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Résolument urbains, habillés d’une modernité à l’américaine, les romans sentimentaux publiés par les Éditions Police-Journal[1] dans la collection « Roman d’amour[2] » (878 fascicules, parus sur plus de vingt ans) représentent un corpus d’une extraordinaire richesse pour saisir les normes et les fantasmes du lectorat québécois d’après-guerre. À côté des romans de Delly, Magali et consorts, qui exploitent la veine du roman sentimental catholique[3], la production des Éditions P-J apparaît nettement plus en phase avec l’entrée du Québec dans la société de consommation. Lus à l’époque par une proportion importante de la population québécoise, les romans de P-J rejoignent assurément un lectorat plus jeune que ne le font les textes dellyens : une enquête menée par Sylvie Provost a démontré que ce sont d’abord les baby-boomers âgés de 15 à 20 ans qui s’entichent de ces fascicules à 10 sous, vendus dans les tabagies, restaurants, pharmacies et gares[4].

Le chercheur Joseph A. Boone a proposé une classification de ces love-plot books à partir de trois types fondamentaux de situations : ceux, placés sous le chapeau courtship, qui racontent comment les personnages principaux réussissent à se retrouver après avoir vaincu des obstacles extérieurs variés ; ceux, rassemblés dans la catégorie seduction, qui insistent sur l’antagonisme sexuel des amoureux ; et ceux, regroupés sous l’enseigne wedlock, qui décrivent les tiraillements d’un couple mal assorti[5]. Les Éditions P-J ont exploré durant leur vingtaine d’années d’existence ces trois types de fabula, en mettant surtout l’accent sur des scénarios de courtship relatant l’histoire d’une jeune fille qui connaît les plaisirs de la grande ville et les palpitations de la séduction et qui, après quelques épreuves plus ou moins douloureuses, obtient de la part d’un jeune homme l’assurance d’un beau mariage. Sans doute pour retenir l’attention d’un lectorat qui vieillit en même temps que la maison d’édition et avance progressivement dans l’âge adulte, P-J publie à l’occasion des histoires qui se penchent sur les premières années de vie commune d’un couple. Cette production ne manque pas d’intérêt, à un moment où le mariage devient, dans la société québécoise, une véritable célébration matérialiste qui fait de ce « grand jour » l’affaire des femmes, reines incontestées de l’espace domestique moderne[6].

C’est sur ce dernier groupe de textes[7], que nous qualifions de « romans de la jeune mariée[8] », que nous souhaitons nous arrêter dans la présente contribution. Il nous est vite apparu que, remodelant la trilogie dégagée par Boone et revisitant les catégories de type wedlock, courtship et seduction à l’intérieur même du cadre conjugal, le corpus pouvait être divisé en trois récits archétypaux. La première partie de notre article décrit comment les romans soulignent les écueils dans l’aménagement d’un chez-soi, lieu terminal du rapprochement des personnages et d’épanouissement des héroïnes, qui ne peuvent être heureuses que dans l’accession à un home, couronnement de la féminité selon les codes de l’époque. La deuxième partie explore les états d’âme des héroïnes en manque d’amour, le mariage pouvant pour elles se transformer en « tombeau de l’amour » quand les époux songent à l’adultère ou se révèlent de trop ternes cavaliers. La troisième et dernière partie étudie des romans qui mettent en scène une carence de désir de la part d’un des personnages, nul ne pouvant se prétendre amoureux sans éprouver une forte attirance physique pour son partenaire, ce à quoi nous avaient peu habitués les romans canadiens-français de la période précédente, lesquels se bornaient à évoquer des regards langoureux et de chastes baisers. Au terme de l’analyse, il se dégage du corpus une certaine formule du bonheur tout entière repliée sur le couple : être heureux, c’est posséder un foyer confortable où cultiver la passion mutuelle entre deux êtres qui s’apprécient et se désirent.

UN LIEU POUR S’AIMER

Les attentes vis-à-vis du mariage sont à l’évidence fort différentes dans les années 1950 selon qu’on se place du point de vue de la femme ou de celui de l’homme. Dans les romans de P-J, tant les personnages féminins que masculins sont appelés à convoler en justes noces, mais les étapes pour se préparer à ce grand événement sont distinctes selon les sexes[9]. Alors que la femme cultive son innocence en tâchant de mettre en valeur une beauté qui lui vient d’abord de sa jeunesse (elle travaille sur elle-même pour mieux se donner aux autres dans son futur rôle de « reine du foyer »), l’homme doit accumuler des expériences qui lui permettent de s’établir dans la vie (il se donne à son travail, pour mieux s’occuper plus tard des autres dans son rôle de pourvoyeur). Cet écart se traduit par une série d’oppositions genrées propres au roman sentimental traditionnel[10]. Une fois mariée, la femme obtient un foyer, mais celui-ci est sans extériorité et sans issue, la voie du divorce étant bloquée. Clos sur lui-même, son ménage doit donc être parfait, au risque de faire sombrer la promesse de joie infinie contenue implicitement dans la cérémonie du mariage.

Tous les romans de la nouvelle mariée respectent les invariants suivants : deux jeunes adultes (l’écart d’âge entre eux ne dépassant pas quelques années), blancs, francophones, catholiques et hétérosexuels sont appelés à fonder un foyer, concrétisé par l’arrivée d’un, deux ou, tout au plus, trois enfants. Ce foyer est, dans le meilleur des cas, une somptueuse maison située dans un quartier chic (Outremont) ou, dans le pire des cas, un coquet bungalow bâti dans une banlieue appréciée de Montréal (Anjou), et rarement un appartement, comme cela se voit dans nombre de productions américaines de la même époque[11], alors que pourtant les Montréalais sont très largement locataires[12]. La possession de cet espace domiciliaire sera l’enjeu de Dernier amour, un roman qui met en scène une véritable bataille, menée par Rolande, pour la conquête physique de la maison de Luc, qui n’a osé toucher à l’aménagement intérieur depuis qu’il est veuf. Plus Rolande arrivera à disputer sa place au souvenir de la morte, plus elle sera confirmée dans son statut d’épouse, gratifiée d’un amour encore plus intense : « Luc regardait Rolande. Une nouvelle femme venait de lui être révélée. Une femme d’autorité […]. […] Il ne reconnaissait plus Rolande, et cette nouvelle femme lui plaisait encore plus[13]. » On pourrait presque ramener la trame des récits semblables à celui de Dernier amour à une formule : le bonheur conjugal exige la combinaison parfaite d’un home (l’avoir) et de la passion (l’être), l’un étant souvent la condition de l’autre. Le foyer devient ainsi un espace où se construit une identité féminine sous la protection d’un homme viril, riche et vaillant.

Ce foyer ne tolère nulle intrusion. Tout comme dans les romans de Mills & Boon (l’ancêtre d’Harlequin) de la période de l’après-guerre, ceux de P-J dénoncent la présence des beaux-parents dans la vie des amoureux. Le mariage y est régulièrement décrit comme « a fight between the heroine and her mother-in-law for the control of the hero and the children[14] ». La mère du héros constitue rarement une rivale dans les romans de la jeune mariée des éditions P-J, pour la bonne raison que les « fils à maman » sont très rapidement disqualifiés comme époux et n’atteignent donc pas l’étape du mariage. Le manque d’autonomie par rapport à la mère trahit une incapacité à devenir un homme viril et volontaire, capable de soutenir son épouse à travers les épreuves et de jouer auprès d’elle un rôle protecteur et paternel. Et même l’idée que les enfants, devenus responsables, doivent s’occuper de leurs parents et leur servir de bâtons de vieillesse se voit contestée au nom du principe supérieur selon lequel les amoureux doivent être tout entiers voués à cultiver leur bonheur[15]. L’idéal de la famille moderne veut que chaque couple fonde un foyer (l’épouse remplaçant la mère du mari, et l’époux le père de sa femme), plutôt que de prolonger une lignée. Le roman Le bonheur se gagne ne saurait être plus limpide à ce sujet : Laure a dû prendre de force la place de sa belle-mère pour conserver l’amour de Jacques, et l’épilogue du roman montre son propre fils, Pierre, lui-même amoureux d’une jeune fille dont il dit : « [Elle a] des beaux yeux comme toi, maman[16]. » Le nouveau foyer efface l’ancien, laissant les époux, plus que jamais, « seuls au monde ».

Si, d’aventure, on rencontre malgré tout une mère rivale, le dénouement du récit est conforme à la philosophie qui se dégage du reste du corpus. Après des déboires financiers, le Jacques du roman Le bonheur se gagne propose à sa femme d’emménager chez ses parents afin qu’il puisse reprendre ses études. Laure en est outrée : « Oh, Jacques ! Tu ne peux vraiment pas me faire une chose aussi horrible [17] ! » On comprend que le retour au bercail de Jacques signifierait, pour Laure, d’habiter dans la maison de l’autre et de renoncer à un véritable chez-soi. Elle lance à son mari un ultimatum : c’est elle ou sa famille, mais Jacques ne voit, dans la réaction de son épouse, qu’une femme « folle de jalousie[18] ». Craignant de briser à tout jamais le coeur de sa mère, Jacques se résout à se séparer de Laure, la renvoyant à son état d’enfant (ne lui suggère-t-il pas de reprendre son emploi de « jeune fille » ?). Il découvre cependant quelques mois plus tard que Laure est enceinte, signe manifeste qu’elle est bel et bien devenue une femme adulte. Il revient vers elle et lui jure que, désormais, elle tiendra toujours la « première place » : « [J]e dois d’abord, lui confie-t-il, penser à toi[19]. »

Dans le roman de la jeune mariée, l’épouse a conquis un espace où elle est « reine », mais c’est au prix d’un profond isolement. Contrairement aux romans de la jeune fille, laquelle doit souvent occuper divers emplois salariés en raison de sa condition modeste, il est attendu que la femme mariée ne travaille pas à l’extérieur de la maison. Conformément à la distribution genrée des rôles dans l’après-guerre[20], sa carrière est celle d’épouse et elle ne quitte donc que peu son domicile. Ses responsabilités consistent à prendre soin de son ménage : elle devient experte à dorloter son mari, à élever des enfants et à équilibrer un budget[21]. Les ami·es de la mariée sont inexistant·es, tout comme les voisin·es. On réalise que la mariée est à peu près complètement laissée à elle-même. Son repli sur son home et son homme est complet : on la devine confinée à ses fourneaux, sans possibilités d’échapper à cet enfermement, sauf pour faire les courses[22].

Dans un tel contexte, la maison devient centrale dans le discours amoureux qui prend forme dans les années 1940 et 1950[23]. C’est le lieu de l’intimité et des rapports affectifs, mais aussi un espace domestique, que la femme doit investir comme « fée du logis ». Le mariage correspond à l’entrée en domesticité de la fiancée et elle doit s’y préparer en développant ses talents de cuisinière, de ménagère, de décoratrice et de gestionnaire. Marie, dans Le réveil à l’amour, l’apprend à ses dépens. Après la mort de son père, elle subit un profond choc, et c’est Jean, un jeune homme qu’elle avait d’abord éconduit, qui lui vient en aide. Elle accepte de se marier avec lui, tout en refusant de se plier à cette injonction première : « Si tu veux me rendre heureux, tu devras être mon épouse, entretenir ma maison là où mon travail m’appelle[24]. » Marie souhaite partir en voyage de noces et Jean, qui occupe une position enviable de comptable dans une firme bien établie, négocie un congé sans solde afin de la satisfaire. Il finit pourtant par perdre son emploi tant les deux tourtereaux tardent à mettre un terme à leur voyage.

Les époux étant revenus à Montréal après un an, leurs économies épuisées, Marie constate chaque jour à quel point elle ne sait rien faire de ce qu’on attend d’elle. Sa belle-mère la juge sévèrement, découvrant avec horreur que ses mains n’ont jamais lavé une assiette. Sa vie se révèle d’une tristesse profonde : « Quelle étrange et intolérable existence commença pour elle […]. […] Marie ne s’était jamais imaginé que les jours pouvaient mettre aussi longtemps à s’écouler[25]. » Son ennui est vite doublé d’un plus grand malheur : à cause d’elle, Jean, naguère travaillant, est devenu paresseux et s’est mis à boire, tare suprême pour un homme. Malgré le repentir de Marie, les choses ne font qu’empirer. Le couple est poussé à la ruine et la santé de Marie décline. Le sursaut survient quand celle-ci tombe enceinte. La perspective d’un enfant à venir réveille in extremis le sens du devoir de Jean. Quant à Marie, elle guérit lentement et grandit en sagesse, apprenant de ses erreurs. La reprise en main de celle qui voulait mener une vie de princesse, se refusant à ce que « les vicissitudes de la vie[26] » contrecarrent son rêve de bonheur, sera récompensée, à l’instar de toutes les héroïnes qui respectent les normes rigides de l’après-guerre, dans la possession d’un home bien à elle :

Le soleil brillait dans les fenêtres, et Marie s’arrêta un instant, avant de se rendre à la cuisine préparer le souper. C’était sa maison, pensait-elle. Demain Jean partirait à ses affaires pour revenir le soir. Il avait son travail, elle avait le sien. […] Le visage de Marie s’illumina d’un sourire transfiguré, son coeur rempli de joie de son rôle de mère et d’épouse. Elle possédait maintenant toutes les richesses de la terre : la vie lui avait enseigné que pour savoir aimer, il faut savoir s’oublier[27].

« JE VEUX ÊTRE AIMÉE[28] »

De manière intéressante, aucun des romans de P-J ne suit le scénario commun au marriage plots de Mills & Boon ou aux guimauves de Delly et compagnie : on n’y retrouve ni mariage de convenance ni mariage forcé, dans lesquels des étrangers unis contre leur gré arrivent à se connaître, à s’apprécier et à vivre en parfaite harmonie[29]. Toutes les unions présentées chez P-J sont voulues par les personnages, même si les motifs qui les animent sont parfois peu avouables et seront la source de bien des déboires. Les deux grandes causes du malheur des époux sont le manque d’amour et une carence sexuelle, ce qui peut se résumer en un déficit de passion.

Le mot clé du bonheur conjugal dans les fascicules des années 1940 et 1950 est « partage ». Étant « d’essences » différentes et donc appelés à jouer des rôles foncièrement distincts, les deux partenaires doivent apprendre à faire des compromis. La femme, qui est présentée comme émotive jusqu’à l’irrationalité, doit donner son corps en contribuant physiquement au bien-être du couple (par l’exécution de tâches ménagères et par la disponibilité sexuelle) ; en échange, l’homme, qui est présenté comme une force brute débordant parfois vers la violence, doit accepter de donner son coeur en répondant aux besoins de tendresse de son épouse. C’est pourquoi l’enfant, idéalement le fruit combiné de la sexualité et du sentiment le plus pur, est souvent l’occasion d’un rapprochement des protagonistes ; dans les récits, au contraire de ce qu’on aurait pu croire, la maternité ne compromet pas, mais attise l’attirance de l’homme pour sa femme ; en d’autres termes, une femme qui tient un enfant dans ses bras est encore plus belle et désirable aux yeux du héros.

En contraste avec les récits de courtship où le contrat demisexuel[30] est aisément – et à jamais – ratifié (le « live happily ever after » des contes anglais), les romans de la jeune mariée insistent sur la longue route à parcourir avant d’arriver à cette transaction entre le corps de la femme et le coeur de l’homme. Certaines héroïnes expriment notamment la déception de se réveiller, après la nuit de noces, aux côtés d’un homme ennuyant. Bien navrant est le sort de celles qui, comme Ruth dans Souffle de passion, sont si désireuses de quitter le foyer des parents qu’elles épousent un homme bon, mais terne. Marcel l’aime, certes, mais sans provoquer chez Ruth aucune fièvre, aucun émoi. S’apercevant que sa vie ne rime à rien, n’étant pas soulevée par l’enivrement amoureux, elle sombre peu à peu dans la dépression, absorbée par un désespoir digne des tourments d’Emma Bovary :

Quand Marcel rentrait, fourbu après une journée de travail, qu’elle le savait las à mourir, alors elle aurait voulu mourir elle aussi, couchée parmi les fleurs du parterre, la face enfouie dans le gazon tout autour et les deux mains sur les oreilles pour ne point entendre jusque dans le tympan son coeur fatigué et malheureux[31].

Les rêveries de Ruth, prisonnière d’un mariage sans amour, ne cessent de la ramener au souvenir de Claude, un homme qui lui avait fait connaître, lorsqu’ils avaient naguère dansé ensemble, des sensations inédites : « Dévouée pour son mari et pour les petits, elle n’en pensait pas moins à Claude durant les longues journées, et même parfois dans la solitude des nuits d’insomnie[32]. » Heureusement pour Ruth, qui ne peut envisager le divorce comme solution à son mal[33], et qui n’entretient jamais de pensées adultères (une attitude qu’elle partage avec les autres héroïnes de P-J, comme nous le verrons dans la section suivante), un deus ex machina fait mourir Marcel dans un tour d’avion et elle peut se remarier avec un homme qui sait enfin lui faire connaître les transports de l’amour.

Le manque d’amour dans un couple découle souvent d’un faible engagement des hommes, qui pensent à assouvir leurs désirs dans des aventures d’un soir plutôt que de les canaliser vers une passion monogame. Déjà soupçonnés d’avoir une crainte maladive du mariage dans les autres récits de P-J, les personnages masculins du roman de la jeune mariée sont régulièrement décrits comme des êtres volages, qui renoncent difficilement à leur vie de célibataires, ce qui explique que le motif de l’inconstance du mari soit si fortement répandu. Marcel Roulet en incarne un spécimen : « passablement entiché des femmes », faisant à toutes celles de son goût une cour « éhontée », il exerce le métier de voyageur de commerce et ne se gêne pas pour accumuler les conquêtes lors de ses pérégrinations. « Il était un peu comme les marins. Il avait une amie dans chacun de ses ports d’attache. Lorsque le jeune homme arrivait dans une ville, il se hâtait de terminer son travail… Puis, il sortait son petit carnet noir et trouvait une jeune fille avec qui passer la soirée[34]. » S’étant marié avec une jeune femme « comme il faut », il ne peut s’empêcher de revivre dans sa tête une soirée passée avec une ancienne flamme, rêvant à ses cheveux roux, ses yeux verts, son corps superbe, ses jambes parfaites et ses baisers « longs » et « agréables[35] ». La belle Italienne et Dernier amour présentent des scénarios semblables, où l’épouse pourtant légitime voit ses amours compromises par les souvenirs d’une morte que le mari a aimée.

D’autres rivales amoureuses sont bien réelles, faites de chair, d’os et surtout de courbes. Marjolaine, la garce représente une figure traîtresse qui menace de ravager le bonheur d’un foyer. Dans les premières années de son mariage, Irène, la protagoniste de Marjolaine, la garce, doit travailler sans relâche pour tenir maison, s’occupant d’abord de ses jeunes beaux-frères et de sa belle-mère, puis de ses propres enfants. Elle met ses économies au service de l’entreprise de son mari, ce qui assure leur prospérité. Cet aspect, plutôt inusité dans notre corpus, mérite d’être souligné. L’apport financier d’Irène au succès d’Albert l’autorise plus que quiconque à réclamer la fidélité du mari, puisqu’en plus de son corps, c’est de ses deniers qu’elle a payé leur bonheur. Quand il s’apprête à succomber aux charmes de Marjolaine, Irène est courroucée : « Si aujourd’hui tu es en affaires, c’est grâce à moi. […] Ce que tu ne devrais jamais oublier, c’est que je suis responsable de ce compte en banque. Sans moi, tu n’aurais probablement pas une cenne aujourd’hui[36]. » Durant tout cet entretien, c’est à peine si Albert murmure quelques mots. Il propose finalement à Irène de partir en voyage de noces. La colère de cette dernière s’évanouit et elle excuse instantanément son mari repentant et penaud.

Force est d’admettre que ce sont encore les femmes, taxées de « garces » ou de « perfides », qui sont pointées du doigt comme responsables de l’inconstance masculine, alors qu’on pardonne à l’homme des infidélités que l’on dit nourries par des pulsions « naturelles », surtout que celles-ci ne dépassent jamais dans notre corpus les pensées coupables (le hasard ou, plus souvent, l’épouse délaissée intervenant juste à temps pour sauver le ménage vacillant[37]). C’est l’héroïne, comme gardienne de la morale, qui a la responsabilité de conserver l’unité de son foyer, envers et contre tous. N’empêche que, dans l’histoire du roman sentimental québécois, les romans de la jeune mariée convoient une nouveauté : la reconnaissance de l’importance de la vie sexuelle du couple marié. Alors que les romans des décennies précédentes faisaient l’impasse sur les murmures d’alcôve, et tandis que les autres romans de P-J présentant une héroïne encore non mariée se limitent aux baisers fougueux, le corpus ici étudié lève en partie le voile sur les mystères de l’Éros.

« LES AMOUREUX AVAIENT LA MAISON À EUX SEULS[38]… »

Dans les frontières toujours de la bienséance, les fascicules sentimentaux reconnaissent tous qu’un couple heureux est un couple désirant[39]. La remarque portant sur la production de Mills & Boon s’applique par conséquent pleinement au corpus du roman de la jeune mariée des Éditions P-J :

Despite their reputation for “stopping at the bedroom door”, Mills & Boon romances have always been sexual. In the beginning, Mills & Boon novels make explicit the link between love, marriage and sex. This implies, of course, that sex is part of marriage, and that women have sexual desires that need to be met[40].

Dans les histoires de P-J, il est entendu que si la femme (pas plus que l’homme) ne saurait se marier pour des raisons qui tiennent à une simple attirance physique, il est hors de question pour elle de s’unir à un homme qui ne la désirerait pas et qu’elle ne désirerait pas en retour. Or, si la question de l’argent du prétendant peut se régler avant le mariage par un simple coup d’oeil à son métier (le jeune médecin) ou à sa lignée (le fils d’un riche entrepreneur), celle de la sexualité est plus sensible, dans la mesure où les expressions trop vives de désir sont condamnées au nom d’une morale judéo-chrétienne qui ne souffre aucun écart de conduite. Cette donne est amplifiée par une conception genrée de la sexualité : l’homme est une bête dont la libido doit être mise en bride, canalisée et sublimée par la découverte de l’amour, et la femme est un ange dont la pudeur doit être dissipée par la rencontre d’un homme viril, puissant et protecteur[41].

Nous avons rencontré relativement peu de romans faisant directement référence à la nuit de noces, et cela n’a rien d’étonnant dans le contexte de l’époque, où la représentation explicite de scènes sexuelles aurait été fortement condamnée par les élites et par la loi[42]. Quand elle est évoquée, c’est qu’elle est ratée et sert de prétexte à la disjonction des amoureux. Par exemple, le récit Nuit divine s’ouvre sur un triangle amoureux. Paul et René courtisent Denise, une amie d’enfance. Après moult tergiversations, celle-ci élit René, sans que celui-ci ait le temps de se réjouir de cette préférence : il meurt d’une maladie pulmonaire après avoir chuté dans une rivière. Une fois le deuil passé, Denise se marie avec Paul, qui a choisi, pour passer leur nuit de noces, la suite du même hôtel que lui avait fait visiter René, à titre de premier fiancé. Submergée par les souvenirs, Denise se sent dans l’incapacité de se donner à Paul : « Elle tendit les mains dans un geste aveugle. Il les saisit, l’attira contre lui, alors que ses lèvres gourmandes quêtaient les siennes. Denise suppliait que ses émotions soient comprises. Il lui fallait du réconfort et non des baisers amoureux, les baisers de l’homme qui était son mari[43]. » La mention du statut d’époux de celui qui embrasse vient renforcer la faute de Denise : sa réticence à s’abandonner dans les bras de son époux la renvoie à l’état de « pauvre petite fille[44] », ce que souligne Paul dans une réponse cinglante : « Es-tu si faible que tu ne connais même pas ton coeur ? Je veux une épouse Denise, pas une jeune fille sentimentale qui vit du passé[45]. » D’une voix « brusque, brutale, tendue », Paul quitte la pièce et fait chambre à part. Dès le lendemain, il part au front, le récit ne manquant pas de mentionner qu’il remplit, contrairement à Denise, sa part du contrat conjugal en envoyant chaque mois son allocation à son épouse.

Ayant refusé de prendre sa place dans le monde sexué, Denise est sévèrement condamnée, traitée avec mépris. Sa mère, surtout, qualifie son désespoir face au départ de Paul « de lâche », et lui intime de se ressaisir. Prenant peu à peu conscience de l’impossibilité pour elle d’accéder à la légitimité de l’épouse sans donner son corps, Denise mesure l’ampleur de sa faute et en vient à bénir la brutalité dont Paul a fait preuve envers elle lors de la nuit de noces : « L’homme en lui avait appelé la femme et non l’enfant, la jeune fille qui couvait encore chez Denise. Il avait escompté que son épouse soit femme, qu’elle ne soit pas une enfant faible, incertaine, douteuse. Et Paul avait eu raison[46]. » En attendant son retour de la guerre, Denise embrasse de ses lèvres le chèque qu’elle reçoit de lui, dans une allusion claire à la transaction entre le portefeuille de l’homme-pourvoyeur et le corps de la femme-objet. Après avoir doublement imploré le pardon de Paul, Denise se donne enfin à lui dans « une petite auberge » et permet ainsi à Paul de retrouver une « voix profonde, tendre[47] », lavée de toute trace d’agressivité.

L’histoire de Denise recoupe celle de nombreuses héroïnes de romans sentimentaux qui sont initiées sexuellement par un homme plus mature, plus décidé et, bien souvent, violent. Beaucoup plus rare est la figure de l’héroïne désirante, qu’on retrouve pourtant dans le roman L’épouse d’un fou. Originaire de Marieville, Carole Bonté est placée devant le même dilemme que Denise : choisir entre deux hommes. L’un est riche mais ne souhaite l’épouser que pour la « montrer à ses amis et se vanter d’avoir une belle femme[48] » ; l’autre, nommé Paul, est un peintre désargenté, peu pressé de convoler en justes noces, étant trop absorbé par son art. Bref, comme le dit l’héroïne, tandis que l’un ne songe qu’à l’argent, l’autre ne pense qu’à sa peinture. À la surprise de plusieurs, Carole jette son dévolu sur l’artiste, décrit pourtant comme « petit et chétif ». Elle fait les premiers pas pour le convaincre de la demander en mariage, ce que condamne vertement sa mère, qui croit qu’elle finira par le regretter, les hommes étant ceux qui doivent « courir après les jeunes filles[49] ». N’en faisant qu’à sa tête, sa fille choisit de porter un chandail « provocant » à leur rendez-vous suivant : « Ce petit chandail m’avantage énormément. Si Paul ne se déclare pas avec ça, c’est parce qu’il est fichument froid et qu’il n’est pas un homme[50]. » Paul répète à plusieurs reprises qu’il ne ressent pas la « nécessité » de se marier et est satisfait de passer du temps avec Carole, sans demander davantage. « Ce qu’il appelait de l’amour n’était plutôt que de la camaraderie et de l’amitié[51]. » Carole, elle, ressent des pulsions physiques qu’elle parvient de moins en moins à contenir : « Carole Bonté avait 20 ans et ses sens commençaient à se faire sentir[52]. » Elle finit par arracher à Paul une demande en mariage. Arrive le moment de la nuit de noces, que Carole « attendait avec l’impatience de ses 20 ans et de l’amour qu’elle éprouvait pour son mari de quelques heures[53] ». Constatant avec dépit que Paul ne s’intéresse pas à elle mais entend profiter de leur escapade dans une modeste « cabine » du mont Orford pour terminer quelques toiles, Carole se retire dans la chambre, enfile un déshabillé et appelle son mari. Quand celui-ci entre dans la pièce, elle lui ouvre les bras et l’invite à venir l’embrasser. À sa grande surprise, après l’avoir regardée avec des yeux « durs » et « méchants », Paul prend une voix « féroce » et la traite de « putain », de « vulgaire fille de rue », attifée d’un « vêtement qu’on ne trouverait que dans les bas-fonds de Montréal[54] ». Il la rejette brutalement, affirmant ne plus jamais vouloir la revoir.

Refoulée à l’état de jeune fille, Carole en est quitte pour retourner le soir même dans la maison de ses parents, à Marieville. Elle apprend quelques jours plus tard que Paul a fait une « crise de folie » et est hospitalisé. Elle en assume l’entière responsabilité : « Si je ne l’avais pas provoqué, Paul ne m’aurait jamais demandée en mariage[55]. » Deux ans plus tard, Paul meurt dans un « asile d’aliénés ». Elle réalise alors qu’elle ne l’avait jamais aimé. La jeune épouse de « quelques heures », n’ayant connu de l’amour qu’un mariage en blanc, a conservé son « teint d’écolière » et est restée « pure ». Elle pourrait profiter de sa beauté pour épouser un homme riche, mais elle n’a rien d’une « coureuse de fortune » et espère toujours connaître le grand amour. Celui-ci se présente sous la figure de François, un type « grand, fort et beau ». Quand il l’attire vers lui « [d]e ses bras puissants » et « dépos[e] sa bouche sur la sienne », elle « ressen[t] une sensation étrange qui lui était totalement inconnue[56] ». Elle sait alors qu’elle a « trouvé chaussure à son pied[57] » : « Cette beauté avait besoin d’un homme avec du caractère, d’un homme qui sache où il allait. Elle venait de le trouver dans la personne de François Galais. Et, cette fois, c’était l’amour réel, un amour réciproque et partagé[58]. »

Le sort des femmes délaissées est également décrit dans Fils d’une traîneuse, qui porte sur le couple formé par Lucille et Pierre. Ce dernier, ayant perdu son emploi à Montréal, trouve un poste de mécanicien au phare de Baie-Trinité, sur la Côte-Nord. Lui promettant une « petite maison [qu’elle] arrangera à [s]on goût », et où personne ne « les dérangera » dans leurs « étreintes amoureuses », Pierre transmet son enthousiasme à son épouse. Mais l’isolement de la maison, l’absence de divertissements possibles, les paysages arides et rocailleux plombent bientôt ce nouveau départ. D’autant plus que les amoureux ne sont pas seuls : ils doivent subir la présence d’Alain, l’assistant de Pierre à qui celui-ci ne confie pourtant pas de tâches, par besoin de tout contrôler. L’oisiveté étant la mère de tous les vices, les regards d’Alain sur Lucille deviennent lubriques, « car il y avait 6 mois qu’il n’avait pas vu une femme[59] ». Lorsque Lucille se plaint à son mari d’être seule toute la journée, celui-ci la renvoie à Alain, qui peut très bien, croit-il, la distraire. « Mon mari me relègue-t-il donc à un autre afin de pouvoir travailler comme un forcené [60] ? », se demande Lucille en blêmissant.

La tension sexuelle devient de plus en plus palpable, surtout que Lucille a pris, bien malgré elle, l’habitude de coucher seule tous les soirs. Représentation rare dans notre corpus, l’époux obsédé par son travail, désireux de prouver sa valeur comme pourvoyeur, en vient à ne pas remplir sa partie du contrat conjugal, qui consiste à réclamer le corps de son épouse. Dans la froideur de son lit, Lucille est habitée par une pensée de plus en plus récurrente : « Non, ne le fais pas… non, ne le fais pas… non[61]… » Elle finit pourtant par embrasser Alain, qui lui, avalise son identité de femme désirante, au contraire de son mari indifférent. Mais ses avances tournent bientôt au cauchemar : se trouvant sous l’influence de l’alcool, Alain la tient prisonnière dans sa propre maison et cherche à profiter d’elle, jusqu’à ce qu’un marin qui ramenait Pierre de l’autre rive surgisse inopinément. La barque qui les conduisait s’est échouée sur les rochers et Pierre est grièvement blessé. Lucille et Alain sont d’autant plus fautifs que la lumière du phare était éteinte à cause de la négligence d’Alain. Confuse, Lucille promet de s’efforcer « à l’avenir d’être une vraie femme de marin[62] ». Pierre aussi fait amende honorable, en reconnaissant qu’il n’a pensé qu’à son travail et s’est mal occupé de son épouse. La « souveraineté[63] » d’épouse de Lucille demeure relativement peu compromise par le baiser qu’elle a échangé avec Alain, probablement parce que, d’une part, elle a immédiatement repoussé cet amant potentiel, répétant que c’était « mal », et que, d’autre part, le désengagement affectif du mari dans la relation avait dépassé les limites de la froideur tolérée chez les hommes. Les récits sentimentaux n’insistent pas sur la virilité des héros masculins uniquement pour les confirmer en tant que protecteurs : leur corporalité inscrit aussi leur obligation à agir dans le monde sexué.

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Consacrés aux problèmes que rencontrent les couples dans les premières années du ménage, les romans de la jeune mariée posent trois conditions sine qua non au bonheur amoureux, et nous les résumerons ici, à rebours de notre argumentation. Résolument « modernes », ces récits intègrent, plus ou moins implicitement, comme une variation sur le thème de la seduction décrit par Joseph A. Boone, une saine sexualité en tant que partie intégrante du bien-être de la relation maritale. Cette reconnaissance du désir vaut tant pour l’homme que pour la femme, mais elle n’impose pas les mêmes devoirs : l’héroïne aura l’obligation de susciter (et d’assouvir !) le désir de son mari, toujours plus ou moins sur le point de lui être infidèle ; le héros devra quant à lui réclamer le corps de son épouse. L’érotisation du corps féminin fictif n’est sans doute pas étrangère au développement de l’industrie des produits de beauté, soutenue à grands renforts par la presse dite féminine de l’après-guerre[64]. À l’obligation pour l’épouse d’être belle et séduisante correspond le devoir, pour l’époux, de reconnaître ce corps, sans toutefois se laisser gouverner uniquement par ses pulsions sexuelles (Un mariage forcé ; La p’tite veuve).

C’est ici qu’intervient le deuxième type d’histoires, celui du courtship, auquel nous a habitués le scénario canonique de la romance : l’invitation à vivre la sexualité non seulement n’est valable qu’à l’intérieur du mariage, mais elle n’est possible qu’à condition d’aimer. L’éducation à l’amour concerne peu les héroïnes, tant celles-ci aiment de manière innée, au premier battement de coeur, ce qui explique d’ailleurs leur empressement à pardonner les incartades de leurs maris. Ce sont surtout les héros qui doivent oublier leurs anciennes flammes, équilibrer les besoins d’affection de leur épouse et les exigences de leur carrière, et accepter d’ouvrir leur coeur jusqu’à devenir vulnérable. La grossesse de leur femme sera souvent l’occasion pour eux de prendre conscience de leur égarement, de faire oeuvre de repentir et de redoubler d’attention à l’égard de leur « tendre » épouse.

Enfin, les histoires de type wedlock dévoilent à quel point l’apprentissage du rôle de reine du foyer n’est pas simple pour les héroïnes. Nous avons démontré que pour s’aimer et pour se le dire avec le corps, les nouveaux mariés ont cruellement besoin d’un home. À lire et à relire le corpus des romans de la jeune mariée, on ne peut qu’être frappé par la quantité de remarques portant sur les difficultés liées soit à l’acquisition même d’un espace où vivre, soit, dans la foulée, à la gestion des problèmes triviaux de la vie domestique. Dans La veuve capiteuse, Laurent, rentré ivre chez lui, se couche dans le lit conjugal, qui s’écroule sous son poids, ce qui a l’heur de le faire sortir de ses gonds : « Il n’y a rien qui marche dans cette maudite maison. C’est le réfrigérateur, c’est l’électricité, c’est le lit… rien ne marche[65]. » En rompant clairement avec le modèle de la famille traditionnelle où s’entassaient plusieurs générations, en mettant fin de manière définitive à la cohabitation avec les vieux parents, les récits de P-J proclament que le couple ne peut s’épanouir que dans un « nid à deux ». Non seulement ils l’habiteront seuls, mais aussi ils y disposeront de tout le confort de la vie moderne.

Le statut de jeune mariée s’assortit d’une telle somme d’obligations pour elle qu’il est légitime d’avancer que ces récits subvertissent le pacte de lecture ludique installé par les autres romans de la collection « Roman d’amour », qui, eux, tablent sur le plaisir d’une jeune fille découvrant les divertissements de la vie urbaine. On ne badine pas avec le statut d’épouse ; les promenades en voitures de luxe ne sont plus que souvenirs pour celle qui désormais doit apprendre à devenir une experte ménagère, tout en empêchant son mari de « sauter la clôture ». Par ailleurs, on cherchera en vain dans le corpus des romans de la jeune mariée des adjuvant·es : une fois installée dans son foyer, elle y est bien seule, tout entière vouée à cultiver son affection pour son mari et ses enfants. Dans les romans se terminant sur une promesse de mariage, l’héroïne peut parfois trouver du réconfort auprès de sa meilleure amie (souvent sa colocataire) pour affronter les tourments de l’amour. Mariée, non seulement elle ne peut compter que sur elle-même, mais elle doit affronter, en plus de la brutalité des hommes (dont parfois celle de son mari), la violence des autres femmes, à commencer, souvent, par celle sa propre mère ou de sa belle-mère.

Les romans de la jeune mariée insistent également tous sur un point : une fois l’union célébrée, l’équilibre entre les trois ingrédients du bonheur (sexe, affection et foyer) est fragile, et peut faire naufrage à tout moment devant les vicissitudes du quotidien. Aucun roman ne l’illustre mieux que La veuve capiteuse. Faute d’argent, Rita et Laurent doivent, une fois mariés, habiter la maison du père de Rita, aussi occupée par Guy et Aline, frère et soeur de Rita. Sans home, leur bonheur est loin d’être acquis, même si le père de Rita leur laisse la maison familiale pour trois jours après leurs noces, afin qu’ils profitent de cette « solitude nécessaire aux amoureux[66] ». La lune de miel est de courte durée et les charges du ménage augmentent : les dettes s’accumulent et, surtout, Laurent est toujours « dérangé au moment où il s’apprêt[e] à embrasser sa femme[67] ». Exaspéré, ne pouvant remplir ni la première ni la troisième condition du bonheur marital, Laurent brise la deuxième : il s’éloigne de Rita et vient tout près de succomber aux avances d’une « veuve capiteuse ». C’est, cette fois, grâce au motif de la maladie de l’épouse que le mari rentre dans le droit chemin. On sait à la fin qu’ils seront heureux, puisque le père de Rita leur a offert en cadeau un appartement « joliment meublé », où ils pourront enfin s’embrasser à souhait.

En ouvrant furtivement une fenêtre sur les ratés de la société de consommation, il semble que le roman de la jeune mariée instaure un nouveau contrat de lecture, qui se rapprocherait davantage de celui qui prévaut dans les courriers du coeur – ce qui réaffirme, une fois de plus, la nécessité d’étudier la littérature fasciculaire en relation avec la presse magazine de l’époque. Témoin des solutions déployées par la jeune mariée pour parvenir à boucler le budget du couple, la lectrice y trouve peut-être une forme de conseil ou de consolation. Tempérant considérablement le discours « jovialiste » des autres récits de la collection « Roman d’amour » des éditions P-J, le sous-corpus des romans de la jeune mariée expose ainsi la vulnérabilité du bonheur amoureux sans doute susceptible de rejoindre un lectorat de plus en plus lucide, qui commence à comprendre qu’il faut parfois durement travailler à son bonheur et que, loin des finales de film hollywoodien, « le mariage n’est pas tout[68] ».