Homère ne représente que lui-même comme l’indique d’ailleurs la légende portée sous sa figure : Homèros. Certes certains éléments de sa représentation sont clairement allégoriques : par exemple le laurier qu’il porte sur la tête renvoie évidemment à la gloire poétique. Mais en tant que figure, il n’est qu’Homère et ne figure ni la poésie, ni son oeuvre puisque l’Iliade, l’Odyssée et la poésie (Poièsis) sont désignées par des figures allégoriques spécifiques à côté de lui. Dès lors, pour interpréter ce bas-relief, on peut certes décrypter les figures allégoriques, se demander par exemple ce que représentent les rats qui se trouvent aux pieds d’Homère. Mais on peut également, en une sorte de décrochage de l’interprétation, y trouver des renseignements sur Homère, sur son corps par exemple. C’est ainsi que dans une plaquette publiée à Amsterdam, en 1714, un certain Schott hésite clairement entre l’interprétation allégorique et une lecture plus littérale. Du côté de l’allégorie, il reprend le topos de la pauvreté :

Je regarde donc notre marbre comme un véritable tableau du sort ordinaire des Gens de lettres qui dépourvus de bien, qu’on appelle de la fortune, comme en effet notre Homère n’en avoit point, sont obligez de se contenter de la gloire et des honneurs qui ne leur viennent qu’après la mort[23].

Mais du côté du corps et de la présence, voilà comment il traite la question, pourtant à haute teneur allégorique, de l’aveuglement d’Homère :

Le poète aussi n’est rien moins qu’aveugle sur notre marbre : l’oeil qui paraît étant aussi ouvert qu’aucun des autres figurés[24].

La question de la cécité est ici prise pour elle-même comme une information sur le corps du poète, et non plus comme la figuration d’un autre sens, par exemple de la clairvoyance intellectuelle que pourrait signifier l’aveuglement d’Homère. Ce décrochage intervient presque incidemment, comme si seul le cadre d’une lecture allégorique pouvait autoriser, un instant, ce regard sur le corps, comme si, du même coup cette information sur le corps avait le même statut de vérité et de réalité que la vérité ou la réalité imagée par l’ensemble de l’allégorie. Les représentations figurées d’Homère font sens mais donnent aussi présence, et il se pourrait même que dans certains cas le projet de donner sens ne soit qu’un prétexte pour donner présence. En ce sens la fiction prendrait effectivement une autonomie par rapport au sens de l’allégorie, elle serait fiction de présence et non plus donation de sens.

Il reste toutefois à se demander si le sens allégorique de la fiction est totalement exclu de cette figuration de la présence. Or, il semblerait bien que dans certains cas, tout au moins, l’objet signifié soit aussi concerné par la présence. Alors il ne s’agirait pas tant de signifier le thème que de lui donner présence, un peu comme on donne présence à l’absent qu’est Homère.

Présence du thème

Certains des objets signifiés par Homère, au premier chef le livre et la lecture appellent aussi une présentification. De fait, le livre est par excellence un objet dont l’auteur est absent, un objet matériel, certes, mais qui ne porte que des signes d’un auteur absent et ne relaie ni sa voix, ni son corps. Dès lors personnifier le livre ce n’est pas seulement construire un corps pour l’auteur, en l’occurrence Homère. C’est aussi dans un même mouvement, faire du livre un être vivant et notamment doté de voix. Quand Guéret met en scène un Sénèque représentant son livre et parlant avec les mots de son livre, il signifie certes le livre, il donne certes présence à Sénèque. Mais dans le même mouvement il tente également de donner voix et vie au livre[25], qui est par ailleurs signifié de représenter une situation où les Lettres à Lucilius sont dites à haute voix à quelqu’un et non plus lues dans la solitude.

Il en va de même de la relation de lecture qui suppose l’absence de l’auteur pour le lecteur et l’absence du lecteur pour l’auteur. Or dans la lettre des allégories que nous avons rencontrées, cette relation est figurée sous le mode de la co-présence (fréquentation, de l’interlocution, baiser, défiguration). Il s’agit peut-être moins de signifier la lecture que de réparer ce que la lecture suppose d’éloignement physique entre l’auteur et le lecteur.

Autrement dit, dans ce type de représentations allégoriques d’Homère le rapport entre le phore et le thème, ne serait plus un rapport de signification, de représentation, ni même d’expression mais bien un rapport de réparation et d’incarnation. Homère incarne le texte de l’Iliade autant qu’il signifie l’Iliade.

Le choix ne serait pas à faire, finalement, entre allégorie et fiction, et, partant, entre sens figuré et littéral, mais plutôt entre deux conceptions de l’allégorie. Dans la première, Homère représente son livre, le signifie, tandis qu’inversement le livre qu’embrasse Arlequin signifie Homère. Dans la deuxième conception, Homère personnifiant son livre trouve un corps et une présence indépendamment même du signifié, tandis qu’inversement le livre d’Homère devient vivant d’objet matériel qu’il était.

Toute invention d’Homère, qu’elle soit le fait de Lucien dans L’Histoire vraie ou de Borges dans « L’Immortel », suppose peut-être un choix ou une hésitation entre ces deux conceptions de l’allégorie (présentification ou sens) et l’idée de ce choix ou de cette hésitation est peut-être une clef pour aborder ce qu’on pourrait appeler l’imaginaire d’Homère[26]. Plus largement, l’allégorisation de la figure d’Homère met en jeu la question de la représentation, qu’elle soit ou non fictive, de l’auteur. Dans « Qu’est-ce qu’un auteur[27] », Foucault définit la fonction auteur comme la production d’un être de raison (l’auteur qui convient à ma lecture du texte, l’idée donc d’une intention). Il ajoute que cet être de raison donne éventuellement lieu à une projection biographique. Dans l’optique de Foucault, donc, le discours sur la personne biographique de l’auteur incarnerait de manière allégorique ma conception du texte et l’invention fictive d’un auteur, incarnerait et imagerait des idées abstraites sur le texte et la manière dont il doit être lu. Mais l’étude des représentations figurées d’Homère conduit peut-être à l’idée qu’une invention de l’auteur ne peut se résoudre à une figuration de la lecture d’un texte, qu’elle répond aussi à un élan qui pousse à donner corps à l’absent, à lui donner présence. L’auteur ne serait pas seulement celui qui est susceptible de donner sens au texte, mais aussi celui qui est absent de son texte et dont je cherche à réparer l’absence ce qu’exprime la très fameuse formule de Barthes : « [J]e désire l’auteur[28] ». À quoi Barthes ajoute immédiatement que désirer l’auteur c’est avoir besoin de sa « figure », ce qui nous ramène curieusement à la figure d’Homère que Madame Dacier ne connaît pas, mais qu’elle imagine en évoquant un Homère défiguré. Quoi qu’il soit, voilà Madame Dacier vengée, et moi avec, des attaques d’Houdar de La Motte. Madame Dacier n’avait pas tort ; moi non plus ; et peut-être La Motte aurait-il même été d’accord avec nous s’il n’avait été pris par les exigences de la polémique. Convoquer Homère, le représenter, c’est aussi lui donner corps et présence à la lettre, et non pas seulement dire autre chose que ce que l’on dit. Sans doute Madame Dacier, Houdar de la Motte, et nous tous qui lisons, sommes pris dans le même élan non vers le sens, en tout cas pas seulement, mais aussi vers la présence d’Homère. Tous autant que nous sommes, il se pourrait bien que nous désirions Homère.