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À l’exception d’un courant issu de « l’herméneutique objective » (Reichertz, 2000), la sociologie herméneutique n’est pas un courant vraiment labellisé dans les sciences sociales. Si des sociologues comme Weber, Simmel, Bauman, Garfinkel, Quéré, Alexander, pour ne citer qu’eux, se sont directement intéressés aux questions de compréhension et d’interprétation en sociologie, l’expression « sociologie herméneutique » a rarement été assumée comme telle. C’est sans doute Geertz qui est allé le plus loin dans la revendication sinon d’une sociologie herméneutique au moins d’une anthropologie interprétative dont la filiation herméneutique est clairement affirmée. Dans cet héritage, l’objectif de la présente contribution est de proposer une orientation, ou plutôt une orientation plurielle, de ce que pourrait être une « sociologie herméneutique ».

La première orientation met directement à l’épreuve la tentative — venant de Dilthey, poursuivie par Ricoeur, Geertz et Alexander — de considérer le social comme un texte à interpréter. Cette première « entrée » semble la plus naturelle dans la mesure même où le texte, du moins le discours écrit, a été historiquement l’objet privilégié de l’herméneutique moderne depuis Schleiermacher. Cette première orientation s’ouvre par la porte méthodologique de l’analogie : considérer le monde social comme le monde d’un texte et corrélativement transposer les méthodes de compréhension du texte à la compréhension du social. L’analogie est en réalité ancienne : elle se pose en philosophie (par exemple chez Spinoza) et en sciences naturelles (par exemple chez Galilée) dans le fait de considérer la Nature comme un Livre à déchiffrer. La nouveauté, à partir de Dilthey, consiste à étendre l’analogie aux phénomènes sociaux, historiques et culturels, en traitant les expressions de la vie humaine durablement fixées comme un texte à lire.

Si l’on suit donc cette orientation, une sociologie herméneutique serait celle qui cherche à comprendre la structure du monde social comme une configuration fixée, autonomisée, stabilisée d’un ensemble de significations. Le risque n’est-il pas toutefois, à s’en tenir à cette seule orientation, de réifier le social en structures figées, voire anhistoriques ? Ne faut-il pas introduire un point de vue diachronique et sociogénétique, pour montrer que si le monde social apparaît bien comme une réalité « objective », autonomisée et stabilisée (une quasi-chose dans un sens durkheimien), il n’en reste pas moins historique, c’est-à-dire soumis aux variations et aux transformations ?

Les structures sociales du sens sont d’autant moins fixées une fois pour toutes qu’elles sont pragmatiquement accomplies et refigurées en situation. Selon cette orientation (pragmatiste), la sociologie (micro-)herméneutique se donne pour tâche d’analyser l’interprétation en acte dans des circonstances et des contextes donnés. C’est dire que le sens du « texte » social n’est pas entièrement prédéterminé comme texte autonomisé mais se présente comme une performance située qui contribue en retour à transformer la « texture » du monde social. C’est dire l’importance qu’il faudra accorder à l’application (Gadamer) et à la refiguration (Ricoeur) dans la manière dont la texture du monde social est chaque fois appropriée par des acteurs en chair et en os au cours d’actions en train de se faire. L’objet de la sociologie herméneutique n’est plus alors seulement « les expressions de la vie durablement fixées », archivées, fixées, mais l’interaction comme événement qui vient accomplir, transformer, voire transfigurer un ordre social chaque fois prédonné. L’enjeu de notre contribution est donc de montrer en quoi et comment une sociologie herméneutique peut être en même temps structurale, historique et pragmatiste.

la « texture » du monde social

En vertu de quelle pertinence peut-on considérer le monde social analogiquement (ou métaphoriquement) avec le monde du texte ? Le problème se pose à une double échelle corrélative : ontologique (analogie de l’être du social et de l’être du texte) et méthodologique (analogie de la théorie du social et de la théorie du texte). Cette analogie permet de faire de la question du « sens », au coeur de la théorie du texte, le pivot de l’analyse du monde social, à rebours d’autres courants sociologiques, d’obédience positiviste, qui privilégient les métaphores ou les analogies avec le monde physique (« physique sociale », « solidarité mécanique ») ou le monde vivant (« organisme social », « milieu social ») pour fonder une science de la société.

Pourquoi cependant privilégier le texte comme paradigme du sens ? Force est de reconnaître que le texte n’est qu’un mode d’inscription et d’expression du sens des sociétés humaines et, de surcroît, qu’il n’a rien d’universel, a fortiori dans les sociétés sans écriture. Une sociologie herméneutique, prenant le texte comme centre de gravité, n’est-elle pas condamnée à rester ethnocentrée et sociocentrée ? Il est indéniable que l’herméneutique, au moins depuis l’époque moderne, a pris comme objet particulier les oeuvres écrites (et singulièrement, comme philologie, les oeuvres classiques de l’Antiquité et, comme exégèse, les textes religieux). Sous cette restriction, il nous semble bien difficile, fût-ce de manière métaphorique ou analogique, de considérer le monde social sous la modalité d’inscription de ces oeuvres.

Une manière de lever l’objection consiste à élargir la notion de texte, en revenant à sa parenté étymologique avec ce qui est tissé (textus) et avec l’activité de tresser (texere). C’est une autre analogie qui prévaut ici : de même que des fils s’entrelacent dans un tissu, de même des mots et des phrases s’agencent dans un texte. Sous cette condition, un texte, comme le souligne justement Denis Thouard, n’est pas nécessairement un texte écrit : « Un discours pourrait donc être pris comme un texte, même si on peut être amené à établir des distinctions concernant le mode d’inscription ou le statut du discours lui-même. L’opposition en l’occurrence n’est pas celle de l’oral et de l’écrit » (Thouard, 2020 : 59). Comme le note encore Denis Thouard, la notion de texte n’est pas du tout le concept cardinal de l’herméneutique moderne. Schleiermacher, par exemple, fait du discours l’objet par excellence de l’herméneutique, sachant que le discours peut être aussi bien oral qu’écrit : « Il n’y a pas lieu de limiter l’herméneutique aux productions littéraires ; en effet, il arrive souvent, dans une conversation ordinaire, que je me surprenne à faire des opérations herméneutiques quand, au lieu de me contenter d’un degré ordinaire de compréhension, je cherche à découvrir la manière dont a bien pu chez un ami s’accomplir le passage d’une idée à l’autre (…) » (Schleiermacher, 2021 : 240)[1].

Dans son acception élargie, au-delà du discours écrit, comment définir alors un texte ? On peut le définir comme « un tissage », comme un assemblage de mots, de phrases dotés d’une unité de sens. L’unité minimale du texte est la phrase comme unité sémantique : dire quelque chose sur quelque chose (à quelqu’un). Peut-on aller plus loin, au-delà du discours (au sens linguistique ou verbal du terme) ? Tout agencement ordonné de socio-signes (tels des codes vestimentaires, des codes de politesse, des tours de parole, des systèmes mythologiques, des figures symboliques) n’est-il pas également assimilable à un texte ? Au prix de cet élargissement, c’est l’ensemble du monde social que l’on devrait pouvoir traiter comme un texte, plus précisément comme des couches de textes qui s’appellent et s’interpellent entre elles, à l’appui de supports (écrits, oraux, corporels, iconiques…) et de modes d’expression différents. Au prix de cet élargissement, il ne s’agit plus même d’utiliser une métaphore ou une analogie, en considérant, par exemple avec Ricoeur, l’action sensée comme un texte, mais d’affirmer, ontologiquement parlant : le monde social est un texte.

le monde social comme structure de sens

S’il faut conserver la valeur ontologique de cette identification, faut-il pour autant renoncer à la pertinence méthodologique de l’analogie du monde de l’action avec le monde du texte (compris alors comme discours écrit) et laisser derrière nous les acquis de l’herméneutique moderne et des sciences contemporaines du texte ? Si ce ne doit pas être le cas, c’est du fait justement de l’apport méthodologique que l’on peut tirer des théories du texte (écrit) pour comprendre analogiquement le « sens » du monde de l’action, du moins à une certaine échelle d’analyse. Quel peut en être l’apport significatif ? En quoi la compréhension du sens du texte écrit peut-elle nous être utile pour comprendre le sens du monde social ?

L’apport significatif ne peut s’appuyer sur la version de l’herméneutique psychologique venant de Schleiermacher et que l’on rencontre encore dans le premier Dilthey : reconstruire le sens du texte à partir des intentions présumées de son auteur, s’élever au génie créateur en comprenant aussi bien, voire mieux, l’auteur qu’il ne s’est compris lui-même. Tout n’est certes pas à rejeter dans cette variante de l’herméneutique si l’on veut la transposer aux sciences sociales. La sociologie dite compréhensive ne se fixe-t-elle pas le projet de reconstruire le sens et les intentions des acteurs sociaux, voire avec la prétention de mieux les comprendre qu’ils ne se comprennent eux-mêmes ? Pour légitime que soit cette modalité de compréhension en sociologie, elle n’est pas suffisante pour saisir la nature même du monde social. Si monde social il y a, il doit pouvoir s’exprimer, à une certaine échelle, sous la forme de couches de sens anonymes et impersonnels qui dépassent les intentions conscientes des acteurs.

Quelle herméneutique peut nous aider à comprendre le sens du monde social comme structures de sens impersonnelles ? Elle peut s’appuyer sur Dilthey, du moins le second Dilthey, qui a rompu les amarres avec l’herméneutique psychologique ou romantique, pour mieux, de manière hégélienne, s’intéresser au sens « objectif », déjà préfiguré par Schleiermacher[2]. C’est dire que l’interprétation du sens d’un texte consiste moins désormais dans la reconstruction des intentions de son auteur que dans la reconstruction de la structure interne du texte lui-même, sur le fondement méthodologique du cercle herméneutique (compréhension réciproque des parties et du tout).

Le premier intérêt de cette herméneutique tient dans la manière dont Dilthey la retranspose à la compréhension des phénomènes sociohistoriques : « C’est en ce sens que Ihering traitait de l’esprit du droit romain. La compréhension de cet esprit n’est pas une connaissance psychologique. Elle consiste à remonter à un produit spirituel à partir d’une structure et d’une normativité qui lui sont propres » (Dilthey, 1988 : 36). C’est ici que l’analogie du monde social avec le monde du texte fonctionne à plein et qu’une sociologie herméneutique peut prendre une première orientation : le monde sociohistorique peut être lisible comme un texte si nous parvenons à en dégager « l’esprit objectif », si nous parvenons à comprendre réciproquement la totalité signifiante d’un monde social corrélativement avec l’ensemble des parties qui le composent. Encore faudrait-il distinguer plus rigoureusement encore, dans l’inspiration simmelienne que propose Denis Thouard, « l’esprit objectif » de « l’esprit objectivé ». L’esprit objectivé renvoie à une activité intentionnelle dans des productions culturelles, des actions, des oeuvres, des institutions, alors que « l’esprit objectif s’est émancipé des opérations subjectives dont il est issu. Il s’est autonomisé de l’esprit qui l’a produit. Ainsi, la grammaire du langage que nous utilisons pour communiquer n’a point été inventée par nous, mais nous la recevons des autres pour en faire un usage propre » (Thouard, 2021 : 11).

Le second intérêt que l’on peut dégager du transfert de la théorie herméneutique du texte (écrit) vers les sciences sociales tient dans le double processus de fixation et d’autonomisation du sens qui correspond typiquement à la genèse de l’esprit objectif, sans avoir à supposer l’existence d’un esprit absolu au sens hégélien du terme. Il revient à Ricoeur, dans une filiation très diltheyienne mais à l’appui en même temps des sciences contemporaines du texte, d’avoir au mieux tirer bénéfice de ce transfert analogique. De même que l’interlocution subit une transformation par l’écriture en tant qu’elle « fixe » durablement le sens, de même les interactions subissent une transformation similaire en tant qu’elles s’inscrivent dans le temps et dans l’espace sous la forme d’institutions, au point que la signification de l’action se détache de l’événement de l’action. Le processus de fixation (ou d’inscription) débouche lui-même sur un processus d’autonomisation : « De la même manière qu’un texte se détache de son auteur, une action se détache de son agent et développe ses propres conséquences. Cette autonomisation de l’action humaine constitue la dimension sociale de l’action » (l’auteur souligne, Ricoeur, 1986 : 1993). L’autonomisation du sens du monde social (chez Ricoeur) est directement parente des « expressions durablement fixées » de « l’esprit objectif » (chez Dilthey). Construire une sociologie herméneutique, en venant de Dilthey (le second) et de Ricoeur, revient donc ici à privilégier le sens « objectif » tant du monde du texte que du monde social, dans l’épaisseur de ses configurations de signification.

Le troisième intérêt méthodologique que l’on peut dégager de la théorie du texte (écrit) dans l’objectif d’élaborer une sociologie herméneutique tient dans le dépassement de la dichotomie de la compréhension et de l’explication, qui était encore de rigueur chez Dilthey. Les sciences contemporaines du langage et du texte ont proposé depuis lors des méthodes inédites d’explication, irréductibles au modèle causaliste et nomologique des sciences de la nature, pris pour cible par Dilthey. C’est le cas notamment de la méthode « corrélationniste » développée par la sémiologie structuraliste (Propp et Greimas) ou la sémantique interprétative (Rastier) pour analyser les récits de fiction. Ricoeur tire le meilleur parti de la richesse et de la rigueur des analyses structurales des textes pour mieux mettre en dialectique l’explication et la compréhension : expliquer plus, c’est comprendre mieux. L’immense intérêt de sa démarche tient non seulement dans l’incorporation d’une méthode d’explication structurale dans son herméneutique (des textes) mais également dans le fait de la transférer à l’analyse des systèmes sociaux :

Nous pouvons dire en conséquence qu’un modèle structural d’explication peut s’étendre aussi loin que les phénomènes sociaux peuvent être dits présenter un caractère sémiotique, autrement dit, qu’il est possible de retrouver à leur niveau les relations caractéristiques d’un système sémiotique : la relation générale entre code et message, les relations spécifiques entre les unités spécifiques de codes, la structure de communication conçue comme un échange de messages, etc.

Ricoeur, 1986 : 209

Ce transfert méthodologique intéresse directement le projet d’une sociologie herméneutique en tant qu’elle n’est pas seulement compréhensive, mais compréhensive explicative, d’une manière différente mais complémentaire à celle de Weber ou de Simmel, même si le modèle d’explication, au moins pour le premier, est davantage causaliste que corrélationniste. Sur la base d’un modèle sémiologique (premier modèle), on peut analyser le monde social comme un système de corrélations, de distinctions, d’oppositions entre des rôles, des classes, des classifications, des règles, des institutions, des mythes, des symboles…[3].

On rencontre une orientation similaire, quoique de manière plus systématisée encore et construite avec d’autres outils d’explications méthodologiques, dans la promotion d’une « herméneutique objective » (second modèle), autour des travaux d’Oevermann (1981) et Reichertz (2004). L’ambition de l’herméneutique objective est de reconstruire les structures de signification objectives d’un texte (dégager par exemple l’ensemble des potentialités de signification d’une phrase, d’une intrigue, d’un discours…), en mettant délibérément entre parenthèses les intentions de son auteur. Ce courant a élargi ensuite son champ d’investigation à l’analyse de la réalité sociale. Là encore, la démarche ne vise pas à reconstruire les intentions des acteurs sociaux mais cherche à saisir les structures objectives de signification du monde social. Oevermann distingue notamment des structures universelles tenues pour invariantes et anhistoriques (grammaticalité, logique, rationalité) et les structures historiques, changeantes et variables selon les sociétés. Le but est alors de pouvoir dégager les lois de reproduction et de transformation des structures, sachant que les acteurs sociaux ne sont pas censés avoir conscience des structures latentes qui orientent leurs actions. Si l’on peut avoir des doutes légitimes sur la prétention, toute positiviste, de l’herméneutique objective à pouvoir découvrir des lois, l’apport significatif de ce courant consiste à proposer des modèles rigoureux d’analyse de la textualité du monde social, comme la « littérarité » (attention aux discordances que peut présenter une structure de signification) ou la «  séquentialité » (reconstruction structurelle des parties d’un texte).

On peut enfin mobiliser une tradition sémiotique, héritière de Peirce, pour rendre compte du mode de structuration du monde social. C’est l’orientation que prend Vincent Descombes (1996) pour développer ce qu’il appelle le « holisme structural » (troisième modèle). Les sujets pris dans une relation sociale ne sont jamais des individus purs et simples mais forment une dyade, des rôles corrélatifs qui n’ont aucun sens sans rapports distinctifs ou oppositifs les uns par rapport aux autres. On peut ainsi cartographier le monde social comme un réseau ou comme une texture de dyades qui se renvoient les unes aux autres (époux/épouse, parents/enfants, juge/prévenu, enseignants/élèves, clients/fournisseurs, consommateurs/producteurs, dominants/dominés…). Cette texture dyadique ne prend un sens elle-même qu’en fonction de la structure foncièrement triadique qui gouverne les rapports sociaux. La triade s’assimile à des règles et à des schèmes pratiques constitutifs de toute interaction dyadique. C’est la présence de ces médiations constitutives qui fait interagir et exister les dyades entre elles. Pour reprendre l’exemple que donne Descombes, en réinterprétant L’essai sur le don (1973) de Mauss à la lumière de Peirce, c’est la règle d’obligation de donner, de recevoir et de donner en retour (la triade) qui constitue la dyade donateur/donataire. En d’autres termes, il n’y a jamais dans le monde social des dyades isolées : le monde social apparaît d’emblée triadique dans la mesure où les relations sociales sont gouvernées par des règles, des normes, des modèles types de conduite.

les couches symboliques de la réalité sociale

Ces trois modèles d’explication (sémiologie structurale, herméneutique objective, holisme structural), quoique nécessaires et complémentaires, ne sont pourtant point suffisants pour accomplir pleinement le dessein d’une sociologie herméneutique, telle que nous l’appelons de nos voeux. Ces trois modèles d’explication en restent à un plan formel, voire formaliste, d’oppositions ou de corrélations qui ne rend pas compte de l’épaisseur et de la plurivocité des configurations de sens constitutives du monde social. C’est un autre acquis (quatrième intérêt) de la théorie du texte pour la théorie sociologique : de même qu’un texte, le monde de l’action sociale peut comporter plusieurs couches de significations, des significations confuses, équivoques, des significations multiples qui demandent à être interprétées. C’est du fait de la structuration symbolique du monde social (et culturel) qu’une herméneutique est habilitée à reconfigurer la sociologie.

C’est indéniablement Geertz, dans une filiation qui doit beaucoup à Ricoeur, qui est allé le plus loin dans ce programme de recherche, quoique plus orienté vers l’anthropologie culturelle que vers la sociologie. Mais les conséquences épistémologiques sont les mêmes, à terrains d’enquête différents. Contre l’illusion positiviste et béhavioriste de la « description mince » d’une « réalité nue », Geertz (1973) montre que l’anthropologue n’aura jamais affaire à des données brutes de l’expérience qui lui suffiraient simplement de recueillir ; il est toujours confronté à un réseau symbolique de significations qu’il a pour tâche d’interpréter. En d’autres termes, il n’est d’anthropologie, et plus généralement de sciences sociales, qu’interprétative et toute description, en tant qu’elle est « épaisse », ne peut être qu’interprétative. L’interprétation se joue à un double niveau, d’une part, à l’échelle de la réalité sociale et culturelle par le sens que leur donnent les individus et les groupes, d’autre part, à l’échelle du déchiffrement savant qu’en donne l’anthropologue. Ainsi l’anthropologie sociale et culturelle est-elle un ensemble d’interprétations (savantes) d’interprétations (indigènes).

L’orientation herméneutique de l’anthropologie geertzienne est renforcée par l’analogie qu’elle opère, en venant de Ricoeur, entre le texte littéraire et la réalité culturelle. Pratiquer l’ethnographie, écrit-il, « c’est comme essayer de lire (au sens de « construire une lecture ») un manuscrit étranger, défraîchi, plein d’ellipses, d’incohérences, de corrections suspectes » (Geertz, 1998). C’est dans cette perspective que Geertz, dans son étude sur la culture à Bali, traite les combats de coqs comme un texte littéraire à déchiffrer, plus précisément comme un drame (le pari initial, le frisson du risque et l’événement du combat, l’émotion collective, l’accablement pour le vaincu, le plaisir final du triomphe pour le vainqueur) :

Si l’on prend le combat de coqs, ou toute autre structure symbolique collectivement entretenue, comme un moyen de « dire quelque chose de quelque chose » (pour invoquer le célèbre cliché aristotélicien), on se trouve dès lors en présence d’un problème qui n’est plus de mécanique sociale mais de sémantique sociale. L’anthropologue, dont l’affaire est de formuler des principes méthodologiques, non pas d’encourager ou d’apprécier les combats de coqs, se pose la question que voici : qu’apprend-on sur ces principes en examinant la culture comme un assemblage de textes ?

Geertz, 1983 : 210

Le problème doit être examiné au double niveau précédemment évoqué. Ontologiquement parlant, le combat de coqs, comme tout phénomène social ou culturel, est un texte, selon l’acception large, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une métaphore ou à une analogie avec le texte littéraire : le combat de coqs à Bali se présente comme un enchaînement de paroles et d’actes signifiants, une totalité signifiante que l’on peut décomposer en autant de parties qui composent le rituel. Méthodologiquement parlant, l’anthropologue peut en outre interpréter le combat de coqs analogiquement avec la structure dramatique que l’on rencontre dans des textes littéraires (selon l’acception restreinte de textes écrits). En d’autres termes, l’herméneutique littéraire offre une plus-value d’intelligibilité pour comprendre et interpréter la structuration symbolique de la réalité sociale et culturelle. Comme les anthropologues structuralistes, Geertz vise bien à analyser les codes symboliques d’une société ou d’une culture, mais à partir d’une méthode différente :

Lévi-Strauss ne considère pas les mythes, les rites totémiques, les règles de mariage ni rien d’autre comme des textes à déchiffrer, mais plutôt comme des chiffres à décoder ; et ce n’est pas du tout la même chose. Il ne cherche pas à comprendre les formes symboliques en fonction de la manière dont elles opèrent, dans des situations concrètes, pour organiser les perceptions (les significations, les émotions, les notions, les attitudes) ; il cherche à les comprendre entièrement en fonction de leur structure interne, indépendante de tout sujet, de tout objet, et de tout contexte

Geertz, 1983 : 210

L’objection que Geertz adresse à Lévi-Strauss doit toutefois être nuancée. D’une part, le « code » est bien une sorte de texte (au sens large) comme assemblage de signes dotés d’une unité signifiante, bien que son statut soit différent des textes littéraires privilégiés par Geertz lui-même. D’autre part, « décoder des chiffres » relève bien d’une opération interprétative, dans la mesure même où ces « chiffres » n’offrent pas de compréhension spontanée à l’anthropologue ou au sociologue. C’est pourquoi l’anthropologie structurale n’échappe pas, à son corps défendant sans doute, à un travail de nature herméneutique. Enfin, il y a une pertinence, un gain d’intelligibilité, une plus-value heuristique à expliquer le monde social et culturel en fonction d’une méthode sémiotique/corrélationniste.

La texture du monde social et culturel, comme on l’a vu, peut en effet se lire selon des schémas de binarités ou de structures dyadiques/triadiques : le cru et le cuit, le féminin et le masculin, le dedans et le dehors[4], le public et le privé, le donateur et le donataire… C’est précisément à la faveur de ce mode de lecture que l’on peut montrer comment le monde social et culturel est configuré comme un ordre de significations stabilisé, de schémas de conduites typifiés, de rôles sociaux prédéterminés, de systèmes de perceptions et de classifications qui s’imposent aux membres d’un collectif donné. C’est une manière rigoureuse de saisir « l’esprit objectif » d’une société ou d’une culture à l’aide d’outils méthodologiques venant de la sémiologie et de la sémiotique.

C’est avec la même intention que nous avons cherché à mettre à l’épreuve empirique les principes d’une sociologie herméneutique post-structuraliste dans le cadre de nos travaux sur les régimes mémoriels de l’esclavage appliqués à la France contemporaine (Michel, 2015). Nous définissons un régime mémoriel comme une configuration stabilisée de significations de souvenirs collectifs. Un régime mémoriel a toutes les propriétés d’un « esprit objectif » ou d’un texte (selon l’acceptation large) en tant qu’il s’assimile à un agencement structuré et unifié de significations. Il peut s’interpréter à l’échelle sémiotique ou sémiologique en fonction de schémas corrélatifs et oppositifs : maîtres/esclaves, Blancs/Noirs/métisses, métropole/départements ultramarins, colonisateurs/colonisés, etc. Il peut s’interpréter également à l’aide des ressources de la dramaturgie littéraire (événements, intrigues, personnages, contextes). C’est ainsi que l’on a dégagé trois grands régimes mémoriels de l’esclavage qui se sont fixés et autonomisés en configurations stabilisées de signification. D’une part, le régime mémoriel abolitionniste met en intrigue la République et les abolitionnistes blancs métropolitains qui ont libéré, d’abord sous la Révolution (1794) puis sous la Seconde République (1848), les esclaves de leurs chaînes. D’autre part, le régime mémoriel anticolonialiste met en récit le rôle des esclavages qui ont contribué eux-mêmes à leur propre émancipation, qu’il s’agisse des marrons, des insurrections et des révoltes, des grands libérateurs noirs (Toussaint Louverture, le colonel Delgrès, la Mulâtresse Solitude…). Enfin, le régime victimo-mémoriel rend hommage aux ancêtres, aux victimes de l’esclavage colonial tombées dans l’oubli des commémorations officielles. Chaque régime mémoriel dispose d’une autonomie relative de significations, d’une textualité qui lui est propre et en même temps toujours corrélée aux textualités des autres régimes mémoriels. C’est ainsi que les deux derniers régimes mémoriels se sont opposés et s’opposent encore au premier régime mémoriel (en lui reprochant son colonialisme et son paternalisme), et s’opposent également entre eux (le second se concentre sur les héros de couleur de l’émancipation, tandis que le troisième se cristallise sur les victimes de l’esclavage).

l’historicité des structures sociales du sens

Peut-on s’en tenir à ce niveau de textualité du monde social ? Non. Cette échelle de textualité herméneutique et sémiologique est nécessaire pour saisir le monde social comme un ensemble d’ordres stabilisés, stratifiés, structurés de significations. Priment le global, la synchronie et une certaine abstraction. Le sociologue n’a guère le choix, pour accéder à ce niveau de textualité, d’adopter une position de hauteur, si ce n’est de surplomb, comme un réalisateur qui fixe sa caméra au-dessus d’un paysage ou d’une ville pour en dégager les structures, les horizons, les strates.

Pourquoi une sociologie herméneutique, fût-elle post-structuraliste, ne peut-elle cependant en rester à cette seule hauteur de vue ? Parce qu’elle se veut en même temps historique. La temporalité privilégiée par la sémiologie est la synchronie. Sa vertu consiste à montrer que les ordres sociaux du sens connaissent, à des degrés variables, des formes de stabilité, de reproductibilité et de conservation. La contrepartie de cette vue synchronique et globale tient dans le risque de réification comme si les structures de significations planaient en dehors ou au-dessus de l’histoire, comme si la textualité des mondes sociaux était sans âge. Or, même les sociétés les plus réfractaires aux changements et aux événements, comme les sociétés totémiques privilégiées par l’anthropologie structurale, restent des sociétés historiques. La difficulté est de penser ensemble la stabilité et l’historicité des structures de sens. Dire que des structures sociales de sens connaissent, à des degrés variables, des formes de stabilité et d’autonomisation ne signifie pas qu’elles sont intemporelles. C’est la raison pour laquelle une sociologie herméneutique ne peut être strictement structuraliste (du moins si l’on fait des structures des configurations de sens anhistoriques), mais seulement post-structuraliste. Seule une herméneutique post-structuraliste, en d’autres termes, peut recevoir la « greffe » d’une socio-phénoménologie (dans l’héritage de Schütz), d’une sociohistoire (dans l’héritage d’Elias[5]), voire d’un structuralisme génétique (dans certains textes de Bourdieu, les moins « mécanistes », et les plus critiques à l’égard de l’orthodoxie structuraliste [Bourdieu, 2004]).

De même que la critique génétique des textes littéraires s’intéresse au « processus de textualisation et se donne pour objet la reconstruction du mouvement même de la création littéraire à partir des esquisses de brouillons préparatoires qui sont compris comme des traces de ce mouvement » (Thouard, 2020 : 75), de même une sociologie génétique, sociohistorique et socio-phénoménologique se donne pour tâche d’analyser le processus de textualisation des mondes sociaux. Ce n’est plus l’autonomie des structures de sens qui importe ici, mais leur processus d’autonomisation, c’est-à-dire la manière dont historiquement des interactions sociales du sens ont fini par former des expressions durablement fixées et autonomisées. C’est ainsi que Schütz, et certains de ses disciples comme Berger et Luckmann, analysent l’institutionnalisation comme un processus de typification d’actions habituelles qui, à force d’habituations et de répétitions, contribue à former des institutions durables qui échappent à la mémoire et aux intentions des interactants. Il ne s’agit pas pour autant de faire reposer l’autonomisation des institutions sur les seuls échanges intersubjectifs d’interactions dans la mesure où ils s’inscrivent eux-mêmes dans des configurations de sens qui les précèdent toujours déjà. L’essentiel est de pouvoir remonter des structures sociales de sens déjà existantes à leurs conditions historiques de formation et de transformation.

C’est dans cette perspective que nous avons tâché, dans nos travaux empiriques, d’historiciser chacun des régimes mémoriels de l’esclavage, c’est-à-dire de remonter à leurs conditions historiques de production. Quand bien même les régimes mémoriels connaissent, comme toute configuration de sens, une stabilité et une autonomie, ils ne sont point anhistoriques. Ils se sont autonomisés progressivement au cours de l’époque contemporaine dans des contextes particuliers. Ainsi le régime mémoriel abolitionniste s’est formé d’abord localement, sous la Troisième République, dans les Antilles françaises sous l’initiative de l’élite coloniale, de concert avec une partie de l’élite de couleur, dans le contexte de la « mission universaliste » portée par les valeurs de la Révolution française. Il s’agit de rendre hommage à la fois aux grands principes républicains et aux figures majeures de l’abolitionnisme métropolitain (singulièrement Victor Schoelcher, le père de la seconde abolition de l’esclavage en 1848). Le régime mémoriel abolitionniste républicain s’élargit plus tardivement à l’échelle proprement nationale à partir de la Seconde Guerre mondiale (surtout 1948, au moment des cérémonies du centenaire de l’abolition). Le régime mémoriel anticolonialiste de l’esclavage (en opposition au précédent) prend naissance dans les années 1950-1960, au sein des partis communistes et des mouvements indépendantistes antillais. Dans la volonté de construire une nouvelle « nation », l’objectif est de raconter autrement l’histoire coloniale, en faisant des anciens esclavages les acteurs de leur processus d’émancipation. Ce régime mémoriel, toujours très présent en Martinique et en Guadeloupe, s’est autonomisé à l’échelle de municipalités antillaises, avant de reconnaître une extension nationale, avec l’adoption en 1983 par le Parlement français d’une journée chômée en souvenir de l’abolition de l’esclavage. Le régime victimo-mémoriel est plus tardif à se mettre en place, surtout à partir de la fin des années 1990 (au moment des cérémonies du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage), à l’initiative d’une partie de la diaspora antillaise en Métropole. L’événement fondateur est la « marche silencieuse » du 23 mai 1998 à Paris qui a rassemblé plusieurs dizaines de milliers d’Antillais et de Réunionnais en vue de reconnaître l’esclavage comme crime contre l’humanité. Le régime victimo-mémoriel connaît également un processus d’autonomisation progressive, notamment avec l’adoption de la loi du 10 mai 2001 qui reconnaît l’esclavage et la traite négrière comme crimes contre l’humanité, puis par la loi de janvier 2017 qui instaure une journée de commémoration nationale en souvenir des souffrances de l’esclavage colonial.

Force est ainsi de constater la coexistence toujours en vigueur de trois régimes mémoriels de l’esclavage, disposant chacun d’une textualité propre et en même temps en opposition les uns avec les autres. Une sociologie herméneutique peut les analyser dans leur configuration interne comme structure stabilisée et autonomisée de sens (à l’aide d’outils sémiologiques) et, sans incompatibilité aucune, dans leur sociogenèse historique. L’objectif, en d’autres termes, est d’analyser les conditions de production historique, les conditions d’autonomisation et les conditions de transformation des institutions sociales du sens, en général, et des régimes mémoriels, en particulier.

le monde social comme mise en scène et comme performance

Pour être complète, la sociologie herméneutique que nous théorisons et que nous pratiquons ne doit pas seulement être post-structuraliste, sociogénétique (ou socio-phénoménologique), mais en même temps pragmatiste. Nous sommes bien conscients que l’ensemble de ces courants (herméneutique, structuralisme, socio-phénoménologie, pragmatisme) n’ont cessé, pour certains d’entre d’eux, de se heurter comme autant de paradigmes incompossibles. Tous nos efforts, depuis une quinzaine d’années, consistent pourtant à les coordonner.

Pourquoi l’intégration des variantes philosophiques et sociologiques du pragmatisme est-elle indispensable ? Parce que la textualité du monde social ne se donne jamais seulement dans la synchronie de la structure du sens et ne se présente jamais seulement sous la diachronie et la genèse historique du sens, mais s’incarne également en acte. Analyser le monde social du point de vue de l’acte suppose de faire varier la temporalité de référence et l’échelle d’observation. Du point de vue pragmatiste, le monde social est compris à l’échelle microsociale du présent vif de l’action et des interactions en train de se faire. Le sociologue doit désormais quitter la hauteur sémiologique à partir de laquelle il regarde le monde social comme un ordre du sens structuré et stratifié, tout comme il doit s’éloigner de la profondeur historique à partir de laquelle il retrace les intrigues sociales du sens dans la longue durée. Le sociologue doit s’approcher désormais au plus près, par observation participante, du sens du monde social tel qu’il est incarné et vécu en situation, ici et maintenant. Pour reprendre la métaphore cinématographique, le sociologue doit passer de la plongée à un mouvement panoramique vertical (du haut vers le bas). C’est ici que l’objection de Geertz à l’encontre de Lévi-Strauss prend toute sa pertinence : c’est seulement à l’échelle « locale » que peuvent apparaître des émotions, des sujets en chair et en os, des attitudes, des contextes, des situations…

Faut-il pour autant abandonner purement et simplement la hauteur, le global, la structure, le général, l’ordre du sens ? Non, il s’agit de penser leur articulation avec le local, la situation, le particulier, par un double mouvement panoramique, du haut vers le bas et du bas vers le haut, en faisant varier les jeux d’échelle de temporalité et d’observation (Revel, 1996). C’est précisément dans cette perspective que Geertz cherche chaque fois à montrer le sens de l’agencement du global et du local, des structures culturelles et de la vie concrète des acteurs sociaux en situation[6].

L’analogie du monde social avec le texte conserve-t-elle encore une pertinence à l’échelle pragmatiste de l’action en train de se faire ? Force est de reconnaître que l’analogie ne fonctionne plus si l’on prend le texte dans son acception restreinte (comme oeuvre écrite). Elle ne fonctionne plus dans la mesure où le social comme événement ne se laisse pas fixer et autonomiser comme un texte mais observer, dans son caractère indexical, en train de se faire. C’est pour cette raison que nombre de courants sociologiques d’inspiration pragmatiste, comme l’ethnométhodologie, témoignent d’une méfiance, voire d’un rejet, pour l’application de l’herméneutique à la sociologie (Quéré, 1999). Si cette objection nous semble parfaitement recevable à ce niveau de textualité, faut-il pour autant écarter, à l’échelle pragmatiste, toute référence au texte ? Ce n’est pas le cas, au moins pour deux raisons.

D’une part, selon l’acception large de la notion de texte comme agencement signifiant d’une série de signes, le monde social, comme acte, est bien un texte, sans pour autant se laisser fixer comme une oeuvre écrite. Des interactions ordinaires comme des conversations peuvent dès lors s’assimiler à des textes si l’on considère qu’elles tissent ensemble des mots, des phrases, des gestes, des mimiques dotés d’unités de signification, sans s’inscrire pourtant comme expressions durablement fixées.

D’autre part, et plus encore, la notion de texte (écrit) peut conserver une pertinence analogique avec le monde social dans la mesure où l’action en train de se faire ne s’opère jamais sans règles, sans ordre du sens préexistant. C’est là une autre manière de penser l’articulation du global et du local, du général et du particulier, de la structure et de l’événement. Seules des variantes radicales du pragmatisme sociologique, comme situationnisme intégral, aspirent à penser l’événement social sans structures préalables, sans ordre du sens indexé. Or, un acte social n’est jamais purement émergeant ; il dépend toujours, d’une manière ou d’une autre, d’un ordre du sens préalable, fût-il implicite pour les interlocuteurs (par exemple « les tours de parole » analysés par H. Sacks [1995]). Cet ordre préalable peut s’assimiler à un texte : bien que non écrit, il n’en reste pas moins un ensemble d’expressions durablement fixées comme « institutions du sens ».

Un acte social n’est-il pas, dans ce cadre, la mise en oeuvre en situation d’une texture sociale déjà donnée à l’avance ? L’analogie entre le monde social et le monde du texte trouverait une autre pertinence encore en introduisant les notions d’application (Gadamer) ou de refiguration (Ricoeur)[7]. De même qu’un texte de loi, pour un juriste, n’a de sens qu’en tant qu’il est appliqué au traitement d’une affaire, de même que le sens d’une oeuvre littéraire varie dans la manière dont il est interprété par le lecteur, de même le sens du monde social est joué et rejoué dans des scènes et des situations par des acteurs en chair et en os. La texture du monde social comme ordre du sens constitue certes un arrière-plan et présente autant de contraintes qui s’imposent aux acteurs qui entrent en scène et jouent un rôle social : dans une situation, on ne peut pas jouer, dire, et raconter chaque fois, de manière purement arbitraire, n’importe quoi. Pour le dire avec Wittgenstein, les formes de vie sont gouvernées chaque fois par des jeux de langage. Toutefois, à la différence d’une vision mécaniste et béhavioriste du social, les acteurs sociaux ne reproduisent pas machinalement un ordre du sens qu’ils auraient simplement intériorisé comme des automates sociaux (comme des « idiots culturels », pour reprendre l’expression de Garfinkel). L’ordre préalable du sens, bien que contraignant, est aussi un espace de possibles et d’opportunités qui laisse place, à des degrés variables, à des interprétations et à des réinterprétations, des petits écarts de la vie quotidienne jusqu’aux déviances et aux entreprises de subversion des grands ordres sociaux et politiques.

La métaphore théâtrale, dont use par exemple Goffman (1973) pour analyser les mises en scène de la vie quotidienne, fonctionne ici pleinement. De même qu’un acteur de théâtre joue un personnage préalablement défini, que la mise en scène obéit à des conventions, de même un acteur social habite des rôles qui fonctionnent comme des modèles préétablis dans des contextes donnés. Chacun n’invente pas de lui seul les manières de se tenir et de se maintenir dans la vie quotidienne et dans les lieux publics. Elles préexistent comme un texte donné avant sa mise en scène. Elles constituent un ordre prédéterminé de rôles typifiés, de conduites ordonnées, de règles instituées, de conventions fixées :

La représentation de l’acteur, loin d’être un comportement arbitraire, satisfait ainsi un système de valeurs partagées, porté par les situations. Jamais ex nihilo, elle se révèle la mise en scène de telles valeurs, et même le lieu où les valeurs se mettent en scène. Les impressions produites par l’acteur chez le spectateur ne se réduisent jamais à des impressions quelconques obéissant à sa fantaisie, mais s’identifient toujours et à chaque fois à ce que Goffman nomme des représentations idéalisées

Bonicco-Donato Goffman, 2012 : 272

Les acteurs de théâtre comme les acteurs sociaux ne sont point des automates qui joueraient chaque fois et exactement de la même manière un texte et une mise en scène donnés à l’avance. S’il n’y a pas de grand metteur en scène du monde social (pas plus qu’il n’y a de grand horloger des phénomènes naturels), force est de constater des variations et des écarts plus ou moins significatifs dans la manière dont, localement, les acteurs sociaux performent la texture du monde social qui n’est pas un bloc figé et fixé une fois pour toutes de significations (comme si une pièce de théâtre n’avait qu’une seule interprétation). La texture du monde social fonctionne en situation comme une « oeuvre ouverte » pour parler comme Ricoeur, après Eco[8]. Une oeuvre ouverte n’est pas réductible à ses conditions de productions originaires et à son premier public : elle est susceptible de se décontextualiser et de se recontextualiser en fonction de nouveaux lecteurs, de nouveaux acteurs, de nouveaux publics.

Pour reprendre nos travaux sur les régimes mémoriels, nous avons pu ainsi observer comment le régime mémoriel anticolonialiste de l’esclavage (qui met en scène les actions des anciens esclaves à se libérer de leur servitude) s’est décontextualisé du milieu nationaliste et indépendantiste dans lequel il est apparu dans les années 1950-1960, pour se recontextualiser, à la fin des années 1990, dans une matrice multiculturaliste au moment où la société française s’interroge de plus en plus sur son identité, face au constat d’échec de son modèle de citoyenneté. Nous avons bien affaire, dans les deux contextes, aux mêmes protagonistes (la célébration des marrons, les héros antiesclavagistes de couleur), mais avec une opération de cadrage et de mise en intrigue différente.

C’est véritablement à l’échelle pragmatiste que l’interprétation occupe la place la plus saillante. L’interprétation n’est pas, pour reprendre la métaphore théâtrale, une simple exécution (d’une pièce, d’un rôle…), mais un véritable travail de réflexivité sur le sens et une authentique adaptation au contexte. Il n’est pas question de dire pour autant que tout rapport au sens social est de nature interprétative, si l’on entend une compréhension réflexive, médiate et suspensive. Il n’y a pas de vie sociale sans compréhensions et sans intercompréhensions préréflexives, spontanées et partagées qui fonctionnent, comme l’ont montré aussi bien Schütz que Garfinkel, comme préexpériences, comme réservoirs de sens implicite qui n’ont pas besoin d’être explicités et réfléchis. A contrario, l’interprétation et l’inter-interprétation du monde social interviennent lorsque les individus et les collectifs sont confrontés à des problématicités du sens (confusion, étrangeté, contradiction, obscurité…) (Michel : 2017).

C’est dans cette perspective que nous avons cherché à théoriser la notion pragmatiste de « mémoire publique » (Michel, 2015), distincte à la fois de la mémoire collective et de la mémoire officielle (ensemble des injonctions au souvenir véhiculées par les autorités politiques). Si l’on cantonne la mémoire collective à la production et la transmission de souvenirs communs dans le cadre étroit de « groupes intermédiaires » (familles, églises, etc.) au sens de Maurice Halbwachs, on parlera de « mémoire publique » pour désigner des collectifs qui problématisent publiquement un « trouble » mémoriel et identitaire. La mémoire publique se rapporte corrélativement à un « public » spécifique au sens de Dewey (2010), c’est-à-dire ici un « public mémoriel » qui expose publiquement une insatisfaction, un trouble, un sentiment d’injustice, un déni de reconnaissance au regard de l’état présent de la mémoire et tente de mettre en place des procédures pour les résoudre : « Le public est ainsi conçu comme le collectif formé par tous ceux qui sont ou peuvent être affectés par les conséquences souhaitées ou indésirables des activités sociales, ont un intérêt commun à les réguler normativement et s’organisent pour le faire » (Quéré, 2002 : 139). L’apport que l’on peut tirer de perspectives pragmatistes sur la mémoire publique consiste à saisir le phénomène mémoriel comme un « souvenir-avec » en train de se faire. La double dimension de la mémoire publique — souvenir-avec exposé publiquement et souvenir-avec en train de se faire — exige de recourir à une méthode d’investigation ethnographique.

On a pu ainsi observer les commémorations orchestrées dans la ville de Saint-Denis (Île-de-France), qui ont lieu le 23 mai, en souvenir des victimes de l’esclavage colonial. Le régime victimo-mémoriel de l’esclavage se joue et se rejoue chaque année sur une scène publique dans le souvenir de l’événement fondateur de la marche silencieuse du 23 mai 1998. Le souvenir collectif n’est jamais une simple restitution du passé, mais comporte d’emblée une dimension morale : rendre-hommage-à. L’acte corrélatif de se-souvenir-de et de rendre-hommage-à implique en même temps la formation interactive d’un double collectif : le collectif actuel qui se souvient ici et maintenant (« les descendants d’esclaves ») et le collectif virtuel à qui l’on rend hommage (les « ancêtres esclaves »).

Orienter la sociologie herméneutique vers l’interprétation comme acte nous rapproche, à cette échelle, du pragmatisme de Josiah Royce. Proche de James, Royce n’est pourtant pas sociologue (mais philosophe), et largement ignorant de la tradition herméneutique. C’est pourtant à l’appui de sa philosophie pragmatiste de l’interprétation que l’on peut construire une sociologie herméneutique centrée sur l’acte interprétatif. Royce (1918) fait de l’interprétation la faculté la plus centrale de l’être humain à la fois dans le processus de connaissance ordinaire et dans le processus de connaissance scientifique.

Sa théorie se présente plus précisément comme une sémiotique qui hérite directement de Peirce : le monde est un monde de signes. Nous vivons et pensons dans et à travers des signes. S’il reprend à Peirce la structure triadique du signe (representamen, interprétant, objet), il lui donne une orientation moins logiciste qu’intersubjective et sociale : quelqu’un interprète quelque chose (ou quelqu’un) pour quelqu’un. Même l’interprétation la plus solitaire s’opère d’emblée comme une adresse (en vue d’autrui). Plus encore, l’interprétation est considérée comme un processus social qui se déploie dans ce que Royce appelle des « communautés d’interprétation » (communauty of interpretation) : « J’ai appelé l’interprétation un processus cognitif social essentiel ; et il est en fait bien ainsi. L’Homme est un animal qui interprète » (Royce, 1918 : 168 [traduction libre]). La notion de « communauté d’interprétation » a une portée décisive, au point d’articulation d’une sociologie herméneutique, tant dans sa dimension épistémologique (une théorie scientifique, y compris sociologique, n’est jamais vérifiée par la seule expérimentation du chercheur mais a toujours besoin d’une confirmation par une « communauté scientifique d’interprétation ») qu’anthropologique (toute compréhension ordinaire de signes s’opère à l’intérieur de communautés particulières d’interprétation).

conclusion

Nous disposons désormais des trois éléments fondamentaux nécessaires à la construction d’une sociologie herméneutique : d’une part, la structure qui définit la texture du monde social comme ordres stratifiés, stabilisés et autonomisés du sens, accessible sous la hauteur sémiologique ou sémiotique du global et de la synchronie ; d’autre part, l’historicité qui inscrit la texture du monde social dans son processus génétique, accessible à partir de la profondeur diachronique d’une socio-phénoménologie ; enfin, l’acte qui replace la texture du monde social dans l’événement de son accomplissement et de sa mise en scène en situation, accessible à partir de la surface indexicale du pragmatisme. Qu’apporte l’herméneutique à cette construction ? Ontologiquement, l’herméneutique permet, sans analogie, d’assimiler le monde social à un texte, dans son acception large : un assemblage ou un tissage ordonné de significations (une « texture »). Méthodologiquement, l’herméneutique permet, d’une part, de comprendre le sens du monde social analogiquement avec la configuration d’un texte (écrit), dans son acception restreinte : l’action sociale, dans l’interdépendance du tout et de ses parties, se laisse fixer, autonomiser, objectiver comme un discours écrit. Méthodologiquement, l’herméneutique permet, d’autre part, de comprendre comment le sens de la texture sociale est interprété et mis en scène dans ses accomplissements indexicaux par des acteurs interagissant en situation. C’est sous cette orientation qu’elle rencontre favorablement le pragmatisme. Il faut donc distinguer une macro-herméneutique (structurale) sociologique qui s’en tient aux agencements globaux des structures sociales du sens et une micro-herméneutique sociologique (pragmatiste) qui s’intéresse aux arrangements locaux et indexicaux des institutions sociales du sens.

Si la « structure », « l’historicité » et « l’acte » ne sont perceptibles respectivement que sous un point de vue particulier et à la faveur d’outils méthodologiques différents (sémiologiques, sociohistoriques, ethnographiques), c’est néanmoins de leur entrecroisement que le monde social peut apparaître dans toute son ampleur. Bien que les structures sociales du sens apparaissent comme un ordre stratifié, stabilisé et autonomisé, elles n’ont rien d’anhistorique : des institutions sociales du sens naissent, s’autonomisent et se transforment (et parfois disparaissent). La texture du monde social a une histoire dont on doit pouvoir retracer l’intrigue et la genèse. La socio-phénoménologie et la socio-histoire redonnent aux structures sociales leur part d’historicité et leur lot de contingence : elles auraient pu être autres que ce qu’elles sont devenues. Rien donc de mécanique et de nécessaire, malgré les effets d’inertie, dans la reproduction des structures sociales du sens. Les structures sociales sont des « structures ouvertes ». La part de contingence est gage en même temps pour les sociétés humaines de leur pouvoir relatif d’auto-transformation. La texture des structures sociales du sens est d’autant moins figée qu’elle est chaque fois jouée et rejouée en situation. De même qu’un même texte de théâtre reçoit des significations différentes chaque fois qu’il est interprété, mis en scène et mis en sens par des acteurs singuliers, dans des époques et des lieux différents, de même les mises en scène quotidiennes de la texture sociale contribuent à sa réécriture. Les acteurs sociaux ne sont point des automates mais les coauteurs, dans une longue chaîne de narrateurs, d’un texte qu’ils reçoivent en héritage : un texte qui les préfigure et qu’ils refigurent.