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En 1969, la toute jeune Université de Moncton fermait son département de sociologie et licenciait quatre de ses professeurs. Les manifestations étudiantes des années 1968-1969[1] avaient été alimentées entre autres par les théories critiques des sociologues – pour la plupart des coopérants français – qui s’étaient joints à l’institution. Découvrant l’Acadie, l’un d’eux écrivait qu’on « peut trouver chez l’Acadien des traits qui sont dignes du “portrait d’un colonisé” [de Memmi] » (Even, 1971, p. 317). Puisant dans les théories de la décolonisation, ces chercheurs analysèrent les multiples rapports de force et de domination – endogènes et exogènes – qui façonnaient l’Acadie de l’époque[2]. Cette approche contrastait avec celle qui avait jusqu’alors prévalu. Les sciences sociales, encore embryonnaires, avaient historiquement été mises au service de visées nationalistes et voilà qu’elles se retournaient contre les élites et les discours que celles-ci devaient défendre[3]. Les élites prises à parti par ces savoirs ont ainsi opté pour la fermeture provisoire du département. À sa réouverture en 1974, le département s’est fait beaucoup plus discret et a largement mis de côté la critique pour s’orienter plutôt vers le « développement » de la communauté et son adaptation à l’urbanisation et à l’industrialisation (Warren et Massicotte, 2006, p. 44). Le sociologue Mourad Ali-Khodja, embauché peu après la réouverture, renchérit : « Le département, désigné comme artisan d’un désordre, écrit-il, n’avait plus qu’à produire des comportements normalisés » (Ali-Khodja, 1984, p. 233). Il s’est donc tourné, poursuit-il, vers la « gestion politico-administrative de l’ethnicité » (Ali-Khodja, 1984, p. 220).

Plutôt que d’y voir un conflit anecdotique et circonstanciel, propre au contexte acadien de l’époque, le sociologue Joseph Yvon Thériault fait de cette difficulté de la sociologie à s’institutionnaliser comme discipline autonome vis-à-vis des discours et des institutions nationalistes une caractéristique structurelle des communautés francophones au Canada[4]. S’il « y eut et il y a résistance au développement d’un champ sociologique propre à ces communautés », écrit-il, c’est que ces communautés ne forment pas des sociétés à part entière (Thériault, 1994, p. 18). Elles ont en effet formulé des idéologies nationales et aspirent, à des degrés variables, à l’autonomie politique ou institutionnelle, à « faire société » (Thériault, 2007). Or, elles sont contraintes à un statut minoritaire au sein d’une société plus large. Ni nation, ni simple groupe ethnique, elles résistent aux analyses qui font tantôt d’elle une idéologie nationale dominante à déconstruire[5], tantôt une minorité ethnique quelconque en voie de modernisation et d’intégration à la société canadienne[6]. Dans ce contexte de résistance aux savoirs sociologiques, « ce seront donc, poursuit Thériault, à l’exception d’une courte éclipse [pendant laquelle les sociologues ont été présents] à la fin des années 1960 (et surtout en Acadie), des historiens, des artistes et maintenant des juristes qui définiront le discours nationalitaire » (Thériault,  1994, p. 18). Là où la sociologie critique interrogeait les frontières, les fondements et l’avenir des communautés, là où elle remettait en cause leur idéologie nationale et leurs élites, le droit permettait de noyer le doute, d’abolir l’incertitude propre à ces communautés, de leur fixer une certaine frontière et de leur garantir certains acquis[7]. Cette mutation identitaire[8] s’explique notamment par l’institutionnalisation d’un nouveau régime linguistique, inauguré avec l’adoption de lois reconnaissant l’égalité de statut et de droit du français et de l’anglais au Canada et au Nouveau-Brunswick en 1969, puis se déployant pleinement avec l’enchâssement des droits linguistiques dans la Charte canadienne des droits et libertés en 1982. Ce nouveau régime linguistique a balisé un espace pour la francophonie canadienne au sein de la société canadienne et a codifié les droits et les ressources auxquels elle a légalement accès. Depuis les années 1980 s’est également institutionnalisé un champ de recherche en sciences sociales propre aux communautés francophones minoritaires, avec ses réseaux de chercheurs, ses revues scientifiques, ses instituts de recherche, ses colloques et, surtout, ses concepts, qui travaillent à leur tour à abolir l’incertitude existentielle de la francophonie, à produire et reproduire ses frontières.

Dans cet article, nous proposerons une analyse critique du mode d’organisation de ce champ et démontrerons les liens étroits qui le relie au régime linguistique. Deux thèses seront avancées, l’une générale et l’autre plus spécifique.

Tout d’abord, nous soutenons comme thèse générale que le régime linguistique qui s’est mis en place à partir des années 1980 a joué un rôle structurant dans l’organisation actuelle de la collectivité francophone, dans ses représentations d’elle-même, dans ses visées, ses stratégies et ses tactiques. Le régime linguistique attribue à certains acteurs et à certaines institutions un statut particulier, il délimite et balise des espaces d’intervention visant spécifiquement les minorités de langues officielles et joue un rôle performatif. Nous commencerons donc par une brève analyse du régime linguistique, de son évolution au cours des dernières décennies et de ses effets sur le milieu associatif francophone et sur les représentations d’elle-même de la communauté.

Ensuite, nous avancerons comme thèse plus spécifique que les sciences sociales jouent un rôle central au sein de ce régime linguistique et qu’inversement, le régime linguistique structure le champ des sciences sociales francophones. L’institutionnalisation parallèle d’un nouveau régime linguistique et d’un nouveau champ scientifique francophone au cours des années 1980 a façonné l’émergence d’une nouvelle figure francophone : l’expert. Les savoirs experts sont intimement liés au régime linguistique : ils contribuent à le définir et à le légitimer, d’une part, et ils en reprennent l’objet, la terminologie et les finalités, d’autre part. Nous décrirons tout d’abord l’émergence de ce nouveau champ et les acteurs qui le composent. Nous nous pencherons ensuite sur les trois concepts qui le caractérisent : vitalité ethnolinguistique, complétude institutionnelle et gouvernance francophone. Nous retracerons leur parcours et poserons un regard critique sur les représentations du monde qu’ils induisent ainsi que sur leur normativité, parfois explicite, mais le plus souvent implicite. Ces concepts à la frontière de la science et du politique parcourent en effet les sciences sociales, l’État et le milieu associatif; ils sont devenus hégémoniques. Ensemble, ils façonnent ce que nous appelons, à la suite du politologue Christophe Traisnel, le « paradigme vitalitaire » (Traisnel, 2012; Razafi et Traisnel, 2017). Ce paradigme entraine des conséquences épistémologiques et normatives que nous tenterons d’expliciter.

Institutionnalisation d’un nouveau régime linguistique

En 1969, un nouveau régime linguistique fut mis en place avec l’adoption des Lois sur les langues officielles (LLO) du Canada et du Nouveau-Brunswick[9]. La reconnaissance de l’égalité formelle du français et de l’anglais aux yeux de l’État a transformé le statut des communautés de langues officielles et les protections leur étant garanties dans un contexte où le référent identitaire francophone était en pleine mutation suite à la Révolution tranquille au Québec et où ses institutions nationales – liées de près à l’Église catholique – étaient sécularisées et transférées à l’État-providence (Heller, 2011; Thériault, 1995)[10]. Cependant, c’est à partir des années 1980 que ce nouveau régime s’est réellement institutionnalisé, que  « l’activité législative [en matière de langues officielles] s’est intensifiée » et que la jurisprudence a « explosé » (Foucher, 2008, p. 67). Le nouveau régime linguistique s’est construit et continue de se construire progressivement par l’adoption de lois, par la jurisprudence et par la mise en place de politiques qui ont codifié le statut des langues au pays et les droits des communautés de langues officielles.

L’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982 et d’une nouvelle LLO fédérale en 1988 a contribué à redéfinir les obligations de l’État à l’endroit des communautés de langues officielles et à baliser les formes de protection et d’assistance auxquelles ces dernières ont droit. Sur le plan de la protection de la langue, ces documents confirment le droit du français à circuler dans les institutions publiques ainsi que le droit des communautés francophones à des écoles linguistiquement homogènes. Sur le plan de l’assistance, l’article 41 de la partie VII de la LLO confère au gouvernement la tâche de prendre des mesures positives de façon à « favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et à appuyer leur développement, ainsi qu’à promouvoir la pleine reconnaissance et l’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne » (LLO, Partie VII, 41[2]). Cette nouvelle disposition a institutionnalisé l’idée d’un droit à un développement spécifique pour les communautés francophones (Normand, 2012a; 2012b).

La pierre angulaire du régime linguistique et du développement des communautés francophones en situation minoritaire est l’article 23 de la Charte qui enchâsse leur droit à des écoles linguistiquement homogènes[11]. L’article 23 reconnaît la nature collective des droits linguistiques; il rend également manifeste la conception officielle de la communauté en question. Dans la décision Mahé, la Cour Suprême du Canada a reconnu qu’un « aspect important de l’objet de l’art. 23 est son rôle de disposition réparatrice » (Mahé C. Alberta, 1990). Autrement dit, il s’agit de réparer les torts subis par une communauté linguistique historique et clairement définie en lui offrant un espace à elle (Robineau, 2010; Dubé, 2002), plutôt que de viser, par l’école, la démocratisation du français dans la société canadienne. Et pour cause, le Commissariat aux langues officielles de Canada précise que

c’est au gouvernement fédéral que revient la responsabilité de communiquer avec les citoyens canadiens et de les servir dans la langue officielle de leur choix. Le gouvernement du Canada reconnaît qu’il doit répondre aux besoins linguistiques des membres du public et que ce n’est pas à eux de s’adapter à son régime linguistique. En d’autres mots, le gouvernement fédéral doit être bilingue pour ainsi ne pas obliger les citoyens à l’être.

Commissariat aux langues officielles, s.d.

L’atteinte de l’égalité de statut et d’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne visée par le régime linguistique (LLO 2b) s’accomplit ainsi davantage dans une relation bilatérale entre l’État et les communautés titulaires de droits linguistiques que dans une démocratisation du bilinguisme à l’échelle du pays. Outre l’école, le régime linguistique assure également le financement d’un réseau d’organismes francophones dont le rapport à l’État s’est progressivement transformé. Dès l’adoption de la LLO de 1969, le Secrétariat d’État créait la Direction de l’action socioculturelle qui finançait les organismes porte-parole des communautés de langue officielle en situation minoritaire dans chaque province, poussant du même coup les communautés à s’organiser en tant que groupes provinciaux (Martel et Paquet, 2010). À partir des années 1990, l’État s’est engagé dans des processus de décentralisation et de gouvernance horizontale (Léger, 2012; Cardinal, Lang et Sauvé, 2008; Forgues, 2007). En vertu de la partie VII de la LLO, qui fait du gouvernement canadien le fiduciaire de l’épanouissement et du développement des communautés de langues officielles, la décentralisation s’est accompagnée d’une intégration du milieu associatif francophone aux dispositifs de gouvernance mis en place par l’État[12]. Il s’agit d’un processus d’étatisation de la société civile.

Les communautés francophones se sont donc organisées de façon sectorielle en fonction des types d’intervention que l’État est tenu d’accomplir en vertu de la LLO, au point où selon Thériault, « la représentation de la communauté est principalement définie par les catégories des enveloppes budgétaires octroyées par Patrimoine canadien » (Thériault, 2007, p. 235). Les recherches tendent effectivement à démontrer que ces dispositifs de gouvernance sont de nature plutôt consultative, qu’il y a un considérable contrôle par l’État des dépenses en amont et de l’imputabilité en aval, et qu’il n’y a pas de réelle délégation de pouvoirs (Cardinalet al., 2008, p. 227). Il s’agit d’une logique inhérente au régime linguistique, qui n’a jamais visé l’autonomie politique des communautés, mais leur « protection » et leur « appui ». Le politologue Christophe Traisnel soutient en effet que « la reconnaissance des minorités linguistiques au Canada est avant tout fondée sur la liberté des individus à se prévaloir d’un certain nombre de droits linguistiques, et non sur l’attribution de droits collectifs ou territorialisés » (Traisnel, 2012, p. 79)[13].

L’émergence de l’ayant droit francophone

En l’absence d’une reconnaissance politique accordant une autonomie aux communautés[14], le rapprochement entre le milieu associatif francophone et l’État s’est fait aux dépens de l’autonomie des organismes. Ces derniers héritèrent principalement de fonctions administratives, dont les modalités sont largement définies par l’État (Forgues, 2012).

Joseph Yvon Thériault voit dans ce processus d’étatisation de la société civile francophone une dynamique de judiciarisation (Thériault, 2003). La francophonie est devenue une catégorie légale spécifique, titulaire de droits et de politiques spécifiquement conçues pour elle. Les francophones oeuvrant au sein du milieu associatif en seraient venus à penser la francophonie en termes légaux, comme une communauté d’ayants droit. Le terme « ayant droit » renvoie, juridiquement, à l’article 23 de la Charte et désigne ceux qui ont accès aux écoles francophones en situation minoritaire[15]. Or, à la suite de Thériault, nous élargissons la définition de l’ayant droit pour lui faire désigner l’ensemble des liens qui unissent le régime linguistique à ceux et celles à qui il reconnaît des droits, accorde une protection et consacre des politiques d’assistance spécifiques. Les francophones se penseraient désormais en fonction du régime linguistique, c’est-à-dire en fonction des droits que celui-ci leur reconnaît et des relations qu’il tisse entre eux et l’État. Les revendications des francophones renverraient à leur droit d’avoir des droits en tant que francophones. Cette dynamique propre au régime linguistique a non seulement transformé l’organisation des communautés, mais également leur rapport aux sciences sociales, aux savoirs.

L’institutionnalisation d’un champ

Au courant des années 1980, le champ de recherche propre aux communautés francophones en situation minoritaire s’est progressivement constitué[16]. Tout comme l’éclatement du Canada français et la subséquente institutionnalisation du régime linguistique avaient mené à une réorganisation provinciale des communautés francophones hors Québec autour de leur statut minoritaire commun[17], le champ scientifique s’est construit autour de la figure de l’ayant droit linguistique, si bien qu’on peut aujourd’hui parler de trois espaces de sciences sociales distincts au Canada : anglophone, québécois et francophone minoritaire (Warren et Nielsen, 2003; Denis, 1993). Comme nous le verrons, à l’instar du milieu associatif, les savoirs francophones minoritaires se sont eux aussi judiciarisés; ils ont fait de l’ayant droit et de ses liens à la langue et à l’État leur principal objet d’étude. Le champ combine diverses disciplines[18] – droit, sociologie, science politique, sociolinguistique, psychologie sociale, géographie – qui partagent entre elles et avec le régime linguistique une poignée de concepts, une définition de leur objet d’étude et une visée communes. Il est composé de réseaux de chercheurs, de revues et d’instituts unifiés autour de la minorité linguistique, autour de l’ayant droit.

Les savoirs experts produits au sein de ce champ pensent la francophonie à l’aune du régime, et selon ses termes. La vitalité ethnolinguistique, la complétude institutionnelle et la gouvernance communautaire se sont imposées comme les concepts centraux au sein de ce champ et forment le paradigme vitalitaire[19]. D’origine scientifique, ces concepts se sont immiscés dans le discours de l’État et du milieu associatif francophone, pour acquérir, au-delà de leur portée analytique, une portée normative et performative. Cette judiciarisation des sciences sociales structure les objets qui sont étudiés, la manière dont la communauté est définie et la fonction qui est attribuée aux savoirs.

L’un des moments fondateurs de ce champ fut la création en 1991 de la revue Francophonies d’Amérique. « Pour la première fois, les universitaires qui oeuvrent en milieu minoritaire francophone nord-américain ou qui s’intéressent aux isolats de langue française disposent d’une publication annuelle […] pour mettre en commun le résultat des études et des travaux portant sur les différents aspects de la vie française à l’extérieur du Québec » (Tessier, 1991, p. 1). Le Québec y occupe une place marginale : selon la recension de 37 numéros parus entre 1991 et 2014 effectuée par le politologue Martin Norman, seuls 3 % des articles portent sur le Québec (Normand, 2016, p. 30).

La création de Francophonies d’Amérique coïncidait avec celle, deux ans plus tôt, en 1989, des Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, publiés par le Centre d’études franco-canadiennes de l’Ouest (CEFCO) de l’Université Saint-Boniface, fondé en 1978. Le CEFCO a également organisé 26 colloques de 1981 à 2018, portant sur divers thèmes de la francophonie canadienne de l’Ouest.

En 1993, le regroupement des universités de la Francophonie hors Québec fut créé (depuis rebaptisé l’Association des collèges et universités de la francophonie canadienne [ACUFC]). À cette même période, le Réseau de la recherche sur la francophonie canadienne (RRF) voyait le jour, lui aussi centré sur la minorité linguistique. Depuis 2008, l’ACUFC et le RRF organisent un colloque annuel portant sur les communautés francophones minoritaires.

En 2002, l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques (ICRML) était créé grâce à un fond de fiducie mis sur pied par le ministère du Patrimoine canadien. L’ICRML a comme mandat de produire des savoirs sur les ayants droit linguistiques, c’est-à-dire les francophones hors Québec et les anglophones au Québec. Malgré tout ce qui distingue ces deux groupes, le mandat de l’ICRML le contraint à les considérer comme des objets de recherche analogues en vertu de leur statut juridique commun. Les savoirs produits par l’Institut visent, selon son mandat, à guider « les actions des agents communautaires et des instances gouvernementales engagés dans l’épanouissement des minorités de langues officielles au Canada » (ICRML, s.d.).

En 2012, l’ICRML fondait la revue Minorités linguistiques et société, visant à faire connaître les résultats de recherche sur les communautés de langue officielle en situation minoritaire au Canada. L’ICRML dirige également la collection « Langues officielles et sociétés » aux Presses de l’Université Laval.

Se greffent à ce champ des centres de recherche qui s’intéressent de façon plus générale à la francophonie nord-américaine, Québec et États-Unis compris. Mentionnons le Centre de recherche en civilisation canadienne-française, basé à l’Université d’Ottawa et qui, fondé en 1958, précède largement la création du champ des études sur la francophonie minoritaire. Mentionnons également la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord, basée à l’Université Laval et fondée en 1985, de même que le Centre d’études franco-canadiennes de l’Ouest, fondé en 1978 à l’Université Saint-Boniface.

Voilà quelques jalons clés dans l’institutionnalisation du champ de recherche sur les francophonies minoritaires du Canada. Ce champ a permis de développer des concepts et des problématiques, ainsi que de consolider un objet de recherche à part entière. Il a également rendu possible l’émergence de l’expert en francophonie. Afin de rendre compte de cette nouvelle figure, il importe de définir ce qu’est l’expertise et le rôle spécifique que jouent les savoirs experts dans nos sociétés.

Émergence de l’expertise

L’historien Matthew Hayday soutient que « l’évolution des politiques linguistiques en éducation au Canada suggère que, sauf exception, l’expert a occupé une position stratégique dans leur élaboration » (Hayday, 2008, p. 313). La sociolinguiste Monica Heller renchérit :

[Traduction] La nouvelle élite francophone a légitimé ses luttes grâce à des travaux universitaires en sociologie et en psychologie sociale […] [L]a « complétude institutionnelle » fournit un cadre théorique et un vocabulaire permettant de faire avancer l’idée que les minorités ne peuvent pas être considérées émancipées tant qu’elles ne contrôlent pas un éventail complet d’institutions […] Les psychologues sociaux ont développé l’idée de normalité grâce au concept de « vitalité ethnolinguistique », selon lequel la capacité d’une communauté à se reproduire et à s’épanouir dépend de sa complétude institutionnelle.

Heller, 2011, p. 99

Les deux concepts qu’elle identifie – la complétude institutionnelle et la vitalité ethnolinguistique, auxquels nous ajoutons la gouvernance communautaire, et sur lesquels nous nous pencherons sous peu – sont au coeur de l’expertise qui s’est développée au sein du champ. Si les experts ont joué un rôle déterminant, c’est en raison de la nature particulière des savoirs qu’ils produisent. Pour Michel Freitag, il y a expertise lorsque « les «sciences sociales» sont portées à s’identifier elles-mêmes directement […] à la gestion technocratique du social » (Freitag, 2002, p. 111). L’expert produit des savoirs sur des objets prédéfinis, afin de résoudre des problèmes formulés à l’avance visant à réduire l’incertitude dans la gouvernance des choses. Le sociologue Luc Boltanski abonde dans le même sens : « On demande à l’expert d’examiner la relation problématique entre des éléments [...] qui ont déjà fait l’objet d’un formatage dans un langage de description administratif ou économique utilisé par les responsables pour gouverner » (Boltanski, 2009, p. 23). L’expert est un acteur possédant une certaine légitimité à définir une situation du fait de sa maitrise d’un ensemble de techniques reconnues par l’État. L’expertise est en ce sens un objet « à la frontière du cognitif et du politique » (Chateauraynaud, 2004, p. 206), à mi-chemin entre le savoir et l’agir et dont l’objectif est de répondre à des problèmes prédéfinis afin d’évaluer le risque et réduire l’incertitude. En l’occurrence, les savoirs experts francophones visent à mesurer les risques d’assimilation linguistique et à réduire l’incertitude quant aux frontières de la communauté (Traisnel, 2012). Ils servent à inscrire la francophonie canadienne dans les balises établies du régime linguistique, à en faire un objet de gouvernance intelligible et circonscrit.

L’État étant le fiduciaire de leur vitalité, les communautés en sont en effet progressivement venues à se considérer comme des objets de gouvernance plutôt que comme des sujets politiques, formulant de ce fait des savoirs pouvant guider les actions publiques de l’État à leur endroit et pouvant mesurer leurs effets. La critique de l’expertise consiste dès lors à interroger les types de savoirs qui sont produits et qui sont rendus publics, les problèmes auxquels ils cherchent à répondre et les visions du monde et les rapports de force qu’ils légitiment (Collins et Evans, 2007; Heller, 2011).

Vitalité, complétude et gouvernance : trois concepts experts

Les trois concepts experts au coeur du paradigme vitalitaire – la complétude institutionnelle, la vitalité ethnolinguistique et la gouvernance francophone – ont tous en commun d’avoir une origine proprement scientifique, puis d’avoir par la suite été intégrés au régime linguistique par le biais des tribunaux et du milieu associatif. Ces trois concepts sont aujourd’hui incontournables dans la francophonie canadienne, notamment au sein de son champ scientifique. Une recension[20] des 58 articles parus dans la revue Minorités linguistiques et société entre 2012 et 2016, des 61 rapports produits par l’ICRML entre 2002 et 2016 et des 10 publications parues dans le cadre de l’Alliance de recherche université-communauté sur les savoirs de la gouvernance communautaire (ARUC)[21] entre 2009 et 2015 met en évidence leur prépondérance[22]. Ces concepts jouent un rôle structurant dans le champ. Pourtant, ils font rarement l’objet de critiques et de réflexions[23]. C’est cette lacune que nous chercherons à combler, du moins en partie, dans les pages qui suivent.

Tableau 1

Pourcentage d’articles contenant des références aux concepts experts

Pourcentage d’articles contenant des références aux concepts experts

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La vitalité ethnolinguistique

La vitalité ethnolinguistique est un concept élaboré par les psychologues sociaux Richard Bourhis, Howard Giles et Donald Taylor à la fin des années 1970 (Giles, Bourhis et Taylor, 1977). Ils tentaient d’expliquer pourquoi certains groupes ethniques conservent leur identité ethnolinguistique dans des situations de contact, alors que d’autres s’assimilent au groupe majoritaire. Repris et approfondi par les psychologues en éducation Réal Allard et Rodrigue Landry[24] dans les années 1980, ce concept fit son entrée dans le champ des sciences sociales francophones. Les travaux de Landry et Allard permirent d’identifier des facteurs subjectifs (Allard et Landry, 1986) et objectifs (Landry et Bourhis, 1997) qui influencent la probabilité qu’un groupe conserve ses frontières et son identité propre. La force de ce concept est de modéliser les interactions complexes entre l’environnement social et les attitudes individuelles vis-à-vis de la langue (Gilbert, Langlois, Landry et Aunger, 2005). La vitalité est un continuum où l’on trouve, d’un côté, l’incapacité du groupe à retenir ses membres et à conserver un sens d’identité propre, menant ultimement à l’assimilation et de l’autre, une distinction nette et durable entre groupes linguistiques au sein de la société et le maintien de la langue minoritaire.

Servant à expliquer le maintien d’une identité linguistique minoritaire en contexte de contact, ce concept était tout désigné pour répondre aux aspirations des francophones au sein du régime linguistique. Depuis la fin des années 1980, la vitalité est effectivement passée d’un concept scientifique à un droit et, enfin, à un projet collectif pour les communautés francophones en situation minoritaire. La nouvelle Loi sur les langues officielles adoptée en 1988 indique, à l’article 41 de la partie VII de sa version anglaise, que « the Government of Canada is committed to enhancing the vitality of the English and French linguistic minority groups »[25]. Nous soulignons que non seulement les deux langues officielles sont-elles égales en droit, mais elles ont droit à la vitalité et l’article 41(2) précise qu’il « incombe aux institutions fédérales de veiller à ce que soient prises des mesures positives pour mettre en oeuvre cet engagement ». C’est ainsi que ce terme s’est immiscé dans le régime linguistique[26]. Le politologue Martin Normand explique à ce titre que « si la vitalité a pris du galon au sein du gouvernement, c’est qu’elle est utilisée pour développer des indicateurs devant mesurer les effets des actions gouvernementales en matière de développement communautaire » (Normand, 2012b, p. 15). Le terme s’est également inséré dans la jurisprudence – surtout celle relative à l’article 23[27]. Il a été mobilisé avec succès par des experts pour démontrer, notamment, que l’école francophone a un effet positif sur la vitalité des communautés en permettant aux jeunes d’avoir des expériences langagières importantes dans la langue minoritaire (Landry, Allard et Deveau, 2013). Enfin, la vitalité s’est progressivement introduite dans le vocabulaire des organismes francophones, au point où elle est désormais « au coeur de la représentation que [les communautés] se font d’elles-mêmes » (Gilbert et Lefebvre, 2008, p. 27)[28]. En effet, la FCFA, reprenant le vocabulaire du régime linguistique, se présente comme « un interlocuteur de premier plan du gouvernement du Canada dans toutes les questions qui touchent au développement et à la vitalité du français et de la francophonie » (FCFA, s.d.).

Le parcours du concept de vitalité, du milieu scientifique à l’État et au milieu associatif, est tout à fait emblématique des savoirs experts. En s’inscrivant dans le droit, la bureaucratie et le vocabulaire des organismes, ces concepts analytiques deviennent performatifs, porteurs d’une normativité explicite et implicite qu’il faut identifier.

La complétude institutionnelle

À l’instar de la vitalité, la complétude institutionnelle est issue du champ des études ethniques[29] et cherche à expliquer les facteurs déterminants dans le maintien ou non d’une identité ethnique forte en situation de contact entre groupes. Le fondateur du concept, le sociologue Raymond Breton concluait, dans son enquête de communautés immigrantes de la région de Montréal, que la persistance d’une identité ethnique et le maintien de la langue minoritaire en situation de contact dépendaient en grande partie des ressources institutionnelles dont disposait le groupe (Breton, 1964).

La complétude institutionnelle désigne ainsi la « capacité [du groupe] de moduler les diverses composantes de la vie des individus » et de répondre à leurs aspirations au moyen d’institutions distinctes de celles de la majorité (Breton, 1994, p. 60). Tout comme la vitalité ethnolinguistique, le concept de complétude institutionnelle renvoie, dans sa définition idéale-typique, à une situation où un groupe minoritaire au sein d’un État agit comme s’il possédait son État propre, parvient à assurer le maintien de ses frontières dans l’ensemble des sphères d’activité. Il renvoie par définition à une situation où un groupe parvient à se contenir et se gouverner parallèlement à la société majoritaire.

[Traduction] La complétude institutionnelle serait à son paroxysme lorsque la communauté ethnique parviendrait à combler tous les besoins de ses membres. Les membres n’auraient jamais à se servir des institutions majoritaires pour combler leurs besoins dans les domaines de l’éducation, du travail, de l’alimentation, de l’habillement, des soins de santé ou de l’assistance sociale.

Breton, 1964, p. 194

Permettant de comprendre les conditions du maintien d’une identité minoritaire en situation de contact ethnolinguistique, ce concept était lui aussi tout désigné pour répondre aux aspirations des communautés francophones et aux finalités du régime linguistique. Il fit son entrée dans le régime linguistique par le biais des tribunaux à la fin des années 1990 (Chouinard, 2016). En 1999, Raymond Breton et le sociologue Roger Bernard comparurent à titre d’experts dans l’affaire de l’hôpital Montfort. La communauté francophone s’opposait à la décision du gouvernement ontarien de fermer le seul hôpital francophone de la province. Dans son affidavit, Roger Bernard a défendu l’idée selon laquelle :

Le dynamisme et la force d’une communauté dépendent en grande partie de la vitalité de ses institutions, plus particulièrement de la complétude institutionnelle de son réseau qui doit, autant que faire se peut, s’appliquer à tous les aspects de la vie de la communauté, pour que les membres puissent entretenir des relations sociales qui favoriseront le développement de liens de solidarité et du sentiment d’appartenance.

Bernard, 2000, p. 52

La Cour a reconnu l’idée que le maintien de la vitalité ethnolinguistique repose sur l’accès à des institutions appartenant à la communauté et permettant à ses membres de répondre à l’ensemble de leurs besoins et aspirations au sein de leur groupe linguistique (Chouinard, 2016, 71). Les chercheures estiment en effet que « la communauté, pour se maintenir et se consolider, doit mettre sur pied des organisations qui incitent les individus à se joindre à elle, à s’engager, bref des institutions » (Gilbert et Lefebvre, 2008, p. 31). Le droit à la vitalité passerait par la complétude institutionnelle. Cette reconnaissance juridique partielle de la complétude institutionnelle – qui fait dire à certains qu’un « droit à la complétude institutionnelle » (Cardinal et Hidalgo, 2012, p. 61) est en train de s’élaborer autour d’une « doctrine de la complétude institutionnelle » (Chouinard, 2014b, p. 146-154; Léger, 2014) – a placé ce concept au coeur du discours des communautés et du champ scientifique. En 2006, la FCFA appelait le gouvernement à placer la complétude institutionnelle au coeur de sa stratégie de vitalisation des communautés linguistiques en soutenant qu’en « investissant dans la complétude institutionnelle des communautés et dans la capacité des organismes et intervenants de servir les francophones, le gouvernement soutient et accroît la vitalité de la francophonie canadienne partout où elle se trouve » (FCFA, 2006, p. 3).

La reconnaissance de ce concept par les tribunaux a effectivement contribué à le populariser au sein du champ des sciences sociales francophones. On peut identifier deux grandes tendances au sein des études qui mobilisent le concept de complétude institutionnelle. Une première, plus empirique, consiste à dresser des profils des communautés en fonction des institutions dont elles disposent (Allain et Chiasson, 2017; Gilbert, 2010; Thériault, Gilbert et Cardinal, 2008; Allain, 1996). La seconde tendance, plus normative, consiste à théoriser la complétude institutionnelle en tant que droit à l’autonomie – culturelle ou non territoriale – propre aux minorités nationales (Cardinal et Hidalgo, 2012; Chouinard, 2012; Forgues, 2010, 2014; Foucher, 2008, 2012; Landry, 2014; Landry, Forgues et Traisnel, 2010; Léger, 2012, 2013, 2014; Normand, 2012a).

Dans ces deux cas, la fonction première de la complétude est sa capacité à générer de l’adhésion au groupe minoritaire. Pourtant, Raymond Breton insistait sur le fait que les communautés ethniques possèdent leur vie politique propre et que leurs institutions leur permettent de se gouverner (Breton, 1983). Les recherches qui mobilisent cette notion tendent toutefois à écarter le conflit proprement politique pour le contrôle et l’orientation des institutions, et se concentrent sur leur capacité à susciter de l’adhésion. Nous reviendrons sur cette lacune plus loin. Tout d’abord, nous devons démontrer comment l’accent sur le conflit politique au sein du groupe a plutôt été remplacé par l’étude de la gouvernance des communautés francophones en partenariat avec l’État.

La gouvernance francophone

Le troisième concept expert, la gouvernance, est une notion qui connaît un réel essor dans les sciences sociales depuis quelques décennies et dont l’usage excède largement le cadre de la francophonie canadienne. Ce terme est initialement apparu dans les travaux portant sur le secteur privé dans la seconde moitié du 20e siècle, puis il a été importé dans le secteur public dans les années 1980 (Deneault, 2013). Ce concept a accompagné les mutations néolibérales de l’État, marqué notamment par la participation accrue des secteurs privé et associatif dans la prestation de services publics (Saint-Martin, 2005). Le politologue Gilles Paquet définit justement la gouvernance comme « la coordination efficace quand pouvoir, ressources et information sont vastement distribués entre plusieurs mains » (Paquet, 2008, p. 9).

Dans le contexte de la francophonie canadienne, l’apparition de ce concept a succédé aux réformes de l’État des années 1990 et à la mise en place de plans d’action intergouvernementaux impliquant des acteurs communautaires dans divers domaines d’activités étatiques[30] : justice, développement économique, santé, immigration, alphabétisation, petite enfance et arts et culture (Cardinalet al., 2008). La mise en place de ces partenariats entre l’État et les communautés francophones a rendu problématique le statut des institutions francophones[31]. D’une part, elles sont liées à l’État et dépendent financièrement de lui. D’autre part, elles prétendent représenter leur communauté et servir ses intérêts. La question se pose dès lors à savoir à qui sont réellement redevables ces institutions, qui définit les conditions d’obtention du financement et qui détermine leurs actions. C’est dans ce contexte que le concept de « gouvernance communautaire » s’est imposé, en tant qu’il permet de rendre compte de l’action concertée de plusieurs acteurs. Contrairement à la vitalité et à la complétude, la gouvernance est apparue dans le vocabulaire des organismes francophones et de l’État d’abord et ensuite, depuis une dizaine d’années, dans celui des chercheurs (Bouchard et Vézina, 2005; Cardinal et Forgues, 2015; Forgues, 2010; Léger, 2013, 2015).

En 2009, le Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH) finançait un ambitieux projet de recherche sur Les savoirs de la gouvernance communautaire. Ce vaste chantier, basé à l’Université d’Ottawa, rassemblait des chercheurs issus du champ des études sur la francophonie selon une formule appelée Alliance de recherche université-communauté (ARUC). Dans son mode de fonctionnement même, le programme de recherche reproduisait le modèle axé sur des partenariats qu’il étudiait. L’étude de la francophonie se fait désormais selon les mêmes modalités que la gouvernance de l’ayant droit. Cardinal et Forgues identifient en effet trois principales caractéristiques de la gouvernance (Cardinal et Forgues, 2015, p. 10) : elle intègre une pluralité d’acteurs issus de divers milieux, elle établit des frontières poreuses entre le public et le privé et elle s’organise horizontalement, brouillant la hiérarchie entre les acteurs.

Dans un texte où elle annonce la création de l’ARUC, la présidente Linda Cardinal affirme que ce vaste chantier de recherche permettra « de souligner comment les gouvernements peuvent encourager et mieux appuyer la francophonie canadienne et les minorités linguistiques. L’ARUC constitue une nouvelle modalité d’action au sein de la francophonie canadienne » (Cardinal, 2009, p. 1). Il s’agit explicitement d’un savoir du régime; il en reproduit les frontières, les finalités et le fonctionnement.

La gouvernance dont il est question, celle dont on peut légitimement produire des savoirs au sein du champ, renvoie à celle associant l’État et les organismes qu’il reconnaît comme représentants légitimes de la communauté francophone dans le cadre du régime linguistique. Présentant l’ouvrage de synthèse des travaux de l’ARUC, Cardinal et Forgues soutiennent que

les transformations gouvernementales influencent les politiques linguistiques en tant que politiques publiques […]. De nouvelles modalités de gouvernance allant de la dévolution à la gestion axée sur les résultats et au développement de plans stratégiques, constituent dorénavant les moyens par lesquels les gouvernements interviennent dans le domaine de la politique linguistique et entrent en lien avec les minorités linguistiques.

Cardinal et Forgues, 2015, p. 2-3

Les travaux sur la gouvernance ont donné lieu à des critiques pertinentes du régime linguistique et des liens de dépendance dans lesquels il place les communautés (Forgues, 2012; Léger, 2012, 2013), mais l’approche de la gouvernance communautaire reproduit, à l’instar des deux autres concepts présentés plus haut, des biais induits par le régime linguistique, notamment le fait de réduire le sujet francophone à un ayant droit linguistique.

Les limites des concepts experts

L’hégémonie du paradigme vitalitaire se constate à l’emploi généralisé de ses concepts par l’État, la société civile et les sciences sociales. Ses trois principaux concepts reproduisent des éléments structurants du régime linguistique : ils opèrent un découpage spécifique du social fondé sur l’ayant droit et ils réduisent le sujet à son identité linguistique.

Tout d’abord, tels qu’ils sont actuellement mobilisés, ces trois concepts opèrent un découpage très spécifique du social qui consiste à circonscrire par défaut l’ayant droit pour en faire l’objet naturel et exclusif des analyses. Ils isolent de la société les acteurs et les institutions prises en charge par le régime linguistique, et à l’intérieur de ces isolats réduisent les sujets à des ayants droit en écartant les types d’identités, de luttes, de discours qui ne sont pas liés à la langue ou qui ne sont pas portés par le milieu associatif[32]. Il se dégage de ces savoirs un monde étrangement unidimensionnel, où les acteurs sont définis à l’avance en vertu de leur statut linguistique et sont réduits à quelques caractéristiques prédéfinies, qui servent à planifier leur gestion en tant qu’ayants droit linguistiques. C’est le « parti pris pour l’autonomie » (Cardinal et Lapointe, 1990) des savoirs experts qu’avaient déjà identifié et que revendiquaient Linda Cardinal et Jean Lapointe alors que le champ se constituait[33]. Ce parti pris a connu un indéniable succès. Il a été performant. Les sciences sociales ont contribué à façonner le régime linguistique et à délimiter les ayants droit à qui il s’adresse. Les trois concepts présentés ont été puissants, tant par leur pouvoir heuristique que par leur capacité de faire agir. Ils ont réellement accompagné les communautés francophones, mais ils ne sont pas suffisants.

Le cadre dans lequel le régime linguistique contient ces concepts, les nombreux liens qui les relient à l’État, au droit et au milieu associatif teintent aujourd’hui leur éclairage. C’est le cas par exemple des études sur la vitalité ethnolinguistique, qui occultent systématiquement les compétences, attitudes et comportements linguistiques de la majorité[34]. La vitalité en vient dès lors à être conçue comme relevant d’abord et avant tout de dynamiques internes à la minorité et à ses relations bilatérales avec l’État, fiduciaire de son développement et prestataire de services, et non pas des rapports entre groupes linguistiques au sein de la société. De même, cette focalisation sur le cadre restreint du régime linguistique amène les travaux sur la gouvernance francophone et la complétude institutionnelle à écarter de leurs analyses les institutions et les acteurs qui ne sont pas directement intégrés au domaine des langues officielles et inscrits dans des relations bilatérales avec l’État dans ce cadre spécifique[35]. Par exemple, la quasi-totalité des études sur la gouvernance effectuées dans le cadre de l’ARUC porte sur des partenariats entre l’État et les ayants droit francophones dans les sphères d’activité inscrites dans le régime linguistique[36]. Pourtant, la totalité de l’expérience des Acadiens, des Franco-Ontariens, etc., n’est pas contenue dans ces balises.

Enfin, non seulement ces concepts isolent-ils dans la société les parcelles francophones, ils isolent aussi chez l’individu, devenu ayant droit, le rapport à la langue pour en faire l’objet naturel et exclusif de l’enquête. On tend en effet à se focaliser sur l’attachement à la langue française et à l’identité francophone au détriment des autres types d’attachement (Hennion, 2004). La vitalité ethnolinguistique quantifie le degré d’identification des locuteurs à la langue minoritaire et la fréquence à laquelle ils l’utilisent, mais les modèles actuels ne permettent pas de prendre en compte ce qui est dit et ce qui est fait avec la langue, les diverses raisons pour lesquelles elle circule, les moments où elle ne circule plus. On en sait très peu sur les pratiques des membres des communautés francophones, sur les luttes dans lesquelles ils s’engagent, les passions qui les animent, les valeurs qu’ils défendent. On aurait tort d’attendre que l’autonomie soit acquise – si c’est l’autonomie que le paradigme vitalitaire vise – avant de s’y intéresser. Au-delà d’une société à laquelle les francophones auraient droit et que ces concepts tentent de faire advenir, les francophones font partie de sociétés complexes à propos desquelles nous en savons finalement peu.

Le monde unidimensionnel de l’ayant droit

Ces trois concepts partagent avec le régime linguistique un même découpage du social en fonction de l’ayant droit et une même conception de la langue comme finalité en soi devant simplement être protégée du risque de transfert linguistique. Il en découle une vision partielle et partiale de la société et des francophones, qui éclipse a priori une série d’acteurs, de phénomènes, d’institutions et d’enjeux. Déjà en 1996, dans un texte riche, dense et d’une remarquable originalité, le linguiste Benoît Cazabon en arrivait à un constat similaire quant au statut du sujet francophone dans la recherche :

On produit des découpages qui le rendent plus exigu, plus réduit, plus simple et plus prévisible. La démarche de recherche est prévue et surimposée. Seuls des produits se faisant l’écho des finalités plus nobles, dans le sens qu’ils participent « à une revendication de liberté qui prend un sens », devraient avoir préséance. Sinon, nous serons en dehors des pratiques de soi. C’est toute la différence entre une minorité active et une minorité moribonde.

Cazabon, 1996, p. 28, souligné par l’auteur

Ce découpage naturalisé mine, au final, la capacité des francophones à se représenter politiquement, à se représenter comme des sujets, des individus participant à des débats et à des luttes liées à des valeurs, à des conceptions de la vie bonne, à des rapports de force politiques, idéologiques, économiques.

Tout découpage naturalisé du social implique un rapport de force. Michel de Certeau soutient à juste titre que « toute position de savoir qui établit comme objet une catégorie d’hommes implique, pour fonctionner, un rapport de force et de domination; elle suppose qu’à cet endroit-là, ces hommes ne sont plus des sujets et des citoyens à part entière » (De Certeau, 1993, p. 135). La substitution de l’ayant droit au sujet dans un pan considérable des sciences sociales, la focalisation sur l’appartenance linguistique souvent au détriment d’autres types d’allégeances et d’attachements, réduisent l’objet d’étude à une figure simplifiée et relativement unidimensionnelle. C’est peut-être l’un des effets les plus structurants du régime linguistique que d’implicitement imposer un cadre d’analyse, un objet d’étude.

Les savoirs experts tendent à faire comme si l’expérience des francophones était toute entière prise en charge par le régime linguistique, comme si la francophonie ne s’exprimait que dans ses espaces officiels et comme si les francophones n’avaient comme projet collectif que la continuité linguistique. C’est là la normativité implicite des concepts experts et du découpage du réel qu’ils induisent. Ces concepts supposent un état idéal – auquel les ayants droit ont précisément droit – où les membres du groupe s’identifieraient exclusivement à la communauté et où la communauté parviendrait à combler l’ensemble de leurs désirs et besoins, en français. Les savoirs experts, de par leur normativité, invoquent un tel monde et, de par leur découpage du réel, font comme s’il existait déjà. C’est l’état de flou dans lequel le régime linguistique tient ces communautés.

Les discours de la vitalité sont à maints égards analogues à ceux de la survivance canadienne-française. Thériault a justement remarqué qu’au sein du nationalisme de la survivance, « l’ensemble des éléments qui ne peuvent être soumis à l’idéologie nationale et qui néanmoins sont présents au sein de la société [sont] identifiés comme appartenant à l’autre société » (Thériault, 1995, p. 39). Or, estime-t-il, la francophonie « ne recouvre pas, et ne doit pas recouvrir, la totalité de la réalité sociale [des francophones]. D’autres formes d’appartenances, d’autres collectivités actives, d’autres solidarités s’affirment » (Thériault, 1995, p. 71). On pourrait en dire autant du paradigme vitalitaire.

Le paradigme vitalitaire emprunte certains éléments d’une société traditionnelle (Redfield, 1947; Miner, 1937; Hughes, 1943), voire d’une institution totale.

Comme les sociétés traditionnelles, [l’institution totale] se caractérise par un nombre restreint d’acteurs et par l’interaction fréquente de ces mêmes acteurs dans tous les domaines de l’existence. […] Elle doit lutter contre les contacts possibles des acteurs de l’institution avec le monde extérieur (et ses valeurs exogènes) et comprend tout de même deux grandes catégories d’acteurs : ceux qui organisent l’institution et ceux qui en subissent le programme de socialisation. L’institution totale est donc un monde qui se présente comme « total » et unique dans le cadre d’une société différenciée.

Lahire, 2001, p. 39

Ce n’est pas dire que la francophonie canadienne est une institution totale, ni que le régime linguistique est totalisant. Au contraire il ne l’est pas, d’où le problème avec la délimitation a priori de l’objet des savoirs. La principale lacune des savoirs experts est de supposer une adéquation entre le sujet francophone et le statut d’ayant droit, entre la francophonie réelle et la francophonie légale. Ils reproduisent, de ce fait, une conception partielle et partiale des communautés, aussi partielle et partiale que l’est finalement le régime linguistique. La critique de ces savoirs invite les chercheurs à investir les sphères du social qui ont été négligées et à poser un regard critique sur la figure de l’ayant droit et le régime linguistique qui en définit les contours.

La fermeture du département de sociologie de l’Université Moncton avait mis en évidence les enjeux normatifs de la production des savoirs. Les sciences sociales ne devaient pas problématiser le référent identitaire, ne devaient pas mettre en évidence son ambivalence. L’institutionnalisation du régime linguistique a permis de combler – superficiellement du moins – l’incertitude qui s’était ouverte avec la Révolution tranquille en remplaçant la figure du Canadien français par celle de l’ayant droit et en substituant à la survivance canadienne-française la vitalité francophone. L’ayant droit s’est imposé comme un sujet de droit et un objet de savoirs possédant, pour reprendre la formule de Hautecoeur, « toute la rigueur et l’assurance d’une théorie » (Hautecoeur, 1975, p. 323).

Les frontières de l’ayant droit qui délimitent a priori le champ d’investigation des sciences sociales agissent comme le lampadaire dans la blague belge : « répondant à un passant qui lui demande pourquoi il cherche à cet endroit, il répond que c’est le seul qui est éclairé ». Le régime linguistique et les concepts experts qui le structurent agissent comme un tel lampadaire, éclairant un ayant droit bien défini, mais dont on aurait tort de croire qu’il éclaire l’ensemble de la communauté, des individus qui la composent et des forces, discours et institutions qui y agissent. Poser un regard critique sur le régime linguistique et les concepts experts, c’est interroger à la fois l’objet, le sens et le rôle de nos savoirs. Çela nous amène inévitablement à nous interroger sur les institutions et les acteurs que nous avons l’habitude de rencontrer dans nos travaux, et sur ceux qui en sont absents.