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Introduction

« Notre histoire commence au cimetière Saint-Charles, à Québec. Une brume matinale enveloppe une suite incalculable de tombes. Face à nous, le caveau de la famille Rochette : une pierre noire surplombée de quelques fleurs sur laquelle sont gravés les noms des membres de la famille aujourd’hui décédés. S’y trouve le nom de Marie-Paule Rochette, 1918-1953. Pourtant, le corps de cette femme ne se trouve pas dans le caveau. »[1] Ainsi débute l’enquête journalistique menée par l’ancien policier Stéphane Berthomet. On découvre tout au long de sa populaire baladoémission « Disparue(s) » que le cadavre de Marie-Paule Rochette est celui de la noyée inconnue de la rivière des Prairies retrouvée en 1953 et inhumée dans une fosse commune du Repos Saint-François d’Assise, à Montréal. Gît donc, dans le lot cimétérial B-24667, la dépouille mortelle de Marie-Paule Rochette. Acceptera-t-on de l’exhumer à Montréal afin de l’inhumer auprès de ses proches à Québec?

En 2016, une demande a été présentée en ce sens à la Cour supérieure, qui l’a rejetée[2]. Tout en reconnaissant le caractère louable de la démarche, le tribunal souligne que, ne sachant pas exactement où se trouve le cadavre de Marie-Paule Rochette, l’exhumation troublerait le repos éternel de plusieurs autres personnes décédées et inhumées dans la fosse commune. Le respect des défunt·es prime ici sur la volonté des vivant·es et sur l’intérêt de Marie-Paule Rochette d’occuper la place qui lui est réservée dans le caveau familial. Les cas similaires à celui de Marie-Paule Rochette sont rares. Bien souvent, le respect du repos éternel cède le pas à la volonté des vivant·es. Comment comprendre alors les mécanismes qui encadrent l’exhumation?

L’objet de cet article est de retracer l’articulation du respect des personnes décédées en droit civil québécois en prenant comme terrain d’exploration le droit relatif à l’exhumation. Notons d’entrée de jeu que l’exhumation peut être demandée pour d’autres raisons que celle de servir l’intérêt de la famille ou de la personne décédée. Je propose, dans ce texte, de diviser les exhumations en trois catégories de fondements juridiques : (1) la volonté intime (de la personne décédée ou de ses substituts décisionnaires) relative à la disposition du corps, (2) la logistique funéraire (changement de destination du lieu d’inhumation ou réparation de la sépulture) et (3) la recherche (enquête du ou de la coroner ou recherche archéologique)[3].

J’observe que le droit civil québécois accorde une haute importance aux volontés des personnes en ce qui concerne le mode de disposition de leur corps et leur lieu de sépulture[4]. Dans la jurisprudence, celles-ci sont prises en compte et priment sur d’autres facteurs, même lorsqu’elles n’ont pas été clairement exprimées, puisque l’on tente alors de découvrir les volontés implicites, voire probables, des personnes décédées en interprétant leurs gestes, leurs paroles et leurs écrits — bref, leur vie. À cette fin, des juges emploient, selon mon analyse, une approche narrative pour déterminer ce que la personne décédée aurait souhaité[5].

Je remarque également que l’interprétation du caractère permanent de l’inhumation est à géométrie variable. Les juges rappellent de manière fréquente l’importance de la permanence de l’inhumation et l’exigence corollaire d’un motif sérieux justifiant l’exhumation. Bien que le critère du motif sérieux s’applique à toutes les demandes en exhumation, il n’a en pratique d’effet que sur les demandes fondées sur la volonté des substituts décisionnaires. Les tribunaux scrutent ainsi la moralité des raisons qui fondent les demandes des substituts décisionnaires[6]. À l’inverse, les tribunaux tendent à considérer que les exhumations à des fins logistiques sont toujours fondées sur des motifs sérieux[7], bien que leur sériosité ne paraisse pas toujours évidente. Suivant ce raisonnement, ils ont autorisé, depuis l’entrée en vigueur du Code civil du Québec, l’exhumation de plus de 3 875 cadavres. Ainsi, l’exigence du motif sérieux s’articule de manière plus stricte à l’égard de la volonté des substituts décisionnaires (qui s’appuie sur des motifs émotionnels ou symboliques) qu’à l’égard de celle des responsables de la logistique funéraire (qui s’appuie sur des motifs financiers).

Sur le plan méthodologique, j’ai analysé aux fins de ma recherche ce qui m’apparaît être l’ensemble des jugements en exhumation rendus et publiés depuis l’entrée en vigueur du Code civil du Québec[8]. J’ai examiné les raisons exposées par les juges pour justifier une exhumation ou la refuser, de sorte à offrir, dans une approche doctrinale, une conceptualisation des fondements et des motifs relatifs à l’exhumation judiciaire. Le contraste entre l’ancien droit relatif à l’exhumation et le droit nouveau, que nous examinerons dans la Partie I, justifie une césure entre le Code civil du Bas-Canada et le Code civil du Québec.

Cet article se divise en quatre parties. Dans la première, je dresse le cadre juridique dans lequel s’effectue cette recherche, en accordant une attention particulière aux changements relatifs à la volonté intime survenus avec l’entrée en vigueur du Code civil du Québec. Dans la deuxième partie, j’offre une catégorisation des divers fondements juridiques des exhumations qui permettra de mieux orienter le reste de la réflexion. Dans la troisième partie, j’aborde de front la question du traitement de l’autonomie corporelle et de la volonté intime après la mort. Je détaille comment des juges déterminent la volonté probable des défunt·es en recourant à une approche narrative. Je brosse également le portrait de la notion du « motif sérieux » mise de l’avant par la jurisprudence. Dans la quatrième partie, j’expose la facilité avec laquelle les tribunaux acceptent les demandes d’exhumation à des fins logistiques.

I. Le cadre juridique : entre volontés et considérations pratiques

Le droit civil québécois accorde généralement à toute personne le droit de décider de la disposition de son corps après sa mort. Voilà la concrétisation posthume des principes de l’autonomie corporelle[9] et de l’inviolabilité du corps humain[10] qui sont aux fondements de notre droit civil. Une personne peut donc régler ses funérailles[11]; donner son corps, ses organes et ses tissus à des fins médicales ou scientifiques[12]; consentir à une autopsie[13]; et, ultimement, décider du mode de disposition de son corps[14]. À défaut de volontés connues, un mécanisme de substitution décisionnaire se met en place : les héritiers et héritières ou successibles peuvent décider des funérailles et déterminer le mode de disposition du corps[15], et la personne qui pouvait, ou aurait pu, consentir aux soins peut autoriser un prélèvement d’organes et de tissus ainsi qu’une autopsie[16]. Notons que, dans son rapport jaune, le Comité des droits et devoirs civils de l’Office de révision du Code civil proposait que les substituts décisionnaires décident des funérailles et de la disposition du corps « conformément à [la] volonté probable » (« in conformity with [the] probable wishes ») de la personne décédée, mais cette formulation rattachant la substitution décisionnaire à la volonté de la personne décédée n’a pas été reprise dans le libellé du Code civil du Québec[17]. Les substituts décisionnaires sont donc responsables de prendre des décisions relatives au corps de la personne décédée sans toutefois être tributaire des volontés de cette dernière, de sorte qu’on ne peut dire qu’ils poursuivent l’exercice de son autonomie corporelle en son nom. En résumé, si le droit reconnaît la primauté aux volontés de la personne décédée[18], un régime de substitution permet aux vivant·es de combler l’absence de telles volontés[19].

Dans le contexte précis de l’exhumation, ce principe général de l’autonomie corporelle s’applique en vertu de l’article 42 du Code civil du Québec (C.c.Q.), sous le chapitre « Du respect du corps après le décès » (« Respect of the body after death »), qui permet à toute personne de régler ses funérailles et le mode de disposition de son corps, et, subsidiairement, s’en remet aux héritiers, héritières ou successibles qui deviennent alors des substituts décisionnaires :

42. Le majeur peut régler ses funérailles et le mode de disposition de son corps ; le mineur le peut également avec le consentement écrit du titulaire de l’autorité parentale ou de son tuteur. À défaut de volontés exprimées par le défunt, on s’en remet à la volonté des héritiers ou des successibles. Dans l’un et l’autre cas, les héritiers ou les successibles sont tenus d’agir ; les frais sont à la charge de la succession.

42. A person of full age may determine the nature of his funeral and the disposal of his body; a minor may also do so with the written consent of the person having parental authority or his tutor. In the absence of wishes expressed by the deceased, the wishes of the heirs or successors prevail. In both cases, the heirs or successors are bound to act; the expenses are charged to the succession.

[Soulignements ajoutés][20]

L’article 42 C.c.Q., qui ne traite pas explicitement de l’exhumation, pourrait sembler ne pas s’appliquer aux demandes en exhumation. Cependant, la jurisprudence se fonde sur cet article pour affirmer qu’une exhumation peut être autorisée dans l’objectif de respecter la volonté de la personne décédée. Par exemple, dans Lapolla Longo c. Lapolla, le juge Clément Gascon, alors à la Cour supérieure, est saisi d’une demande en exhumation d’un défunt enterré au Québec pour une nouvelle mise en terre en Italie[21]. Il explique que « [c]’est à l’article 42 C.c.Q que se retrouvent les dispositions pertinentes au mode de disposition du corps d’une personne majeure [et que] selon cet article, il faut d’abord rechercher les volontés exprimées par le défunt ou, à défaut, s’en remettre à celles de ses héritiers ou successibles »[22]. Le juge Gascon analyse ensuite les actes du défunt et conclut que « l’intention vraisemblable de monsieur Lapolla était d’être enterré aux côtés de son épouse dans son village de Panni, en Italie. Il s’ensuit qu’il y a lieu de faire droit à la demande d’exhumation »[23]. Le juge Gascon motive donc l’exhumation par la règle de l’article 42 C.c.Q., qui prévoit le respect de la volonté de la personne décédée.

La jurisprudence se fonde également sur l’article 42 C.c.Q. pour établir qu’une exhumation peut être autorisée afin de respecter la volonté des substituts décisionnaires. En ce sens, dans Malutta, la Cour d’appel s’exprime sur la demande d’un substitut décisionnaire souhaitant réunir ses parents dans le même lot cimétérial[24]. Les juges Nicholas Kasirer, Martin Vauclair et Marie-Josée Hogue expliquent que « la demande d’exhumation a été formulée dans une optique de réunification familiale, par celui qui, aux termes de l’article 42 C.c.Q., avait l’intérêt de le faire en l’absence de directives du défunt et compte tenu de son rôle de seul héritier de sa mère »[25]. Les juges remarquent « l’absence de toute expression de volonté contraire du défunt » et notent que la demande est formulée « par la personne qui, manifestement [a] un intérêt à entreprendre la démarche », soit « leur enfant unique et seul hériter »[26]. Considérant le motif du substitut décisionnaire suffisamment sérieux, la Cour conclut qu’il y a « lieu de faire droit, dès maintenant, à la demande »[27]. Ainsi, la Cour d’appel justifie son autorisation de l’exhumation notamment par la règle du respect des volontés des substituts décisionnaires inscrite à l’article 42 C.c.Q.

En somme, bien qu’il ne mentionne pas explicitement l’exhumation, l’article 42 sert d’assise à la jurisprudence pour justifier les exhumations fondées sur le respect de la volonté des personnes décédées ou de leurs substituts décisionnaires. Il établit ainsi deux fondements juridiques sur lesquels une demande en exhumation peut s’appuyer, soit le respect de la volonté (1) de la personne décédée ou (2) des substituts décisionnaires.

Évidemment, le respect de la volonté de la personne décédée ne peut être assuré que par l’action des vivant·es. Ainsi, les héritiers et héritières ont parfois la responsabilité d’assurer le respect des volontés de la personne décédée, et parfois celle de prendre une décision à défaut de volontés exprimées. Sur le plan technique, on peut distinguer l’origine de ces deux actions. D’une part, l’action en respect des volontés de la personne décédée est transmise aux héritiers et héritières en vertu de l’article 625 C.c.Q., qui dispose que « [l]es héritiers [...] sont saisis des droits d’action du défunt contre l’auteur de toute violation d’un droit de la personnalité » (« [t]he heirs [...] are seized of the rights of action of the deceased against the author of any infringement of his personality rights »)[28]. Le droit de la personnalité dont il est question ici est celui relatif à la disposition du corps prévu par l’article 42 C.c.Q. qui se trouve sous le titre « De certains droits de la personnalité » (« Certain Personality Rights »)[29]. On peut alors considérer que les héritiers et héritières sont responsables d’assurer, à titre posthume, le respect de l’autonomie corporelle de la personne décédée, n’agissant ainsi pas en leur qualité de substituts, mais plutôt de représentant·es de la personne décédée. D’autre part, l’action justifiée par l’absence de volontés exprimées par la personne décédée impose aux héritiers, héritières ou successibles d’agir par l’action seule de l’article 42 C.c.Q., cette fois-ci en tant que substituts décisionnaires. Remarquons que, curieusement, les successibles sont donc techniquement absent·es de la mesure relative au respect des volontés des personnes décédées, mais pas de celle établissant des substituts décisionnaires. Une difficulté relative au respect des dernières volontés pourrait pourtant survenir avant que les héritiers et héritières soient connu·es. Écarter les successibles n’est peut-être qu’un oubli des parlementaires, s’expliquant par le fait que l’article 625 C.c.Q. ait une portée large et semble surtout viser à permettre une action en dommages-intérêts pour la violation d’un droit de la personnalité[30].

Notons que la notion de disposition du corps, que l’on retrouve à l’article 42 C.c.Q., semble avoir été interprétée de manière assez large par les tribunaux. En effet, contrairement à la doctrine[31] et aux travaux de l’Office de révision du Code civil[32], la jurisprudence suggère que la disposition du corps dépasse la question de l’inhumation, de la crémation, de la cryogénisation, de l’aquamation ou de tout autre mode de disposition du corps. Cette notion inclurait également, par exemple, la ville et le lot cimétérial dans lequel le corps doit se trouver[33], et même la personne à côté de laquelle le corps peut être enterré[34]. Devant une interprétation large de la notion de la disposition du corps, on peut même se demander si l’article 42 C.c.Q. pourrait être invoqué pour interdire certains emplois du cadavre[35].

En outre, l’article 49 C.c.Q. traite directement de l’exhumation. Il prévoit que l’exhumation peut être ordonnée par un·e juge ou par un·e coroner. L’article 49 C.c.Q. ajoute également des fondements juridiques d’exhumation à ceux de l’article 42 C.c.Q. : (3) le changement de destination du lieu d’inhumation, (4) le projet d’inhumer le corps ailleurs, (5) le projet de réparer la sépulture[36] et (6) des motifs raisonnables de croire qu’un examen ou une autopsie du corps peut être utile à un·e coroner pour l’exercice de ses fonctions :

49. Il est permis, en suivant les prescriptions de la loi, d’exhumer un corps si un tribunal l’ordonne, si la destination du lieu où il est inhumé change ou s’il s’agit de l’inhumer ailleurs ou de réparer la sépulture.

L’exhumation est également permise si, conformément à la loi, un coroner l’ordonne.

49. Subject to compliance with the requirements of the law, it is permissible to disinter a body on the order of a court, on the change of destination of its burial place or in order to bury it elsewhere or to repair the tomb.

Disinterment is also permissible on the order of a coroner in accordance with the law.

[Soulignements ajoutés][37]

Notons que le libellé de l’article 49 C.c.Q. semble suggérer que l’autorisation d’un tribunal n’est pas nécessaire si l’exhumation est justifiée en raison du changement de destination du lieu d’inhumation, du projet d’inhumer le corps ailleurs ou de celui de réparer la sépulture. Or, l’article 56 de la Loi sur les activités funéraires prévoit explicitement que « [t]oute exhumation doit être autorisée par le tribunal » (« [a] disinterment must be authorized by the Court »)[38]. Avant l’entrée en vigueur de cet article en 2019, la Loi sur les inhumations et les exhumations disposait que « [s]ans la permission du juge, obtenue tel que susdit, il est interdit de procéder à aucune exhumation dans une église ou chapelle ou dans un cimetière » (« [n]o disinterment shall take place in any church, chapel or cemetery without the permission of a judge obtained as aforesaid »)[39]. Il est intéressant de noter que, tout comme l’article 49 C.c.Q., la Loi sur les activités funéraires prévoit que les coroners peuvent procéder à une exhumation sans l’autorisation du tribunal[40].

De plus, on pourrait interpréter l’article 49 C.c.Q. comme autorisant un tribunal à ordonner une exhumation sans que ce dernier n’ait besoin de justifier sa décision par l’une des raisons listées à cet article, ou par le respect de la volonté de la personne décédée ou de ses substituts décisionnaires. Or, cette avenue demeure incertaine. Jusqu’à tout récemment, aucun jugement répertorié n’autorisait l’exhumation en vertu de l’article 49 C.c.Q. sur une autre base que celles qui y sont répertoriées ou en fonction d’une volonté exprimée en vertu de l’article 42 C.c.Q. Émond me paraissait alors être l’unique décision dans laquelle un juge se fonde sur une autre raison[41]. Dans cette affaire, deux femmes alléguaient être les filles du défunt Paul Émond, décédé intestat, afin de bénéficier de la dévolution légale[42]. Le juge autorise l’exhumation afin de permettre le prélèvement d’un échantillon de cheveux en vue d’établir l’existence ou l’absence d’un lien génétique[43]. Or, le juge invoque les articles 20 et 46 de l’ancien Code de procédure civile qui confèrent au juge les pouvoirs nécessaires pour rendre des ordonnances lorsque la loi n’a pas prévu de remède spécifique[44]. Ce recours aux dispositions de l’ancien Code de procédure civile suggère que le juge ne considère pas que l’article 49 C.c.Q. lui permet d’autoriser directement l’exhumation[45]. La décision Moncion, rendue en 2020, offre cependant une autre perspective[46]. Dans cette affaire, l’époux de la défunte Donatienne Lafrance souhaite l’exhumer afin de récupérer une bague enterrée avec elle par erreur[47]. Le tribunal accueille la demande en se fondant sur l’article 49 C.c.Q [48]. Une tension semble donc exister entre ces deux jugements concernant la source juridique qui confère au tribunal le pouvoir d’ordonner une exhumation qui n’est pas motivée par une des raisons listées à l’article 49 C.c.Q ou en fonction de l’expression de volontés afférente à l’article 42 C.c.Q. L’affaire Moncion ne permettant pas à elle seule de tirer des conclusions généralisables sur un tel emploi de l’article 49 C.c.Q., je circonscris mon étude de la jurisprudence sur l’exhumation aux fondements juridiques explicités à l’article 49 C.c.Q. ainsi qu’à l’exercice de volontés afférent à l’article 42 C.c.Q.

Enfin, la loi prévoit également (7) l’exhumation à des fins archéologiques qui, comme l’enquête du ou de la coroner, ne nécessite pas l’autorisation du tribunal[49].

Les tribunaux pourraient en vertu de leurs pouvoirs inhérents rajouter d’autres fondements à cette liste non exhaustive, comme ce fut le cas dans Émond[50]. Je pense notamment aux enfants autochtones décédés dans des pensionnats, hôpitaux ou autres établissements pour lesquels une exhumation pourrait être désirée[51]. Bien sûr, certaines de ces exhumations pourraient être justifiées par un des sept fondements statutaires[52]. Les procédures judiciaires pourraient même être évitées si un·e coroner ordonnait ces exhumations[53]. Évidemment, une telle initiative devrait se faire en collaboration avec les nations autochtones. La Commission de vérité et réconciliation du Canada recommande d’ailleurs que les gouvernements collaborent avec les collectivités autochtones et les ancien·nes élèves des pensionnats pour élaborer et mettre en oeuvre des stratégies et des procédures qui permettront de repérer, de documenter, d’entretenir, de commémorer et de protéger les cimetières des pensionnats ou d’autres sites où des enfants qui fréquentaient ces pensionnats ont été inhumé·es. Le tout doit englober la tenue de cérémonies et d’évènements commémoratifs appropriés pour honorer la mémoire des enfants décédés[54].

Dans la mesure où une exhumation serait demandée par une communauté autochtone sur la base d’un autre fondement que les sept identifiés dans le droit statutaire, un tribunal pourrait, à mon avis, légitimement utiliser ses pouvoirs inhérents pour ordonner l’exhumation. Cela permettrait d’offrir une solution là où le droit n’en prévoit pas afin de respecter la dignité des enfants autochtones décédé·es, de permettre le deuil des communautés autochtones et de donner la possibilité d’une réconciliation entre les descendant·es de colons et les autochtones. Un tel exercice des pouvoirs inhérents, en plus d’être justifié moralement, serait en accord avec notre droit qui reconnaît l’importance de la dignité des personnes décédées[55] et de la réconciliation. Sur ce dernier point, l’Assemblée nationale a récemment adopté à l’unanimité une loi dans laquelle elle « reconnaît la souffrance causée par la disparition ou le décès d’un enfant » et « souhaite mettre en place une réponse pour soutenir les familles autochtones dans leur quête de vérité par la recherche de renseignements sur les circonstances ayant entouré la disparition ou le décès d’un enfant autochtone ainsi que dans leur processus de guérison et s’engager sur la voie de la réconciliation »[56]. Pour ces raisons, une telle demande en exhumation pourrait satisfaire le critère du « motif sérieux » exigé par les tribunaux, dont je discute plus loin. En somme, si je poursuis mon analyse de la jurisprudence actuelle, rien n’empêche les juges de l’enrichir de nouveaux fondements par l’exercice de leurs pouvoirs inhérents.

À plusieurs égards, les articles 42 et 49 C.c.Q. reprennent l’ancien droit avec quelques ajustements[57]. L’article 42 C.c.Q. permet maintenant de donner effet aux volontés de la personne décédée sans qu’il ne soit nécessaire qu’elles aient été inscrites par écrit comme l’exigeait l’article 21 du Code civil du Bas-Canada (C.c.B.C.)[58]. Notons cependant qu’en ce qui concerne un·e mineur·e, le consentement écrit des titulaires de l’autorité parentale, de son tuteur ou sa tutrice est encore exigé. De plus, à défaut de volontés connues, l’article 42 C.c.Q. prévoit explicitement un substitut décisionnaire, plutôt qu’une référence à l’usage comme le prévoyait l’article 21 C.c.B.C. :

21. Le majeur peut par écrit régler les conditions de ses funérailles et le mode de disposition de son cadavre.

21. A person of full age may, in writing, determine the nature of his funeral and the disposal of his remains.

Le mineur doué de discernement le peut également avec le consentement de son père ou de sa mère.

A minor capable of discernment may do likewise with the consent of his father or mother.

Le consentement doit être donné par écrit ; il peut être pareillement révoqué.

The consent must be in writing; it may be revoked in the same way.

À défaut de directives du défunt, on s’en remet à l’usage.

In the absence of instructions by the deceased, usage is followed.

[Soulignements ajoutés][59]

Par ailleurs, l’ancien droit déclarait explicitement, bien qu’accessoirement, la sacralité du corps dans le Code civil du Bas-Canada : « Les cimetières, considérés comme chose sacrée, ne peuvent être changés de destination [...] qu’après l’exhumation des restes des morts, choses sacrées de leur nature » (« Burial-grounds, considered as sacred things, cannot have their destination changed [...] until the dead bodies, sacred by their nature, have been removed ») [soulignements ajoutés][60]. Cette déclaration, inchangée depuis 1866, n’a été reprise sous aucune forme dans le Code civil du Québec. Cependant, certaines autrices et certains auteurs, comme Nicholas Kasirer alors qu’il était professeur, estiment que, sans reprendre clairement la notion de sacralité, l’Assemblée nationale construit le droit québécois comme si les restes mortels revêtaient toujours un aspect mystique[61]. D’ailleurs, lors des débats en sous-commission parlementaire tenus dans le cadre de l’adoption du Code civil du Québec, le ministre de la Justice avait pris soin de préciser que le chapitre « Du respect du corps après le décès » portait sur « [l]e droit d’une personne à la sauvegarde de sa dignité […] même après la mort » [soulignements ajoutés][62], une affirmation qu’il a par la suite reprise dans les Commentaires du ministre de la Justice[63].

Cette notion de sacralité semble justement réapparaître plus clairement sous la forme laïque de la dignité dans le droit statutaire depuis le 1er janvier 2019. En effet, la Loi sur les activités funéraires dispose que « la manipulation et la disposition d’un cadavre ou de cendres humaines doivent être faites de manière à assurer le respect de la dignité de la personne décédée » (« a body or human ashes must be handled and disposed of in a manner that respects the dignity of the deceased person ») [soulignements ajoutés][64]. Elle prévoit également que « [n]ul ne peut disperser des cendres humaines [...] d’une manière qui ne respecte pas la dignité de la personne décédée » (« [n]o one may scatter human ashes [...] in a manner that fails to respect the dignity of the deceased person ») [soulignements ajoutés][65]. Dans le même sens, le Règlement d’application de la Loi sur les activités funéraires assure le respect des personnes décédées en prévoyant qu’une « personne qui procède à une inhumation ou à une exhumation doit le faire en évitant d’endommager les autres sépultures d’un cimetière ou les autres enfeus d’un mausolée » (« person who proceeds with an interment or a disinterment must do so while avoiding damages to the other graves of the cemetery or other crypts of the mausoleum »)[66]. En amont, l’article 56 de la Loi sur les activités funéraires exige qu’une demande en exhumation fasse mention « des moyens utilisés pour assurer le respect du cadavre et de la façon dont on entend disposer de celui-ci » (« the means that will be taken to ensure that the body is respected and how the body will be disposed of »)[67]. Ces moyens peuvent être évalués par le tribunal et même inclus dans une ordonnance d’autorisation de l’exhumation. Le respect des personnes décédées va donc au-delà de la préservation de leur autonomie corporelle après la mort. Il inclut également le respect et la manipulation précautionneuse de leur dépouille ainsi que de leur sépulture[68].

En somme, le droit statutaire reconnaît sept fondements juridiques à l’exhumation : (1) le respect des volontés de la personne décédée, (2) le respect de la volonté des substituts décisionnaires, (3) le changement de destination du lieu d’inhumation, (4) le projet d’inhumer le corps ailleurs, (5) le projet de réparer la sépulture, (6) les motifs raisonnables d’un·e coroner de croire qu’un examen ou une autopsie du corps pourra être utile à l’exercice de ses fonctions et (7) les fins archéologiques.

La jurisprudence ajoute à ces sept éléments que des « motifs sérieux » sont nécessaires pour autoriser l’exhumation[69]. Comme mon analyse le révélera tout au long de cet article, cette exigence ne semble avoir une incidence que lorsque l’exhumation est demandée par des substituts décisionnaires. En effet, les autres fondements juridiques à l’exhumation semblent remplir automatiquement le critère du motif sérieux aux yeux des juges. La jurisprudence réfère souvent à Pelletier c. Curé de Ste-Anne-des-Monts, une décision de 1995, comme jugement assoyant le critère du motif sérieux sous le Code civil du Québec. La Cour supérieure, sous la plume du juge Robert Pidgeon, y note qu’il ne faudrait pas permettre aux parents et ami·es — on aurait pu lire, sur un plan plus technique, aux héritiers, héritières ou successibles — d’exhumer selon leurs simples désirs :

Ce n’est qu’en présence de motifs sérieux qu’un tribunal peut ordonner une exhumation de cadavre, conformément aux dispositions de l’article 49 c) du Code civil. Conclure autrement équivaudrait à permettre que soit exhumé un cadavre, selon le désir d’un parent ou un ami, sur la base de soupçons non fondés. Ce n’était certes pas l’intention du législateur lorsqu’il a adopté l’article 49 c) du Code civil [soulignements ajoutés].[70]

L’exigence d’un motif sérieux se justifie, dans la jurisprudence, par la conviction que l’inhumation doit revêtir un caractère de permanence. En 1997, la Cour supérieure, sous la plume du juge André Denis, rattache cette idée à la tradition religieuse :

Les anciens avaient l’habitude de proclamer : « paix aux morts ! ». La tradition de l’Église universelle, puisqu’il s’agit ici d’un cimetière catholique, traite avec beaucoup de délicatesse du « repos éternel » des personnes décédées et enterrées selon le rite catholique. C’est donc avec une infinie précaution qu’une Cour civile doit traiter d’exhumation en pareille matière. La même précaution doit d’ailleurs guider la Cour toutes convictions confondues [italiques dans l’original, soulignements ajoutés].[71]

Plus récemment la Cour d’appel, sous la plume des juges Nicolas Kasirer, Martin Vauclair et Marie-Josée Hogue, a expliqué que le caractère permanent de l’inhumation participe au respect dû aux personnes décédées. On notera que la Cour d’appel ne reprend pas les justifications religieuses de la jurisprudence et inscrit son raisonnement dans une perspective laïque : « La juge n’avait certes pas tort d’écrire qu’“un caractère de permanence doit entourer l’inhumation” : on peut en effet y reconnaître une considération pertinente dans le cadre du chapitre que le Code civil désigne “Du respect du corps après le décès / Respect of the body after death” » [soulignements ajoutés][72].

En somme, la loi prévoit sept fondements juridiques à l’exhumation, et la jurisprudence exige que le motif fondant la demande d’exhumation soit sérieux. Dans les parties III et IV de ce texte, nous verrons comment les juges appréhendent cette notion du « motif sérieux ». Pour structurer notre exploration jurisprudentielle, je propose, en amont, de catégoriser ces sept fondements juridiques.

II. Les catégories d’exhumation : volonté, logistique et recherche

Je propose de diviser les sept fondements juridiques de l’exhumation du droit statutaire en trois catégories : (1) la volonté intime, (2) la logistique funéraire et (3) la recherche. Ces catégories reflètent les particularités pratiques de ces types d’exhumation ainsi que les fondements théoriques justifiant leur légitimité.

Avant d’aller plus loin dans la description de ces catégories, il convient d’expliciter qu’une distinction doit être faite entre les « fondements juridiques » et le « motif » d’une exhumation, même s’ils sont parfois identiques. D’une part, il y a les sept « fondements juridiques » d’exhumation établis par le droit statutaire auxquels la jurisprudence pourrait faire des ajouts. Ce sont des « fondements juridiques » dans la mesure où chacun fonde le pouvoir judiciaire d’autoriser l’exhumation, et où l’absence de l’un d’eux entraine nécessairement le rejet d’une demande. D’autre part, le « motif » constitue la raison pour laquelle une exhumation est demandée. Selon la jurisprudence, il doit être suffisamment sérieux pour que celle-ci soit autorisée.

Prenons un exemple. Imaginons qu’un enfant héritier souhaite réunir ses deux parents dans le même lot cimétérial afin qu’ils reposent ensemble. Ici, la réunification des conjoint·es est le « motif » pour lequel l’héritier demande l’exhumation, mais il ne s’agit pas du « fondement juridique » de l’autorisation judiciaire. Le tribunal fonde son pouvoir d’autoriser l’exhumation sur le respect de la volonté d’un substitut décisionnaire, fondement prévu à l’article 42 C.c.Q.

Dans cette partie de l’article, je propose une catégorisation des fondements juridiques d’exhumation prévus par le droit statutaire. Le caractère sérieux des motifs de l’exhumation sera abordé dans les parties III et IV de l’article. Comme nous le verrons, le motif et le fondement se confondent lorsque l’exhumation n’est pas fondée sur le respect de la volonté intime : la logistique funéraire et la recherche sont autant des motifs que des fondements d’exhumation. Par exemple, le projet de réparer une sépulture est à la fois le motif de la demande en exhumation et le fondement juridique permettant à un tribunal de l’autoriser en vertu de l’article 49 C.c.Q.

Reprenons, donc, la liste des sept fondements juridiques issus du droit statutaire : (1) le respect des volontés de la personne décédée, (2) le respect de la volonté des substituts décisionnaires, (3) le changement de destination du lieu d’inhumation, (4) le projet d’inhumer le corps ailleurs, (5) le projet de réparer la sépulture, (6) les motifs raisonnables d’un·e coroner de croire qu’un examen ou une autopsie du corps pourra être utile à l’exercice de ses fonctions et (7) les fins archéologiques.

La première catégorie est celle de la volonté intime. Elle regroupe les deux premiers fondements juridiques de l’exhumation, soit (1) le respect des volontés de la personne décédée et (2) le respect de la volonté des substituts décisionnaires, qui sont habituellement des proches de la personne décédée[73]. Nous verrons qu’il s’agit de la seule catégorie sur laquelle le critère du motif sérieux a un impact négatif en pratique, provoquant le rejet de certaines demandes en exhumation. Si la volonté des personnes décédées est habituellement considérée par les juges comme revêtant le niveau de sérieux requis, témoignant possiblement d’un respect envers l’autonomie corporelle, la volonté des substituts décisionnaires ne semble pas toujours suffire à elle seule pour convaincre les tribunaux d’autoriser une exhumation. Nous explorons cet enjeu dans la partie III de ce texte.

La deuxième catégorie est celle de la logistique funéraire, soit les exhumations permettant la bonne marche de l’activité funéraire sur le long terme (et l’administration du repos éternel!). Plus précisément, elle couvre les fondements juridiques (3) du changement de destination du lieu d’inhumation et (5) du projet de réparer la sépulture. Ces fondements juridiques sont aussi des motifs d’exhumation et semblent, en soi, être considérés comme sérieux par les tribunaux. C’est ce que je soutiens dans la partie IV de ce texte.

Dans cette deuxième catégorie, on peut également inclure le fondement juridique (4), soit le projet d’inhumer le corps ailleurs. Cependant, comme nous le verrons dans la jurisprudence examinée dans les sections suivantes, ce projet ne semble pas être réellement utilisé comme seul fondement juridique, bien qu’il soit explicitement listé à l’article 49 C.c.Q. En effet, aucun tribunal n’a autorisé l’exhumation uniquement parce qu’on souhaite inhumer le corps ailleurs. Le projet de réinhumation s’accompagne habituellement d’un autre fondement juridique, tel que le respect de la volonté de la personne décédée ou de ses substituts décisionnaires, ou encore la réalisation d’un projet logistique[74]. Toutefois, je reconnais que, dans de nombreux jugements, le tribunal n’explicite pas le fondement juridique de l’exhumation autorisée de sorte que l’on peut être amené à croire qu’il s’agit uniquement d’un cas d’application du fondement juridique (4). Cependant, il me semble s’agir de jugements courts et incomplets plutôt que de jugements fondés implicitement sur le fondement juridique (4)[75]. Cela étant, si un tribunal devait à l’avenir autoriser une exhumation pour le seul projet d’inhumer le corps ailleurs — c’est-à-dire sans viser à respecter la volonté de la personne décédée ou de ses substituts ni à changer la destination du lieu ou réparer la sépulture —, il s’agirait sûrement d’un acte logistique qui appartiendrait à la deuxième catégorie.

La troisième catégorie, celle de la recherche, a trait (6) aux enquêtes médico-légales ou (7) aux recherches archéologiques. Ces deux fondements juridiques de l’exhumation ne se retrouvent pas dans la jurisprudence publiée puisque le recours aux tribunaux n’est pas nécessaire pour effectuer de telles exhumations. En effet, l’article 82 de la Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès prévoit qu’un·e coroner peut demander à ce qu’un corps soit exhumé à des fins d’autopsie ou d’examen lorsqu’il ou elle a des motifs raisonnables de croire que cette entreprise peut être utile à l’exercice de ses fonctions[76]. Pour les activités archéologiques, le Règlement d'application de la Loi sur les activités funéraires prévoit que les exhumations archéologiques (exécutées par le ou la titulaire d’un permis de recherche) sont exclues de l’application de la Loi sur les activités funéraires et ne sont donc pas soumises à l’exigence de son article 56 disposant que toute exhumation doit être autorisée par le tribunal, à moins qu’il ne s’agisse de travaux devant être exécutés dans un cimetière[77]. Puisqu’aucun jugement en exhumation ne porte sur ces deux fondements juridiques, la catégorie de la recherche ne sera pas étudiée dans les prochaines parties.

Dans la suite de cet article, j’aborde le traitement jurisprudentiel des motifs d’exhumation en reprenant les catégories proposées dans cette section. Je débute par la jurisprudence relative aux volontés des défunt·es et de leurs substituts décisionnaires (partie III) puis je passe à celle portant sur les fondements logistiques de l’exhumation (partie IV). Cette structure permettra de mettre en lumière les différences de traitement de la Cour supérieure entre les demandes d’exhumation logistiques et celles mettant en jeu les volontés des substituts décisionnaires. Si la Cour supérieure n'a pas de difficulté à admettre le caractère sérieux des demandes motivées par des raisons financières, elle est plus sévère à l’égard des demandes s’appuyant sur des raisons émotionnelles ou symboliques.

III. L’exercice de la volonté intime

La volonté du ou de la titulaire de l’autonomie corporelle prime sur celle d’autrui. Voilà le principe fondamental qui guide le droit relatif à la disposition du corps. Ce qui fascine dans la cristallisation de ce principe au sein du Code civil est que le Parlement du Québec ait prévu qu’il s’applique peu importe que le ou la titulaire de l’autonomie corporelle soit vivant·e ou décédé·e. En temps normal, le droit civil prévoit que tous les droits extrapatrimoniaux s’éteignent avec leur titulaire[78]. Pourtant, dans ce cas-ci, on permet la manifestation à titre posthume des effets d’un droit extrapatrimonial[79]. Ceci témoigne de notre attachement envers l’autonomie corporelle puisque l’on suggère qu’un individu peut subir un préjudice alors même qu’il ne peut plus le ressentir, justifiant ainsi un droit d’action pour forcer l’exécution des volontés des défunt·es.

Dans la première section de cette partie, nous verrons que le respect des volontés exprimées explicitement par la personne décédée semble être, en soi, un motif sérieux justifiant l’exhumation. Le respect de l’autonomie corporelle constitue l’un des fondements juridiques de l’exhumation, et peut également être un frein aux demandes en exhumation dès lors que celles-ci s’appuient sur un autre fondement juridique et vont à l'encontre des volontés de la personne décédée.

Ce n’est qu’à défaut de volontés exprimées par la personne décédée que l’on peut, en vertu de l’article 42 C.c.Q., s’enquérir de la volonté des héritiers et héritières ou des successibles. Ce sont alors ceux-ci et celles-ci qui prennent en charge l’exercice de l’autonomie corporelle de la personne décédée. Parfois, la volonté de la personne décédée est de court-circuiter cette substitution décisionnaire par défaut en nommant elle-même la personne qui sera responsable de la disposition de son corps, ce qui se fait souvent par testament[80].

À ce que prévoit l’article 42 C.c.Q. s’ajoutent deux particularités développées par la jurisprudence. Premièrement, la notion de « volontés exprimées » (« wishes expressed ») par la personne décédée est interprétée de manière assez large. Elle ne couvre pas seulement la volonté exprimée explicitement, mais aussi celle exprimée implicitement par des gestes, des paroles, des écrits accessoires, etc.[81] Les tribunaux cherchent donc parfois à découvrir la volonté probable de la personne décédée avant de s’en remettre à ses héritiers et héritières ou successibles[82]. Dans la deuxième section, je mets en relief un jugement dans lequel le tribunal emploie une approche narrative pour déterminer la volonté probable de la personne décédée. Le juge tente d’y construire le récit de la vie de cette dernière et de lui donner effet après sa mort. D’autres juges voudront peut-être reproduire cette approche.

Secondement, si les tribunaux semblent considérer que le respect des volontés de la personne décédée est toujours un motif sérieux autorisant l’exhumation, cela est bien différent lorsqu’il s’agit de la volonté des substituts décisionnaires. En effet, comme nous le verrons dans la troisième section, la seule volonté des substituts décisionnaires ne constitue pas un motif sérieux d’exhumation. Il semble, après une analyse de la jurisprudence, que le critère du motif sérieux n’interfère qu’avec la volonté des substituts décisionnaires puisque les autres motifs d’exhumation (logistiques ou relatifs au respect de la volonté des défunt·es) sont toujours considérés comme sérieux. Parmi les motifs sérieux invoqués par les substituts décisionnaires justifiant l’exhumation, on compte la poursuite de la vie commune après la mort, la réunification des familles et la facilitation du recueillement des vivant·es.

Notons au passage que quelques exhumations sont autorisées parce que le corps a été inhumé par erreur dans le mauvais lot cimétérial, un acte qui, bien qu’aucun jugement ne l’explicite de la sorte, semble en contradiction avec les volontés de la personne décédée et/ou de ses substituts décisionnaires[83].

A. Une volonté claire des défunt·es

Les jugements en exhumation fondés sur des volontés claires de la part des défunt·es portent essentiellement sur le mode de disposition du corps au sens strict, bien que ces volontés pourraient également porter sur le lieu de l’inhumation, si l’on se fie à la jurisprudence des demandes introduites par des substituts décisionnaires.

La demande en exhumation est ainsi accordée lorsqu’elle vise à honorer la volonté des défunt·es quant à la disposition de leur corps. Le respect de la volonté claire de la personne décédée semble constituer, en soi, un motif sérieux d’exhumation. Dans Gendreau c. Fabrique de la paroisse de L’Assomption, la défunte a été inhumée alors que son testament prévoyait la crémation[84]. La demanderesse (fille et coliquidatrice de la défunte) souhaite « corriger la situation afin que les dernières volontés de sa mère soient respectées [et] requiert que le corps de feue Paula Labbé soit exhumé pour être incinéré et que les cendres soient inhumées dans le même lot »[85]. La juge, notant que « la volonté du de cujus est aussi souveraine quant à la disposition de son cadavre »[86], conclut que le respect de la volonté de la défunte inhumée trois ans plus tôt est un motif suffisamment sérieux et autorise son exhumation[87]. Dans Fraser c. Fabrique de la paroisse de St-Patrice de Rivière-du-Loup, la liquidatrice demande l’exhumation du défunt décédé la même année afin de l’incinérer et d’inhumer ses cendres[88]. Elle soutient agir pour que soient respectées les dernières volontés du défunt[89]. Le juge autorise également dans cette affaire l’exhumation de la personne décédée[90].

L’existence de ces deux dossiers me paraît s’expliquer par des problèmes d’accès au testament en temps utile. Ces exhumations auraient pu être évitées si l’on avait su à temps que les personnes décédées souhaitaient recevoir une crémation. Pour éviter de telles exhumations à l’avenir, un testateur ou une testatrice pourrait s’assurer que les personnes responsables de la disposition de son corps aient accès à ses dernières volontés en temps opportun. En effet, le dernier testament peut prendre un certain temps avant d’être retrouvé, de sorte qu’il est possible que l’on doive disposer du corps avant de le consulter. La professeure Christine Morin suggère alors aux juristes de « recommander à [leur] client d’inscrire ses volontés relatives à ses funérailles et à la disposition de son corps dans un écrit distinct du testament »[91]. On pourrait aussi suggérer au testateur ou à la testatrice de remettre une copie du testament contenant de telles indications à des proches de confiance et de les informer également des préarrangements funéraires[92]. Voilà, sans prendre position sur une recommandation particulière, quelques pistes de solutions pour éviter que de telles exhumations se répètent à l’avenir.

Cela étant, l’exécution des dernières volontés d’une personne décédée pourrait être différée même lorsqu’elles sont connues, nécessitant alors une exhumation. Dans Nguyen, le défunt avait « exprimé à maintes reprises à [sa fille] sa volonté de reposer éternellement dans sa ville natale de Nha Trang au Viêt Nam, là où reposent sa femme et sa famille; c’était là un de ses voeux les plus chers »[93]. Le défunt avait fui son pays d’origine à l’âge de 70 ans en 1981 en raison du climat politique[94]. Sa fille, la partie demanderesse, considère au moment de la demande que le climat politique permet la crémation du corps de son père et le dépôt de ses cendres dans un columbarium de Nha Trang[95]. J’observe avec intérêt que la fille, en plus de souligner vouloir respecter les volontés de son père, explique « [a]u surplus [que] les cendres de l’épouse de feu Duy Nguyen sont déposées en la ville de Nha Trang au Viêt Nam et [qu’]il est juste et légitime qu’il repose auprès de son épouse à cet endroit »[96]. Le souhait de réunir les marié·es semble donc aussi motiver la demanderesse. Dans ce contexte, le juge autorise l’exhumation du défunt.

Le respect des dernières volontés n’est pas qu’un fondement juridique à l’exhumation, mais aussi une raison pouvant être invoquée pour s’opposer à une demande fondée sur un projet logistique. Ainsi, une telle demande peut être rejetée lorsque le projet va à l’encontre des volontés des défunt·es. Dans Re Bonnet, les Capucins du Québec demandent l’autorisation d’exhumer les onze corps du cimetière attenant à l’église Saint-Charles-de-Limoilou qui a fermé ses portes[97]. Ils souhaitent ensuite incinérer les corps et placer leurs cendres dans un mausolée à Montréal. La Cour supérieure rejette la demande parce que la crémation des dépouilles irait à l’encontre des volontés des défunt·es et de la Loi sur les inhumations et les exhumations alors en vigueur. Au sujet des dernières volontés, le tribunal note que, « vu la nature des circonstances, il est seul à pouvoir faire respecter les dernières volontés des défunts »[98]. Si les corps ont été inhumés, c’est parce que les défunt·es « ont, d’une certaine manière, choisi l’enterrement plutôt que l’incinération »[99]. Le tribunal se doit de protéger leur autonomie corporelle. En ce qui concerne la Loi sur les inhumations et les exhumations, le juge conclut, après avoir examiné le libellé et l’historique législatif, que la loi permet l’exhumation à condition qu’elle soit suivie d’une inhumation, et non d’une crémation[100]. Le juge estime qu’une telle condition a peut-être pour objectif de respecter la volonté des défunt·es : « [L]e Tribunal comprend la situation dans laquelle se retrouvent les Capucins. Mais il faut comprendre que le Tribunal ne peut modifier une loi. Peut-être aussi que le législateur a voulu, par cet article, protéger la volonté d’un défunt qui, inhumé, peut dormir en paix, inhumé pour toujours »[101]. Il semble donc que, si l’exhumation impliquait simplement le déplacement des corps vers un autre cimetière, la demande aurait été accordée, comme le suggère la jurisprudence sur la logistique funéraire[102]. En l’absence de demande subsidiaire à cet égard, le tribunal rejette la demande en exhumation suivie d’une crémation. Ce raisonnement se comprend facilement, surtout dans le contexte où, selon certaines croyances catholiques, la crémation empêcherait la résurrection des mort·es à la suite du jugement dernier[103].

Si ce n’était de l’exigence d’une réinhumation prévue par la Loi sur les inhumations et les exhumations, le tribunal aurait-il donné préséance à la volonté des défunt·es dans le contexte d’une demande fondée sur la logistique funéraire? La question risque de se poser puisque la Loi sur les inhumations et les exhumations a été abrogée le 1er janvier 2019[104]. Au-delà de la question de la crémation, la volonté claire d’une personne décédée de demeurer en un lieu particulier ou aux côtés d’une personne particulière pourrait-elle avoir préséance sur des considérations logistiques? La réponse à ces questions n’est pas évidente puisque, hormis dans Re Bonnet, l’engagement des tribunaux à honorer l’autonomie corporelle des défunt·es n’a pas été confronté à des demandes en exhumation fondées sur des motifs logistiques ou de recherche.

Pour avoir une véritable réponse à la question de la préséance de l’autonomie corporelle des défunt·es ou des besoins logistiques des vivant·es, il faudrait reposer la question de l’arrêt Re Bonnet maintenant que la Loi sur les inhumations et les exhumations a été abrogée. Si le motif d’exhumation était la réparation de la sépulture, cet objectif justifierait sûrement l’exhumation puisqu’il viserait le respect de la personne décédée et qu’il serait possible d’inhumer de nouveau cette personne au même endroit. À l’inverse, le changement de destination du terrain semble servir des intentions mercantiles rendant l’exhumation plus difficile à justifier moralement, d’autant plus que la personne décédée avait peut-être, de son vivant, certaines attentes légitimes quant à la survie du cimetière en question. Les propriétaires de cimetière peuvent toutefois éviter un tel débat en spécifiant, par exemple, dans les contrats permettant l’usage des lots cémétériaux, un terme ou un pouvoir de résiliation lorsqu’il s’agit de changer la destination des lieux.

Sur le plan de la recherche, si une personne contestait l’ordre d’exhumation d’un·e coroner, il semble raisonnable de croire que les tribunaux permettraient aux coroners de passer outre la volonté des personnes décédées. Leur mandat de protection des vivant·es serait sans doute perçu comme suffisant pour justifier l’exhumation, et l’on pourrait réinhumer la dépouille au même endroit. D’ailleurs, le Code civil du Québec permet de consentir à sa propre autopsie, mais pas de la refuser[105]. Ceci suggère que le Parlement du Québec ne veut pas que l’autonomie corporelle fasse obstacle aux devoirs des coroners.

La situation des archéologues est plus difficile à trancher[106]. Peut-être les tribunaux tenteraient-ils de soupeser la pertinence de la fouille archéologique, ou s’en remettraient-ils à la décision du gouvernement d’octroyer un permis de recherche archéologique en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel[107]. Cela étant, il est peu probable qu’un tribunal rende un jugement sur la question archéologique puisque, à mesure que le temps passe, l’intérêt archéologique d’une exhumation augmente tandis que les personnes susceptibles de la contester disparaissent — à moins que les cadavres devant être exhumés se rattachent à une communauté toujours vivante[108], comme dans le contexte de fouilles réalisées sur un terrain contenant les dépouilles de personnes autochtones[109] ou encore d’esclaves afro-américain·es[110].

Pour résumer, le respect de la volonté claire de la personne décédée semble constituer, en soi, un motif sérieux justifiant l’exhumation. Cette volonté pourrait même faire obstacle à des demandes en exhumation fondées sur la logistique funéraire ou la recherche, bien que la jurisprudence doive encore déterminer avec plus de précision les modalités de la relation entre ces éléments. Voyons maintenant comment les tribunaux traitent la volonté des défunt·es lorsque celle-ci n’est pas clairement exprimée.

B. Rechercher la volonté probable des défunt·es

La recherche de la volonté probable des défunt·es est essentiellement un exercice d’interprétation de leur vie. Les juges tentent de donner un sens aux gestes et aux paroles des défunt·es. Ils et elles se demandent alors laquelle des options qui leur sont offertes s’inscrit le plus aisément dans la continuité de la vie de la personne décédée. Cette personne défunte aurait-elle choisi ce cimetière? Ce lot funéraire? Ce mode de disposition de son corps?

Afin de répondre à ces questions, les juges peuvent interpréter la vie passée de la personne décédée en dressant son récit personnel, et ainsi déterminer comment cette dernière aurait souhaité que l’on dispose de son corps. Cette approche a été employée par le juge Clément Gascon dans Lapolla Longo c. Lapolla[111], alors qu’il siégeait à la Cour supérieure du Québec. Cette approche narrative de l’interprétation de la volonté des défunt·es me semble concorder avec la théorie narrative de l’identité personnelle. Selon cette théorie, « [w]hat makes an action, experience, or psychological characteristic properly attributable to some person (and thus a proper part of his or her true self) is its correct incorporation into the self-told story of his or her life » [notes omises][112]. En ce sens, lors d’une demande en exhumation, on tente de déterminer quelle disposition du corps paraît cohérente avec l’histoire de la personne décédée. L’emploi de cette approche n’est pas explicité par les juges; il est peut-être même inconscient. Examinons-le à l’oeuvre dans Lapolla.

Dans Lapolla, la question qui occupe le juge Gascon est de savoir si Antonio Lapolla souhaitait réellement être inhumé à Montréal, ou s’il aurait préféré être inhumé dans son village italien d’origine — justifiant alors son exhumation pour qu’on l’y déplace[113]. D’un côté, deux de ses filles désirent que leur père demeure à Montréal « où vivent ses enfants [et] petits-enfants » et considèrent d’ailleurs qu’il n’a plus « de lien ou de famille en Italie »[114]. De l’autre, la troisième fille soutient que leur père voulait être inhumé dans « son » village et « aux côtés de son épouse »[115]. Le juge conclut que le défunt souhaitait retourner dans son petit village de Panni en Italie. Pour ce faire, le juge Gascon retrace les volontés du défunt à travers une narration de sa vie. Cette narration prend forme de deux manières.

D’abord, la rédaction du jugement est elle-même narrative. Le juge Gascon débute son exposé des faits en 1965, alors que le défunt immigre au Canada avec son épouse et l’une de ses filles, les deux autres les rejoignant un ou deux ans plus tard[116]. Trois ou quatre ans après, le défunt et son épouse retournent en Italie. En 1978, l’épouse décède à Panni et y est inhumée[117]. L’année suivante, à la demande de ses filles, le défunt immigre de nouveau au Canada, où il demeure jusqu’à sa mort en 2002[118]. L’on suit ainsi chronologiquement les gestes du défunt.

Par la suite, le juge construit son analyse et son argumentaire sur une trame narrative qu’il attribue au défunt. C’est là qu’il insuffle un sens à des gestes qui pourraient pourtant être interprétés différemment. Le défunt incarne alors, au fil du jugement, la figure de l’immigrant d’Amérique toujours attaché à sa culture et à sa terre d’origine[119]. En 1978, soit avant sa seconde immigration au Canada et vingt-quatre ans avant son décès, le défunt acquiert deux niches au cimetière de Panni, une pour son épouse et une pour lui[120]. Le juge relève à plusieurs reprises que le défunt ne tente jamais de revendre la sienne ou de s’en départir[121]. Le juge note également que le défunt aurait fait graver son nom et sa date de naissance sur la niche avant sa seconde immigration[122], ce qui aurait d’ailleurs pu rendre l’aliénation de la niche plus difficile. De plus, le défunt est demeuré propriétaire indivis d’une maison à Panni[123]. Le fait qu’il « n’[ait] fait aucune démarche pour tenter de la vendre ou de vendre la niche », pour le juge, « confirme un attachement manifeste de monsieur Lapolla à son village de Panni, attachement qui a subsisté jusqu’à son décès »[124]. Pourtant, le défunt aurait pu conserver cette maison simplement pour faciliter les voyages en Italie, pour léguer à ses enfants un symbole de leurs origines, parce que la vente aurait été coûteuse sur le plan logistique, voire parce que le logement n’était pas compétitif sur le marché immobilier. À mon sens, l’absence de vente ne garantit pas un attachement « manifeste » au village se traduisant par la volonté d’y être inhumé. Pourtant, ces éléments suffisent au juge pour constater des « liens physiques et matériels qu’il a maintenus jusqu’à sa mort avec le village »[125]. De ces liens émane un récit voulant que le défunt ait souhaité clore sa vie dans ce village d’origine.

Le juge ajoute que le défunt ne s’est jamais remarié après le décès de son épouse en 1978, que leur mariage a duré plus de quarante ans et qu’il avait soixante-cinq ans au moment de sa seconde immigration en 1979. Le juge remarque que le défunt a donc « passé l’essentiel de sa vie avec elle et en Italie. Ces éléments établissent un attachement évident du défunt pour son épouse qui explique sans doute l’achat des niches voisines à Panni en 1978 »[126]. Il en conclut que « l’intention vraisemblable de monsieur Lapolla était d’être enterré aux côtés de son épouse dans son village de Panni, en Italie »[127]. Pourtant, de ces mêmes éléments, un autre récit aurait pu être construit : celui de l’immigrant qui a décidé de se rapprocher de ses filles et de ses petits-enfants, qui a vécu les vingt-trois dernières années de sa vie à leurs côtés au Canada et qui aurait voulu être inhumé dans sa nouvelle terre d’accueil auprès de sa descendance. Ainsi, c’est peut-être plutôt l’épouse que l’on aurait dû exhumer pour l’enterrer à Montréal. La preuve permet donc la constitution de ces deux récits face auxquels le tribunal doit trancher : celui de l’immigrant nostalgique de son Italie natale qui souhaite y retourner en vue de son repos éternel et celui de l’immigrant attaché à sa terre d’accueil, y ayant vécu près d’un demi-siècle et où demeure toute sa descendance, qui aimerait y être inhumé. En l’espèce, la première interprétation l’emporte auprès du juge.

Ce jugement nous permet de faire deux observations, une sur l’approche narrative et l’autre sur le traitement de l’autonomie corporelle après la mort. Concernant l’approche narrative, le jugement illustre que la création d’un récit dépend parfois des éléments auxquels un·e juge décide d’accorder de l’importance. Relativement à l’autonomie corporelle, le jugement illustre l’intensité avec laquelle des juges sont prêt·es à chercher la volonté des défunt·es, alors même que d’autres options s’offrent à eux et elles pour trancher le litige lorsque la preuve est ambiguë. Par exemple, le juge Gascon aurait pu ordonner l’exhumation pour la simple raison que la demanderesse était le substitut décisionnaire aux termes du testament du défunt[128]. Pourtant, le juge n’a pas voulu considérer qu’il se trouvait en l’absence de volontés exprimées, ce qui aurait donné voix au substitut décisionnaire en vertu de l’article 42 C.c.Q. Le juge Gascon a plutôt cherché à trancher les questions en examinant les gestes du défunt, alors même que son examen pouvait mener à des réponses contradictoires. Tout l’effort déployé pour faire jaillir d’une preuve ambiguë la volonté du défunt illustre bien le poids et l’importance accordée par certain·es à l’idée que l’on demeure autonome de notre corps même au-delà de la mort.

C. La volonté des substituts décisionnaires : qu’est-ce qu’un motif sérieux?

Le critère du motif sérieux prend toute sa force lorsque la demande se fonde sur la volonté des substituts décisionnaires de la personne décédée[129], ceux-ci rencontrant fréquemment la prudence des tribunaux qui scrutent la sériosité de leurs motifs. Parmi les motifs d’exhumation considérés comme sérieux, on compte ceux qui visent à assurer le respect des relations des défunt·es. Sur ce plan, la jurisprudence promeut principalement (1) les relations entre conjoint·es par la poursuite posthume de la vie commune, (2) celles avec les autres membres de la famille par la réunification des familles dans un même lot funéraire ainsi que (3) celles avec les vivant·es par un rapprochement géographique qui facilite le recueillement. Après avoir abordé tour à tour ces motifs sérieux, j’examine les circonstances dans lesquelles le caractère de permanence de l’inhumation prend une force déterminante ainsi que quelques autres motifs manquant de sérieux selon les tribunaux.

La poursuite posthume de la vie commune. La reconstitution symbolique de la vie commune constitue un motif sérieux d’exhumation. Dans Malutta, un fils « désire tout simplement rapatrier le corps de son père [inhumé en 1981] afin qu’il repose avec celui de sa mère [inhumé en 2016] »[130]. La juge de première instance souhaite d’abord respecter l’autonomie corporelle du défunt. Elle relève que « [n]i la demande et ni la déclaration assermentée du demandeur ne fait état de volonté particulière de la part de Ornisio Malut[t]a pour la disposition de son corps »[131]. La Cour d’appel note également que le demandeur aurait dû faire cette preuve en démontrant que le père s’en était remis à son épouse pour la disposition de son corps et que celle-ci s’en était elle-même remise à leur fils, mais blâme la juge pour ne pas avoir demandé à l’appelant de déposer les testaments des défunt·es[132]. Le demandeur commet ici une première erreur : s’il souhaite agir en tant que substitut décisionnaire, il doit démontrer qu’il détient un tel pouvoir.

De plus, la juge de première instance conclut que le motif de réunification des conjoint·es n’est pas suffisamment sérieux pour justifier l’autorisation d’exhumation[133]. Elle est d’avis qu’« [u]n caractère de permanence doit entourer l’inhumation » et que l’« [o]n ne peut décider suivant le désir du moment, de modifier une décision à cet égard »[134]. Or, la Cour d’appel infirme cette conclusion. Elle explique que « [l]oin d’être motivée par “le désir du moment”, la demande d’exhumation a été formulée dans une optique de réunification familiale »[135] et que « le motif de réunification des époux, afin que la vie commune des parents de l’appelant perdure symboliquement, est suffisant pour accueillir la demande »[136]. Bref, la vie commune après la mort est un motif sérieux justifiant l’exhumation.

La réunification des familles. Dans un même ordre d’idées, la réunification des membres d’une même famille semble, en soi, constituer un motif sérieux d’exhumation. Dans Poudrier c. Compagnie de cimetières catholiques des Bois-Francs, la Cour supérieure autorise l’exhumation d’un corps enterré depuis plus d’un demi-siècle dans une fosse commune : « Aujourd’hui, les requérants désirent lui offrir une sépulture dans un lot privé où d’autres membres de la famille de la défunte pourront être inhumés à cet endroit. »[137] Deux éléments doivent ici être soulignés. D’une part, l’exhumation aux fins de réunification de la famille est prospective, puisqu’aucun autre membre de la famille n’est encore enterré dans ce lot. Ainsi, la réunification de la famille n’a pas besoin d’être réalisée de manière immédiate par l’accomplissement de l’exhumation pour que le motif soit considéré comme suffisamment sérieux. La réunification des défunt·es de la famille se fera peut-être dans quelques décennies, voire jamais si les enfants décident finalement d’être enterré·es autre part. Aucune garantie de réunification de la famille n’est exigée par le tribunal à ce point-ci. D’autre part, l’exhumation hors de la fosse commune cache dans Poudrier un autre motif qui semble s’apparenter à une conception de la vie privée posthume ou, à tout le moins, à un souhait d’individualité. En effet, les enfants désirent donner à leur mère sa propre « sépulture dans un lot privé »[138]. Le désir d’inhumer la dépouille dans un lieu qui lui est propre — et de la préserver de la cohabitation de la fosse commune —peut être expliqué par le souci d’accorder à la mère une sorte d’intimité, ou encore par celui de promouvoir son individualité en lui offrant sa propre pierre tombale. Sûrement souhaitait-on faire un peu de tout ceci.

Outre ces illustrations dignes de mention, de nombreux autres jugements en exhumation visent la réunification des conjoint·es pour une poursuite symbolique de la vie commune[139] ou plus largement la réunification des familles de premier ou deuxième degré[140].

La facilitation du recueillement. La facilitation du recueillement des vivant·es semble également constituer, en soi, un motif sérieux d’exhumation. Dans Gagné, la Cour supérieure a autorisé l’exhumation pour deux motifs : « afin de faciliter le recueillement et permettre le rassemblement des membres de la famille »[141]. La Cour supérieure a également autorisé les exhumations d’un époux et d’un père parce que la partie demanderesse quittait la région[142]. J’observe avec intérêt que la simple distance géographique constitue un « motif sérieux ». On aurait pu croire que le caractère de permanence qui doit entourer l’inhumation — voire le repos éternel — l’aurait emporté sur les considérations géographiques. En effet, le simple déménagement des vivant·es peut être temporaire et relever du caprice. Les tribunaux autorisent cependant ces exhumations et n’exigent pas de garanties que les vivant·es n’exhumeront pas leurs mort·es à chaque déménagement[143].

Notons que certaines demandes en exhumation présentées par les proches de la personne décédée sont accordées sans que les juges n’explicitent leurs motifs. Or, la distance entre le lieu de l’inhumation initiale et la réinhumation semble suggérer, lorsqu’elle est courte, une réunification des familles après la mort dans un lot commun ou des lots adjacents et, lorsqu’elle est longue, un rapprochement géographique des vivant·es avec leurs proches décédés[144].

Quelques motifs manquant de sérieux. Avant d’aborder les décisions où le caractère de permanence de l’inhumation a justifié le rejet de la demande en exhumation, voici en rafale quelques motifs manquant de sérieux qui ne s’inscrivent pas dans une tendance générale.

Dans Gagné c. Québec, on ne peut que spéculer sur les raisons ayant motivé le juge à conclure que le motif d’exhumation manquait de sérieux. Dans ce dossier « [l]e seul motif exposé est que le requérant désire être inhumé dans le même lot que son “ex-conjointe, Dame Jocelyne Côté [inhumée en 1998] et de sa nouvelle conjointe” en conséquence, dans un lot triple »[145]. Sans expliquer son raisonnement, le tribunal conclut que « le motif allégué n’est pas suffisamment sérieux pour accorder l’autorisation demandée »[146]. Sachant, comme nous l’avons vu plus tôt, que le motif de la poursuite posthume de la vie commune est considéré comme suffisamment sérieux, l’accroc se situe peut-être dans la particularité que la vie commune envisagée ici était polygame! Malheureusement, sans plus d’explications de la part de la Cour supérieure, ceci ne demeure qu’une hypothèse.

Dans Pelletier, la Cour supérieure refuse une exhumation demandée dans le but de pratiquer une autopsie sur un défunt inhumé près de trente ans plus tôt[147]. Le demandeur, frère du défunt, considère la mort comme suspecte. Le tribunal ne retient pas cette suspicion, notant que son témoignage, ceux des deux autres membres de la famille, celui de la personne ayant découvert le cadavre, le procès-verbal du coroner, le dossier de police ainsi qu’un article de journal « ne démontrent aucune circonstances particulières [...] permettant de faire droit à la demande »[148]. L’avis des deux médecins impliqués dans l’enquête permet de confirmer sans l’ombre d’un doute, aux yeux du tribunal, le caractère accidentel du décès[149]. Étant d’avis que l’exhumation ne devrait pas être autorisée, le juge, dans cette décision de 1995, assoit alors le critère du motif sérieux sous le nouveau Code civil du Québec : « Ce n’est qu’en présence de motifs sérieux qu’un tribunal peut ordonner une exhumation de cadavre » puisque « [c]onclure autrement équivaudrait à permettre que soit exhumé un cadavre, selon le désir d’un parent ou un ami, sur la base de soupçons non fondés », ce qui « n’était certes pas l’intention du législateur lorsqu’il a adopté l’article 49 c) du Code civil »[150]. Le tribunal rejette, en conséquence, la demande en exhumation.

Le caractère de permanence de l’inhumation et le repos éternel. Les motifs des substituts décisionnaires autrement sérieux se heurtent à l’argument de la permanence de l’inhumation et du repos éternel lorsque l’exhumation peut avoir une incidence sur la dépouille d’autres personnes. En d’autres mots, les motifs comme la réunification des familles ne semblent plus suffisamment sérieux aux yeux du tribunal lorsque leur mise en application implique de « troubler » d’autres dépouilles. Ce raisonnement juridique a quelque chose de curieux : le motif de réunification des familles devrait avoir le même niveau de sériosité d’un dossier à l’autre; c’est le fait d’avoir un impact sur les autres dépouilles et non le motif au sens strict qui dérange ici. Ainsi, bien que la jurisprudence ne l’explicite pas, le respect de la permanence de l’inhumation d’autrui semble constituer, en soi, un élément dont le tribunal tient compte et qui est distinct de la notion du motif sérieux, malgré le fait que les tribunaux semblent les confondre. Pour plus de clarté, on pourrait établir un test en deux étapes : (1) le motif d’exhumation est-il sérieux? et (2) l’exhumation trouble-t-elle de manière inacceptable le repos d’autres dépouilles?

Dans Rochette c. Le Repos St-François d’Assise, la nièce d’une défunte disparue en 1953 demande l’exhumation d’une femme inconnue retrouvée noyée dans la rivière des Prairies et inhumée la même année dans une fosse commune. La demanderesse croit que cette noyée non identifiée est sa tante, Marie-Paule Rochette, et souhaite l’inhumer avec sa famille. La Cour supérieure refuse la demande d’exhumation parce que « consentir à la demande signifie qu’il faille troubler le repos de plusieurs : en effet, la preuve démontre qu’il est impossible de distinguer la sépulture de cette “femme inconnue” de celle des autres »[151], que « [l]es registres produits au dossier démontrent que plus de 1700 corps sont inhumés là où est inhumée la dépouille de cette “femme inconnue” »[152] et qu’ultimement « rien ne permet de croire que les restes de la “femme inconnue” [sont] bien ceux de la tante de la demanderesse. Pour le confirmer, des démarches additionnelles [seraient] nécessaires »[153]. Ainsi, selon le tribunal, le respect du « repos de plusieurs » est fatal pour l’issue de la demande, alors qu'aucune famille des autres défunt·es inhumé·es dans la fosse commune ne s'était opposée à l'exhumation[154].

Dans Barnfield c. Boulé, l’épouse du défunt souhaite l’exhumer et le réinhumer dans un lot familial où l’on retrouve déjà son petit-fils, afin « qu’il repose un jour auprès d’elle, de ses enfants et petits-enfants »[155]. Le tribunal retient que ce souhait est « d’autant [plus] légitime que son mari aurait, avant sa mort, manifesté l’intention d’acquérir un lot familial où seraient enterrés tous les membres de la famille »[156]. La soeur du défunt conteste la demande puisque ce dernier est enterré dans le même lot que leur père, leur mère et un oncle et qu’« [i]l est impossible de localiser de façon précise la tombe de feu Lionel Boulé parmi les quatre tombes qui se trouvent dans le lot »[157]. La soeur « s’oppose à ce que soit troublé le repos de ses parents »[158]. La Cour supérieure rejette la demande en exhumation. Elle note que, pour exhumer le corps du défunt, « il faudrait troubler le repos des parents de monsieur Boulé voire celui d’un oncle » puisque « [l]a preuve démontre qu’il est impossible pour l’heure de distinguer la sépulture de l’un et de l’autre »[159]. D’ailleurs, c’est dans cette décision que le juge soutient que les tribunaux doivent adhérer à une interprétation laïque du caractère de permanence des inhumations en phase avec le respect sacré du repos des mort·es découlant de la tradition catholique[160].

En somme, dès lors que l’exhumation demandée par des substituts décisionnaires implique le déplacement d’autres cadavres, les tribunaux sont réticents à l’autoriser. Cette position contraste avec celle adoptée dans le contexte des exhumations logistiques. Dans ce dernier cas, les tribunaux ont autorisé le déplacement de milliers de cadavres, non pas pour assurer le respect des personnes décédées ou répondre aux besoins de leurs proches, mais pour satisfaire le désir des propriétaires de cimetières de changer la destination du lieu où sont inhumés les corps. À cette occasion, les tribunaux ne semblent pas s’être inquiétés du caractère de permanence de l’inhumation.

IV. Une jurisprudence propice à l’exhumation logistique

La jurisprudence portant sur l’exhumation logistique a ceci d’étonnant que toute demande est généralement acceptée sans trop de débats. Cela diffère fortement de la jurisprudence portant sur la volonté des substituts décisionnaires, abordée dans les sections précédentes, où les juges hésitent à autoriser l’exhumation fondée sur la volonté des substituts décisionnaires et évaluent la valeur morale des motifs invoqués. Or, le critère du motif sérieux et le principe de permanence de l’inhumation devraient s’appliquer avec autant de force aux questions logistiques. Lorsqu’il est question d’une demande motivée par la volonté de changer la destination du lieu d’inhumation, le tribunal ne cherche pas à savoir si d’autres options sont possibles pour éviter l’exhumation ni si le changement de destination est raisonnablement évitable. En ce qui concerne les demandes d’exhumation pour réparation de la sépulture, le tribunal n’évalue pas si des moyens de réparation moins invasifs, mais potentiellement plus coûteux, peuvent être employés afin d’éviter l’exhumation. Au contraire, les motifs logistiques semblent, en eux-mêmes, être considérés comme sérieux et suffisants pour autoriser l’exhumation.

En raison du changement de destination du lieu d’inhumation, la Cour supérieure a permis l’exhumation de plus de 2 749 cadavres depuis l’entrée en vigueur du Code civil du Québec. La vente du lieu d’inhumation est la principale — voire la seule[161] — raison invoquée pour justifier le changement de destination[162]. Dans Servantes du coeur immaculé de Marie, la Cour supérieure a même permis l’exhumation de 1 462 cadavres alors qu’aucun projet concret de changement de destination d’un cimetière n’était à l’horizon, simplement parce que « la demanderesse souhait[ait], dans une perspective de prévoyance et de planification de l’utilisation pérenne de ses actifs et ressources, prévoir la possibilité de disposer de la propriété où est situé le cimetière, en vue d’une éventuelle transformation pour d’autres fins et usages [pour] éventuellement disposer [...] de ses actifs dans le meilleur intérêt des membres de la communauté »[163]. On peut se demander s’il s’agit vraiment d’un motif sérieux lorsque le projet n’est même pas encore dessiné. La Cour supérieure semble considérer que c’est le cas.

J’ai également répertorié des jugements en exhumation qui n’explicitent pas les motifs de la demande d’autorisation, mais qui, par la quantité de corps exhumés, semblent relever d’un objectif logistique comme le changement de destination de l’immeuble. Ces jugements ont autorisé l’exhumation et le déplacement de plus de 1 125 cadavres[164].

Les exhumations aux fins de réparation des sépultures sont plus rares. Depuis l’entrée en vigueur du Code civil du Québec, j’ai repéré seulement trois jugements en exhumation pour cause de travaux : un mausolée en piètre état[165], un système de drainage nécessitant des réparations[166] et un cercueil brisé[167]. S’ajoutent dans cette catégorie deux jugements permettant des exhumations préventives[168]. Ces demandes préventives ont été déposées dans un contexte où l’érosion et la montée des eaux du Saint-Laurent menaçaient d’exhumer les cadavres et de les emporter  — une exhumation par la nature! Ainsi, on a dû exhumer un couple en 2013, car, trois ans plus tôt, « les grandes marées [avaient] érodé les rives du cimetière de Petit-Matane mettant en danger les sépultures »[169]. Dans le même cimetière, en 2017, les exhumations de dix corps ont été « rendues nécessaires en raison de l’érosion des berges et des hautes marées, situation qui risqu[ait alors] d’entraîner tous les cadavres inhumés à la mer »[170]. Dans ces cas, l’exhumation ne vise donc pas directement à réparer la sépulture, mais bien à prévenir qu’une telle réparation — ainsi que la recherche des dépouilles dans l’estuaire du Saint-Laurent — soit nécessaire. Dans le même sens, on peut compter dans cette catégorie une demande en exhumation visant à permettre la construction d’un mausolée dans lequel la dépouille sera déposée en enfeu[171]. Bien qu’il ne s’agisse pas exactement d’une réparation de la sépulture, ce jugement concerne une amélioration du lieu d’inhumation et peut donc s’inscrire dans la même thématique.

En bref, on remarque que les tribunaux autorisent facilement, sinon toujours, les demandes d’exhumation fondées sur des raisons logistiques. On compte plus de 3 891 corps exhumés dans les vingt-huit dernières années pour des fins logistiques. L’apparente facilité avec laquelle la jurisprudence autorise les exhumations logistiques contraste avec le degré d’attention plus élevé des tribunaux face aux demandes fondées sur l’expression de volontés par les substituts décisionnaires.

Conclusion

Cet article nous a fait visiter les catacombes du droit civil québécois. On y remarque l’importance posthume de l’expression de l’autonomie corporelle, qui pousse parfois les juges à tenter de découvrir les volontés probables de la personne décédée avant de s’en remettre aux substituts décisionnaires. Les jugements répertoriés permettent de constater que les juges insufflent à la vie de la personne décédée un récit devant être accompli même après la mort. Ces efforts pour découvrir les volontés probables des défunt·es suggèrent un attachement peut-être inconscient à la théorie narrative de l’identité personnelle.

Cet article permet également de mieux comprendre le critère du motif sérieux d’exhumation. Depuis l’entrée en vigueur du Code civil du Québec, les tribunaux ont considéré comme étant des motifs sérieux le désir d’exhumer afin de procéder à la crémation souhaitée par la personne décédée, celui d’exhumer afin d’inhumer de nouveau à l’endroit désiré par la personne décédée, celui de permettre la poursuite posthume de la vie commune des conjoint·es, celui de réunir les familles dans le même lot cimétérial, celui de rapprocher la personne décédée des vivant·es afin de faciliter leur recueillement, et, sur le plan de la logistique funéraire, celui de vendre le lieu d’inhumation, de réparer la sépulture ou de prévenir l’exhumation par les marées. Parmi les motifs manquant de sérieux, on compte le désir d’un homme d’être enterré avec ses ancienne et nouvelle épouses et le désir d’un frère de procéder à l’autopsie du défunt dont la mort ne semble pas suspecte aux yeux du juge. S’ajoute aux raisons justifiant le rejet d’une demande en exhumation la possibilité que l’exhumation trouble le repos éternel d’autres personnes décédées.

Cette étude de la jurisprudence démontre ultimement que l’application du critère du motif sérieux est à géométrie variable. Un simple projet logistique, même encore hypothétique, suffit à permettre l’exhumation d’un nombre impressionnant de dépouilles. À l’inverse, l’exigence du motif sérieux s’articule de manière plus stricte à l’égard des projets d’exhumations visant à respecter la volonté des substituts décisionnaires. Le cas de Marie-Paule Rochette, discuté en introduction et dans la partie III de cet article, l’illustre bien. Le tribunal refuse à la défunte de quitter la fosse commune pour retrouver le caveau familial[172]. Alors qu’aucune famille des autres défunt·es enseveli·es dans cette fosse commune n’a manifesté son opposition à l’exhumation, le tribunal se sent investi du devoir de protéger leur « repos éternel »[173]. La Cour supérieure refuse donc que l’on dérange — parce qu’on ne demande pas de les exhumer — 1 700 dépouilles afin de trouver le corps de Marie-Paule Rochette[174], alors qu’elle autorise en parallèle l’exhumation de 1 462 cadavres simplement parce que la propriétaire d’un cimetière souhaite libérer son actif foncier de ces restes mortels sans toutefois avoir de projet concret de changement de destination du cimetière[175]. En d’autres mots, l’argument de la quiétude des défunt·es interdit à une famille de retrouver leur proche et de faire la lumière sur les causes de la mort, mais semble revêtir une plus faible importance lorsqu’un propriétaire tente de libérer son actif. L’exigence du motif sérieux agit donc avec une vigueur différente qu’il s’agisse d’un motif social ou d’un motif financier. En pratique, le critère du motif sérieux ne semble avoir pour effet que de limiter les demandes en exhumation fondées sur la volonté intime. Ainsi, si le respect des personnes décédées joue un rôle important en droit, ce principe revêt une force normative modulée par les souhaits des vivant·es.