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L’univers des soins infirmiers recouvre des enjeux éthiques et politiques que la pandémie de Covid-19 a mis en lumière de façon saisissante[1]. En 2020, le manque de ressources pour offrir des soins adéquats dans les centres d’hébergement pour personnes âgées au Québec, sous-financés et largement privatisés[2], a forcé le déploiement de militaires pour venir prêter main-forte au personnel devant l’hécatombe dans la région de Montréal : des morts par milliers, un personnel soignant dramatiquement insuffisant, voire en fuite, des conditions sanitaires choquantes et un grave manque d’humanité envers des personnes vulnérables[3]. Les autorités politiques ont salué le travail des « anges gardiens » qui tiennent le fort dans ces établissements en déroute. De tels constats frappent l’imagination. Comment en sommes-nous arrivés là ? Et que recouvre cette héroïsation des soignants — qui sont, le plus souvent, des soignantes ?

La première question invite à remettre en perspective ce qui, dans l’évolution du champ paramédical, a pu entraîner les graves lacunes constatées[4]. Rappelons qu’au Canada et au Québec la profession médicale détient depuis 1909 l’autorité légale pour réglementer l’ensemble du champ de la santé[5], ce qui lui confère le pouvoir de décider « dans quelle mesure le soin des malades sera confié au personnel paramédical[6] ». La spécialisation plus marquée de la médecine après la Seconde Guerre mondiale — avec son arsenal de moyens technologiques facilitant les diagnostics (rayons X, etc.) et de thérapeutiques (surtout les antibiotiques) — favorise l’institutionnalisation des soins de santé dans les hôpitaux. Les médecins y sont mieux équipés pour traiter leurs patients qu’à leur domicile comme c’était le cas auparavant. La forte demande sociale conjuguée à l’augmentation des coûts provoquent ensuite une progression fulgurante du personnel paramédical[7]. La tendance à remplacer la main-d’oeuvre requise par du personnel moins qualifié à qui l’on délègue des tâches plus routinières entraîne la multiplication des infirmières auxiliaires (diplômées) et des aides (non diplômées)[8]. En devenant le principal bailleur de fonds du système de soins de santé dans les années 1960-1970, l’État du Québec choisit de moderniser les établissements de santé[9] en privilégiant une médecine hospitalière de pointe, coûteuse[10]. Il a également sanctionné le déclin des services communautaires qui avaient favorisé l’amélioration de l’état de santé général dans la première moitié du XXe siècle[11].

La seconde question, concernant le recours à la représentation symbolique d’« anges gardiens », renvoie à un passé pas si lointain où des infirmières, religieuses comme laïques, des femmes supposées entièrement dévouées aux malades, dispensaient l’essentiel des soins par vocation. Il est paradoxal que ce terme, honni depuis la professionnalisation, la laïcisation et la syndicalisation, revienne tourmenter les soignantes dans l’actualité. S’il existe un consensus pour admettre l’importance cruciale des soins (d’autant plus en temps de pandémie) et le manque persistant de reconnaissance socioéconomique du travail requis pour les offrir, les actions se font attendre. La politologue Diane Lamoureux invite à compléter les processus découlant de la Loi sur l’équité salariale de 1997 au Québec en rehaussant les salaires et les conditions des personnels soignants[12], composés très majoritairement de femmes. En fait, le foisonnant questionnement pluridisciplinaire sur les éthiques du care depuis les années 1980[13] rappelle la complexité d’enjeux qui traversent l’expérience des femmes, souvent mobilisées par le soin quotidien des personnes vulnérables (enfants, malades, personnes âgées, etc.)[14]. Ce sont elles le plus souvent qui assurent la continuité des services et comblent les lacunes dans une organisation sociale marquée par la division et la hiérarchisation du travail. Ces pratiques érigées en système seraient « remarquablement stables[15] ».

La profession d’infirmière incarne au mieux les dimensions éthiques du care, puisqu’elle s’est modelée à partir de valeurs associées aux capacités émotionnelles attribuées aux femmes[16]. Même si elle a délaissé les soins domestiques et confié, après la Seconde Guerre mondiale, une bonne partie des soins de chevet à des auxiliaires et à des aides pour se consacrer aux traitements plus complexes (pansements, injections, etc.), la dimension vocationnelle lui est restée accolée[17]. Les salaires offerts ont longtemps été considérés comme des salaires d’appoint versés à des femmes célibataires oeuvrant pour des organismes charitables, jusqu’à ce que les grandes grèves menées face à l’État, principal pourvoyeur de services depuis les années 1960, permettent un certain rattrapage salarial[18]. L’idéal professionnel a habilité les infirmières à se tailler une place centrale dans le système de soins de santé sans toutefois leur conférer l’autonomie de pratique et la reconnaissance d’une formation universitaire comme condition minimale d’exercice[19]. L’État québécois a plutôt sanctionné le transfert de la formation depuis les hôpitaux vers les instituts techniques (cégeps) nouvellement créés, rejetant ainsi une aspiration persistante de l’Association professionnelle des infirmières.

Les enjeux éthiques et politiques des soins attribuent toujours un caractère vocationnel au travail infirmier, particulièrement résistant au Québec, en dépit des changements substantiels survenus dans le champ paramédical, ce qui nous incite à réexaminer cette part d’héritage qui paraît encore aujourd’hui affecter l’engagement social des « anges gardiens ». Cette charge vocationnelle symbolique enracinée dans le système d’apprentissage qui a longtemps prévalu au Québec tient à notre avis dans l’articulation caractéristique des savoirs et des pratiques fortement imbriqués dans la formation et ensuite dans l’expérience professionnelle en soins infirmiers. Envisagé sous ce prisme, cet article croise, dans la première partie, des modèles d’apprentissage des soins répandus au Québec — du dernier tiers du 19e siècle au seuil des années 1970 — et en vertu de ces modèles de formation, dans la seconde, des expériences de terrain d’infirmières en situation de pratique autonome susceptibles d’illustrer en contexte des particularités sous-jacentes au travail de care. Nous avons ainsi revisité des éléments repris de nos travaux antérieurs, notamment de notre corpus d’enquête sur les infirmières de colonie du Québec (1932-1972), pour montrer comment l’étendue des services rendus et l’ambiguïté de la situation des infirmières dans ces emplois les amenaient à prendre soin de la paroisse et de la colonie[20]. Nous avons privilégié les propos de religieuses hospitalières et d’infirmières laïques sur la formation professionnelle, les exigences du service infirmier et les relations tissées avec les personnes soignées.

Devenir infirmière : un système d’apprentissage conjuguant savoirs et services

La formation professionnelle des infirmières au Québec présente la particularité d’avoir exigé des étudiantes, pratiquement jusqu’à la fin des années 1960, qu’elles troquent leurs services contre leur formation et leur entretien au sein d’écoles d’hôpitaux. Cette première partie expose les principaux modèles de référence retenus et adaptés au Québec pour devenir infirmière, un détour essentiel pour rappeler ce qui est en jeu dans le manque de reconnaissance sociale des soins.

L’incontournable figure de Florence Nightingale

« Every woman is a nurse. »

Florence Nightingale, Notes on Nursing

Dans ses Notes on Nursing publiées en 1859, la célèbre réformatrice sociale anglaise Florence Nightingale (1820-1910), dont on vient de célébrer le bicentenaire, s’adresse aux femmes dans leurs familles. Elle défend l’idée selon laquelle les femmes peuvent exercer envers les malades l’autorité et la compétence tirées des responsabilités qu’elles assument dans la sphère domestique. Elle estime toutefois nécessaire de réformer la pratique des soins infirmiers par un enseignement formel portant sur l’environnement, l’hygiène et l’alimentation et le traitement des malades. Elle s’est particulièrement démarquée lors de la guerre de Crimée (1854-1856) en dirigeant un service composé de 38 infirmières postées en Turquie auprès des soldats britanniques. Selon Kathryn McPherson, c’est la médiatisation rapide de ses initiatives par le télégraphe qui a fait d’elle une héroïne. Sa popularité dans tout l’Empire britannique lui permet bientôt d’amasser un imposant fonds qu’elle va consacrer à la formation des infirmières[21]. En 1860, elle met en place son modèle des écoles d’hôpitaux au St. Thomas Hospital de Londres. Pour cette première initiative, les négociations avec l’administration de l’hôpital sont ardues : comment satisfaire les exigences de fonctionnement d’un hôpital chargé de donner des soins aux malades en même temps que celles d’une école destinée à former des infirmières ? La « matrone », Mrs. Wardroper, doit cumuler les deux fonctions, et les étudiantes sont divisées en deux classes : les « stagiaires », qui peuvent payer leur formation, et les autres qui, ne le pouvant pas, s’engagent par contrat à demeurer quelque temps à l’emploi de l’hôpital.

Le succès du modèle Nightingale est mondial. Dès 1862, les infirmières diplômées de l’hôpital londonien essaiment à Liverpool, Manchester, Édimbourg, Dublin. On les retrouve ensuite à Sydney, Montréal, Bombay, Berlin, Stockholm, Copenhague et dans les grandes villes américaines : New York, Boston, Baltimore, Chicago et Philadelphie. Au Canada, « alors que la première école est fondée en 1874, on en compte 65 … en 1901 et 218 en 1930[22]. » Les diplômées ont beaucoup de mal à trouver du travail pendant la crise économique des années 1930. Le rapport d’enquête du Dr Weir conclut en 1932 que ce système ne convient plus ni aux exigences des soins ni à celles de la formation. Une seconde enquête nationale menée en 1966 par l’infirmière Helen Mussallem conclut encore à la nécessité de dissocier les écoles de la gestion des hôpitaux[23]. Au Québec, le nombre de diplômées des écoles d’hôpitaux est passé de 4 167 en 1941 à 39 225 en 1971[24]. Le passage de la formation des hôpitaux au système scolaire ne se produit qu’entre 1967 et 1972, avec la création des cégeps, soit un peu plus tard qu’ailleurs au Canada.

Ce modèle d’apprentissage infirmier, qui représente la principale, sinon la seule, porte d’entrée dans la profession pour des générations de femmes au Québec[25], est reconduit malgré l’essor des populations urbaines et la spécialisation des hôpitaux. Les découvertes scientifiques de Pasteur, Koch, Curie et Roentgen donnant un nouvel essor à la médecine et à la chirurgie, l’hôpital accueille de nouvelles clientèles. Les laboratoires, les techniques d’asepsie et d’antisepsie utilisées dans les salles demandent du temps et du personnel formé pour les appliquer. La plupart des récits de fondation des écoles d’infirmières mettent en avant, à divers degrés, ces facteurs explicatifs (hausse de la population urbaine et découvertes scientifiques entraînant la spécialisation des hôpitaux)[26]. L’apprentissage du métier s’inspire par ailleurs des impératifs de la réforme sanitaire, élément majeur d’une vaste réforme sociale destinée à améliorer la santé des populations au moyen de mesures collectives. Dans ce mouvement transnational qui s’attaque à divers problèmes, dont la transmission des maladies infectieuses, la mortalité infantile et maternelle ainsi que la qualité de l’environnement (filtration de l’eau, système d’égouts, collecte des déchets, etc.) dans les quartiers urbains où s’entassent des populations prolétarisées ou fragilisées par l’immigration[27], les femmes sont nombreuses à apporter leur concours. Selon les historiennes Évelyne Diebolt et Nicole Fouché, les réformatrices des premières décennies du 20e siècle partagent une vision de la responsabilité sociale des femmes qu’elles font reposer sur les épaules des infirmières, « désormais comptables de la qualité des soins, mais aussi garantes de l’ordre social-sexuel des milieux hospitaliers et médico-sociaux[28] ».

Maintes études ont montré la forte capacité de mobilisation des femmes sur les questions sociosanitaires, et ce, à de nombreux moments de l’histoire. Analysant les efforts concertés des « gardes-malades » de Montréal pendant l’épidémie de « grippe espagnole » en 1918-1920, l’historienne Magda Fahrni observe que leur action était « doté[e] d’une importance civique », et qu’« elles étaient partout » : dans les hôpitaux, les hospices, les refuges en tous genres, les maisons des particuliers. Elle démontre que le discours de l’« héroïsme au féminin » concernait toutes les femmes, nonobstant les persistants clivages religieux et linguistiques :

Les efforts des infirmières, des religieuses et des bénévoles étaient donc essentiels dans la lutte contre la grippe. Mais lorsqu’elles étaient débordées, comme [dans] les hôpitaux généraux et les nombreux hôpitaux d’urgence mis sur pied durant l’épidémie, c’était avant tout les mères de famille — et souvent leurs filles — qui se retrouvaient sur la ligne de front dans la lutte contre l’influenza[29].

Nous avons également pu observer, pour la ville de Québec, que dans les situations exceptionnelles comme dans les plus courantes, les réseaux de soins et d’assistance impliquent majoritairement des femmes[30]. En étudiant les actions philanthropiques menées par des femmes tant catholiques que protestantes ou juives à Montréal, l’historienne Yolande Cohen relevait les mêmes exigences : le don de soi et le souci des autres[31].

Les deux guerres mondiales ont constitué des temps de grande mobilisation pour les infirmières[32]. Au moment de la Grande Guerre, la profession venait d’amorcer un processus de structuration en vue de l’obtention d’un statut professionnel. L’urgence et les nécessités du contexte vont permettre aux infirmières de se tailler une place comme « lieutenants » dans l’armée canadienne, position supérieure à celle des infirmières britanniques. L’appel lancé, 2 000 infirmières sont recrutées et envoyées à l’étranger ; 53 y perdront la vie, ce qui confère à la profession naissante une aura d’héroïsme et aux infirmières l’appellation d’« anges blancs ». Au front, elles travaillent dans des conditions difficiles : rationnements multiples y compris de l’eau potable, vermines et, surtout, des soldats souvent affreusement blessés ou malades[33]. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’engouement des infirmières pour le front est encore plus fort : 3 656 d’entre elles y sont envoyées. Leurs récits, d’une guerre à l’autre, se ressemblent : pensée indépendante, goût de l’aventure, débrouillardise, sens des responsabilités, apprentissage de nouveaux traitements, adaptabilité, etc. Celui d’Éva Cayer[34], l’une des rares Canadiennes françaises de l’armée canadienne, arrivée à Londres en 1942 en plein bombardement, est particulièrement éclairant quant aux motivations qui l’animent : goût pour l’action et le voyage, ainsi que pour le salaire, trois fois supérieur à ce qu’elle gagnait dans un hôpital de Québec. Elle raconte avoir été très touchée par la profonde reconnaissance des soldats soignés, mais également son difficile retour à la vie civile, affaiblie et malade.

Les savoirs scientifiques et les savoirs d’expérience des religieuses hospitalières

« On ne naît pas infirmière, on le devient après un entraînement sérieux. »

Soeur Allard, Principes élémentaires concernant le soin des malades, 1931

Pendant des siècles, les religieuses dirigeant des hôpitaux au Québec ont conçu le soin des malades comme relevant de la charité chrétienne. Ce qui ne les empêche pas d’être au fait des développements scientifiques. En 1869, la Congrégation des soeurs de la Providence publie son Traité élémentaire de matière médicale[35], réédité à maintes reprises, à l’usage de la religieuse « spécialement occupée du service des pauvres, appelée tous les jours à donner ses soins aux malades, à remplir les prescriptions des médecins ». Il s’agit d’un résumé « de ce qu’il y a de plus important et de plus pratique … de savoir, pour seconder avec intelligence les efforts des médecins, ou en leur absence donner elle-même, dans les cas urgents, les premiers soins aux malades[36] ». Derrière ces précautions d’usage à l’égard des médecins[37], le contenu des savoirs « élémentaires » que doivent posséder les hospitalières ne laisse aucun doute sur l’étendue, la profondeur et l’actualité de leurs savoirs : la connaissance des diverses maladies, des soins qui conviennent pour chacune et des remèdes (leurs noms en latin, en français et en anglais, leurs usages, composition, préparation, administration, contre-indications, fabrication). Les auteures du Traité disent avoir puisé leurs enseignements dans « le Codex, le Dispensaire des Etats-Unis, les Pharmacopées de Londres, de Dublin, d’Edimbourg, des Eclectiques, &c, &c, et d’un grand nombre d’autres recettes particulières[38] ». Les Soeurs de charité doivent encore connaître les règles de l’hygiène — pour « la conservation de la santé et la prévention des maladies[39] » — et les traitements, incluant les petites chirurgies, l’extraction des dents, la vaccination (et les procédés d’inoculation), les pansements, les bains et les diètes dont le rôle dans la guérison est souligné. Aux gardes-malades, les auteures conseillent de prendre des précautions contre la contagion et de savoir reconnaître les signes de la maladie.

Les religieuses de plusieurs congrégations prennent bientôt à leur charge la plupart des écoles d’hôpitaux catholiques qui vont former la majorité des infirmières, religieuses puis laïques. À l’Hôtel-Dieu de Montréal[40], les Hospitalières de Saint-Joseph, voyant les développements scientifiques et médicaux dans la ville en plein essor, décident en 1901 d’offrir la formation d’infirmière aux laïques, car elles constatent que les religieuses ne suffisent plus à la tâche. Elles ont accepté l’affiliation demandée par l’École de médecine et de chirurgie dès 1847, ce qui permet aux médecins d’acquérir de l’expérience pratique chez elles et les assure du même coup de leurs services auprès des malades. L’hôpital de 150 lits en 1861 en compte 268 en 1902 et 387 en 1942. Pour l’école nommée Jeanne-Mance[41], les Hospitalières s’inspirent de leur propre mode d’apprentissage. En vertu de leurs constitutions, elles s’engagent à soigner ceux qu’elles appellent « nos seigneurs les malades » dans un esprit de charité chrétienne et de dévouement maternel[42]. Elles doivent assurer tous les soins du corps et voir à ce que rien ne manque aux malades tout en veillant aux besoins de l’âme, ce qu’elles font à l’aide d’exercices pieux et de tableaux religieux dans les salles conçues de manière à communiquer avec la chapelle par un avant-choeur, et en disposant des fleurs et de l’encens pour les réjouir.

Dans cet établissement, l’hospitalière en chef — plus tard la surintendante de l’hôpital — conserve une vue d’ensemble sur les malades. Les différents départements de l’hôpital sont placés chacun sous la responsabilité d’une religieuse ; celle-ci assiste dans leurs visites les médecins de passage et soulage elle-même les malades dans « les choses faciles et ordinaires[43] », selon un petit coutumier de 1872. Parmi les hospitalières, la pharmacienne incarne la partie scientifique des soins. Savante, elle connaît les principales médications et voit à s’approvisionner et à les préparer : cachets, sirops, onguents, pommades, mixtures, eaux de Vichy, etc. Plusieurs plantes médicinales sont cultivées au jardin de l’Hôtel-Dieu, d’autres sont récoltées dans les bois au moment approprié. La pharmacienne assume plusieurs fonctions : toujours selon le coutumier, « [elle] travaillera à se rendre habile dans l’art de soigner les malades, étudiant à cette fin ce qui, dans la médecine, se rattache à son office, et elle formera si bien ses compagnes qu’elles puissent la remplacer au besoin[44] ». Trois fois par jour, aux repas, les religieuses conjuguent leurs efforts pour offrir soins et réconfort aux malades. Suivant un cérémonial issu de leur tradition tricentenaire, elles entrent dans les salles de 44 malades, deux par deux, la supérieure en tête aspergeant les lieux d’eau bénite et récitant les prières d’usage. Des soeurs présentent linge et bassin pour le lavage des mains, l’hospitalière et sa compagne distribuent les repas, des soeurs converses (domestiques) aident à manger ceux qui en ont besoin, font les lits et vident les bassins. En partant, les religieuses aèrent les pièces et les « semainières » (soit les religieuses nommées pour assurer la permanence du service dans les salles à chaque semaine) prennent la relève.

Cette tradition hospitalière se maintient jusqu’à la fin des années 1930 ; la division des grandes salles en unités plus petites entraîne alors la dispersion des soeurs. Leur formation s’effectue par étapes au chevet des malades. Les postulantes et les novices ont d’abord servi les repas, appris à faire les lits, à installer et à réconforter les malades sous l’oeil des hospitalières avant d’entreprendre des traitements. La maîtrise des techniques de soins comme celle des procédés de fabrication des médicaments se communique essentiellement par l’observation. Le stage à la pharmacie, qui est au coeur de l’enseignement, permet de s’assurer d’une certaine uniformité dans les soins prodigués. En ouvrant l’école aux laïques en 1901, la supérieure des religieuses s’inquiète :

… le soin des malades est une vocation ! Il faut y être appelée ! On ne devient pas infirmière sans aimer les malades et les mettre au premier plan de sa propre vie. Pour se dévouer jour et nuit, il faut sacrifier ses forces, parfois sa santé[45].

Soeur Allard, première directrice de l’école Jeanne Mance de l’Hôtel-Dieu de Montréal, publiera en 1931 un Manuel des soins aux malades[46] qui insiste sur cette vision humaniste chrétienne.

À d’autres moments de l’histoire de l’école, les Hospitalières ont craint la perte de cette dévotion des étudiantes envers les malades qu’elles estimaient essentielle pour prodiguer des soins. Une ancienne étudiante, diplômée en 1941, explique :

On avait plus de temps à consacrer aux malades [qu’aujourd’hui]. On connaissait leur famille. On s’adaptait à leurs besoins pour tout ce qui était possible. L’un était habitué à se coucher tard, c’est le dernier qu’on allait préparer pour la nuit. On tenait compte de leur façon de vivre, on se souciait de ce qu’ils ressentaient, de ce qu’on pouvait faire pour adoucir leur séjour à l’hôpital[47].

Après la Seconde Guerre mondiale, l’école voit ses effectifs passer de 168 étudiantes en 1946 à 337 en 1957[48], et ce, pour satisfaire les exigences à la fois des soins hospitaliers et d’un programme d’études de plus en plus morcelé par l’ajout de nouveaux cours en médecine, chirurgie, psychiatrie, etc.[49]. En se conformant aux règles de l’Association des infirmières de la province de Québec (AIPQ), qui détermine les conditions de pratique depuis 1946, la Congrégation diminue les heures de travail des étudiantes de 12 à 8 heures par service. Elle s’inquiète de la place que prend la technologie dans les traitements au détriment du temps consacré aux malades. Dans l’examen de « doctrine sociale chrétienne » en 1955, les étudiantes ont à répondre à la question suivante : « Le développement de la technique moderne favorise-t-il le progrès humain ? Faut-il continuer dans cette direction ou faire marche arrière[50] ? »

Les exigences de la formation et celles des soins deviennent si difficiles à concilier qu’en 1957 la Congrégation nomme, tardivement il faut le dire, une directrice des soins infirmiers distincte de la direction de l’école ; celle-ci nomme des institutrices cliniques responsables de l’encadrement des étudiantes à l’hôpital. À partir des années 1960, on assiste à un renversement de paradigme dans le rapport aux malades. Une étudiante précise :

… on ne leur rendait pas service, aux malades, on ne les amenait pas à être autonomes, on les dorlotait comme ça ne se peut pas. Et quand ils étaient au lit, les lever, c’était un événement, tandis qu’aujourd’hui, il n’y a pratiquement pas d’opérés qui ne soient passés du lit au fauteuil dans les 24 heures[51].

Dans ce système d’apprentissage des infirmières maintenu en l’absence de financement public, les tensions se sont multipliées au fil des ans. Le déclin des valeurs humanistes inspirées de la tradition chrétienne, qui assuraient la cohésion du système en misant sur l’éthique (féminine) du service, entraînera une crise de l’identité professionnelle des infirmières au cours des années 1970-1980[52].

Du modèle des écoles d’hôpitaux, on a surtout retenu les valeurs d’effacement des infirmières ; celles-ci tenteront, après le passage tant des écoles d’infirmières que des hôpitaux sous l’autorité de l’État, d’améliorer leurs conditions de travail. Des valeurs comme l’attention aux autres, l’oubli de soi, la douceur, l’amour, la soumission et l’obéissance à l’autorité sont devenues contraires à l’affirmation des droits et de l’autonomie des femmes et, partant, des infirmières. L’historiographie semble toutefois avoir oublié les valeurs d’affirmation que l’ancien modèle avait favorisées : maîtrise de soi, fermeté, respect, sens de l’initiative, esprit d’observation, etc. Cet héritage, qui faisait des infirmières, à l’issue d’une formation dite intégrale conjuguant savoirs, savoir-faire et savoir-être, des femmes fortes, reste largement mésestimé[53].

Profession : infirmière de colonie

L’emploi des infirmières dans les communautés pauvres des villes et des régions rurales s’inscrit dans la foulée d’une réforme sociosanitaire internationale (à partir des années 1880 et plus fortement dans la période de l’entre-deux-guerres) rendue possible par l’engagement social des femmes à offrir des services aux populations vulnérables[54]. Les infirmières sont invitées à mettre à profit dans divers milieux de soins les savoirs et expertises d’abord acquis dans le cadre hospitalier. Les infirmières de colonie du Québec ont très majoritairement reçu leur formation dans un tel cadre, surtout dans les grands hôpitaux de Québec et de Montréal[55]. On a rarement souligné l’adaptabilité d’une telle formation à divers cadres de soins, ni ce que cela exigeait des soignantes. Un nouveau regard porté sur l’expérience de ces infirmières postées de 1932 à 1972 dans diverses régions de la province, en l’absence de médecins ou d’hôpitaux à proximité, nous amène à observer plus concrètement l’articulation particulière établie entre savoirs et services, une composante clé de l’héritage du système d’apprentissage infirmier.

La source d’inspiration : l’infirmière de district

Il nous semble opportun de revenir aux sources de cette pratique communautaire des soins. Au coeur de la réforme des soins, entre 1880 et 1939, figure en effet un service d’infirmières visiteuses (district nurses) instauré en 1864 à partir de fonds privés à Liverpool par Agnes Jones, diplômée du St. Thomas Hospital. L’expansion de ce type de service, doté par la reine Victoria de fonds spéciaux lors du 50e anniversaire de son règne en 1887, entraîne la création du Queen Victoria’s Jubilee Institute for Nurses. On doit à l’épouse du gouverneur général du Canada, la comtesse Ishbel Aberdeen, la mise en place d’un District Visiting Nursing Service en 1897, qui deviendra le Victorian Order of Nurses. Il inspire d’autres services. Pendant l’entre-deux-guerres au Canada, c’est toute une chaîne d’avant-postes infirmiers qui se met en place[56]. Les religieuses catholiques ne sont pas en reste, qui avaient pris les devants en accompagnant des migrants dans des régions sans services, à l’instar des Soeurs de Sainte-Anne au Yukon qui prodiguaient leurs soins en tentant de maintenir un certain ordre social et moral lors de la ruée vers l’or en 1898. Elles étaient réputées très compétentes[57].

La multiplication des associations nationales et internationales, des congrès, des revues, des correspondances, bref de tous ces moyens d’échanges, favorise la circulation des personnes, des idées et des méthodes de formation et de travail des infirmières. Face aux divers défis à relever, elles sont formées comme des femmes « supérieures », suivant le modèle féminin victorien valorisant la maîtrise et le dépassement de soi, à partir d’une éthique de service fondée sur la moralité et la charité. L’historienne Janet Greenlees, dans son étude de la formation des Queen’s district nurses en Angleterre et en Écosse, a bien mis en lumière cette orientation des infirmières capables de prodiguer des soins holistiques à partir des connaissances médicales qui leur étaient accessibles ainsi que des techniques éducatives en santé publique. Le manuel General Principles of District Nursing Practice publié à leur intention en 1943 leur enjoignait explicitement de

Adapter les compétences hospitalières aux soins infirmiers à domicile ; être consciente des besoins infirmiers et sociaux du patient et de sa famille ; établir et maintenir de bonnes relations humaines ; profiter de chaque occasion pour éduquer le patient et sa famille en matière de santé ; et enseigner aux proches à effectuer les soins requis entre les visites de l’infirmière[58].

Ces principes ne changent guère avec l’édition de 1966 de ce manuel, qui veut que l’infirmière de district sache utiliser les ustensiles qu’elle trouvera à domicile, exercer ses fonctions dans un espace restreint, donner des instructions simples concernant la propreté, la ventilation, la cuisine, etc., de manière à ce qu’elles soient comprises et exécutées de plein gré[59].

Pour relever de tels défis, les Queen’s nurses, diplômées elles aussi d’écoles d’hôpitaux, doivent de plus acquérir une formation de sage-femme et une autre de health visitor pour servir dans des communautés appauvries et parfois isolées. Selon Greenlees, les principes d’adaptabilité et d’initiative qui devaient guider la pratique d’infirmière de district devaient amener ces femmes à faire face à toutes les circonstances. La sélection des candidates prenait également en compte des attributs comme le tact, la discrétion, le jugement, une bonne santé et l’amour de l’humanité[60]. Cette formation procurait, au dire des infirmières elles-mêmes[61], une grande confiance en soi et des compétences utiles dans diverses situations. Au Canada français, on observe également l’expression d’un fort « sens social » promu par l’Église catholique. Les infirmières de colonie du Québec n’auront pas eu accès à une formation aussi solide que les Queen’s nurses anglaises et écossaises. Toutefois, elles semblent avoir retenu aussi bien les principes d’adaptabilité et d’initiative qui les caractérisent que l’obligation de charité proclamée dans les bulletins qui leur étaient destinés.

Les infirmières de colonie du Québec : entre exigences et nécessités

Au Québec, l’État a recouru à maintes reprises aux services des infirmières pour desservir les communautés pauvres des régions face à l’absence de médecins mais aussi au coût élevé de leurs services. Une instance appelée Service médical aux colons, en activité de 1932 à 1972[62], a permis que 174 petites communautés bénéficient, à un moment ou à un autre, de la présence continuelle d’infirmières résidentes en dispensaire, dont les responsabilités comportaient peu de limites. Les autorités leur enjoignent de « fournir un service médical aussi complet que possible[63] » dans les cas d’urgence, en particulier dans les cas d’accouchement, à des personnes considérées indigentes (les colons). Ce service exige des infirmières à qui l’on confie ainsi le soin de communautés entières en contexte de grande pauvreté et toujours en l’absence de services médicaux à proximité qu’elles enjambent toutes les frontières présentes : géophysiques, professionnelles, socioéconomiques.

Ces infirmières de colonie n’ont reçu de formation complémentaire ni comme sage-femme ni en santé publique, contrairement aux Queen’s nurses, puisque la première est interdite aux infirmières presque partout au Canada et que la seconde n’est offerte que dans des établissements universitaires plus difficiles d’accès pour des femmes des classes moyennes inférieures[64]. En revanche, elles sont conscientes du rôle social important qui leur est dévolu. Une récente étude de Geneviève McCready et Marie-Claude Thifault révèle l’existence d’un double discours dans les bulletins adressés aux infirmières catholiques durant les années 1930-1960, à savoir la revendication des droits en matière de justice sociale et l’obligation de charité imposée aux infirmières. Au-delà des tensions contenues, leur conclusion évoque les aspects positifs de ce discours :

Au coeur des misères sociales quotidiennes, les gardes-malades catholiques ont eu un accès privilégié non seulement à des milieux défavorisés, mais également aux points de vue des familles auprès desquelles elles intervenaient[65].

Les exigences de base sont de détenir un diplôme d’une école reconnue par l’Association professionnelle des infirmières — soit une école en milieu hospitalier jusqu’à la fin des années 1960 —, de fournir un certificat de bonne santé et des références personnelles. Les écoles d’hôpitaux, en dépit de leurs particularités respectives (taille, direction, cursus), offrent une formation intégrale issue d’un même système d’apprentissage. La préparation pour aller « en colonie » est laissée à la discrétion des infirmières elles-mêmes jusqu’à ce que se répande, dans les années 1950, l’usage de poster une infirmière en formation pour une ou deux semaines auprès de celle qu’elle va remplacer. L’enquête orale nous a toutefois appris que la plupart des infirmières acquièrent par elles-mêmes des connaissances et des expériences complémentaires, que ce soit à l’hôpital de la Miséricorde pour les accouchements, auprès d’un dentiste pour apprendre l’ABC de cet art, ou encore en observant dans sa pratique un médecin consentant[66].

C’est avec une rare unanimité que les témoins interrogés affirment n’avoir guère reçu d’encadrement pour leur service, ni même d’explications concernant leur travail. « Rien du tout », affirme l’une ; « c’était pas précis », rapporte une autre ; « non, on m’a rien dit » ; une autre encore raconte : « T’arrives pis tu sais pas dans quoi tu t’engages. » Certaines nous ont rapporté que le médecin responsable de la santé publique pour la région concernée leur expliquait ce qu’il y avait à faire, mais les explications dépendaient du médecin. Leurs témoignages convergent encore quant à la description des tâches à assumer : « c’était faire tout ce qu’il y a à faire, y a pas de médecin là » ; « on était mandatée pour répondre à tous les cas qui se présentaient » ; c’était « soigner les malades pour n’importe quelle maladie » ; « pas d’encadrement, tu fais ce que tu veux, tu fais ce que tu peux ». L’une d’elles raconte, à propos du médecin qui l’avait reçue : « Il a dit : vous savez ce que vous allez faire là-bas ? Ben j’ai dit oui, évidemment. Y paraît qu’on enlève des dents, on fait des pansements, on fait de l’urgence, on fait des accouchements. Y a dit oui, c’est ça. Vous le savez, partez[67] ! » Plusieurs de ces infirmières ont exercé pendant cinq, dix, vingt et même quarante ans dans l’un ou l’autre des postes de colonie.

Pour obtenir un tel poste, la procédure courante consiste à faire une demande auprès du ministre de la Santé. Certaines sont recommandées par le député, un curé, une religieuse de l’école d’infirmières où elles ont étudié ou par un médecin qu’elles ont rencontré. Une fois sur place, l’une est frappée par le fait que, dans son dispensaire, on trouve « une hache, un marteau pis un tournevis ». Une autre se rappelle : « Y ont dit : le Dr Untel va aller vous reconduire en colonie … La seule chose qu’y m’a montrée, ça a été d’allumer la lampe Aladin [à l’huile], parce que les lampes à gaz, j’avais peur de ça. » L’une précise : « Y a un médecin qui était responsable de moi à Rimouski, y est jamais venu. » Une autre assure : « Je savais qu’il fallait qu’on se débrouille avec les moyens du bord. » Avec le recul, plusieurs infirmières, qui avaient été embauchées pour faire des accouchements et s’occuper des soins d’urgence tout en voyant au bien-être des familles dans un territoire désigné, jugent sévèrement la formation et l’encadrement reçus pour leur travail. Une ancienne infirmière avance : « Je pense qu’on nous plaçait pis y se foutaient un peu de nous autres, y nous oubliaient, on était tellement loin. » Une autre conserve de l’amertume à ce propos : « Partez, allez mademoiselle, allez voir ça. On m’a pas dit la misère que j’aurais à avoir là, parce que probablement, j’y serais pas allée. » Et d’ajouter : « Je suis partie comme une innocente[68] ! »

Les responsabilités confiées aux infirmières ne changent guère durant les quatre décennies que durera le Service médical aux colons. La lettre d’embauche de l’infirmière Gabrielle Blais pour la colonie d’Auclair (Témiscouata), en janvier 1933, en fournit le prototype :

… jusqu’à l’établissement d’un médecin dans le territoire qui vous a été assigné, vous aurez la latitude de donner les soins médicaux requis à la population, faire les accouchements et bien suivre le cas de chaque malade, de façon à fournir un service médical aussi complet que possible.

On ajoutait la précaution suivante :

Cependant, s’il survient un cas spécial d’une gravité exceptionnelle, il vous faudra user de votre bon jugement et vous entendre avec les intéressés ou le curé de l’endroit pour qu’un médecin soit appelé[69]

Au fil des ans, les infirmières sont incitées par les autorités responsables à s’occuper également de l’hygiène publique (notamment la visite des écoles pour examiner et vacciner les enfants) tout en conservant, pour l’essentiel, une pratique autonome. Puisqu’elles devaient se procurer elles-mêmes les médicaments dont elles avaient besoin pour leur travail et les facturer aux patients — souvent sans obtenir de remboursement de la part des plus pauvres, ce dont elles se plaignaient —, le directeur du Service médical aux colons les avait autorisées, à l’instar des médecins, à facturer des frais, minimes toutefois, pour leurs visites au domicile des personnes. En dépit d’une formation complémentaire limitée, le plus souvent acquise sur le tas et jugée insuffisante par plusieurs infirmières vu les exigences et la diversité du travail en colonie, leur formation de base joignant apprentissage théorique et service en milieu hospitalier et leurs motivations personnelles paraissent avoir constitué les principaux atouts pour occuper ces postes.

De fait, les infirmières de colonie sont le plus souvent de jeunes diplômées possédant une brève expérience au moment de leur embauche. Plusieurs, de classe moyenne inférieure (filles de petits commerçants, d’ouvriers qualifiés, d’agriculteurs pour la plupart), viennent de la campagne ou de petites villes ; elles sont fréquemment issues de familles nombreuses. Leurs trajectoires personnelles, quoique variées, les ont incitées à faire preuve d’initiative et de sens des responsabilités. De leurs propos ressortent les caractéristiques suivantes : un goût partagé pour l’aventure, l’esprit d’indépendance, la volonté d’être utile aux autres, l’autonomie, le désir de liberté, la débrouillardise, le courage, l’adaptabilité, l’intuition et la sensibilité[70].

Prendre soin de la paroisse et de la colonie : la responsabilité sociale des soins

Toutes les infirmières de colonie de notre corpus rapportent que la pauvreté des populations locales les a obligées à faire preuve de débrouillardise, voire de courage, pour affronter des situations extrêmes. Plusieurs disent s’être appuyées sur la religion en invoquant le ciel pour leur venir en aide[71]. Annette Bélanger-Beaupré, qui a elle-même dû se priver de nourriture, relate : « Au début, vous pouvez vous imaginer, on a vécu beaucoup plus de pauvreté qu’on a vécu d’autres choses[72]. » Les quelque 174 postes de colonie ne présentent pas tous le même profil, et les infirmières expriment des points de vue divergents sur leur propre expérience. Certaines se sentent proches des gens, d’autres émettent des réserves. L’infirmière postée à Mont-Brun (Abitibi) au milieu des années 1930 estime : « Les femmes de cette époque faisaient preuve d’un courage exceptionnel car elles partaient vers l’inconnu dans l’espoir de fonder un foyer bien à elles[73]. » Une autre de la même région, à la fin des années 1940, précise : « … c’est tous des gens qui venaient de l’extérieur, puis c’est comme les gens qui arrivent dans un pays étranger, ils sont éloignés de leur famille puis ça forme une grande famille[74]. » Des témoignages similaires concernent d’autres régions.

Les opinions exprimées par les infirmières renvoient aux caractéristiques et aux attitudes des gens de leur localité tout en dévoilant leur vision des choses. Dans ses mémoires, Marguerite Turgeon, postée à Saint-Gérard-de-Berry (Abitibi) à partir de 1935, raconte : « J’ai eu affaire à du bon monde et les gens étaient très croyants … Ils étaient pauvres mais très généreux et très serviables. Tout le monde s’entraidait et les portes n’étaient jamais barrées[75]. » Une autre, postée dans le Bas-Saint-Laurent, se montre plus critique face à la pauvreté rencontrée :

… à les voir souffrir, je souffrais avec eux autres parce que c’était anormal que des gens dans des milieux comme ça, qu’y aient pas eu plus de secours, plus d’aide ; puis de voir le manque d’intérêt de nos gouvernants… C’est inimaginable, c’est inacceptable[76].

La pauvreté des communautés desservies par les infirmières renvoie fréquemment aux conditions de logement, particulièrement déficientes. Jusque dans les années 1940, « C’était des camps en bois rond. Y avait une chambre puis y avait le poêle à bois, puis les planchers étaient sur la terre. C’était des maisons très très froides avant qu’ils reconstruisent d’autres maisons[77] ». Une infirmière se rappelle une famille qui était « misérable, c’était épouvantable, on voyait le jour à travers les murs [de la maison]. J’avais demandé aux [Cercles des] fermières d’envoyer des couvertures de laine puis essayé d’expliquer de mettre de la boue dans les murs[78] ».

Dans de telles conditions, presque toutes les infirmières mentionnent avoir donné des médicaments qu’elles devaient elles-mêmes se procurer et payer. Certaines accumulent ainsi d’importantes dettes. Il n’est pas rare que des infirmières fassent elles-mêmes don de biens de première nécessité. L’une d’elles, postée dans le Bas-Saint-Laurent de 1941 à 1976, raconte :

Je partais avec du manger, du pain, je faisais mon pain. Le printemps, quand le monde n’avait pas les moyens de s’acheter de l’avoine, de semer de l’avoine pour les animaux, j’en demandais au gouvernement. Une fois, je suis venue à bout d’avoir des fournitures d’école … pour les enfants. Je demandais de l’argent au gouvernement pour les plus pauvres qui crevaient de faim ou des patates pour les semences[79]

Côtoyer ainsi la pauvreté, en dépit de leurs interprétations différentes du phénomène, est une motivation à agir au-delà du rôle de soignante vaguement défini. Les infirmières aiment par-dessus tout la sensation d’être utiles, importantes, voire indispensables au sein de leur communauté. L’une explique : « Vaut mieux être roi dans un petit royaume que valet dans un grand royaume. J’étais roi aux Escoumins. … Ça nous fait quelque chose d’être appréciées à ce point-là[80]. » Une autre soutient sans hésitation : « J’étais considérée comme une professionnelle[81] », exprimant ainsi la forte appréciation de son travail, la grande confiance qu’on lui vouait sur son territoire et l’effet sécurisant de sa continuelle présence.

Au sein de communautés pauvres, les infirmières de colonie ont conjugué soins et services et apprécié fortement les relations nouées sur le terrain avec les familles, avec l’impression d’apporter leur soutien si important dans la vie des gens. Dans leurs souvenirs, ce n’est pas l’héroïsme de leurs actions en diverses circonstances qui ressort, mais plutôt le fait d’avoir pu faire un travail autonome correspondant à leur personnalité et mettant en valeur la qualité des relations humaines. Leurs années de formation, réalisées pour la plupart au sein d’écoles d’hôpitaux, les avaient préparées à ce que leur travail empiète sur leur vie personnelle. Les actions qu’elles ont été amenées à accomplir dans de petites localités pauvres ont ainsi révélé la polyvalence et l’étendue de leurs services — ce que recherchait la population — mais aussi l’ambiguïté de leur propre situation dans des emplois « temporaires », prolongés parfois pendant des décennies, toujours en l’absence de médecins. Lorsque les coûts de l’hospitalisation furent assumés en bonne partie par l’État (1960), que la gratuité des services des médecins fut étendue aux personnes assistées sociales (1966) puis à l’ensemble de la population québécoise (1970), que les frontières professionnelles furent davantage fixées (1973), les infirmières de colonie se sont vu retirer leur capacité d’agir, que ce soit pour accompagner les femmes en couches ou pour percevoir de minimes sommes pour leurs visites à domicile en compensation des dépenses effectuées pour leur propre pharmacie.

À l’instar des religieuses éjectées de leurs hôpitaux, les infirmières de colonie ont été traitées en parias : les pouvoirs politiques et les autorités sanitaires conduisant les réformes des années 1960-1970 ont estimé que leurs services, pourtant fortement appréciés par les populations desservies, étaient désuets, « colons », voire irresponsables[82]. Les années suivantes révéleront que la gratuité des services médicaux n’a pas réglé, dans les régions du Québec, l’accès aux soins de proximité, ni égalé le sentiment de sécurité que procurait la présence des infirmières sur place.

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Cet article visait à mettre en perspective l’enjeu des soins de santé, au coeur de l’actualité québécoise dans le contexte de pandémie de la Covid-19, en considérant la dimension vocationnelle encore accolée au travail des soignantes et des soignants en dépit des changements substantiels survenus dans le champ paramédical après la Seconde Guerre mondiale et de la prise en charge des services par l’État dans les années 1960-1970. La situation présente souligne la tension qui existe entre l’importance cruciale des soins de santé et le persistant manque de reconnaissance socioéconomique du travail des soignantes dans l’organisation sociale — des enjeux complexes qui traversent l’expérience des femmes. En signalant l’intérêt des perspectives éthiques du care, en particulier les savoirs basés sur l’expérience des soins et leur portée dans le développement d’une vision humaniste de l’organisation sociale, nous nous sommes intéressée à l’héritage des infirmières dont le travail revêt une charge vocationnelle symbolique particulièrement résistante.

En revisitant les modèles infirmiers prégnants au Québec du dernier tiers du 19e siècle à l’aube des années 1970, nous avons voulu illustrer les particularités associées à la formation des soignantes. Pour saisir comment les caractéristiques dégagées se retrouvent dans la pratique soignante, nous avons croisé sous ce prisme modèles et réalités en réexaminant l’expérience de terrain des infirmières de colonie. Les modèles infirmiers, qui avaient enjoint aux étudiantes de conjuguer savoirs et services en reprenant le principe des écoles d’hôpitaux inspirées de Nightingale et adaptées par des religieuses catholiques, prêtaient flanc à la critique. Le modèle de l’infirmière de district développé dans la foulée de la réforme des services sanitaires auprès des collectivités perdait également de sa crédibilité devant le développement d’une médecine spécialisée. Les pratiques de soins autonomes des infirmières de colonie en l’absence de médecin, à l’instar des savoirs infirmiers dont les religieuses et les laïques étaient dépositaires, ne furent pas reconnues comme des pratiques professionnelles, en dépit, ou peut-être à cause, de leurs services pourtant fort appréciés des populations desservies. Les savoirs pratiques, nourris de l’expérience des soins, exigent des connaissances diversifiées, des compétences relationnelles (confiance, respect, jugement, observation, tact, etc.) et émotionnelles (souci des autres, capacité de prévoir les besoins, etc.). Ils impliquent un engagement continu et des responsabilités pour soutenir et assister les personnes vulnérables.

L’hypothèse selon laquelle l’étendue des services rendus par les soignantes et l’ambiguïté de leur situation les amenaient à s’engager jusqu’à « tomber de fatigue » nous paraît juste. Il faut toutefois reconnaître que subsiste une part d’héritage issue des modèles de formation intégrale et d’une existence entièrement vouée aux soins des malades dans le cadre hospitalier, apprentissage propice à l’intériorisation de valeurs portant à l’engagement. La reconnaissance des personnes soignées pouvait en partie compenser les faibles salaires, comme le suggèrent les propos des infirmières de colonie. Les valeurs du don de soi et du souci des autres, qui étaient fortement présentes tant dans les actions philanthropiques des femmes que dans la vocation aux soins promue par les hospitalières, conféraient une grande cohésion au système d’apprentissage axé sur l’éthique du service féminin. Cette éthique ne trouve plus guère de canal d’expression aujourd’hui dans un système de soins marqué par une division poussée du travail, la mobilité de la main-d’oeuvre, des relations impossibles à établir, faute de temps et de stabilité, et des salaires et conditions de travail reconnus comme inappropriés, en particulier l’obligation faite aux infirmières d’effectuer du temps supplémentaire sans égard à leur situation personnelle.

Dans l’actualité, les propos de Lissa Desrochers, qui a répondu à l’appel lancé par le premier ministre François Legault pour s’engager dans un CHSLD touché par la pandémie de Covid-19, illustrent au mieux l’importance de cette éthique de service et des enjeux humanistes à la base des soins : « pour faire ce métier-là, il faut aimer les aînés[83] ». La supérieure des Hospitalières de Saint-Joseph ne disait pas autre chose il y a plus d’un siècle, alors que les soeurs de Providence devaient couvrir d’un voile de modestie leurs imposants savoirs consignés dans leur traité de 1869, devant l’autorité en ascension des médecins.

Au terme de ce tour d’horizon, on retient qu’une éthique du service infirmier, prise dans les mailles de l’histoire et instamment recherchée aujourd’hui, constitue une composante essentielle du travail de soin. Si cette éthique placée au coeur de nos sociétés gagne à être réactualisée au-delà des termes angéliques et des manifestations dramatiques, sa prise en compte dans le travail de soin constitue un enjeu politique qu’il faut résoudre.