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Les allusions aux mariages interethniques survenus après le changement de métropole ne datent pas d’hier. Déjà en 1769[3], Frances Brooke relate, dans son roman The History of Emily Montagu, que les Canadiennes ressentent « un penchant extrême pour les officiers anglais[4] ». Les couples mixtes ne sont pas toujours perçus positivement, comme on le voit dans le roman Les Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé. Dans un élan de patriotisme propre au XIXe siècle, alors que l’auteur rédige son roman[5], la jeune noble Blanche d’Haberville s’offusque de la demande en mariage du capitaine Archibald Cameron. Il lui apparaît impensable d’épouser un militaire ayant participé à la chute de la Nouvelle-France[6]. Des familles nobles ont-elles fait un choix contraire à celui de la fictive mademoiselle d’Haberville ? Dans un article paru en 1953, Marcel Trudel commentait les alliances matrimoniales mixtes survenues durant le Régime militaire (1759-1763) en affirmant que « les Canadiennes se sont éprises des Anglais dès 1759 et [qu’]il s’en est résulté de graves problèmes[7] ». Une analyse plus fine du phénomène nous semble nécessaire pour en saisir toutes les facettes.

L’exode de près du quart de la noblesse canadienne[8] oblige de toute évidence ce groupe à se renouveler, d’autant plus qu’une élite anglo-protestante militaire, administrative et commerciale se met en place dans la colonie[9]. La compétition est vive et les obstacles sont nombreux pour ceux qui cherchent à obtenir des postes de choix dans l’armée britannique ou dans la nouvelle administration[10]. Les attitudes des élites nobiliaires demeurées au pays restent à définir pour l’ensemble du groupe, notamment en ce qui a trait à leurs comportements matrimoniaux[11]. Des études récentes montrent néanmoins que certaines familles nobles ont réussi à conserver un statut social enviable sous le Régime britannique et au-delà[12], alors que d’autres ne réussissent pas, à long terme, à maintenir un rang équivalent à celui qu’elles avaient sous le Régime français, entre autres en raison de leurs comportements démographiques[13].

De nombreux historiens ont mentionné la pratique des mariages mixtes, notamment au sein des groupes élitaires[14], sans que la question soit toutefois plus amplement analysée pour la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Ces alliances ont-elles contribué à consolider la position de la noblesse aux yeux de la nouvelle élite coloniale, tout en permettant, en contrepartie, à cette dernière de s’insérer dans les réseaux coloniaux préexistants ? Ce sont les questionnements qui ont orienté nos recherches à la maîtrise sur le groupe nobiliaire canadien pour la période allant de 1760 à 1800[15]. Même si la volonté de rapprochement avec les Britanniques est bien documentée[16], l’étude des mariages mixtes parmi la noblesse l’est beaucoup moins et permettra de valider si une partie de ce groupe privilégié a pu s’intégrer à la nouvelle élite « étrangère », et vice-versa, à travers ces alliances matrimoniales exogames, en plus de vérifier si les familles nobles agissent en continuité ou en rupture avec les pratiques en vigueur sous le Régime français.

Malgré la présence d’unions mixtes au sein des autres groupes sociaux[17], cet article se concentre sur la noblesse et se servira de l’exemple de la famille Godefroy de Tonnancour pour comprendre les spécificités des alliances matrimoniales mixtes de certaines familles nobles après le changement de régime[18]. Par leurs caractéristiques diverses, les trois mariages mixtes au sein de la famille Godefroy de Tonnancour illustrent certaines particularités du groupe plus large à l’étude, qui est hétérogène. Cela rappelle qu’il existe une diversité de trajectoires individuelles et familiales après la Conquête, comme l’a montré François-Joseph Ruggiu[19]. Après avoir esquissé brièvement le portrait général des couples mixtes et ceux de la famille Godefroy de Tonnancour, nous nous questionnerons sur la recherche de l’homogamie, puis sur l’intégration socioprofessionnelle mutuelle.

L’enquête est fondée sur le Dictionnaire généalogique de la noblesse de la Nouvelle-France, réalisé par Yves Drolet[20], qui sert de référence pour circonscrire le groupe. Les registres paroissiaux et les actes notariés, particulièrement les contrats de mariage, ont été consultés afin de recueillir les informations sociodémographiques et économiques essentielles à la reconstitution des familles étudiées. Nous avons utilisé des revues et des sites de généalogie de même que des monographies familiales[21] afin de combler les informations manquantes à propos des individus protestants. Le croisement de ces sources permet de saisir une grande partie des caractéristiques sociales, démographiques et professionnelles du groupe.

Des unions minoritaires et hétérogènes

Pour les quarante années qui suivent la Conquête, 38 mariages mixtes impliquant un conjoint noble ont été repérés. Trente mariages concernent des filles de familles nobles, alors que seulement huit impliquent des fils nobles. Pendant le Régime militaire (1759/1760-1763), seules des filles nobles contractent un mariage mixte. Cette présence marquée laisse donc imaginer un des rôles joués par les femmes dans le processus d’adaptation des nobles au changement de régime. En plus d’être marginales, les unions avec des fils nobles sont concentrées seulement après 1779, à une période beaucoup plus tardive que pour les filles nobles. Cependant, durant les premières décennies du Régime britannique, les hommes en provenance des îles Britanniques sont plus nombreux que les femmes, conséquence de la faible immigration et de la présence majoritaire de militaires et de marchands dans la colonie. Les fils nobles affichent aussi des comportements différents de ceux des filles nobles. Cinq des huit fils nobles choisissent des conjointes nées dans la colonie de parents migrants, alors que les filles nobles optent majoritairement pour des partenaires migrants s’étant récemment établis dans la colonie, ce qui est logique puisque les unions de ces dernières sont plus précoces dans le temps.

Sur 38 unions, 25 ont été célébrées devant un ministre protestant et 11 devant un prêtre catholique. Le rite confessionnel est inconnu pour deux mariages. Les mariages catholiques commencent à peu près en même temps que l’on constate la présence des fils nobles au sein du groupe, soit à partir de 1779. Les mariages impliquant un fils noble sont pour la plupart célébrés dans une église catholique, contrairement à ceux des filles nobles. En effet, 25 filles sur 30 ont épousé leur conjoint de confession protestante devant un ministre protestant, les 5 autres devant un prêtre. Est-ce donc l’appartenance religieuse de l’homme qui influence le type de mariage ? Les mariages mixtes du groupe unissent dans la majorité des cas deux individus dont l’appartenance religieuse diffère et la plupart restent fidèles à leur confession d’origine bien qu’ils ne suivent pas cette règle pour le baptême de leurs enfants[22]. Cela révèle ainsi un enjeu identitaire en cette période de transition, qui laisse supposer que les familles mixtes sont à cheval entre deux cultures, comparativement à la seconde moitié du XIXe siècle où les frontières religieuses seront davantage étanches, notamment avec la montée de l’ultramontanisme[23].

Dans leur ensemble, les unions mixtes constituent un groupe hétérogène, autant sur le plan des origines des conjoints que de leurs comportements. Rappelons d’abord que le second ordre est un groupe déjà en lui-même fortement hiérarchisé. Pour la noblesse du Canada, Lorraine Gadoury a décelé cinq sous-groupes fondateurs[24], puis trois sous-groupes hiérarchiques[25], tandis que François-Joseph Ruggiu propose une division en quatre strates[26]. Les 38 conjoints nobles du corpus sont répartis au sein de 25 familles nobles canadiennes dont la majorité se sont enracinées dans la colonie dès les débuts de la Nouvelle-France, bien qu’elles soient assez dispersées à travers les sous-groupes fondateurs de la noblesse canadienne, mais aussi sur le plan de leur hiérarchie interne. Les familles d’Ailleboust, Godefroy, de La Corne, Sabrevois de Bleury, Le Moyne de Longueuil, Picoté de Belestre, Saint-Ours et Chaussegros de Léry, qui totalisent 12 unions mixtes, se trouvent dans une situation relativement avantageuse au moment où éclate la guerre, quoiqu’elles soient d’un niveau inférieur aux prestigieuses familles comme celle des Rigaud de Vaudreuil[27]. Les familles Couillard et Martel de Brouague, considérées quant à elles par Gadoury comme étant sans fonctions de pouvoir, sont situées au bas de la hiérarchie nobiliaire ; elles comptent quatre unions mixtes. La majorité des unions (22) se seraient cependant produites au sein de familles qui se retrouvent entre les deux extrêmes de la hiérarchie. Ce sont les familles Boucher, Fleury, Hertel, Dagneau, Drouet, Le Marchand de Lignery, Renaud du Buisson, de Joncaire, Herbin et d’Albergati Vezza. Au-delà des différences sociales, il est néanmoins particulièrement ardu de parvenir à des distinctions claires au sein de ce groupe[28].

Le petit nombre d’unions interethniques (38) laisse penser, de prime abord, que ce n’est pas une pratique répandue, si on estime que la noblesse compte au total 844 individus en juin 1774[29]. Cela peut être expliqué non seulement par une ouverture restreinte du groupe nobiliaire à ce type d’union, mais en partie également par la présence encore marginale de la population non francophone dans la colonie. Les alliances interethniques représentent tout de même 8,7 % de tous les mariages de la noblesse pour la période étudiée. Cela montre que le phénomène n’est certainement pas négligeable parmi ce groupe. Ce type d’union paraît au final relativement fréquent justement parce que, proportionnellement, le pourcentage de migrants non francophones est faible : « entre 1760 et 1790, les étrangers représentent quelque 3500 individus, soit à peine 2 % de la population francophone[30] ».

Spécifions que la proportion de 8,7 % prend en compte uniquement les unions avec un conjoint non francophone et non celles avec d’autres conjoints roturiers d’origine canadienne[31]. La noblesse et la bourgeoisie sont déjà inextricablement liées sous le Régime français, comme dans la métropole, par des réseaux d’alliances serrés[32], mais un niveau supplémentaire d’analyse est ajouté ici, celui de l’ethnie et de la religion. Alors que la Nouvelle-France baignait dans le catholicisme de façon relativement homogène[33], envisager une alliance avec des protestants ne s’inscrit initialement pas dans les coutumes canadiennes. Les non-francophones se sont d’autant plus établis récemment dans la colonie et constituent un parti qui reste à connaître par les vieilles familles de l’élite canadienne. Hormis ces différences, les alliances exogames observées chez ces couples interethniques ne semblent pas très différentes de celles du Régime français, notamment sur le plan professionnel, car les conjoints roturiers proviennent généralement de familles qui détiennent des charges de fonctionnaires, d’officiers militaires ou de justice ou bien sont dans le commerce[34]. Bien que les mariages mixtes avec des officiers soient plus nombreux (14), on compte des marchands et des négociants (8) ainsi que des individus exerçant une profession libérale (5) ou administrative (2) ou dont l’occupation est inconnue (1)[35]. Par contre, étant donné qu’ils sont des migrants, une divergence avec la période précédente réside dans le fait que la majorité d’entre eux ne possèdent pas de seigneuries ni même un lopin de terre au pays, ce qui explique probablement leur attirance envers la noblesse. La presque totalité d’entre eux sont des roturiers, mais à des degrés différents, allant de la gentry aux chirurgiens ou au commerce local, alors que la plupart se situent de façon mitoyenne entre ces deux pôles. Si les conjoints non francophones proviennent principalement de la Grande-Bretagne (19) ou d’ailleurs en Europe (2), on compte aussi un Irlandais, trois mercenaires allemands, deux Anglo-Américains et sept individus nés dans la colonie de parents migrants anglophones[36].

Un des rares points en commun au sein du groupe de mariages interethniques est leur concentration au sein de familles spécifiques. On compte huit familles nobles, dont celle des Godefroy de Tonnancour, dans lesquelles il y a plus d’un mariage mixte dans la même fratrie. Cela représente 21 mariages sur un total de 38. Sans oublier que 34 couples sont apparentés sur le plan de la famille proche[37] ou élargie, soit du côté du conjoint noble ou du conjoint non francophone. Tout en ayant conscience des liens traditionnellement serrés entre les familles élitaires, les alliances mixtes sont tout de même survenues dans un contexte spécifique, où la présence d’une union mixte dans la fratrie en a peut-être favorisé d’autres, par la culture familiale. En perpétuant ce type d’alliance au sein d’une famille et de sa génération subséquente, ces individus s’inscrivent dans la continuité. François-Joseph Ruggiu a mis à profit cette notion pour les sociétés urbaines anglaise et française où « l’individu [est], en fait, inséré dans un groupe vertical composé de vivants mais aussi de morts et de personnes à naître, et qui peut s’étendre sur plusieurs générations en amont comme en aval. Il est alors inséré dans une continuité familiale dont il se doit, dans certaines occasions, il est vrai peu nombreuses, de tenir compte[38]. » L’alliance interethnique deviendra- t-elle un des marqueurs d’appartenance à une lignée ? L’étude des mariages mixtes permet de documenter un phénomène jusque-là méconnu ou parfois caricaturé.

Les mariages mixtes chez les Godefroy de Tonnancour

La famille Godefroy s’est enracinée dans la colonie dès les débuts de la Nouvelle-France, Jean Godefroy de Lintot y étant arrivé en 1626 pour devenir interprète des langues autochtones. Originaire de Normandie, sa famille appartenait initialement à l’Église réformée et son père utilisait le titre d’écuyer[39]. Pionnier de Trois-Rivières, il est anobli en 1668, tout comme sa postérité, pour avoir « dépensé de fortes sommes à défricher ses terres et à lutter contre les Iroquois[40] ». L’anoblissement, qui n’avait pas été enregistré, est reconnu en 1718[41]. La famille s’efforce de se tailler une place enviable au sein de l’élite coloniale, ses fils Michel et Louis deviennent respectivement capitaine dans les troupes de la Marine et major de Trois-Rivières, de même que procureur du roi à Trois-Rivières. Son petit-fils René Godefroy de Tonnancour est procureur du roi puis lieutenant général civil et criminel de Trois-Rivières[42]. Lorsque la guerre de Sept Ans éclate, la famille occupe un rang mitoyen assez enviable dans la hiérarchie de la noblesse, mais va élever sa position après la Conquête[43].

C’est au sein de la famille de l’arrière-petit-fils de Jean Godefroy de Lintot, Louis-Joseph Godefroy de Tonnancour, que des unions interethniques sont contractées après la Conquête. Dans le cas de cette famille, ce type d’union peut, en quelque sorte, être considéré comme une pratique établie. En effet, Louis-Joseph Godefroy de Tonnancour a épousé en premières noces Mary-Ann Seaman, en 1740, à Trois-Rivières. Bien que rares, les mariages mixtes ne sont pas inexistants sous le Régime français, dans une société que l’on qualifie souvent d’homogène sur les plans religieux et ethnique[44]. Vers les années 1720, alors qu’elle n’était qu’une enfant, Mary-Ann Seaman, originaire de Saco en Nouvelle-Angleterre, a été capturée avec sa tante par les Abénaquis, qui les ont conduites à Trois-Rivières où elle s’est convertie au catholicisme et a été éduquée chez les Ursulines[45]. Elle décède des suites de la naissance de leur quatrième enfant et seulement une fille de leur union atteindra l’âge adulte. Louis-Joseph Godefroy de Tonnancour s’est remarié à Marie-Louise Carrerot, originaire de Louisbourg, avec laquelle il aura douze enfants. Marie-Louise est la fille de Pierre-André Carrerot, garde-magasin du roi et commissaire des troupes à l’Isle Royale[46]. Neuf enfants de Louis-Joseph se sont mariés dont trois ont contracté des unions mixtes. Précisons que ce sont les enfants du second lit qui ont épousé un étranger.

Autant sous le Régime français que britannique, Louis-Joseph Godefroy de Tonnancour est un personnage influent de Trois-Rivières. Seigneur, procureur du roi et marchand, il est l’un des commerçants les plus prospères de cette région en tant que garde-magasin du roi, fournisseur de navires pour l’État dans les années 1740 et étant l’un des trois commerçants à détenir un permis de commerce fixe en 1760 pour la région de Trois-Rivières[47]. Après la Conquête, Godefroy de Tonnancour choisit de demeurer au Canada. Issu d’une famille anoblie, ses chances d’obtenir une position favorable en France sont faibles. Bien qu’il ait siégé comme commissaire à l’enregistrement des papiers du Canada en 1764, il a perdu une partie considérable des 150 000 livres qu’il détenait lors de leur liquidation[48]. La noblesse est en effet fragilisée sur le plan économique en raison des politiques françaises de remboursement de la monnaie de papier[49]. Malgré tout, Godefroy de Tonnancour a su s’adapter au changement de régime. Il a été recommandé par Carleton pour devenir membre du premier Conseil législatif, sans succès néanmoins[50]. Il s’est impliqué notamment durant la guerre d’Indépendance américaine en tant que lieutenant-colonel des milices de Trois-Rivières, la milice étant la rare porte d’accès à l’institution militaire britannique pour les Canadiens à cette époque. Il acquiert la sympathie de sir Frederick Haldimand[51], gouverneur du district de Trois-Rivières durant le Régime militaire, puis gouverneur de la colonie à partir de 1777 jusqu’en 1786[52]. Comme d’autres nobles restés au Canada, tels que les Chartier de Lotbinière, il possède également des seigneuries : Pointe-du-Lac, Labadie, Yamaska, Roquetaillade et Godefroy, dans la région de Trois-Rivières. Il accroît son patrimoine foncier sous le Régime britannique en acquérant la seigneurie de Gatineau en 1766 des héritiers de Louis Gatineau Duplessis[53].

Après la Révolution américaine, deux filles et un fils de Godefroy de Tonnancour, Marguerite-Madeleine, Marie-Marguerite et Pierre-André, contractent une alliance interethnique. D’abord, Marguerite-Madeleine épouse en mars 1784 l’Irlandais Thomas Prendergast, chirurgien dans l’armée dont on sait peu de choses. Le métier de chirurgien est une profession peu prestigieuse, même si tout au long du XVIIIe siècle cette condition s’est un peu améliorée[54]. D’ailleurs, Louis-Joseph Godefroy de Tonnancour se serait d’abord opposé à ce mariage parce que le parti de Prendergast était jugé insuffisant et indigne du rang de Marguerite-Madeleine, mais se serait ravisé à la suite de l’intervention d’Haldimand[55], alors gouverneur de la colonie.

Deux ans plus tard, et alors que son père est décédé, Marie-Marguerite a, quant à elle, contracté une alliance, en février 1786, avec Thomas Coffin, originaire de Boston, en Nouvelle-Angleterre. Issu d’une famille de loyalistes, il est arrivé dans la colonie avec sa famille à l’âge de 13 ans, durant la Révolution américaine. Son père, John Coffin, était marchand distillateur à son arrivée et a par la suite cumulé les fonctions de juge de paix, lieutenant, puis capitaine de milice, commissaire de police pour la ville de Québec et inspecteur général des forêts du Bas-Canada. Il détenait une commission pour enquêter sur les terres de la Couronne et était chargé de faire prêter serment aux membres du Conseil législatif et de la Chambre d’Assemblée[56]. Ses fils William et James ont été respectivement capitaine dans l’armée et adjoint au commissaire général de l’armée à Québec, alors que John a été sous-commissaire général. Thomas Coffin a été député de Saint-Maurice à plusieurs reprises, puis de Trois-Rivières, alors que son frère Nathaniel a été député de Bedford[57]. Thomas est d’abord un négociant, principalement d’alcools comme son père. Il cumulera plusieurs fonctions après son mariage : shérif de Trois-Rivières, cofondateur des Forges de Batiscan, colonel de milice, commissaire des transports, inspecteur de police pour le district de Trois-Rivières, puis conseiller législatif[58]. Par leurs divers postes occupés dans l’administration, l’armée et le commerce, les membres de la famille Coffin ont été des individus influents dans la colonie.

Enfin, Pierre-André Godefroy de Tonnancour, « lieutenant des troupes au service de Sa Majesté britannique[59] », épouse Charlotte Heney, fille d’un immigrant irlandais protestant, qui a oeuvré comme négociant et aubergiste à Lachine[60]. Heney n’est pas un simple aubergiste, mais un commerçant respecté au sein de cette communauté et son auberge a joué un rôle central durant la Révolution américaine[61].

Ce portrait de la famille de Louis-Joseph Godefroy de Tonnancour, exposé très brièvement, vise à montrer l’hétérogénéité de l’ensemble des couples mixtes. Comme dans cette famille, les conjoints non francophones du groupe étudié sont en majorité des roturiers, mais ils ont un statut social varié, tout comme leurs origines géographiques et professionnelles. Les trois unions au sein de cette même fratrie montrent la tendance des mariages de notre corpus à être rassemblées au sein de familles spécifiques. Le fait que ces trois mariages concernent à la fois des filles et un fils nobles permet de faire une tentative d’analyse genrée. Les comportements des couples mixtes sont divers à plusieurs égards selon que le conjoint noble soit l’homme ou la femme, notamment à propos de l’impact de ces unions sur le parcours des conjoints et leur famille.

Des alliances homogamiques ?

Les nobles qui contractent un mariage mixte ont-ils épousé un conjoint issu d’un rang social égal, inférieur ou supérieur au leur ? Rappelons que l’endogamie est une caractéristique centrale dans les stratégies de la noblesse. Les alliances sont un enjeu de taille, car la nécessité de tenir son rang est au coeur de ses préoccupations[62]. Les enfants d’une fille noble seront nobles ou roturiers selon la situation sociale du futur époux. L’homogamie signifie donc « le fait de choisir son conjoint au sein du même groupe social (le plus souvent, la catégorie socioprofessionnelle ou la classe sociale)[63] ». Tout dépendant du point de vue (masculin ou féminin), le mariage est qualifié d’hypogamique lorsque le conjoint est issu d’un milieu inférieur[64]. En épousant un individu dont la position sociale est supérieure, le mariage est hypergamique.

Notre objectif n’était pas de rechercher l’équivalent avec la noblesse britannique puisqu’elle est différente de la noblesse française[65]. Ces deux groupes se différencient surtout à partir du XVIIe siècle, alors que la nobility exerce de plus en plus une influence politique institutionnalisée, tandis que la noblesse française privilégie surtout le domaine militaire et s’imprègne de l’absolutisme mis en place par la royauté[66]. Peu nombreux, les membres de la nobility sont très riches et sont les seuls à avoir été nommés par le roi et à détenir les titres héréditaires : duc, marquis, comte, vicomte et baron[67]. La nobility équivaut en quelque sorte à la haute noblesse titrée française. Seuls les fils aînés peuvent porter le titre de Lord et ainsi siéger à la chambre haute (House of Lords), alors qu’en France, le statut s’étend à toute la famille[68].

Pour les fins de notre étude, le mariage est considéré comme homogamique lorsque le conjoint non francophone appartient à la gentry[69] anglaise, mais aussi lorsque les désignations honorifiques dans les actes et les occupations professionnelles sont d’un niveau semblable entre les époux et le père des épouses. Les mentions d’écuyer ont aussi été prises en considération, bien qu’avec prudence, étant donné la confusion du terme avec esquire après le changement de régime, comme l’explique Donald Fyson[70].

L’union entre Marie-Marguerite Godefroy de Tonnancour et le négociant Thomas Coffin est le plus marquant des mariages mixtes dans la fratrie Godefroy de Tonnancour en raison du rayonnement professionnel de la famille Coffin. Le père de Coffin ne pouvait être présent à son mariage, mais son approbation est certifiée dans une lettre[71]. On observe toutefois un écart sur le plan du niveau de fortune, car leur contrat de mariage révèle la différence des apports à la communauté, bien que celui de Coffin soit non négligeable. Le futur époux apporte un peu plus de 20 000 livres en marchandises et autres effets. De son côté, Marie-Marguerite, dont les parents sont décédés, apporte un héritage de 66 902 livres, 5 sols et 3 deniers, dont 23 316 livres et 11 sols sont en « billets du Canada » en France. Les chances sont minces de pouvoir toucher ce montant plus de vingt ans après la Conquête[72]. À cet apport monétaire colossal, il faut ajouter également des bâtiments situés à Trois-Rivières, de même que ses parts dans les seigneuries de Yamaska, Pointe-du-Lac, Gatineau, Roquetaillade et Godefroy[73]. La différence entre les apports des futurs époux permet donc de déceler que Marie-Marguerite épouse un individu ayant un niveau de richesse légèrement inférieur au sien, mais elle vient tout juste d’hériter alors que ce n’est pas le cas de Coffin. L’écart de statut social est encore plus grand pour l’union de sa soeur Marguerite-Madeleine avec le chirurgien Thomas Prendergast, bien que la disparition du contrat de mariage au greffe du notaire invite à la prudence[74].

Pour l’ensemble des couples mixtes, les mariages hypogamiques sont de loin les plus fréquents (31 sur 38), en se plaçant du point de vue du rang social des conjoints nobles. La nuance est de mise puisqu’il y a une relative similitude sur le plan des statuts socio-économiques, relevée pour l’ensemble des couples ayant fait un contrat de mariage, car il y a généralement peu d’écarts entre les sommes promises par le futur conjoint noble comparativement au futur conjoint étranger. Même si la majorité des alliances mixtes sont contractées avec des individus d’un statut social différent de celui de la noblesse canadienne, elles constituent dans certains cas un potentiel économique qui peut se révéler intéressant pour la noblesse. Du côté des conjoints non francophones, la réussite de certaines familles comme les Godefroy de Tonnancour, qui maintiennent une position enviable après la Conquête et qui figurent parmi les habitants les plus en vue de Trois-Rivières, constitue un facteur d’attraction.

La recherche de l’homogamie est un peu mieux réussie pour quelques frères et soeurs Godefroy de Tonnancour n’ayant pas contracté de mariages mixtes. Sur les six autres enfants de la famille, quatre ont contracté des alliances homogamiques avec les Chartier de Lotbinière, Gorge de Saint-Martin, Saint-Ours Deschaillons et Godefroy de Normanville. Deux autres fils issus du deuxième lit ont épousé des roturières, mais cela n’a pas d’impact sur leur statut. Au total, cinq enfants sur neuf ont fait un mariage hypogamique sur le plan du rang social. La difficulté grandissante, après 1760, pour réussir à sceller des unions homogamiques a déjà été constatée respectivement par Isabelle Tanguay et Benoît Grenier pour l’ensemble du groupe nobiliaire canadien[75] et est d’autant plus accrue en l’absence de renouvellement des effectifs par les anoblissements et l’immigration française. Cependant, les filles nobles issues de familles seigneuriales sont habituellement plus nombreuses que les fils nobles à épouser un individu du même statut social, ce qui n’est pas le cas ici[76]. Le rang dans la famille ainsi que la naissance dans le premier ou le deuxième lit sont des facteurs qui révèlent les difficultés d’assurer à tous un mariage digne de leur statut, surtout pour les familles ayant une descendance nombreuse, comme les Godefroy de Tonnancour[77]. Comme on s’y attendait, c’est Marie Josèphe, la seule fille du premier lit, qui a fait le mariage homogamique le plus prestigieux de la famille, ayant épousé Michel-Eustache-Gaspard-Alain Chartier de Lotbinière, alors officier dans la milice et seigneur de Lotbinière, Vaudreuil, Rigaud et Rigaud de Vaudreuil[78].

Un impact socioprofessionnel modéré

Après le changement de régime, la noblesse canadienne et les Britanniques arrivés récemment dans la colonie doivent s’adapter à leur nouvelle situation. De ce fait, les alliances mixtes entre les nobles canadiens et les individus non francophones ont-elles contribué à cette intégration mutuelle ? Pour l’ensemble des élites canadiennes et britanniques, Donald Fyson propose la notion d’adaptation mutuelle en insistant sur le fait que ces deux groupes élitaires n’ont pas évolué en vase clos[79]. Les nobles canadiens et les dirigeants britanniques ne partagent-ils pas des points de vue aristocratiques semblables[80] ? L’objectif de ce texte n’est pas d’évaluer les liens qui se sont forgés entre ces deux groupes au sens large, mais plutôt de cerner la contribution des alliances mixtes à leur intégration professionnelle.

Des mariages « dont je m’applaudis tous les jours[81] » ? Les situations des pères nobles

Le père noble a-t-il réussi, grâce aux unions interethniques de son ou de ses enfants, à maintenir une position avantageuse ? Étant donné que la plupart des unions mixtes sont hypogamiques du point de vue du rang social des nobles, on comprend que le groupe nobiliaire ne soit pas le parti qui a le plus gagné de ce type d’union. Sur 25 familles, on en compte 16 dont le père est décédé ou en exil lors du mariage mixte des enfants. Ce type d’alliance n’a évidemment pas eu d’influence sur leur situation socioprofessionnelle. Cela révèle aussi que leur conclusion pouvait avoir d’autres visées qu’un projet d’ascension paternelle.

Certains pères, tels que Louis-Joseph Godefroy de Tonnancour, ont réussi à maintenir une situation enviable à moyen terme sous le Régime britannique sans que les mariages mixtes de leurs enfants ne soient en cause. On ne peut faire de liens entre les mariages de ses trois enfants et sa capacité d’adaptation à la transition entre les Régimes français et britannique parce qu’ils sont survenus peu de temps avant et après son décès en mai 1784. Toutefois, la proximité de Godefroy de Tonnancour avec le pouvoir colonial, plus précisément avec le gouverneur Haldimand, a peut-être aidé leur conclusion en facilitant les fréquentations. La position du père a probablement aussi attiré le parti avantageux de Coffin.

Contrairement à ce qu’on aurait pu penser de prime abord[82], c’est une infime minorité de familles nobles qui a profité, indirectement, des alliances des enfants à des non-francophones. Les familles Fleury d’Eschambault et de La Corne de Saint-Luc ont légèrement bénéficié des alliances de leurs enfants. La prudence est toutefois de mise, car nos sources ne peuvent confirmer un lien direct entre ces mariages et la position de ces familles. Joseph Fleury d’Eschambault est néanmoins le seul père qui a clairement utilisé les unions mixtes de ses enfants pour se promouvoir. Michel Brunet prétend que Fleury d’Eschambault, ruiné par la guerre, fit plusieurs démarches pour améliorer sa situation sous le Régime britannique. Une de ses initiatives est l’envoi d’un mémoire adressé à lord Darmouth vers 1773 ou 1775, dans lequel « il rappelle que ses trois filles ont épousé des officiers anglais, mariages ‟dont je m’applaudis tous les joursˮ[83] ». Il finit par obtenir une pension de 200 livres[84]. Les unions mixtes peuvent avoir contribué au rapprochement avec les élites britanniques, mais ce n’est certes pas le seul facteur, car l’agentivité et l’opportunisme de ces individus ont eu une influence non négligeable à leur adaptation. On peut penser entre autres à François-Marie Picoté de Belestre, dont les filles Marie-Anne et Marie-Josèphe ont épousé les capitaines John Warton et William Evans respectivement vers 1762 et 1763, en l’absence de leur père et contre l’avis de leur belle-mère[85]. L’opportunisme de Picoté de Belestre, notamment dans le cadre de l’affaire Walker[86], a probablement eu plus d’influence sur son adaptation que sur celle de ses gendres, d’autant plus qu’il n’a pas autorisé ces mariages. Il s’est aussi illustré durant la Révolution américaine et, en récompense de ses services, il a été nommé conseiller au premier Conseil législatif, puis grand voyer de la province en 1776 et lieutenant-colonel provincial en 1790[87]. Si aucun lien direct entre les unions mixtes de ses filles et la situation de Picoté de Belestre n’a pas pu être étayé, cette famille, comme celle des Godefroy de Tonnancour, s’est rapprochée des nouveaux administrateurs de plusieurs façons. Le fait de compter des gendres non francophones en est une parmi d’autres. Contrairement à notre hypothèse de départ, la majorité des pères nobles n’a pas bénéficié de ce type d’union, soit pour cause de décès, d’exil ou parce que les mariages mixtes n’ont tout simplement pas eu un impact direct sur eux. Il faudrait comparer les données avec d’autres sources, comme les correspondances, et étudier davantage les liens de sociabilité afin d’arriver à un portrait plus précis[88].

Les parcours professionnels des conjoints non francophones

La société d’Ancien Régime étant hiérarchisée, les appellations et les patronymes reflètent le degré de prestige d’un individu[89]. Étant donné que la majorité des unions sont hypergamiques socialement, si on se place du point de vue des conjoints non francophones, on peut supposer que ces alliances ont eu plus de poids sur les parcours socioprofessionnels de ces derniers que sur ceux des pères nobles, ce qui serait logique, car ce sont eux qui s’insèrent dans la société coloniale canadienne.

La représentation hétérogène du groupe se reflète sur l’impact des alliances mixtes sur les conjoints concernés. Alors que l’union à une fille noble a facilité l’intégration de quelques non-francophones dans le régime seigneurial, la plupart des conjoints « étrangers » n’ont pas profité de la situation de leur épouse pour améliorer leur situation professionnelle. Par exemple, on sait que pour Charles-Étienne Chaussegros de Léry, qui épouse Josephte Fraser en 1799, ce serait la position privilégiée du père de celui-ci, ses liens de proximité avec l’administration gouvernementale ainsi que ses propres talents qui auraient favorisé sa réussite socioprofessionnelle, autant dans le domaine administratif que militaire[90]. On compte six individus pour qui l’impact de ce type d’union est clairement perceptible, alors qu’il y en a onze autres pour qui le fait d’avoir épousé une noble canadienne n’a que légèrement modifié leur situation. Bref, pour la majorité des unions (21), le mariage ne semble pas avoir eu une influence sur l’adaptation des conjoints, du moins il y a trop peu d’informations pour pouvoir se prononcer en ce sens. L’exemple des Godefroy de Tonnancour démontre cette diversité d’impact.

Les conjoints bénéficient néanmoins d’une amélioration de leur statut social, comme on le remarque à travers l’utilisation de qualificatifs dans les actes et par l’accès à la propriété de seigneuries. Sur le plan seigneurial, Thomas Coffin, le plus notable des trois conjoints non francophones de la famille Godefroy de Tonnancour, a grandement bénéficié de son alliance avec une femme issue de la noblesse canadienne, s’étant retrouvé gestionnaire majoritaire de la plupart des seigneuries de la famille Godefroy de Tonnancour à Trois-Rivières. En effet, son beau-frère, Thomas Prendergast, et plusieurs membres de cette famille lui ont vendu leurs parts des seigneuries[91], faisant de lui le « seigneur de la Pointe-du-Lac, du fief Gastineau et autres lieux[92] ». Après son mariage, il est pratiquement toujours désigné comme écuyer et comme « le » seigneur. Bien que Thomas le soit pour les parts qu’il a acquises personnellement, les autres parts font partie de l’héritage apporté par sa femme à leur communauté. Pratiquement aucune mention n’est faite de son épouse, pourtant seigneuresse, sauf à quelques exceptions[93]. Cette situation de « couverture » maritale n’est pas nouvelle ; on l’observe aussi sous le Régime français[94] et elle témoigne de l’attraction continuelle du domaine foncier. Signe du rayonnement des deux familles, Thomas Coffin a rempli diverses fonctions politiques, commerciales et militaires après son mariage, surtout à l’échelle régionale, mais aussi provinciale[95]. Cette alliance lui a permis d’ajouter une corde de plus à son arc en devenant seigneur, mais elle n’est pas le seul facteur explicatif de sa position enviable, car il est déjà issu d’une famille de l’élite coloniale s’étant démarquée après la Révolution américaine[96]. Toutefois, son mariage à l’une des héritières Godefroy de Tonnancour a permis son insertion dans le monde seigneurial.

À l’opposé, comme d’autres conjoints non francophones, Thomas Prendergast n’utilise le qualificatif d’« écuyer » que sporadiquement. Après son mariage, il emploie ce terme seulement lorsque les actes concernent les affaires entourant la famille de sa femme, comme ses parts dans les seigneuries de Pointe-du-Lac, Gatineau, Yamaska, Roquetaillade et Godefroy. Dans les cas où l’acte le concerne exclusivement, la désignation honorifique d’écuyer n’est jamais associée à son nom. Son occupation professionnelle ne semble pas avoir changé non plus après son mariage ; il est demeuré chirurgien. De plus, comme on vient de le voir, il a également vendu les prétentions sur les parts de seigneuries de sa femme à Thomas Coffin, son beau-frère[97]. Pour certains conjoints, comme Prendergast, les mentions d’écuyer sont seulement inscrites lorsqu’il est question de leur épouse ou de la famille de celle-ci, faisant preuve d’un désir de légitimer leur appartenance familiale ou seigneuriale.

Comme on pouvait s’y attendre, malgré le fait que Pierre-André Godefroy de Tonnancour utilise plus souvent le titre honorifique d’écuyer après son mariage, son union avec Marie-Charlotte Heney n’a pas eu d’impacts significatifs sur son statut professionnel ni sur son rang, comme c’est le cas pour les autres fils nobles. Les qualificatifs portés par les deux familles dans les actes paroissiaux et notariés ne montrent pas de liens entre la carrière militaire de Pierre-André et son alliance avec la famille Heney. Comme plusieurs de ses compatriotes, il s’est engagé dans la défense du Canada durant la Révolution américaine, a été lieutenant-colonel de milice et juge de paix[98]. Or, si l’épouse non francophone avait été issue d’une famille élitaire plus prestigieuse, comme celles de la nobility, même si elles étaient rares dans la colonie, il aurait pu y avoir de plus amples possibilités d’avancement parce que les nobles canadiens ne provenaient guère de la haute noblesse française[99]. En revanche, puisque la noblesse ne se transmet que par les hommes, les épouses non francophones ont amélioré leur position sociale puisqu’elles sont devenues nobles par mariage, tout comme leur progéniture.

Contrairement à ce que certains historiens ont soupçonné[100], les mariages mixtes, sauf exception, n’ont pas été significativement avantageux sur le plan socioprofessionnel pour la noblesse, alors qu’ils semblent avoir été profitables pour quelques conjoints non francophones. On peut penser à Marie-Charles-Josèphe Le Moyne de Longueuil et à son mari David-Alexander Grant. Ce mariage a permis à Grant de devenir gestionnaire d’une baronnie. Les barons de Longueuil seront désormais des Grant, le titre étant encore porté de nos jours par les descendants de David-Alexander[101]. Sur le plan de l’occupation professionnelle, c’est pour John Campbell, époux de Marie-Anne de La Corne de Saint-Luc, que les bénéfices du mariage sont le plus clairement perceptibles à l’extérieur de la sphère seigneuriale. L’expérience de son beau-père Luc de La Corne de Saint-Luc dans le commerce des fourrures et comme interprète des langues autochtones sous le Régime français a probablement contribué à sa nomination dans le nouveau département des Affaires indiennes[102] en tant que « lieutenant et colonel, surintendant dans les affaires des sauvages[103] ».

Les alliances avantageuses constituent néanmoins une minorité. Toutefois, contrairement aux pères nobles qui n’ont pas profité directement de la position de leurs gendres pour maintenir la leur, quelques conjoints étrangers ont tiré parti de leur alliance pour s’intégrer surtout dans le domaine seigneurial. Coffin a saisi cette occasion, alors que Prendergast s’est départi des droits seigneuriaux de son épouse. La situation de Pierre-André, quant à elle, est demeurée stable, tandis que Marie Charlotte Heney s’élevait de rang, comme c’est le cas pour les autres unions impliquant une conjointe non francophone. Cela montre l’hétérogénéité des parcours d’intégration des conjoints de couples mixtes, incluant une différence genrée.

Conclusion

Dans leur ensemble, les 38 unions mixtes constituent un groupe hétérogène, comme l’exemple des Godefroy de Tonnancour l’a montré, même si le portrait n’est pas exhaustif et qu’il reste des questions à éclaircir. Cette diversité de situations n’est guère surprenante puisque la noblesse et les autres groupes élitaires sont déjà en eux-mêmes hiérarchisés, sans oublier que la noblesse et la bourgeoisie sont traditionnellement apparentées, en continuité avec le Régime français. Les mariages mixtes sont en majorité hypogamiques du point de vue des conjoints nobles, même si l’exemple de Coffin relativise la comparaison basée strictement sur le rang social. Cela a néanmoins des répercussions pour les filles ayant épousé un roturier, car elles le deviennent par le fait même et leurs enfants également.

Cette démonstration infirme notre hypothèse de départ. Si elles ont participé d’une manière ou d’une autre au mouvement de rapprochement avec les Britanniques, dont le mariage mixte s’inscrit dans cette tendance, les familles nobles, comme celle des Godefroy de Tonnancour, n’ont pas profité des alliances de leurs enfants avec des individus de l’élite non francophone. Le maintien du statut social de Louis Joseph Godefroy de Tonnancour est plus attribuable à son talent qu’aux mariages mixtes de ses enfants, d’autant plus qu’ils sont survenus peu de temps avant ou après son décès. La position enviable des Godefroy de Tonnancour, jumelée au fait que la famille a maintenu, voire amélioré, sa place dans la hiérarchie interne de la noblesse après la Conquête, a probablement été un facteur d’attraction pour ses gendres, bien que les volontés individuelles semblent avoir aussi joué un rôle pour Marguerite-Madeleine et Thomas Prendergast[104]. Le cas de cette famille est représentatif de l’ensemble du groupe, car elle rassemble en quelque sorte les situations diverses qu’on y retrouve, autant sur les origines des conjoints que de leur parcours socioprofessionnel. Elle montre aussi que ce type d’union a facilité davantage l’adaptation des non-francophones que des familles nobles. Les hommes non francophones qui ont connu une relative amélioration socioprofessionnelle après leur mariage sont ceux qui se sont insérés dans le régime seigneurial grâce à leur épouse.

Les filles nobles sont de loin plus nombreuses que les fils nobles à avoir épousé un partenaire non francophone. Sur le plan social et familial, elles sont en quelque sorte les premières à servir de pont entre les deux cultures. Malgré leur minorité, ces familles mixtes jettent les bases pour les générations futures, alors que la mixité deviendra une pratique plus fréquente au XIXe siècle parmi les élites. Les couples interethniques de la deuxième moitié du XVIIIe siècle représentent d’une certaine façon l’acclimatation nécessaire de deux populations d’origine européenne occupant la colonie, les Canadiens et les Britanniques, qui, malgré leurs divergences, réussissent à s’allier.