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Le centre urbain de la ville de Québec a connu des transformations particulièrement perturbatrices lors de l’apogée des banlieues pavillonnaires de la seconde moitié du vingtième siècle.[1] La baisse démographique des quartiers centraux n’a eu d’égales que leur dévalorisation et la dégradation de leurs indicateurs socioéconomiques (Morin, 2011), particulièrement dans les faubourgs où se sont succédé les démolitions visant à faire pénétrer la modernité et l’automobile (Fortin, 1981).

Il faudra attendre jusqu’en 1996 pour que cette fuite se colmate (Villeneuve et Trudelle, 2008). Or, bien que le flux migratoire net et la croissance de la population soient alors redevenus positifs, ceux-ci sont demeurés très modestes par rapport à la croissance des banlieues. Le poids relatif des quartiers centraux dans la région métropolitaine de recensement (RMR) de Québec n’a cessé de diminuer, ne représentant en 2016 qu’environ 15 % des quelque 800 000 résidents. Ce « retour au centre » serait par ailleurs principalement « attribuable aux jeunes adultes » (Ibid., p. 27), et constitue un phénomène en contrepoint de la surreprésentation croissante des 15-54 ans dans les banlieues de deuxième et troisième couronne (Morin et Van Den Bussche, 2018). Cette évolution semble indiquer que Québec connaîtrait une « générationnalisation » de son territoire, pour reprendre l’expression de Moos (2014), soit une segmentation en fonction de différentes étapes de parcours de vie faisant en sorte que le centre urbain se transforme en une nouvelle niche de jeunes.

Comme cela a été observé dans de nombreuses villes nord-américaines, l’abandon des quartiers centraux a été suivi par un processus de gentrification qui, dans le cas de Québec, a été initié au moins dès 1971 (Séguin, 1991). De jeunes ménages « marginaux » (familles monoparentales, personnes seules, couples homosexuels, etc.) s’y sont installés, en opposition avec le mode de vie « fordiste » (Ibid.). Une lutte contre la démolition des vieux quartiers et pour la légitimité d’y habiter a été menée, notamment par ces nouveaux arrivants qui, sans être forcément aisés, furent les pionniers de la gentrification à venir (Ibid.). Au fur et à mesure qu’elle prenait de l’ampleur dans la Vieille Capitale, la gentrification a fait l’objet d’un nombre croissant d’études, qui se sont toutefois principalement penchées sur le sort de quartiers pris isolément en utilisant la plupart du temps une approche qualitative (Baril-Nadeau, 2019; Freedman, 2009; Bourgeois, 2008; Nicole, 2001; Pellerin, 1988; Morin, 1986). Bien que ces études permettent un premier éclairage, une analyse systématique, quantitative et temporalisée du phénomène manque toujours.

Cet article présente un portrait de la gentrification dans la région métropolitaine de recensement (RMR) de Québec entre 1971 et 2016. L’analyse se focalise sur les augmentations de niveau socioéconomique des résidents de divers secteurs, interprétées comme une dynamique parmi d’autres liée à la restructuration de l’occupation du territoire métropolitain. Dans un premier temps, nous construisons des indicateurs basés sur des données de recensement, avant d’élaborer des modèles de régression qui identifient les relations significatives entre ces indicateurs et plusieurs variables prédictrices. Ces analyses révèlent la présence de plusieurs dynamiques connues, mais aussi des évolutions atypiques comme la stagnation – voire un léger recul – de certains secteurs pionniers. Ces occurrences ont pu être observées grâce à une méthodologie développée pour être plus sensible à de telles variations dans un contexte de gentrification modérée. Enfin, les résultats sont interprétés à travers une contextualisation historique en trois phases, délimitées par des changements politiques, démographiques et économiques.

Figure 1

Carte des frontières et typologie des quartiers centraux

Carte des frontières et typologie des quartiers centraux

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Cadre théorique, démarche et hypothèses

Définition et perspective théorique

Dans ses termes les plus généraux, la gentrification consiste en [traduction] « un processus de remplacement des usagers d’un territoire faisant en sorte que les nouveaux usagers ont un statut socioéconomique plus élevé que les anciens » (Clark, 2005, p. 25). Ce processus est alimenté par des inégalités de ressources et de privilèges, les agents qui en détiennent davantage orientant l’usage et le développement d’un territoire en fonction de leurs préférences ou de leurs intérêts, au détriment éventuel de populations plus vulnérables. Les usages du territoire peuvent être de nature résidentielle (c’est ce dont il sera surtout question ici), mais aussi commerciale et industrielle, ou même liés à la fréquentation d’espaces publics.

La perspective adoptée ici est « écologique » en ce qu’elle s’intéresse principalement aux changements dans l’environnement social etrésidentiel, tels que révélés par les données disponibles sur les résidents et le parc immobilier dans le recensement canadien. Concrètement, suivant la norme qui prévaut dans l’étude de la gentrification (Walks et Maaranen, 2008; Barton, 2016; Leloup, Rose et Maaranen, 2018), le processus de gentrification est observé dès qu’un secteur moins favorisé au temps A accueille au temps B une population plus favorisée relativement à la région métropolitaine. Celle-ci, dont les frontières sont déterminées par le navettage quotidien (Statistique Canada, 2018), forme un tout systémique en termes d’usages (aménités, emplois, résidences, etc.) et de valorisation. Si tous les secteurs de la RMR voient leur revenu augmenter de manière homogène, les secteurs les moins favorisés le demeurent autant par rapport aux autres; ils ne sont donc pas davantage « valorisés » (au sens économique) ni ne connaissent de gentrification.

Cette perspective implique que le phénomène peut être observé même dans les cas où une partie (voire la totalité) de la « population d’origine » est toujours présente. La gentrification peut donc autant résulter d’une intensification de l’usage du territoire, impliquant la construction de nouveaux bâtiments (« new-build gentrification »; Davidson et Lees, 2005), que de changements dans l’usage existant. L’arrivée de ménages plus aisés témoigne d’une valorisation accrue d’un secteur, dont les fondements sont spontanés (pression démographique sur la ville, changements dans les besoins, etc.) et/ou organisés (réaménagements publics, investissements privés, stratégies commerciales, etc.).

En ce qui concerne les causes de la gentrification, plusieurs explications ont été proposées. Dans une perspective économiste, elle s’explique par la production d’espaces d’investissement visant à capitaliser l’écart entre la valeur de la rente foncière et celle du sol (rent gap), ce qui peut s’observer lors de rénovations de bâtiments vétustes visant à les rendre « prestigieux », ou leur démolition pour faire place à nouveaux édifices (Smith, 1979; 1996). Dans une perspective culturaliste, elle s’explique par la consommation de nouveaux espaces post-industriels par la « nouvelle classe moyenne » de l’économie tertiarisée, espaces qui sont recherchés notamment pour leur abordabilité, leur proximité avec les bureaux et les activités culturelles, ainsi que le mode de vie qu’ils permettent (Ley, 1996).

Dépassant la connotation capricieuse des « préférences » et leur arbitraire, certains auteurs ont souligné l’importance de prendre en compte les contextes et les besoins propres aux structures des ménages, altérées notamment par la montée du travail féminin et la normalisation du divorce, pour comprendre les mécanismes liés à la gentrification (Séguin et Villeneuve, 1987; Rose, 1987). Alors que les ménages de professionnels bisalariés tendent à s’acheter une propriété en banlieue, les ménages « non traditionnels » – familles monoparentales, personnes seules, colocataires – ont plutôt tendance à s’installer dans les quartiers centraux (Rose, 1987). Ceux-ci permettent en outre « la diversification des façons d'accomplir les tâches liées à la reproduction, […] offrent une concentration de services et l’ambiance y est «tolérante» » (Ibid., p. 218). Le concept de « gentrification marginale » (Rose, 1984) a été développé afin de distinguer les contextes où l’on observe une augmentation du statut social des résidents – qui détiennent davantage de diplômes ou d’emplois professionnels – mais pas forcément une augmentation marquée des revenus (Van Criekingen et Decroly, 2003).

Ce phénomène peut être lié à une précarité d’emploi généralisée (comme lors de récessions) ou sectorielle (comme dans les secteurs d’activité où le travail autonome ou contractuel prévaut). Il peut aussi être compris à l’aune des parcours de vie : les jeunes adultes fraîchement diplômés n’ont pas forcément obtenu un emploi stable ou un salaire élevé. Le retardement ou le rejet de certaines étapes de vie (comme la fondation d’une famille ou l’achat d’une maison) ou un contexte économique moins favorable à la propriété pavillonnaire peuvent également expliquer l’augmentation de la concentration dans certains quartiers de jeunes adultes scolarisés (Moos, 2016). Ces derniers sont susceptibles toutefois de toucher de plus hauts salaires dans l’avenir, ce qui aura pour effet, s’ils décident de s’y installer durablement, d’altérer la structure de revenus et d’accroître la pression immobilière.

En somme, la gentrification ne peut s’expliquer par un seul mécanisme. Le phénomène est désormais compris à l’intersection des caractéristiques propres au lieu (modifiables à l’aide d’investissements), des préférences des résidents/usagers, et des besoins et des contraintes, qui varient selon le parcours de vie et la situation familiale et professionnelle.

Afin de cerner le caractère évolutif du processus de gentrification, des modèles dits « par étapes » ont été élaborés. Ils se basent sur le postulat selon lequel la gentrification consiste en une intensification incrémentielle du statut socioéconomique des résidents d’un territoire autrefois peu valorisé. La revalorisation est initiée par des gentrificateurs « pionniers » (Smith, 1996) – notamment les ménages « marginaux » (Rose, 1984; Séguin, 1991) –, dont une des figures archétypiques est l’artiste. Bien que variant selon le contexte – par ex., des installations spontanées de ménages dans les logements existants ou l’érection d’un nouvel édifice par un promoteur –, les « premiers gentrificateurs » ont généralement une tolérance élevée aux risques sociaux et économiques (Kerstein, 1990). Au fur et à mesure que ces risques (ou leur perception) diminuent, des personnes de plus en plus aisées s’installent. Les résidents de longue date et les pionniers sont dès lors graduellement « déplacés » par ces nouveaux ménages aisés qui sont disposés à payer des loyers plus élevés – encourageant les rénovations et les « mises à niveau » d’appartements –, ou bien qui aspirent à la propriété, contribuant à la prolifération de constructions neuves ou de conversion de logements existants en condominiums. À terme, la propriété privée remplace la location comme mode d’occupation et le quartier est voué à devenir de plus en plus aisé [2].

Devant l’évidence empirique de la diversité du phénomène, les modèles par étapes ont été délaissés (Lees, Slater et Wyly, 2010). On privilégie désormais des modèles explicatifs et analytiques plus flexibles, voyant la gentrification comme un processus multicausal qui prend différentes formes (Van Criekingen et Decroly, 2003). La gentrification peut certes être incrémentielle, mais aussi s’arrêter, voire faire marche arrière (Ley et Dobson, 2008; Walks et August, 2008). Cette flexibilité suppose aussi que les formes de gentrification peuvent varier selon le contexte (villes, pays, etc.), et donc qu’il n’y a pas de combinaison d’indicateurs qui puisse universellement rendre compte du phénomène. En outre, certaines relations parfois incluses a priori dans les opérationnalisations de la gentrification (augmentation concomitante du revenu, du statut social, des loyers et du taux de propriétaires) peuvent en fait être déphasées, ou même absentes.

Polycentrisme et valorisation territoriale

La conception classique du développement urbain nord-américain prévoit un centre d’affaires où l’on trouve les plus hautes valeurs foncières et la plus grande concentration d’activités économiques d’une ville, entouré de quartiers populaires, eux-mêmes entourés de banlieues plus ou moins prospères. Déjà mis à mal par le développement suburbain des métropoles dans la deuxième moitié du 20e siècle, lorsque les banlieues sont devenues dominantes et diversifiées (Allard, 2017), ce schéma perd encore plus d’acuité lorsqu’une région ne possède pas un centre, mais plusieurs centralités. La dispersion des activités vers divers pôles diminue l’importance économique et l’attraction du centre historique, notamment parce qu’il est plus facile de se rapprocher d’un centre s’il y en a plusieurs. À plus forte raison, ces pôles peuvent être différenciés dans leurs fonctions, formant des niches spécifiques accueillant certaines activités et certains groupes, segmentant l’usage territorial et apaisant d’autant la compétition pour son accès.

L’étude d’un quartier de Los Angeles par Reeseet al. (2010) est l’une des seules à s’être attaquée de front à la relation entre polycentrisme et gentrification. Les auteurs soulignent que la « déconcentration de la pauvreté » de Skid Row, telle que prônée par des associations commerçantes, y est plus difficile à atteindre que dans une ville monocentrée, où [traduction] « le capital est susceptible d’être plus unifié, puissant et géographiquement concentré » (Ibid., p. 324). La faiblesse de la pression économique y a favorisé l’implantation, il y a quelques décennies, d’une importante population défavorisée, à la suite notamment de la construction massive de logements publics, de la conversion d’hôtels en maisons de chambres et de l’installation de ressources communautaires. De plus, les revendications des défenseurs des populations marginalisées, qui militent contre leur déplacement forcé ainsi que celui des services dont elles dépendent, montrent des affinités électives avec les intérêts des résidents plus aisés des quartiers périphériques qui militent pour ne pas les voir s’y installer (Ibid.). En somme, en étalant l’activité et en déconcentrant le capital, le développement polycentrique risque de ralentir les processus de gentrification dans les quartiers centraux – ou vétustes en général – et d’alimenter davantage la concentration de la richesse dans les banlieues aux forts attraits et/ou bien connectées aux autoroutes.

Fortement polycentrique, la RMR de Québec a connu un intense développement suburbain, d’abord à Sainte-Foy, devenue « ville jumelle » (Fortin, 1981, p. 194), puis dans les interstices entre les premières banlieues, comme à Lebourgneuf. La polynucléarité a été renforcée par la construction d’un vaste réseau autoroutier (le deuxième plus important au Canada per capita; Lavoie, 2018), puis soutenue par la dispersion des activités gouvernementales, à la suite des critiques des démolitions effectuées dans les faubourgs de Haute-Ville pour faire place à la nouvelle Colline parlementaire (Chapleau, 1978, p. 73). L’ampleur du développement des banlieues fut telle qu’« à un certain moment, les centres périphériques […] avaient pratiquement fait disparaître de la ville de Québec tout centre urbain » (Fortin, 1981, p. 188), à la fois au sens figuré et au sens littéral. La construction d’autoroutes a en effet contribué à détruire une bonne partie des quartiers Saint-Roch et Saint-Jean-Baptiste, y instaurant « une sorte de vide humain » (Ibid.). En contrepartie, elle a « favorisé la densification de[s] banlieue[s de Québec… ,] bien avant celle[s] de Montréal » (Ibid.). Depuis 2017, Sainte-Foy a même dépassé le centre-ville comme principal pôle de destination (MTQ et al., 2017).

La densification hâtive des premières banlieues a contribué à diffuser davantage la centralité, et rapidement brouillé la frontière avec la « ville », surtout sous l’angle de l’offre de services et d’emplois (Morin, 2011). Malgré tout, les « banlieues » continuent d’être perçues par leurs résidents comme un lieu plus sécuritaire et proche de la nature (Fortin et Després, 2011), idéal pour élever des enfants (Walker et Fortin, 2011). Les motifs pour s’installer dans les quartiers centraux sont d’autant moins nombreux – a fortiori pour les familles – que la probabilité de devoir y travailler est faible et qu’ils n’ont l’exclusivité que de peu de services ou d’équipements. Plusieurs banlieues se sont en effet développées de manière à s’autonomiser du centre urbain, autant en ce qui concerne l’offre commerciale, les installations publiques et sportives que les lieux de travail.

Accueillant seulement 15 % de la population de la RMR, les quartiers centraux de Québec forment ainsi une « niche territoriale » de plus en plus minoritaire et marginale à l’échelle métropolitaine. Leur population s’est remise à croître et ils ont été revalorisés par certains groupes de la population (Séguin, 1991; Villeneuve et Trudelle, 2008), mais ils restent dénués de la puissance d’attraction d’un central business district. Cela ne les prémunit pas contre la gentrification, mais elle risque d’y être plus modérée, considérant la faiblesse relative de la pression économique et démographique.

Objectif et hypothèses

Cet article vise à mieux cerner les dynamiques de gentrification de Québec en répondant à deux objectifs. Le premier est de dresser, à l’aide d’indicateurs quantitatifs, un portrait de son évolution dans la RMR entre 1971 et 2016. Le second est d’explorer quatre hypothèses : que l’augmentation de la présence d’artistes (H1), celle des jeunes ménages (H2), et celle des propriétaires (H3) sont des précurseurs ou des facteurs de gentrification; et que celle-ci entraîne une augmentation des loyers plus rapide que la moyenne (H4).

Méthodologie

Fondements opératoires

La méthodologie a été élaborée avec le souci de cerner la gentrification de Québec dans ses particularités. Comme cette ville est polycentrique et banlieusarde, et moins clivée économiquement et ethniquement que les grandes métropoles nord-américaines, le phénomène y semble plus modeste. Les indicateurs continus ont ainsi été pensés pour être sensibles à des trajectoires de gentrification les moins typiques (par ex., des reculs).

L’analyse quantitative est divisée en deux étapes. La première consiste à construire des indicateurs de revenu et de statut social, et d’en dresser un portrait temporalisé. La gentrification y est catégorisée selon trois formes : 1) économique, qui désigne une augmentation relative du revenu moyen d’un secteur sans augmentation concomitante de statut social; 2) marginale, qui désigne une augmentation de statut social sans hausse concomitante de revenu; et 3) combinée ou « typique », qui désigne ces deux évolutions conjointes. Pour se voir attribuer une de ces formes, un secteur doit également être gentrifiable (critère défini plus bas). Cette division se base sur les réflexions théoriques de Rose (1984), ainsi que sur l’opérationnalisation employée par Van Criekingen et Decroly (2003). Ces derniers ont toutefois distingué les types de gentrification à partir de l’état final des secteurs (« pauvre » ou « riche »), ce qui implique que les secteurs doivent avoir dépassé le revenu moyen de la RMR pour ne pas être « marginaux ». Comme ce critère exclut les cas de gentrification économique où il n’y a pas de dépassement de la moyenne, il a été modifié pour prendre plutôt en compte la variation du revenu moyen.

La seconde étape consiste en la construction de modèles de régression linéaire testant le pouvoir prédictif de variables sur les indicateurs socioéconomiques, pour les secteurs gentrifiables et pour chacune des sept périodes intercensitaires. Cette méthode s’inscrit dans la lignée des travaux de Walks et Maaranen (2008), qui ont intégré diverses variables dans un modèle d’analyse par composante principale (ACP) qui temporalise et caractérise différentes périodes de gentrification. Bien que riche en pouvoir interprétatif global (par ex., pour cerner différentes phases historiques), cette approche a comme défaut d’être moins sensible aux trajectoires particulières des secteurs, qui se voient attribuer un début (onset) et un marqueur de complétude du phénomène. La possibilité d’observer, à l’échelle des secteurs, des épisodes de stagnation et de reculs est en outre évacuée. Les indicateurs et les analyses de régression utilisés contournent ces problèmes, tout en permettant de tester également quelques hypothèses liées aux cofacteurs de gentrification spécifiques aux secteurs gentrifiables de la RMR de Québec.

Finalement, suivant l’appel de Clark (2005) à élargir l’horizon d’analyse dans l’étude de la gentrification, quatre postulats fréquents dans la littérature existante ont été évités :

  1. Le postulat d’inéluctabilité, présent dès la publication originelle de Glass (1964), qui considère qu’une fois enclenchée, la gentrification s’intensifie incessamment;

  2. Le postulat d’exclusivité du type de territoire où la gentrification peut avoir lieu, limité par des critères morphologiques (Meligrana et Skaburskis, 2005);

  3. La nécessité d’investissements immobiliers d’envergure. À la différence de Smith (1996), Clark (2005) ou Van Criekingen et Decroly (2003), nous ne considérons pas les investissements dans le cadre bâti comme nécessaires à la gentrification, mais plutôt comme un catalyseur, une cause ou même un résultat probables;

  4. Le postulat d’univocité, qui pose la gentrification comme s’observant par la variation concomitante de tous les indicateurs en jeu (Grube-Cavers et Patterson, 2014).

Construction des indicateurs de gentrification

Comme la gentrification est un phénomène d’augmentation du statut socioéconomique d’un secteur par rapport aux autres secteurs d’une région métropolitaine, les indicateurs sont définis de manière relative. Les variables socioéconomiques de chaque secteur ont donc été transformées en différentiels (différence avec la moyenne de la RMR). Leurs variations intercensitaires ont ensuite été calculées, montrant leur évolution relative. Pour standardiser les indicateurs, ils ont été transformés en cotes-z, dont la base est l’écart-type de l’année la plus récente de la période intercensitaire, pondéré par la population des secteurs. Un indice de statut social (inspiré de Walks et Maaranen, 2008, et de Ley, 1996) a été calculé par la moyenne des cotes-z des taux de diplômés universitaires et de professionnels[3] pour chaque secteur. Finalement, à des fins de synthèse, des indicateurs dichotomiques ont été calculés et cartographiés suivant quatre périodes.

Tableau 1

Indicateurs dichotomiques de gentrification

Indicateurs dichotomiques de gentrification

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Afin d’améliorer la robustesse des représentations cartographiques, l’usage d’un seuil dans l’attribution des indicateurs dichotomiques a permis d’isoler les variations près de zéro. Ce seuil a été arbitrairement établi à un quart d’écart-type (0,25σ par décennie et 0,36 σ pour la période 1971-1986). Comme dans Walks et Maaranen (2008), la gentrification d’un secteur est considérée comme « achevée » lorsque le différentiel de revenu devient positif (jusqu’en 2016). Les secteurs aisés (revenus supérieurs à la moyenne) qui voient leur revenu relatif augmenter sont quant à eux en consolidation, montrant une intensification de leur richesse.

Finalement, le critère de gentrifiabilité d’un secteur, dans la lignée des travaux de Walks et Maaranen (2008) et de Freeman (2005), exige 1) que le revenu moyen d’un secteur soit sous la moyenne de la RMR, et 2) que le taux de locataires dépasse 40 %. Ce second critère est justifié par le fait que les impacts d’une valorisation accrue du territoire diffèrent selon le mode d’occupation. Même si ce n’est pas là leur souhait, les propriétaires « déplacés » (par ex. à cause d’une hausse de taxes) risquent de tirer un important gain en capital lors de la vente de leur propriété. Au contraire, les locataires n’ont rien à gagner des augmentations de loyer ou d’une compétition accrue pour les logements. En pratique, ce critère englobe l’ensemble des secteurs historiquement populaires des quartiers centraux de Québec et, en nombre croissant d’un recensement à l’autre, des secteurs périphériques qui se densifient et/ou se paupérisent.

Analyses de régression linéaire

La seconde étape de l’analyse consiste en l’élaboration de modèles de régression et permet d’observer quels facteurs « prédisent », par leur variation passée ou concomitante, le score des indicateurs socioéconomiques (revenu et statut social) des secteurs de recensement (SR) pour chacune des sept tranches intercensitaires. Contrairement aux critères qui exigent une concomitance de variations ou aux opérationnalisations qui traitent en bloc la période étudiée, cette technique permet de temporaliser l’analyse de relations avec les variables théoriquement liées au processus de gentrification. Cette possibilité méthodologique est d’autant plus importante que plusieurs hypothèses sur les « phases » ou l’évolution de la gentrification prévoient un tel décalage, comme dans le cas où les artistes jouent un rôle précurseur. Les prédicteurs intégrés dans les modèles sont les variations antérieures et concomitantes :

  • du différentiel du taux d’artistes;

  • du différentiel du taux de jeunes adultes (20-24 et 25-34 ans);

  • du différentiel du loyer moyen;

  • de la population du secteur (en %);

  • du nombre de logements (en %);

  • du taux absolu de propriétaires;

  • des cotes-z de revenu et de statut social.

Un modèle spécifique a également été produit pour tester la valeur de prédiction de la variation du revenu et du statut social sur le loyer. Les tableaux de coefficients et les détails techniques de leur production se trouvent en annexe.

Portrait de la gentrification à Québec

Patrimoine et pionniers de l’après rénovation urbaine (1971-1986)

La Vieille Capitale connaît un destin paradoxal à l’ère de la rénovation urbaine. On y entame des restaurations majeures dans les secteurs dévitalisés du Vieux-Québec, en même temps qu’on détruit des pans de faubourgs historiques, dont la morphologie est vue comme un obstacle à la modernité. On construit des autoroutes devant connecter les banlieues au centre, tout en prévoyant de nouveaux secteurs résidentiels denses dans les friches de la rivière Saint-Charles, dont on accélère la désindustrialisation. Ce paradoxe s’explique par une certaine conception du progrès basé sur la technique (béton, autoroutes, gratte-ciels), et par des transformations dans l’économie (tertiarisation) et la mobilité (motorisation). Tandis que les secteurs historiquement aisés le demeurent ou le deviennent davantage, les quartiers ouvriers restants continuent de se vider au profit des banlieues. Les personnes qui décident d’y rester ou qui ne peuvent partir s’organisent et militent pour la protection et la légitimité de leur milieu de vie, « luttes [in]dissociables du mouvement de gentrification » qui débute alors (Séguin, 1991, p. 217) et qui passent notamment par la restauration de logements, encouragée par des subventions municipales (Ibid., p. 283).

Entre 1971 et 1986, la gentrification est encore fortement limitée géographiquement. Les indicateurs montrent une gentrification marginale en Haute-Ville, dans le Vieux-Québec intramuros et dans les secteurs le long de la Falaise, ce qui s’inscrit en continuité avec les analyses de Séguin (1991) dans son étude du quartier Saint-Jean-Baptiste.

D’autres secteurs, où d’importantes (re)constructions ont cours, montrent une gentrification à caractère économique. Les secteurs qui couvrent les friches désindustrialisées de la rivière Saint-Charles (Boutet, 2006) se transforment grandement durant cette période, à la suite de la construction de condos et de logements sociaux. Le secteur du Vieux-Québec Basse-Ville connait quant à lui une importante « restauration », qui vise à en faire une destination touristique majeure, et « achève » sa gentrification en 1986. On y procède à la destruction de nombreux immeubles jugés non patrimoniaux dans le Petit-Champlain et à Place-Royale (Faure, 1992), ce qui changera drastiquement le portrait architectural et social du secteur, d’autant plus qu’on construit à proximité de nouveaux condos destinés à des résidents aisés (Pellerin, 1988). En 2016, on y observe le deuxième revenu moyen le plus élevé parmi les quartiers centraux, soulignant l’ampleur du succès de cette « restauration ».

Contrairement à ce qui est généralement attendu, et soulignant le polycentrisme de Québec, on observe aussi durant cette période des poches de gentrification en périphérie. Le secteur du vieux Sillery achève rapidement sa gentrification, dès 1981. L’intensité du phénomène, qui a débuté avant 1971, s’explique par son emplacement stratégique entre le centre-ville et le coeur de Sainte-Foy et à proximité du campus de l’Université Laval. En 2016, cet ancien secteur ouvrier est lui aussi devenu l’un des plus aisés de la RMR. Le noyau patrimonial de Charlesbourg montre quant à lui une gentrification (économique) durant cette période, mais suivra par la suite le déclin généralisé des premières banlieues. Une légère gentrification s’observe également dans les secteurs patrimoniaux de Lévis et de Beauport. Dans ce dernier cas, de nouveaux développements pavillonnaires au nord de l’autoroute de contournement (A40) entraînent une augmentation rapide du revenu moyen dans des secteurs qui demeurent jusqu’en 2016 plus aisés que ceux au sud.

Au-delà de ces premiers foyers de gentrification, cette période est surtout caractérisée par une dégradation généralisée de la situation socioéconomique des secteurs gentrifiables. Pour reprendre l’expression de Berry (1982), la gentrification durant cette période consiste en l’émergence [traduction] d’« îlots de revitalisation dans une mer de déclin ». En 1986, la zone gentrifiable s’est considérablement agrandie dans les premières banlieues, à la suite de la construction de logements locatifs dans les secteurs moins favorisés. Les secteurs où se poursuit l’étalement urbain montrent quant à eux des revenus moyens à la hausse.

Figure 2

Gentrification, RMR de Québec (extrait), 1971-1986

Gentrification, RMR de Québec (extrait), 1971-1986

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L’arsenal de L’Allier : art, nouvel urbanisme et économie du savoir (1986-2006)

En 1986, les quartiers centraux sont encore largement défavorisés et leur déclin démographique se poursuit. La multiplication des destructions et l’unilatéralisme de l’« urbanisme municipal » (Mercier, 2000) ont exacerbé la frustration et le sentiment de dépossession chez les résidents, alors que la relance du centre se fait toujours attendre. Jean-Paul L’Allier devient à cette époque chef du Rassemblent populaire, un parti municipal progressiste qui prône la démocratisation de la gestion de la ville. Notamment en s’opposant au projet de construction d’un centre commercial dans le « trou de Saint-Roch », une énorme friche au coeur du quartier longtemps laissée vacante après des destructions massives, L’Allier et son parti réussissent à remporter les élections de 1989 (Ibid., p. 124). Cette administration a largement contribué à la revitalisation du centre-ville, à une époque où s’intensifiait la revalorisation du mode de vie urbain. Elle a notablement renaturalisé la rivière Saint-Charles et amorcé la revitalisation du quartier Saint-Roch en y favorisant le développement d’une économie post-industrielle basée sur le savoir, la technologie et la culture. De nombreuses entreprises et institutions s’y sont installées, particulièrement autour du nouveau Jardin Saint-Roch achevé en 1992, comme CGI, une firme de service-conseil en technologie de l’information (TI), l’École nationale d’administration publique, l’Institut national de recherche scientifique et la TELUQ.

Cette période est caractérisée par une première vague de gentrification « combinée » dans quelques secteurs du centre, entre 1986 et 1991, principalement en Basse-Ville, mais qui est ralentie par la crise économique entre 1991 et 1996, durant laquelle on observe plutôt une vague de gentrification marginale plus loin du centre. Dans Saint-Roch, d’autres changements majeurs s’opèrent. Attirés par les politiques de l’administration L’Allier (comme le programme d’acquisition d’ateliers d’artistes et le soutien dans la mise sur pied de l’atelier coopératif Méduse), les artistes y affluent en nombre, ce qui se répercute également dans les secteurs environnants. En Haute-Ville, la gentrification prend au contraire une forme économique dans Montcalm et Saint-Jean-Baptiste, faisant suite à une élévation du statut social dans ces quartiers (mais qui ralentit alors dans le second). Finalement, le secteur de Vanier où de nombreux condos furent construits près des rives de la rivière St-Charles achève rapidement sa gentrification.

Figure 3

Gentrification, RMR de Québec (extrait), 1986-1996

Gentrification, RMR de Québec (extrait), 1986-1996

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Figure 4

Gentrification, RMR de Québec (extrait), 1996-2006

Gentrification, RMR de Québec (extrait), 1996-2006

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La période suivante (1996-2006) montre un tout autre portrait. Après des décennies d’exode, le bilan migratoire et la variation de population des quartiers centraux sont redevenus positifs (Villeneuve et Trudelle, 2008). La gentrification reprend alors avec vigueur dans le Vieux-Québec intramuros et en Basse-Ville. En plus de l’installation de pavillons d’universités, d’ateliers et de galeries d’art, des subventions salariales ont attiré des entreprises d’informatique et de jeux vidéo (Larose, 2006). En revanche, les faubourgs de Haute-Ville montrent une reprise modérée (Saint-Jean) ou une stagnation (Montcalm).

Durant cette décennie, le phénomène s’intensifie et s’étale, notamment dans le Vieux-Lévis. La gentrification marginale atteint aussi de nouveaux secteurs (historiquement moins favorisés) du Vieux-Limoilou. Les banlieues de Sillery et Lebourgneuf continuent d’intensifier leur favorisation, tout comme les secteurs des ponts à Lévis (invisible sur la carte), alors que Duberger-Les Saules (première couronne) montre une remontée économique ponctuelle dans un contexte de déclin global des premières banlieues.

Ça se passe en bas : néolibéralisme et Nouvo Saint-Roch (2006-2016)

En 2006, la RMR de Québec s’éloigne de plus en plus du schéma classique prévoyant un « centre délaissé » et des « banlieues de classe moyenne ». Les plus anciennes voient leur population vieillir (Morin, 2011), leur urbanisation s’intensifier et leur revenu moyen diminuer. Cette baisse peut s’expliquer par le double mouvement des départs massifs à la retraite des babyboomers et de l’apparition de poches de défavorisation dans des secteurs locatifs en vétusté croissante. Québec suit ainsi clairement la tendance « d’inversion » socioéconomique observée dans de nombreuses villes nord-américaines (Leloup, Rose et Maaranen, 2018; Allard, 2017; Pavlic et Qian, 2014). Suivant les efforts de revitalisation, son centre-ville a vu plusieurs institutions et entreprises s’y établir depuis 15 ans. À la veille du 400e anniversaire de sa fondation, en 1608, on prépare une célébration grandiose pour Québec et on achève les grands travaux publics, dont la naturalisation des berges de la Saint-Charles et son parc linéaire.

Cette décennie signe la fin de l’ère L’Allier qui avait, lors des premières élections de la nouvelle Ville (à la suite d’une fusion avec les banlieues nord en 2001), remporté la mairie mais en ne faisant élire qu’une minorité de conseillers. Électoralement, la confrontation entre centre et banlieues est palpable, opposant un interventionnisme axé sur le développement de services à un populisme fiscal plus conservateur (Belley, 2003). Les débats de l’élection de 2001 furent précurseurs de la montée du néolibéralisme et de l’austérité. La prise de pouvoir des Libéraux à l’Assemblée nationale du Québec en 2003 sonne le glas de la mesure fiscale du Centre national des nouvelles technologiques de Québec, qui octroyait des subventions salariales aux entreprises de TI qui s’installaient dans le quartier Saint-Roch (IQ, 2008). L’élection d’Andrée Boucher à la mairie de Québec en 2005, puis celle de Régis Labeaume en 2007, ont quant à elles entraîné la fin des programmes de soutien aux artistes, qui initient une migration vers les quartiers Saint-Sauveur et Limoilou (Desloges, 2010).

L’État resserre les cordons de la bourse et les projets majeurs seront désormais menés par des acteurs privés. Après le démantèlement en 2007 du Mail Centre-ville, ce « toit » qui avait été construit au-dessus de la rue Saint-Joseph afin de compétitionner – sans succès – avec les centres commerciaux de banlieue, le promoteur local GM Développement se donnera le mandat de développer un « Nouvo Saint-Roch » (sic), tentant de modifier en profondeur l’image du quartier et d’y attirer une clientèle plus aisée. Cette entreprise est aujourd’hui propriétaire d’environ 60 % des locaux commerciaux de l’artère concernée (Radio-Canada, 2016) et juge avoir « joué un rôle majeur dans la revitalisation du quartier » (GM Développement, 2020). Par ailleurs, la densification est devenue un enjeu majeur dans la planification de l’aménagement de la ville (Ville de Québec, 2018). Des projets d’envergure apparaissent dans des secteurs plus périphériques, comme le complexe Jules-Dallaire à Sainte-Foy en 2008, constitué de deux tours de 17 et 28 étages comportant des bureaux, des logements résidentiels et des locaux commerciaux. Cette densification périphérique, encouragée par les plans d’urbanisme, consolide le polycentrisme de Québec.

Durant cette décennie, la gentrification se généralise dans la Basse-Ville et touche pour la première fois aussi nettement les quartiers Saint-Sauveur et Vieux-Limoilou. Saint-Roch, où le phénomène avait connu une poussée entre 1996 et 2006, montre plutôt un (léger) ralentissement. Dans ces trois quartiers, le phénomène devient particulièrement visible, symbolique et perturbateur à travers la multiplication de commerces destinés à des clientèles plus « branchées » et aisées, et plus globalement, par la transformation de leurs artères commerciales en destinations prisées jouissant d’une grande visibilité médiatique (Leclerc, 2015; Bair et Wright, 2014). Leur vocation commerciale risque de s’éloigner du même coup des besoins et des préférences des ménages moins favorisés.

En Haute-Ville, le portrait est contrasté : les secteurs pionniers montrent une stagnation ou un recul de leur position socioéconomique, alors que la rue Saint-Jean, artère commerciale importante, montre des signes d’essoufflement en dehors des murs du Vieux-Québec touristique (Porter, 2014). Seul le secteur nord de Montcalm fait exception, et achève sa gentrification[4]. Les secteurs aisés ailleurs en Haute-Ville cessent d’intensifier leur favorisation, sauf certaines zones de Sillery.

Figure 5

Gentrification, RMR de Québec (extrait), 2006-2016

Gentrification, RMR de Québec (extrait), 2006-2016

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En périphérie, les centres des banlieues montrent un déclin global de leur niveau socioéconomique, tandis que celui-ci augmente dans les banlieues excentriques, ce qui s’explique par l’étalement urbain, alimenté par l’accession des jeunes familles à la propriété de maisons neuves, détachées et abordables (Radio-Canada, 2017). Des poches de gentrification s’observent finalement dans certains secteurs de première couronne, mais le phénomène demeure somme toute léger.

Régressions et vérification des hypothèses

Nos analyses de régression examinent les relations entre les indicateurs de gentrification et quelques variables qui, suivant la littérature existante, sont susceptibles d’y contribuer ou de l’accompagner. Ces analyses sont basées sur l’interprétation des tableaux de coefficients produits avec SPSS (voir annexe), qui ont été enrichies de données complémentaires tirées des profils de recensement[5]. Il est important de spécifier que peu de modèles dépassent un R² de 0,5, signalant qu’une part importante des variations n’est pas prédite par ces modèles. Il est par contre plus élevé lors des plus fortes vagues de gentrification, indiquant l’adéquation des variables prédictrices.

Une première observation qui ressort de ces modèles est, comme prévu, la constance et l’ampleur du pouvoir prédictif de la variation du statut social sur la variation du revenu, confirmant le rôle que joue l’installation de professionnels et d’universitaires dans l’augmentation accélérée du niveau économique des secteurs en gentrification. Une autre observation saillante est la relation « paradoxale » entre l’indicateur de statut social et ses variations antérieures, qui montre systématiquement une relation négative avec la période immédiatement précédente. Une baisse de statut (relative à l’évolution globale de la RMR) tend à survenir après une période d’ascension et, en contraposée, les augmentations de statut social ont davantage lieu dans les secteurs ayant connu un déclin (relatif) récent. Les indicateurs passés de revenu montrent quant à eux des relations plus erratiques, parfois négatives, parfois positives. Ces observations indiquent que la gentrification n’est pas un processus caractérisé forcément par une intensification constante, du moins à Québec. Finalement, la variation de la population montre des relations négatives entre 1971 et 1981, alors que l’exode suburbain est encore fort, mais devient positive dès 1986, soulignant le caractère gentrificateur du « retour au centre » (Villeneuve et Trudelle, 2008).

Ces analyses de régression ont par ailleurs nourri les réflexions permettant de répondre aux hypothèses posées plus haut. Contrairement à ce à quoi on s’attendait, les modèles de régression n’ont pas fait ressortir de relation claire entre les indicateurs et l’augmentation de la concentration d’artistes (H1). Seules les périodes les plus hâtives ont été intégrées aux modèles, avec des relations parfois positives, parfois négatives. Or, ces variations montrent à quelques reprises de fortes corrélations avec les indicateurs, en cohérence avec l’augmentation de la présence d’artistes dans les secteurs en gentrification – ils y sont en 2016 largement surreprésentés –, mais perdent en signification statistique lorsqu’on intègre dans le modèle d’autres variables à plus grand pouvoir prédictif.

L’impact de l’installation de jeunes (H2) est au contraire très clair. L’augmentation de leur concentration relative, surtout chez les 25-34 ans, revient à plusieurs reprises dans les modèles de prédiction des deux indicateurs. De plus, les quotients de localisation (QL) des 25-29 et des 30-34 ans ont fortement augmenté jusqu’en 2016. Ces résultats soutiennent l’hypothèse que leur « retour au centre » observé par Villeneuve et Trudelle (2008) a contribué à la fois à sa gentrification et à son « rajeunissement » (Moos, 2016). L’observation d’autres indicateurs démographiques révèle une transformation dans les patrons d’installation au centre décrits par Séguin (1991). La surreprésentation des ménages « marginaux » dans les quartiers centraux a en effet diminué jusqu’en 2016, tant pour les personnes seules (1986 : 1,76; 2016 : 1,58) et les familles monoparentales (1986 : 1,17; 2016 : 0,86) que pour les ménages de colocation (1986 : 1,96; 2016 : 1,65). La désormais sous-représentation des familles monoparentales montre qu’elles ont, elles aussi, suivi la dispersion des couples (0,59) et des familles biparentales (0,41) vers les banlieues éloignées. Cette évolution s’explique certainement par l’intensification de la présence de jeunes adultes sans enfants dans les vieux quartiers, mais aussi par le vieillissement et l’urbanisation des banlieues de première couronne, qui montrent en 2016 une croissante surreprésentation de personnes seules (1,13) et de ménages de colocation (1,41).

La relation entre les indicateurs et l’augmentation du taux des propriétaires (H3) est également forte, mais seulement avant 2001. De plus, malgré l’augmentation marquée du nombre de condos, particulièrement dans Saint-Roch, peu de secteurs ont connu des baisses absolues de logements locatifs, même dans les plus fortes vagues de gentrification entre 1996 et 2016, laissant présager des conversions limitées. La gentrification a certainement été alimentée par l’installation de propriétaires, mais considérant que les variations des taux de propriété après 2001 sont absentes des modèles de régression et que ceux-ci demeurent très faibles dans les quartiers centraux (< 25 %), le phénomène a certainement aussi été alimenté par des changements chez les locataires.

À ce sujet, la question de l’augmentation accélérée du loyer moyen (H4) ouvre une boîte de Pandore. D’emblée, spécifions que seulement deux modèles de régression ont montré des relations statistiques valides et que leur pouvoir explicatif est extrêmement faible (R² < 0,2). De plus, les loyers moyens les plus bas se trouvent encore en Basse-Ville et les plus hauts dans les secteurs aisés de Haute-Ville ou des banlieues cossues. En somme, l’absence de relation statistique claire signifie que la gentrification n’a pas entraîné un important repositionnement à la hausse des loyers dans les secteurs gentrifiables. Pour mieux en cerner le sens, ces résultats exigent d’ouvrir deux réflexions ad hoc.

La première concerne les dynamiques globales de transformation socioéconomique de la RMR. Jusqu’en 2016, les écarts géographiques de revenus se sont affaiblis[6], à cause de la remontée globale des secteurs les plus défavorisés. Cette remontée s’explique en partie par la gentrification, l’installation de ménages plus aisés contribuant à y faire augmenter le revenu moyen, mais aussi par une baisse globale du faible revenu. Cette mutation a été accompagnée d’une hausse du décile inférieur du différentiel de loyer moyen. Autrement dit, les secteurs les plus abordables de la RMR sont moins abordables qu’auparavant. Par contre, ce sont encore globalement, en 2016, les mêmes secteurs (centraux) qu’en 1971 où l’on observe les loyers moyens les plus faibles, et ce, malgré la gentrification.

La seconde – et plus importante – réflexion concerne le rôle du logement social dans la préservation de loyers abordables et dans la protection des résidents vulnérables. Au cours de la période étudiée, de nombreux logements sociaux ont été construits dans la RMR de Québec, et particulièrement dans les quartiers centraux (Mamot, 2017a, b). Puisque ces logements ont été créés avec l’objectif d’offrir des résidences accessibles et non d’en tirer profit, ils sont soustraits aux dynamiques marchandes. De plus, une partie de ces logements est subventionnée, diminuant d’autant la moyenne des dépenses encourues pour le loyer mesurées par le recensement.

Cette situation entraîne une évolution segmentée du marché locatif : les loyers contrôlés demeurent forcément bas, tandis que les logements privés suivent les aléas du marché, pouvant connaître d’importantes hausses de loyer selon la demande, voire être rénovés en logements « luxueux ». Puisque c’est dans ces logements privés que se met en place le mécanisme de gentrification par remplacement graduel des locataires – tel que décrit par Freeman, Cassola et Cai (2015) –, ce sont principalement les résidents de ces logements qui subissent la pression gentrificatrice.

Deux types de ménages risquent ainsi d’être chassés des quartiers en gentrification par la hausse des loyers et de devoir réorienter leurs « choix » résidentiels : les ménages aux revenus modestes, mais pas nécessairement faibles au sens étatique et qui n’ont donc pas accès aux logements subventionnés; et les ménages à faible revenu qui ne veulent pas ou ne sont pas en mesure d’y avoir accès. Le résultat net d’un tel phénomène, à l’échelle de la RMR, s’observe par le déplacement de ces ménages vers des secteurs locatifs moins favorisés et en vétusté croissante. La baisse observée des indicateurs socioéconomiques dans de tels quartiers autour du centre urbain de Québec confirme cette explication. Par contre, les logements sociaux jouent un fort rôle modérateur dans les quartiers centraux; on y observe encore, en 2016, les plus hauts taux de personnes à faible revenu de la RMR.

L’analyse présentée dans cet article a permis de dresser un portrait global de la gentrification à Québec depuis 1971 et d’identifier certaines évolutions et phases typiques, tout en cernant ses particularités. Comme ailleurs en Amérique du Nord, le phénomène est apparu au moins dès 1971 dans des secteurs pionniers où convergeaient à divers degrés accessibilité économique, caractère patrimonial et emplacement stratégique. Des ménages marginaux se sont installés dans les quartiers centraux laissés pour compte et peu valorisés dans les décennies précédentes, pendant qu’on construisait de nombreux logements sociaux dans les friches d’usines ou d’immeubles vétustes démolis.

D’importants changements politiques et démographiques ont accéléré et transformé le phénomène vers la fin des années 1980. À la suite de l’élection d’un nouveau parti municipal progressiste qui prônait des politiques de nouvel urbanisme, les quartiers centraux ont été transformés par d’importants investissements publics qui visaient à les rendre plus attractifs. En s’inspirant des succès économiques de plus grandes métropoles comme New York, les gouvernements municipal et provincial ont catalysé la revitalisation du centre urbain. À partir de 1996, la population a recommencé à y croître, sous l’impulsion de l’installation de jeunes adultes, et la gentrification s’est accélérée, avec Saint-Roch comme épicentre.

Entre 2006 et 2016, le phénomène s’est étendu à la grande majorité des vieux quartiers, pendant que la concentration de jeunes adultes et d’artistes y augmentait encore, et que le profil des ménages continuait de se transformer. Autrefois plus concentrées au centre, les familles monoparentales sont maintenant surreprésentées dans les banlieues plus récentes, tout comme les couples et les familles en général. Comme ailleurs au Canada (Moos, 2016), le centre urbain est adopté et transformé en niche répondant aux préférences et aux besoins de jeunes adultes, a fortiori de ceux sans enfants, tendance qui s’intensifie par la prolifération des logements contenant une seule chambre (Ibid.).

Structurellement, l’intensification de la présence de jeunes professionnels ou scolarisés au centre-ville peut se comprendre comme une conséquence de la prolifération des professionnels et des couples sans enfants, alimentée par la poursuite d’études postsecondaires de plus en plus longues et par une précarité accrue en début de carrière dans certains domaines d’emploi (Moos, 2014). Alors qu’elles remettent à plus tard le projet de famille, l’âge moyen des mères lors de la naissance de leur premier enfant est passé de 25 ans en 1975 à 29 ans en 2015 (ISQ, 2020). Bien qu’une partie de ces jeunes adultes souhaitent s’établir à long terme dans les quartiers centraux, nombre d’entre eux s’installeront en banlieue dès lors que leur ménage augmentera de taille (Moos, 2016), car les caractéristiques morphologiques et sociales de la banlieue sont considérées comme plus idéales pour élever une famille (Walker et Fortin, 2011). Ces hypothèses sont d’ailleurs cohérentes avec la surreprésentation des familles dans les banlieues excentriques, où se perpétue l’étalement urbain de maisons unifamiliales détachées (Radio-Canada, 2017).

En somme, la gentrification des quartiers centraux de Québec semble être, pour l’instant, surtout le fait d’une frange visible mais minoritaire de la population, soit les jeunes adultes de la nouvelle classe moyenne (Ley, 1996). En effet, malgré leur surreprésentation dans les quartiers centraux, il n’en demeure pas moins que 56 % des jeunes de 20 à 34 ans de la RMR résidaient en 2016 dans les banlieues plus récentes et éloignées[7]. De plus, ces jeunes se font relativement plus rares dans un contexte de vieillissement généralisé de la région (Morin et Van Den Bussche, 2018). La gentrification et le rajeunissement du centre urbain, quoique significatifs, demeurent donc des phénomènes secondaires à Québec. L’ampleur des investissements injectés pour catalyser la revitalisation du centre-ville, adossée à la (faible) intensité de sa gentrification, souligne la position marginale de celui-ci dans le développement métropolitain, d’autant plus que ces investissements n’ont pas empêché emplois et capitaux de croître en périphérie, et Sainte-Foy de devenir le principal pôle des déplacements.

Conjointement avec sa faible croissance démographique et sa position économique périphérique à l’échelle nationale, le polycentrisme de Québec pourrait expliquer les particularités et le caractère modéré de sa gentrification comparativement aux grandes métropoles canadiennes (voir Walks et Maaranen, 2008). Contrairement à Montréal, peu de secteurs y ont en effet « complété » leur gentrification (dépassé le revenu moyen de la RMR), ni ne montrent en 2016 les loyers moyens parmi les plus élevés, comme dans les arrondissements du Plateau-Mont-Royal et de Rosemont-Petite-Patrie.

Au contraire, on a même observé des épisodes de stagnation et de recul dans plusieurs secteurs. Le cas le plus saillant est celui du faubourg Saint-Jean-Baptiste qui, malgré une gentrification hâtive, a plutôt stagné ou rétrogradé, alors même qu’on assistait à une période d’intensification de la gentrification entre 2006 et 2016. La gentrification marginale initiée en 1971 dans ce quartier n’a donc pas entraîné d’accélération croissante des indicateurs socioéconomiques, malgré les nombreux attraits que représentent sa topographie particulière, son cachet patrimonial et son emplacement stratégique au pied de la Colline parlementaire. Ce cas est d’autant plus intéressant que Saint-Jean-Baptiste compte moins de logements sociaux (qui agissent comme stabilisateurs) que le quartier voisin de Saint-Roch, en Basse-Ville. Une des explications possibles de cette stagnation, qui devrait être explorée dans des travaux futurs, réside dans les caractéristiques de sa morphologie faubourgeoise : rues étroites et espaces limités pour le stationnement, appartements plus petits et moins intéressants pour la conversion en condos (contrairement aux « plex »), rareté des parcs et de la verdure, etc.

Or, comme ce fut le cas dans les années 1990, des investissements cataclysmiques – pour reprendre l’expression de Jane Jacobs – pourraient changer la donne. Plusieurs éléments semblent indiquer que le processus de gentrification de Québec commence une nouvelle phase, caractérisée par des investissements massifs dans des interstices d’opportunité (friches, stationnements, immeubles vétustes, etc.) : la prolifération de vastes projets résidentiels offrant principalement des studios et des appartements d’une chambre; la construction planifiée d’un tramway et l’invitation lancée par la Ville aux promoteurs immobiliers pour qu’ils participent au développement des secteurs situés à proximité de ses futures stations (Lavallée, 2019); et la multiplication des démolitions-reconstructions dans les faubourgs. L’histoire de Québec – comme celle de l’Amérique du Nord – continuera donc sûrement de nous montrer que lorsque la vieille ville fait obstacle au progrès (ou au capital), il est au fond assez simple de la détruire.