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Il y a 45 ans, en 1977, paraissait en français l’ouvrage très fouillé d’Ignace de la Potterie sur La vérité dans saint Jean. C’est le même thème que se propose d’explorer, non plus en deux tomes et 1128 pages bien comptées, mais plus modestement et de façon moins technique, en un peu plus de 150 pages, le petit livre de haute vulgarisation que vient de publier Yves-Marie Blanchard : « L’enquête ici entreprise, écrit-il dans l’introduction, n’aura d’autre visée que, sinon définir, du moins circonscrire l’idée de vérité selon saint Jean[1]. »

La notion de vérité est en effet centrale dans la littérature johannique. En plus du substantif alètheia (« vérité »), présent 25 fois dans l’évangile et 20 – plutôt que 15, tel qu’indiqué, par inadvertance sans doute, à la p. 126 – dans les trois lettres, on y trouve encore à 30 reprises les adjectifs alèthès (« vrai ») et alèthinos (« véritable ») et à 8 reprises l’adverbe alèthôs (« vraiment, véritablement »), pour un total de 83 occurrences en 28 chapitres. Une notion complexe, comme le laisse déjà entrevoir par anticipation l’introduction : « Telle nous apparaît (…) la vérité selon saint Jean : fluide et dynamique, vivante et quasiment insaisissable, en tout cas proposée à la recherche et donnée à découvrir peu à peu, au fil des lectures et relectures. » (p. 15)

Une chose du moins se dégage clairement, maintes fois répétée de diverses manières d’un bout à l’autre de l’enquête, à savoir ce que n’est pas la vérité johannique : « En tout cas, elle ne désigne ni un corps de doctrines, qu’il suffirait d’assimiler intellectuellement, ni une réalité abstraite et purement spirituelle, inaccessible par nature. (…) Il ne faudrait pas (…) enfermer la vérité dans le carcan d’affirmations abstraites ou théoriques. La vérité chrétienne est tout autre que notionnelle ou dogmatique[2]… »

Le parcours exploratoire

Qu’est-ce donc, en positif, que la vérité ? À cette question posée par Pilate à Jésus (Jn 18,38), l’ouvrage, tenant compte de ses dimensions restreintes et renonçant à l’exhaustivité, choisit de répondre en six chapitres, cinq se rapportant à l’évangile et un dernier aux trois lettres johanniques. Chacun d’eux présente trois sections organisées autour d’un thème plutôt que selon l’ordre strict des écrits, ne s’interdisant « ni retours en arrière ni projections en avant dans le cours de l’évangile » (p. 14).

Ainsi, le chapitre I (« Grâce et vérité ») considère d’abord les premières occurrences du thème dans le prologue (1,14.17), puis le triptyque « chemin, vérité et vie » (14,6), pour revenir à l’expression « en esprit et en vérité » présente en 4,23-24 dans le dialogue avec la samaritaine. Le chapitre II (« Mensonge et vérité ») se concentre presque exclusivement sur les controverses de Jn 7-8, dont il présente en trois étapes une sorte de commentaire attentif à situer et à éclairer les occurrences du thème. Appliqué à en dégager certaines implications éthiques, le chapitre III (« Faire la vérité »), scrute d’abord le sens de la formule de Jn 3,21, où la vérité apparaît comme l’opposé du mensonge, lui-même relié au meurtre. Il passe ensuite à la grande prière finale de Jn 17 où la vérité est mise en relation avec la sanctification des disciples (17,17) et leur communion dans l’unité (17,21-23). Revenant ensuite à Jn 14-16, le chapitre IV (« L’Esprit de vérité ») porte sur les cinq promesses du don de l’Esprit Saint dans le discours d’adieu et sur sa désignation comme Pneuma tès alètheias voisinant celle de Paraklètos. Intitulé « En vérité », le chapitre V vient clore l’enquête à l’intérieur de l’évangile en considérant d’abord les passages où apparaissent les adjectifs alèthès et alèthinos, de même que l’adverbe alèthôs en rapport principalement avec le témoignage de Jésus et diverses métaphores (lumière, pain, nourriture, boisson, vigne) ; après quoi il s’interroge sur le rapport que peut entretenir avec la vérité le double Amen – fréquemment traduit par « en vérité » – dans la formule typiquement johannique attestée pas moins de 25 fois, « Amen, amen, je vous dis ». Vient enfin le chapitre final (VI : « En acte et vérité ») abordant sous trois angles différents le témoignage de la première lettre de Jean, « manifestement un texte postérieur à l’évangile » (p. 125) : vérité du pardon rattaché à la mort de Jésus, attitude de vérité attendue des croyants dans l’observance des commandements, vérité de la confession de Jésus comme Christ et Fils de Dieu « venu dans la chair ».

Ce parcours témoigne d’une grande familiarité avec la pensée johannique, en particulier avec le quatrième évangile que l’A. a enseigné sur une longue période à l’Institut catholique de Paris. Le texte, visiblement relu très soigneusement, fait place à des formulations heureuses, bien ramassées, comme par exemple celle qui à la p. 27 rend compte en condensé du sens de Jn 14,6 : « Adhérant à la personne de Jésus, les disciples sont tout à la fois en chemin à sa suite, établis dans sa vérité, et comblés de sa vie. » Parfois, comme au début du chapitre II, l’A. résume synthétiquement en une phrase le contenu du chapitre précédent, et annonce en formules bien ramassées les développements de celui qui commence :

Si la vérité selon Jean coïncide avec le processus de Révélation, amorcé dès l’origine du monde moyennant la médiation du Verbe, et parvenu à son accomplissement (litt. sa plénitude) à travers « l’incarnation » ou humanisation du Verbe et Fils unique, elle se trouve intimement liée à la personnalité historique de Jésus, dans ses enseignements aussi bien que dans ses agissements. Aussi a-t-il pu se désigner comme étant lui-même la vérité, tout autant que le chemin et la vie, une telle affirmation étant d’ailleurs assortie de toute l’autorité reconnue au « Je suis » de Dieu… »

p. 39

D’aucuns auront peut-être le sentiment que de telles synthèses claires et bien frappées viennent à leur rescousse et ils les apprécieront d’autant plus que la lecture se sera quelquefois révélée plus exigeante. Si l’A. trouve « embrouillée à souhait » la déclaration de Jésus en 17,22-23 (p. 74), peut-être des lecteurs seront-ils tentés de qualifier de même certains développements très denses, qu’ils auront éprouvé le besoin de relire à quelques reprises pour s’assurer d’en bien saisir le contenu. L’exposé fait en effet place çà et là à de longues phrases où les idées, parfois interrompues par l’intercalation d’incises ou de parenthèses, s’entrecroisent et se bousculent comme par exemple à la p. 44 :

Cette dernière (la vérité selon saint Jean) est bien, en effet, la venue au jour d’une réalité jusque là invisible – cf. 1, 18 : « Dieu, nul ne l’a jamais vu », ou bien 5, 37 : « Vous n’avez jamais entendu sa voix, ni vu son aspect » – et désormais manifestée à travers l’Incarnation du Fils, quoi qu’il en soit d’ailleurs des résistances de la ténèbre, selon une logique binaire, amorcée dès le prologue et appelée à de multiples développements tout au long de l’évangile[3].

Une notion riche, difficile à cerner

Plus d’un passage où intervient en Jean le thème de la vérité se révèlent d’interprétation complexe et continuent de prêter à des lectures différentes. Par ailleurs, la collection Lire la Bible n’est pas le lieu, à la manière d’un commentaire technique, de discussions exégétiques poussées. En se conformant à ce genre littéraire, l’A., sur certains passages dont l’exégèse présente des variations, se contente d’exposer celle qui lui paraît à retenir, sans signaler que d’autres, parfois tout aussi plausibles, sont également possibles.

Par exemple, l’explication concernant la toute première mention de la vérité, à la fin du prologue (Jn 1,14.16-18), semble considérer comme allant de soi la traduction en 1,16 de charis anti charitos par « grâce sur grâce ». Cette option, réaffirmée à six reprises aux p. 20-23, met de l’avant l’idée de l’addition d’une grâce à une grâce antérieure, alors que la préposition anti (« au lieu de », « en échange de », « en retour de ») connote plutôt l’idée de substitution ou de remplacement d’une grâce par une autre. Cela introduit une nuance qui n’est pas sans importance pour la compréhension des deux réalités dont il est ensuite question au v. 17 et la façon de les situer l’une par rapport à l’autre : d’une part la Loi donnée par l’intermédiaire de Moïse, d’autre part ce qui est désigné comme « la grâce et la vérité » advenue par l’intermédiaire de Jésus Christ. L’enchaînement des versets 16-18 ne permet-il pas également de saisir le sens de cette formule, dont, si je me m’abuse, l’A. ne cherche nulle part à rendre compte de la tournure, intrigante à première vue. En 1,16, il est dit que de la plénitude du Verbe « nous avons tous reçu grâce pour grâce ». Le v. 17 identifie ensuite cette dernière au don de la Loi mosaïque. Cela paraît bien indiquer que « grâce » (charis) est ici à comprendre au sens général de « don bienveillant » – ce qui est possible puisque le terme charis n’intervient nulle part en dehors de ce passage. Et ainsi, « la grâce et la vérité » désignant ce qui est venu ensuite, doit signifier, à la manière d’une hendiadys, « la grâce, c’est-à-dire le don de la vérité ». Quelle est cette vérité ? Le v. 18 vient le préciser ; elle consiste dans la révélation de Dieu : « Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique qui est dans le sein du Père, celui-là, l’a fait connaître. » En rassemblant tous les éléments, on arrive ainsi à identifier la vérité à une révélation de Dieu en plénitude qui a pris la place d’une révélation partielle antérieure, toujours considérée cependant comme don de Dieu. On aurait pu alors effectuer le rapprochement avec les dernières occurrences du thème de la vérité et noter une sorte d’inclusion par rapport aux premières. L’examen de celles-ci en 1,14.17, comme l’observe bien l’A., amène à conclure que la vérité doit faire référence à la révélation ou la Parole transmise par Jésus. Or, c’est précisément ce que viennent confirmer à l’autre extrémité de l’évangile les ultimes mentions de la vérité. « Je leur ai donné ta parole », dira Jésus en 17,14 dans sa prière au Père, affirmation dont on trouvera l’écho en 18,37 : « Je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité », ce qui suggère une équivalence entre « parole » ou révélation faite en Jésus Christ et « vérité ». Effectivement, au chapitre 17, cette équivalence avait été proclamée expressément : « Sanctifie-les dans la vérité. Ta parole est vérité » (17,16). La boucle est bouclée.

Un autre exemple d’option interprétative qui donnerait l’impression d’aller de soi, telle qu’elle est présentée aux p. 32-36, est celle de l’expression « en esprit et en vérité » présente dans la seconde partie du dialogue de Jésus avec la samaritaine (4,23-24). La lecture qui en est faite omet toute référence à la première partie du dialogue (4,7-15) et en particulier à la signification du double don de l’eau évoqué aux versets 10 et 14. Puisqu’il est question en 4,10 d’un don de Dieu que Jésus pourrait offrir dès maintenant à la femme et puisque dans le prologue la vérité avait été présentée précisément comme un don de Dieu offert en Jésus (1,17), cela ne peut-il éclairer, pour une part au moins, le symbolisme de l’eau qui domine la première partie du dialogue ? Et, si tel est le cas, n’y a-t-il pas lieu d’en tenir compte quand dans la suite, en 4,23 il est fait mention de la vérité ?

Au chapitre III, il m’a semblé qu’il n’était pas facile de voir en quel sens exactement est comprise la formule « faire la vérité » de Jn 3,21. Celle-ci, commence par souligner l’introduction (p. 57-58), renvoie à l’engagement croyant, à des existences humaines « appelées à agir, marcher, autrement dit suivre des règles de vie et en tirer des applications concrètes ». Cela entre en cohérence avec la notion de vérité dégagée antérieurement. Si en effet celle-ci désigne fondamentalement la révélation du visage et du projet de Dieu, « faire la vérité » doit signifier la mise en oeuvre des implications qui en résultent pour l’être humain, la conformité au vouloir de Dieu tel que manifesté en Jésus Christ. Or, on aurait l’impression que la section qui suit, intitulée « Meurtre et mensonge », témoigne d’un certain déplacement de sens, la vérité y étant opposée au mensonge et étant comprise comme une certaine authenticité de l’être : « Le bien selon Jean est donc moins de l’ordre des actions généreuses, selon le principe éthique de la vie bonne, qu’il ne relève de la vérité, autrement dit une authenticité de l’être qui interdise au sujet humain de mentir, à lui-même, aux autres, et bien sûr à Dieu. Dès lors, le mal ne serait autre que le mensonge… » (p. 59). En Jn 3,20-21, où le terme « mensonge » n’est pas employé, l’expérience qui est mise en contraste avec « faire la vérité » consiste à faire le mal et à choisir délibérément de demeurer dans les ténèbres par crainte que l’ouverture à la lumière ne vienne dénoncer et réprouver le mal commis. En positif, « faire la vérité » consiste littéralement à accomplir « des oeuvres oeuvrées en Dieu » (erga en Theô eirgasmena), c’est-à-dire, sans doute, accordées au vouloir du Dieu que fait connaître la « vérité ». Ainsi, il n’apparaît pas clairement en quoi celle-ci en Jn 3 peut être opposée au mensonge.

Et qu’est-ce qui, dans ce contexte, amène encore à relier ce dernier au meurtre, comme le fait dans la suite la même section ? De façon inattendue, celle-ci y va d’un développement à propos de Caïn – mentionné dans un verset de 1 Jn (3,12) mais jamais en Jn. Elle voit en lui un témoin du mensonge, en écho, non pas à l’Écriture, mais à des traditions juives anciennes selon lesquelles Caïn « avait commencé par mentir à Dieu tout en prétendant lui offrir les prémices de ses récoltes » (p. 59). Ce que l’Écriture affirme clairement, c’est que Caïn tua son frère (Gn 3,8). Conclusion ? « Il y aurait donc un lien structurel entre le mensonge et le meurtre » (ibid.). Pour accréditer ce lien, dans l’évangile de Jean cette fois, il est fait appel à Jn 8,44 où Jésus qualifie le diable comme « homicide dès le commencement » et comme « menteur et père du mensonge ». Ce qui conduit à évoquer le personnage de Judas, dont Jésus affirme en Jn 6,70 : « l’un de vous est un diable ». De fait, estime l’A., l’association meurtre-mensonge s’est vérifiée en Judas. Pour une part, puisqu’il est dit à trois reprises (6,64.71 ; 12,4) que celui-ci a livré Jésus à ceux qui cherchaient à le mettre à mort, « les projets homicides de Judas ne font aucun doute » (p. 61). Quant au mensonge, sans qu’il ne soit désigné comme tel, c’est bien de lui, selon l’A., que témoigne son comportement lors de l’onction à Béthanie, comportement sévèrement démasqué en Jn 12,6 comme « l’hypocrisie et la malhonnêteté foncière du personnage » (p. 61). Tous ces raccordements ne risquent-ils pas de surcharger le texte johannique dans des passages où, sauf en 8,44, n’interviennent nulle part explicitement les thèmes de la vérité et du mensonge ?

Après avoir retracé dans l’introduction du chapitre VI (p. 79) divers passages du livre des signes (chapitres 3, 4, 6) où le terme pneuma ne renvoie pas à l’Esprit Saint, l’A. écrit : « Il faut (…) attendre les ultimes paroles de Jésus – ou discours d’adieu, prononcé dans le cadre du dernier repas, pour que l’esprit reçoive un statut personnel, méritant sans ambages l’emploi de la majuscule : l’Esprit (Pneuma). » (p. 80) N’est-ce pas laisser de côté les annonces ou promesses de l’Esprit qui se succèdent en Jn 1-12 et qui témoignent déjà d’une personnalisation du Pneuma désigné tantôt comme « Esprit », tantôt comme « Esprit Saint » : dans le témoignage initial (1,33) et final (3,34) de Jean ; dans le dialogue avec Nicodème (3,5-6.8), et enfin dans la proclamation du dernier jour de la fête en 7,37-39 ? La différence, c’est que les annonces faites par Jésus en Jn 14-16 ne se contentent pas de prédire le don à venir de l’Esprit, mais que, de celui qu’elles désignent, tantôt comme « Esprit Saint » (14,26), tantôt comme « Esprit de vérité » (14,17 ; 15,26 ; 16,13), tantôt comme « Paraclet » (14,16 ; 14,26 ; 15,26 ; 16,7), elles précisent quelque chose de son visage, de son rôle et de ses fonctions, ainsi que de la relation qu’il entretient, tant avec le Père et le Fils qu’avec les croyants.

En Jn 14,16, dans la promesse d’« un autre Paraclet », « autre » est compris par rapport au Jésus terrestre : le rôle de Paraclet joué alors par ce dernier au temps de sa mission pré-pascale, c’est l’Esprit qui, après Pâques, l’exercera auprès des disciples. Cette représentation fait ainsi intervenir deux Paraclets successifs, sans faire état d’une autre, qui s’avère peut-être plus conforme aux perspectives johanniques, selon laquelle il s’agit plutôt de deux Paraclets concomitants. En effet, le seul endroit où le Christ est désigné comme Paraclet se trouve en 1 Jn 2,1[4]. Or, dans ce passage, ce n’est pas le Jésus terrestre qui exerce cette fonction mais le Christ ressuscité. Si l’évangile affirme qu’au temps de sa mission, Jésus demeurait auprès (para) de ses disciples (14,25), il n’emploie jamais à son propos le substantif paraklètos ou le verbe parakaleô. Dès lors, ne faut-il pas comprendre que c’est après la résurrection que les deux « paraclets » exerceront leur fonction : l’un, le Christ ressuscité auprès du Père, et l’autre, l’Esprit Saint, auprès des disciples sur terre ? Le mouvement même de la phrase en Jn 14,15-16 ne favorise-t-il pas cette compréhension : « Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements, et, pour ma part, je serai votre Paraclet en intervenant pour vous auprès du Père et il vous donnera un autre Paraclet qui, lui, sera pour toujours avec vous » ?[5]

Selon l’interprétation qui est proposée de la désignation to pneuma tès alètheias, « (l)’Esprit peut (…) être dit « de la vérité », en tant qu’il établit les disciples dans une communion d’amour pleinement conforme à la « vérité » même de Dieu, à savoir la mystérieuse et si forte relation du Père et du Fils » (p. 85). Cela correspond-il bien au rôle d’enseignement, de mémoire et d’approfondissement de la révélation dont il sera question à propos de l’Esprit Saint en 15,26-27 et, plus clairement encore, de l’Esprit de vérité en 16,12-15[6] ?

De façon générale, on se demande s’il n’y aurait pas eu avantage à distinguer plus nettement sans les mélanger – ce dont témoigne par exemple un énoncé comme « le Paraclet défenseur peut aussi se faire pédagogue ou consolateur » (p. 102) – les rôles respectifs qui, en Jn 14-16, sont attribués à l’Esprit Saint en tant qu’Esprit de vérité, d’une part, et en tant que Paraclet, d’autre part[7]. Que les deux titres puissent rendre compte de rôles distincts exercés par le même Esprit Saint n’a rien d’étonnant chez Jean. Ne trouve-t-on pas également dans cet évangile une multitude de titres et de désignations de Jésus en fonction des rôles différents qu’il exerce ? En 6,35, par exemple, Jésus se désigne lui-même comme « le pain de vie » après avoir nourri des foules ; en 9,5, comme « la lumière du monde » avant de rendre la vue à un aveugle ; en 11,25, comme « la résurrection et la vie » avant de tirer Lazare de son tombeau. Ainsi en est-il pour les désignations de « Verbe », « Fils », « Fils de l’homme », toutes appliquées au même mystère de Jésus, mais considéré sous des angles différents.

Peut-être le dernier chapitre sur la vérité dans les lettres johanniques, en particulier la première, aurait-il pu y souligner davantage la présence de variations ou d’accentuations différentes par rapport à l’évangile. Cela se vérifie par exemple en 1 Jn 3,18-19, où, d’un verset à l’autre, on retrouve deux expressions également attestées en Jn. La première, au v. 18, est en alètheia : « Petits enfants, n’aimons ni de mots ni de langue, mais en actes et en vérité ». Le sens usuel de « véritablement » suggéré par le voisinage de en ergois, entendu au sens de « concrètement », diffère manifestement du sens théologique que paraît avoir la même formule dans le dialogue avec la samaritaine, où il est question d’adoration « en esprit et en vérité » (Jn 4,23-24). En 1 Jn 3,19, se présente à la suite l’affirmation selon laquelle « à cela (c’est-à-dire en aimant véritablement) nous saurons que nous sommes de la vérité (ek tès alètheias) ». Dans l’évangile cette expression figure en Jn 18,37, dans la réponse de Jésus à Pilate : « Je ne suis né, et je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix (Jn 18,37). Ainsi donc, alors qu’en 1 Jn on est de la vérité en aimant véritablement, en Jn, c’est plutôt en écoutant la voix de Jésus, c’est-à-dire en croyant, selon l’explication donnée à des Juifs en 10,26-27 : « …vous ne croyez pas parce que vous n’êtes pas de mes brebis. Mes brebis écoutent ma voix, je les connais et elles me suivent ; je leur donne la vie éternelle. » « Écouter la voix » de Jésus apparaît ainsi comme l’équivalent, en termes imagés, d’écouter sa parole, également en parallèle synonymique avec la foi et en relation avec la vie éternelle en Jn 5,24 : « …qui écoute ma parole et croit en celui qui m’a envoyé a la vie éternelle ».

Aux personnes, en particulier aux étudiantes et étudiants en théologie, qui ouvriront ce petit livre, que ces observations manifestent à quel point il donne à penser et qu’elles soient le signe de l’intérêt que ne manque pas de provoquer sa lecture.