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Sous la dénomination de « correspondance littéraire », on entend au xviiie siècle deux objets différents tendant au même but : fournir des informations sur la vie intellectuelle française, et plus particulièrement parisienne, à un correspondant vivant soit en province, soit à l’étranger. Dans une première acception, ce pourra être une correspondance privée entre deux individus, souvent amis, qu’unit une même curiosité de la vie littéraire, et qui, soit échangent à parts à peu près égales leurs informations[1], soit le font entre un qui sait et un autre qui se contente de recevoir[2]. Ce faisant, ils s’inscrivent dans la longue tradition des lettres que s’échangeaient les érudits humanistes bien avant la naissance du périodique imprimé qui les remplacera avantageusement. Ils constituent une sorte de survivance qui conserve son utilité. Ces correspondances prétendent anticiper sur les informations du journal ou, mieux que les organes officiels, dévoiler le dessous des cartes. Le récepteur pourra avoir l’impression, parfois illusoire, de savoir plus tôt et mieux que le commun des lecteurs ce qui se dit ou s’édite dans la République des lettres.

Sous la même dénomination de « correspondance littéraire », on entendra aussi une sorte de journal manuscrit à parution régulière, envoyé de Paris par un journaliste à quelques correspondants — d’un seul à une dizaine au maximum — qui paient souvent fort cher cette prestation. Cette dernière forme est une innovation qui naît à la fin du premier tiers du siècle[3] et fleurit jusqu’à la Révolution. C’est d’elle qu’il va être exclusivement question par la suite. Or, jusqu’à une date récente, sans être ignorée cette forme d’échange restait mal connue et l’on peut parler à son propos d’une véritable exhumation littéraire qui a pris forme dans la seconde moitié du xxe siècle. À l’origine de cette longue occultation, deux raisons paraissent s’imposer : d’abord une délimitation malaisée, la correspondance littéraire souffrant d’une concurrence avec d’autres formes de communication qui lui font de l’ombre. On y reviendra. Mais aussi, et peut-être surtout, parce que, par nature, elle se caractérise par sa rareté et une discrétion imposée. L’abonné, très souvent une tête couronnée régnant sur une principauté allemande, s’engageait à ne communiquer à quiconque cette correspondance. De ce fait, les collections qui ont survécu sont longtemps restées enfouies dans des fonds d’archives, souvent mal répertoriées et se distinguant difficilement d’autres formes de correspondances privées.

Les étapes d’une redécouverte

Autrefois la situation était simple. Il y avait la correspondance littéraire de Grimm[4], modèle et incarnation d’un processus d’écriture singulier, et rien d’autre[5]. Oubliées les moutures anciennes proposées par Favart[6] ou La Harpe[7]. Négligée même la suite de Grimm rédigée par Meister[8].

Telle était, ou peu s’en faut, la situation au moment d’un colloque fondateur tenu à Sarrebruck en 1974[9] qui eut des résultats positifs mais apparemment contradictoires : d’une part, il y fut rappelé le statut exceptionnel de l’oeuvre de Grimm, avec pour conclusion logique la décision d’en entreprendre une nouvelle édition qui remplacerait celle de Maurice Tourneux faisant alors autorité; mais s’y exprima aussi le désir d’élargir la perspective, de retrouver un contexte historique où Grimm ferait toujours figure de modèle, mais comme premier de la classe si l’on peut dire, se détachant sur un horizon d’entreprises similaires jusqu’ici négligées.

La réédition de Grimm a été entreprise par Ulla Kölving, sous l’égide du Centre international d’étude du xviiie siècle de Ferney-Voltaire, au rythme d’un volume par année de correspondance. Le tome I est paru en 2006. Les suivants sortent à une cadence régulière[10], laissant espérer dans un avenir proche la fin de cette réédition marquée au coin d’une impeccable érudition.

De son côté, le professeur Jochen Schlobach, à la tête d’une équipe d’étudiants et chercheurs de l’Université de la Sarre, a mené une campagne de prospection systématique dans les bibliothèques et fonds d’archives européens, essentiellement allemands, où des collections avaient chance d’avoir été préservées. Ses fructueuses découvertes ont donné matière à un ouvrage en forme de bilan provisoire[11]. Il y était fait état d’une quarantaine de correspondances, dont une quinzaine étaient plus précisément présentées sous forme de fiches signalétiques détaillées.

Ce ne pouvait être qu’une étape. La publication des plus importantes devait suivre dans une collection dont l’ouvrage-bilan formait le premier numéro[12]. Déjà plusieurs volumes avaient paru quand l’entreprise parut menacée par la disparition prématurée et brutale de Jochen Schlobach, maître d’oeuvre du projet. Après une période de légitime désarroi, il fut décidé de reprendre le flambeau et de poursuivre au moins les séries dont un tome avait déjà paru[13]. La collection est forte désormais d’une dizaine de volumes et les divers ensembles sont en bonne voie d’achèvement. Tous seront, espérons-le, dans un avenir pas trop lointain complétés et achevés[14].

Problèmes de frontières

En parallèle au futur travail d’édition, s’était exprimé, lors du colloque de Sarrebruck, le souci d’y voir plus clair sur le plan épistémologique, de mieux cerner cette masse d’écrits ainsi redécouverts, dont les frontières paraissaient floues. En un mot, comment convenait-il de définir la « correspondance littéraire » par rapport à la lettre d’information érudite pratiquée par les savants humanistes et leurs successeurs? Pouvait-on l’identifier au journal littéraire, genre en pleine extension tout au long de l’époque moderne? Et qu’en était-il des nouvelles à la main, qui connaissaient au même moment un identique processus d’exhumation, au sortir d’une période de presque complet désintérêt? Y répondre parut un indispensable préalable. Preuve en fut fournie dans le premier volume de la nouvelle collection, qui s’assigna pour tâche, en la confrontant aux trois formes soeurs, de proposer une définition de la correspondance littéraire[15].

La lettre érudite, souvent aussi dite « correspondance littéraire »

Que le même terme ait pu servir pour désigner deux formes concurrentes est déjà significatif de leur proximité. De fait, à un regard superficiel, les ressemblances semblent l’emporter : même support manuscrit, même relation d’un individu à un autre prenant la forme d’une correspondance privée. Dans les deux cas, les liens personnels, l’affectif, sont réduits au minimum, voire n’apparaissent pas du tout. C’est bien de la pure information qui circule. L’un sait, l’autre veut savoir.

Mais l’échange n’est pas de même nature. Dans le cas de la forme moderne de la correspondance littéraire, c’est toujours le même qui envoie l’information; l’autre au mieux accuse réception, et plus souvent reste muet, ne témoignant sa satisfaction que par le seul fait qu’il ne met pas un terme au flot continu des nouvelles qu’il reçoit à intervalles réguliers. Même si le contenu de l’échange est à peu près le même dans les deux cas de figure : en gros, pour paraphraser un titre célèbre, ce sont des nouvelles de la République des lettres[16]. Mais, dans la forme ancienne, l’échange se fait entre individus le plus souvent de même niveau social, de même formation, partageant les mêmes centres d’intérêt. L’échange y est réel, la réciprocité assurée.

Dans le nouveau cas de figure, pour que l’équilibre soit maintenu et que les deux parties prenantes s’estiment satisfaites, il faut, de toute nécessité, que l’argent rétablisse la balance. L’information, qui autrefois était pur don, devient une marchandise qui se distribue moyennant juste rétribution. L’activité, autrefois non monétisée, relève désormais de la sphère marchande.

Le journal

Plus spécifiquement le journal littéraire, qui pullule au xviiie siècle, l’emportant quantitativement de très loin sur les autres formes de périodiques spécialisés, traitant par exemple de l’actualité de la science ou de la mode. Il n’est devancé que par le journalisme politique qui, sous forme de gazettes ou de mercures, occupe certes de loin la première place.

Pour comprendre cette proximité entre le journal d’Ancien Régime et la correspondance littéraire qui lui est contemporaine, il faut garder en mémoire l’aspect souvent très artisanal que le journalisme revêt encore. De fait, un homme de lettres ayant ses entrées chez les libraires[17], fréquentant assidûment les manifestations culturelles parisiennes — au premier chef le théâtre[18] —, peut fort bien être en mesure de proposer un périodique dont il sera le seul et unique rédacteur.

En quoi il ne se distingue en rien de son confrère rédacteur d’une correspondance littéraire. Où sera alors la différence entre les deux pratiques? Dans la diffusion attendue : le texte du périodique sera imprimé et visera un public potentiel indifférencié. Son homologue, lui, s’en tiendra à la forme manuscrite et n’ambitionnera d’atteindre qu’un public restreint et fortuné.

À ces différences essentielles près, la correspondance littéraire partage de nombreux traits avec les journaux et mercures : la périodicité des envois, qu’elle soit mensuelle, bimensuelle ou hebdomadaire; la rétribution : une correspondance littéraire a un prix, d’ailleurs en règle générale nettement plus élevé que l’abonnement à un journal. Et, bien entendu, les sujets traités sont identiques dans les deux cas.

Les nouvelles à la main

De nombreux restes de nouvelles à la main subsistent encore dans les archives. Mieux connue que la correspondance littéraire, cette curieuse forme d’information journalistique n’en était pas moins mal délimitée, voire mal connue, jusqu’à l’enquête exhaustive menée par François Moureau qui en a constitué un dictionnaire recensant avec minutie les diverses collections encore survivantes[19]. Il la définit comme une « suite manuscrite de livraisons régulières donnant sous forme chronologique des informations d’actualité[20] ». Pour le dire autrement, dans notre perspective les nouvelles à la main ont pour vocation de rendre compte de l’actualité politique, alors que les correspondances littéraires ont l’ambition d’être un écho de la vie intellectuelle et artistique de la France du temps.

D’autres différences, qu’on ne peut qu’esquisser, ont conduit François Moureau à écarter ces dernières de son répertoire. L’auteur de la correspondance littéraire n’entend pas rester anonyme et, à l’occasion, signe ses envois. Mieux, il entend que son originalité fasse le prix de son envoi. Au contraire, la nouvelle à la main est anonyme, souvent le fait de multiples rédacteurs, étant toujours susceptible d’être corrigée ou augmentée. Autant la correspondance littéraire témoigne d’efforts de présentation, étant presque toujours la soigneuse calligraphie d’un copiste professionnel, autant la nouvelle à la main a un aspect presque toujours négligé, comme rédigée à la hâte sur un coin de table, la rapidité de circulation des nouvelles l’emportant sur toute autre préoccupation. Modeste dans ses ambitions comme dans sa forme, elle ne prétend pas outrepasser son statut d’objet de consommation courante, que l’actualité périmera vite.

Définition

Au total, la correspondance littéraire se définit d’abord par la négative. Elle n’est ni un échange d’informations entre érudits; ni un périodique littéraire, s’adressant à un nombre indéterminé de lecteurs; pas davantage elle ne sera une nouvelle à la main, que caractérise sa finalité proprement politique. Elle constitue un mixte de tous ces modes de circulation de l’information. Elle leur emprunte telle ou telle de leurs caractéristiques : la forme manuscrite, par exemple, la régularité de l’échange, l’abonnement tarifé. Et elle en invente qui lui sont spécifiques, par exemple l’exigence de confidentialité.

Pour ce qui est du contenu, la définition d’un observateur ancien, mais perspicace[21], vaut toujours. Ce sera, 

[s]ous la promesse du silence absolu, […] chaque semaine toutes les nouvelles littéraires, dramatiques, philosophiques, politiques, mondaines, le jugement et l’analyse de toutes les publications importantes, le journal détaillé en un mot de la vie de Paris.

Ce que, sous une forme plus ramassée, on identifiera comme des nouvelles à la main à vocation littéraire.

Quant à la forme de l’envoi, elle ne s’écarte guère d’une structure standardisée. Chaque numéro comportera d’ordinaire, en cinq ou six feuillets, un article de fond, suivi d’informations sur la vie intellectuelle parisienne, qu’elles soient de nature bibliographique, avec reproduction de morceaux choisis, ou plus vivante, avec échos des menus événements du jour. Une attention particulière sera accordée aux productions théâtrales pour que le correspondant étranger sache au juste ce qui se joue au même moment à la Comédie-Française, aux Italiens et à l’Opéra. L’envoi s’achève volontiers sur un petit florilège des productions poétiques du moment, telles qu’épigrammes ou poésies fugitives dont le lecteur lointain semble friand, et qui peuvent opportunément servir de bouche‑trou dans le cas d’une actualité trop pauvre[22].

Cette présentation dissipe ipso facto une légende tenace, née de la forme manuscrite et de la discrétion exigée du destinataire. De fait, ce type de production original a été pendant longtemps sur- ou sous-estimé, car mal connu ou mal apprécié. On a été loin d’en mesurer l’ampleur, alors même qu’on lui prêtait une signification subversive, voire prérévolutionnaire qu’il n’a jamais eue.

La confusion naît d’abord de l’interprétation de la forme manuscrite, que la correspondance littéraire partage avec la littérature clandestine « philosophique ». Mais c’est mal comprendre le contexte économique du moment. De fait, le livre est cher, voire très cher. À l’inverse, être copiste est un métier de traîne-misère. Dès lors qu’il est question de petits tirages, le manuscrit peut encore présenter des arguments économiques favorables. Bien entendu, dès que le tirage est de conséquence, l’imprimé a des avantages sans concurrence. Mais tel n’est pas le cas quand on ne s’adresse qu’à un nombre réduit, voire infime de lecteurs. À l’occasion, le manuscrit peut donc se révéler, non seulement viable, mais intéressant d’un point de vue financier.

Quant au contenu supposé subversif de ces lettres, du fait de la clandestinité qui les caractérise, leur lecture témoigne bien au contraire de leur parfaite innocuité. Se tenant soigneusement à l’écart de toute polémique politique, les rares fois où elles s’aventurent dans un domaine qui n’est pas le leur, elles le font avec un irréprochable conformisme. Qu’on feuillette par exemple, pour s’en convaincre, les envois de l’abbé Aubert à la margrave de Bade-Dourlach, sa destinataire, qu’il régale, lettre après lettre, de poèmes bien-pensants, ou ne laissant jamais passer la moindre oraison funèbre sans en offrir de larges extraits[23].

En un mot, à aucun moment les correspondances littéraires n’ont pris la forme d’un moyen de diffusion de la libre-pensée, ou même simplement d’une idéologie « philosophique ». Manuscrits clandestins, porteurs de la pensée déiste ou matérialiste d’un côté, et correspondances littéraires ou nouvelles à la main de l’autre, n’ont en commun que leur supposée clandestinité et leur support manuscrit[24].

L’indépendance d’esprit, quand elle se manifeste dans le contenu des correspondances littéraires, s’applique exclusivement aux comptes rendus des ouvrages recensés, par contraste avec la presse officielle, toujours d’un prudent conformisme dont le Mercure de France est un parangon souvent moqué. À la rigueur, et à y regarder de près, cette toute relative audace ne se manifeste guère que dans la fréquente reproduction de ces petits poèmes satiriques qui courent sous forme manuscrite dans le public parisien. La presse officielle s’interdit de telles libertés. Encore ces reprises connaissent-elles aussi leurs limites, écartant les poèmes trop ouvertement agressifs[25].

Évaluation d’un corpus

Genre marginal, jamais théorisé par un quelconque art poétique, aucun Boileau ne s’étant jamais soucié d’en définir les traits, les restes conservés de correspondances littéraires constituent un ensemble passablement hétéroclite, incomplet, rescapé de nombreux naufrages. Tout laisse à croire qu’il a bien dû y avoir des correspondances littéraires qui ont correctement fonctionné pendant des années à la satisfaction des parties contractantes, puis sombré corps et bien, sans plus laisser de trace.

À en juger par l’état des collections conservées, on peut croire à deux attitudes opposées de la part des abonnés. Soit traiter avec désinvolture des supports fragiles que l’actualité périme vite — à quoi bon garder des documents devenus sans valeur? —, soit, au contraire, archiver ces envois comme denrée de qualité. En fonction des connaissances actuelles, on peut tenter un état des lieux à partir de la quarantaine de tentatives dont on a connaissance, certaines attestées par un seul témoignage, d’autres prouvées mais jamais sorties de leurs fonds d’archives, d’autres enfin publiées, parfois depuis longtemps.

Un premier ensemble regroupe des collections visiblement incomplètes, qui proposent de courtes séries de lettres. Il est un Journal de la Cour et de Paris depuis le 28 novembre 1732 jusques au 30 novembre 1733, dont le titre même de l’édition qui en a été faite traduit l’incomplétude[26]. Une très intéressante correspondance de l’abbé Raynal avait été publiée en tête de l’édition Tourneux de Grimm. On a pu la croire complète, jusqu’au moment où il en fut trouvé et édité un complément inconnu[27]. D’autres reliques se continuent sur plusieurs années, mais débutent sans explication et se terminent brutalement sans raison explicite[28].

En poursuivant l’inventaire, on tombe à l’inverse sur des collections bien plus complètes, mais demeurées manuscrites, souvent découvertes récemment lors de la grande enquête menée par Jochen Schlobach. À titre d’exemple, on pourrait citer des Bulletins de Paris expédiés par un certain Gottlieb Schütze dans les années 1760-1771, ou des Lettres d’un inconnu à contenu littéraire, envoyées pour la plupart de Paris par Von Boden, homme de lettres peu connu. Il en existe bien d’autres, une dizaine peut-être, qui n’attendent que de courageux amateurs pour connaître l’édition qu’elles méritent[29].

En contrepartie, on peut déplorer des disparitions. Qu’est devenue la correspondance envoyée à Frédéric II, roi de Prusse, successivement par Thiériot, Baculard d’Arnaud et Pierre de Morand, qui, certes avec des éclipses, s’est maintenue de 1736 à 1772? Il n’en subsiste aucune trace[30]. De même, autre exemple, le marquis Abel de Vichy, nous disent ses archives, était abonné à au moins deux correspondances dont il ne reste rien[31].

Pour mémoire, on mentionnera aussi des projets non aboutis. Laurent Angliviel de La Beaumelle, par exemple, avait projeté de rédiger une Gazette de la Cour, de la Ville et du Parnasse à destination des Cours d’Allemagne, de Russie et en Suède, projet sans suite[32]. De même, le libelliste François-Antoine Chevrier avait conçu en 1760 le « Projet d’une feuille manuscrite qui partira[it] à commencer du premier mars prochain tous les dimanches et mercredi de chaque semaine » qui n’aura pas plus de succès.

On terminera par les réalisations les plus abouties de correspondances littéraires qui ont eu la chance d’accéder au statut de l’imprimé. D’abord les canoniques, connues de longue date, derrière l’emblématique Correspondance de Grimm : celles de Favart, La Harpe, Suard, Raynal, déjà mentionnées. Puis celles qui sont en cours de publication et dont on peut espérer l’achèvement dans le cadre de la collection publiée aux éditions Champion. Au premier rang, parmi les plus longues et les plus avancées, la correspondance de Mannheim[33] et celle de Karlsruhe[34], celle-ci d’une longueur inusitée puisque expédiée sans interruption de 1757 à 1783. Elle comprendra à terme 8 volumes[35].

Tout bien compris, cette entreprise originale de littérature critique forme un ensemble qui est loin d’être négligeable et qu’on ne saurait ignorer dans le tableau désormais bien défriché du journalisme littéraire au temps des Lumières.

La demande

À la différence du journalisme classique, la correspondance littéraire se fonde sur un rapport personnel entre deux individus, le pourvoyeur d’informations et son client. Cette relation spécifique influe-t-elle sur le contenu de l’envoi, dont la matière première est, en fait, commune avec le journalisme qui a pignon sur rue et s’adresse à tout public?

Qu’en est-il d’abord de cette personne privée qui paie fort cher un échange qui, sans elle, n’existerait pas[36]? Ce n’est pas une surprise de constater que tant de ces collections se retrouvent dans les fonds d’archives et bibliothèques allemandes, témoignant de l’intense curiosité des cours princières germaniques pour le phare parisien. De fait, s’il se trouve bien quelques clients français, ils sont minoritaires. Par définition, ils ne sont pas parisiens, et se recrutent dans les milieux parlementaires provinciaux ou parmi l’élite des offices. La noblesse française y est très peu représentée[37] au regard de la haute aristocratie étrangère, allemande notamment, mais aussi scandinave, voire russe[38].

Qu’attendent ces derniers de leur futur correspondant parisien au moment de passer commande? La margrave de Bade-Dourlach le disait clairement à Pierre de Morand qui lui avait fait ses offres de service. Avant de s’engager, la princesse prenait ses précautions. Un précieux brouillon manuscrit d’une lettre à Pierre de Morand témoigne des idées bien arrêtées de la dame, qui d’ailleurs ne se décida qu’après réception d’un échantillon de la future correspondance. Elle lui précisait :

Je désire trouver dans vos feuilles […] :
1. un petit catalogue raisonné de tous les livres et brochures qui paraissent.
2. une notion exacte des beaux-arts et spectacles et
3. vous me ferez part de ces petites historiettes plaisantes dont il en arrive tous les jours et de ces morceaux de poésie sur le temps qui ne s’impriment point.

Le journaliste s’empressa de l’assurer qu’elle serait satisfaite et tint parole. Ce fut marché conclu[39]. Dans le même esprit, La Beaumelle énumère à son frère et futur collaborateur ce qui à ses yeux doit faire une bonne correspondance littéraire :

Beaucoup de bons mots, des contes joliment écrits, de la vivacité dans les analyses, de l’ironie dans les critiques […]. Insistez sur les livres intéressants; soyez court sur ceux qui ne le sont pas, [et n’oubliez surtout pas] des chansons, des épigrammes, des historiettes, des bons mots, des articles sur la cour[40].

Parfois la demande est plus spécialisée. Le comte de Durazzo, grand aristocrate fou de théâtre, sait bien pourquoi il s’adresse à Charles-Simon Favart, intarissable auteur de comédies et d’opéras‑comiques. Il cherche, lui écrit-il,

un homme de goût qui pût l’informer au vrai des pièces nouvelles, du mérite et des qualités des acteurs, et de ce qui concerne la littérature agréable, les beaux-arts, et surtout celui du théâtre, et qui pût en même temps répondre aux différentes questions qu’on lui ferait selon le besoin[41].

En un mot, ce que demandent les abonnés, ce ne sont pas des révélations sur la politique française, voire internationale, encore moins du scandaleux ou de l’interdit; c’est plutôt d’être tenus au courant de ce qui se dit, se lit, se joue à Paris.

En somme, du divertissement, après tout fort anodin. Mais la question alors se pose : pourquoi s’abonnent-ils et payent-ils en définitive parfois fort cher (jusqu’à 1200 livres par an chez Grimm, somme exorbitante) une information que, pour l’essentiel, ils pourraient trouver à bien moindre frais dans la concurrence imprimée, que d’ailleurs ils connaissent, à laquelle ils sont presque toujours également abonnés?

La réponse ne peut être que nuancée. Doit entrer en jeu l’illusion d’apprendre ce que les autres ignoreront et qui, par contrat tacite, devrait demeurer secret. Ou de savoir avant les autres, ce qui revient un peu au même. Le tout dit avec une supposée liberté de ton, que la presse ordinaire s’interdit.

En somme, l’objectif ultime est de se distinguer de la foule des lecteurs ordinaires. Ce que François Moureau exprime plus crûment : « un tel prix ne correspond à aucune nécessité économique : c’est un simple impôt levé sur le snobisme[42] ».

L’offre

Les rédacteurs de correspondances littéraires constituent un ensemble passablement hétéroclite où l’on trouve aussi bien des personnalités connues du monde littéraire que de parfaits inconnus, que seule leur activité dans le journalisme parallèle a préservés de l’oubli.

De manière un peu rapide, on les classera en deux grandes catégories. D’abord, un lot de journalistes patentés qui ont place dans le Dictionnaire des journalistes[43]. La Harpe, par exemple, est une personnalité fort connue, d’ailleurs assez unanimement détestée. Suard est un journaliste officiel important, qu’on retrouve à la tête d’organes de presse aussi répandus que le Journal étranger et, plus tard, la Gazette de France. Charles-Simon Favart est un auteur à succès produisant à la chaîne comédies à vaudevilles ou à ariettes. Enfin, le journaliste le plus connu de son temps, l’illustre Fréron, n’a pas dédaigné à l’occasion de pratiquer discrètement le genre, fût-ce pour une courte période[44].

Ils ont mené cette activité en parallèle avec leur rôle dans le journalisme classique. Pierre de Morand a été un temps actif au Journal encyclopédique, Grimm au Journal étranger; Raynal a dirigé le Mercure de France et l’abbé Aubert a été en charge des Affiches de province et de la Gazette de France. Ils paraissent avoir trouvé là un complément de revenus apprécié. Par exemple, l’abbé Aubert, que l’on retrouve dans les principales entreprises journalistiques de son temps, semble avoir considéré la rédaction de la correspondance littéraire de Karlsruhe pendant de longues années (1770-1783) comme une besogne expédiée avec quelque désinvolture pour un revenu certes modique, mais qui pouvait constituer une sorte d’argent de poche somme toute appréciable[45].

À noter toutefois que cette activité parallèle est parfois pratiquée par nos journalistes quand ils se trouvent dans une situation financière délicate, sorte de planche de salut permettant de traverser des périodes de vache maigre. Ainsi pour Suard, dont le début de sa correspondance coïncide avec un moment de grande difficulté financière. De même pour Pierre Rousseau, qui était en proie à de sérieux problèmes de trésorerie au commencement de sa propre correspondance. Il est d’ailleurs hautement significatif qu’il l’abandonne au moment même où il fonde le Journal encyclopédique qui devait lui assurer de bien meilleurs revenus.

L’autre groupe de journalistes est en revanche constitué de parfaits inconnus, ou peu s’en faut. Qui, même dans les dictionnaires spécialisés, fait mention d’Antoine Maillet-Duclairon qui a pourtant, pendant des années, envoyé des lettres à la margrave de Bade-Dourlach? Gastelier n’a échappé à un parfait anonymat que grâce aux envois réguliers qu’il a assurés de 1738 à 1751. L’abbé de Ronzière, pourtant talentueux rédacteur de la correspondance littéraire de Mannheim, n’a été identifié que par sa signature au bas d’une de ses livraisons; et si quelques années de la correspondance de Karlsruhe ont pu être attribuées au peu mémorable peintre pastelliste Claude Pougin de Saint‑Aubin, cela n’a été qu’au terme d’une enquête d’identité serrée.

En somme, rédiger une correspondance littéraire fut, tantôt un complément de revenus pour gens en place, tantôt le dernier recours d’intellectuels ayant manqué leur intégration dans la République des lettres.

On terminera ce survol par le cas emblématique de Pierre de Morand, écrivain raté, qui avait tenté en vain sa chance dans les domaines les plus divers, et qui, en fin de carrière, opta pour la correspondance littéraire comme un dernier recours. Aux abois, quelques mois avant sa mort, il envoya une lettre désespérée à sa correspondante titrée qui tardait à lui régler son dû[46]. Il n’en fut pas moins, dans cette activité de correspondant, un journaliste de valeur.

Le journaliste et son client

On pourrait se laisser prendre à la forme que revêtent souvent les correspondances littéraires, et croire à un échange privé. Des formules du genre : « vous savez comme moi, Monsieur » ou « comme vous le pensez bien »… ne sont pas rares. De même, la lettre se termine, en règle générale, par une formule de politesse dûment signée. Quant à la dernière lettre de l’année, elle s’achève rituellement par l’envoi personnalisé de bons voeux.

La correspondance littéraire a en commun avec la lettre privée la forme manuscrite, même si c’est presque systématiquement un copiste qui tient la plume, par souci de lisibilité, peut-on croire, mais aussi pour des raisons matérielles, lorsque le même texte est envoyé à un nombre élevé d’abonnés. L’aspect individualisé, d’un scripteur bien identifié s’adressant à une personne unique, n’en demeure pas moins un critère fondamental que le journaliste s’efforce de préserver. S’adressant sans doute à un unique abonné, Pierre Rousseau copie lui-même les 59 lettres de sa correspondance. Plus révélatrice encore, la curieuse pratique de l’abbé Aubert qui, pendant longtemps, s’astreint à rédiger de sa main les derniers paragraphes des livraisons envoyées à la margrave de Bade-Dourlach, ceux-là même — ce qui n’est pas un hasard — qui traitent de l’actualité théâtrale dans la capitale, probablement la rubrique la plus attendue.

Reste que ce sont là procédés rhétoriques qu’on peut d’ailleurs rencontrer à l’occasion dans des journaux imprimés qui, eux aussi, miment la correspondance privée[47]. Qu’en est-il concrètement des rapports entre les deux personnes?

Ils sont souvent neutres, conformes à ce que l’on peut attendre d’une transaction commerciale. D’ailleurs, passé le moment des négociations préalables, l’abonné n’a en général plus de motif pour écrire à son pourvoyeur. Mais, à l’occasion, leur relation se prolonge, prenant une tournure plus personnelle, voire chaleureuse. Il est d’usage, et en fait normal, que seul le rédacteur ait la parole, le destinataire ne marquant sa satisfaction que par le fait qu’il maintient son abonnement. Or la margrave de Bayreuth, satisfaite des prestations de Suard, le lui fait savoir en termes flatteurs :

J’ai reçu, Monsieur, avec bien du plaisir, les feuilles que vous m’avez envoyées. J’admire le choix judicieux que vous en avez su faire et me flatte que vous voudrez bien continuer à me procurer un amusement aussi agréable qu’instructif[48].

Le comte Durazzo va même plus loin. S’il exprime lui aussi sa satisfaction[49], il va jusqu’à assurer son correspondant de son amitié[50].

Et pourtant, la distance demeure bien là, qui va d’un grand seigneur, voire d’une tête couronnée, à un subordonné, fût-il homme de lettres connu. Le ton presque toujours platement obséquieux des formules employées dans les fins de lettre, pour être de convenance et d’usage, n’en dit pas moins long sur le rapport de subordination entre les deux correspondants.

Favart en est une parfaite illustration. Dans une correspondance, celle-là privée, avec Dancourt, il laisse percer sa rancoeur envers cet « ami » qui oublie trop souvent de lui régler son dû, d’ailleurs chichement estimé, et qui se comporte à l’occasion de manière fort mesquine[51].

L’abbé Aubert en fit aussi l’amère expérience. Ce journaliste très connu, qui occupait une place importante dans le monde des lettres parisiennes, et qui rédigea pendant nombre d’années ses lettres à la margrave de Bade-Dourlach, voulut profiter d’un séjour parisien de la dame pour la saluer. Il en reçut rebuffade sur rebuffade. En dépit du ton respectueux de rigueur, on sent dans la lettre qu’il lui fait parvenir son évident dépit, d’autant qu’il voulait lui parler, lui aussi, d’impayés.

L’abbé Aubert, qui regrette toujours de s’être présenté inutilement toutes les quinzaines chez Son Altesse Royale pendant son séjour à Paris, et de n’avoir pas joui du bonheur de lui faire sa cour avant son départ, prend la liberté de la supplier d’écrire à M. Kornemann qu’elle a daigné l’agréer pour la correspondance littéraire. La bonté avec laquelle elle a consenti à recevoir de lui directement ces nouvelles de la République des Lettres, lui fait espérer qu’elle voudra bien donner ses ordres à ce banquier, dont il n’a pas l’honneur d’être connu[52].

Frédéric II, on l’a vu, pendant des années avait reçu une correspondance littéraire envoyée de Paris par différents hommes de lettres. Sans fournir d’explication, il décida d’y mettre définitivement fin. À Voltaire qui s’en étonnait, le roi laissa dédaigneusement tomber :

Voulez-vous que j’entretienne un correspondant en France pour apprendre qu’il paraît un Art de la raserie dédié à Louis XV, des Essais de tactique par de jeunes militaires qui ne savent pas épeler Végèce, des ouvrages sur l’agriculture dont les auteurs n’ont jamais vu de charrue, des dictionnaires comme s’il en pleuvait, enfin un tas de mauvaises compilations, d’annales et d’abrégés, où il semble qu’on ne pense qu’au débit du papier et de l’encre, et dont le reste, au demeurant, ne vaut rien[53]?

On ne saurait mieux exprimer le peu de cas que le monarque faisait d’envois qu’il a pourtant reçus pendant bien des années, et de la personne qui tenait la plume. D’autant, mais cela paraît décidément d’usage constant chez les grands seigneurs, qu’il s’est fait tirer l’oreille pendant des années pour enfin régler son dû à Thiériot, son correspondant attitré, et qu’il n’a pas fait le moindre geste en faveur de Grimm qui lui envoya un temps gratuitement sa célèbre correspondance[54].

Conclusion

Dans le sillage des études sur la presse antérieure à 1789, le curieux phénomène des correspondances littéraires, très typique de la société d’Ancien Régime, est en train de retrouver sa place dans le système d’information antérieur à la Révolution, à côté des gazettes et des périodiques culturels. Il les complète sans en être pour autant la simple version manuscrite.

Survivance d’un rapport codifié d’échange d’individu à individu qui fait florès à l’époque humaniste, il semble s’inscrire à contre-courant de l’évolution générale de la presse, qui va toujours vers plus de professionnalisme, et donc d’anonymat.

S’assignant pour tâche de rendre compte, à destination d’un public fortuné forcément très restreint, des multiples aspects de l’effervescence de la vie littéraire de Paris au siècle des Lumières, la correspondance littéraire ne pouvait qu’entrer en concurrence avec les autres organes de presse diffusant les mêmes informations. Par exemple, il existe bien des correspondances littéraires « pures » qui s’interdisent toute digression politique, et des nouvelles à la main qui ignorent les informations de nature « littéraire ».

Mais pour les autres? La tentation est grande, à l’occasion, pour satisfaire la curiosité de l’abonné d’une nouvelle à la main, de glisser dans le flot des informations politiques quelques révélations inédites que l’on a sous le coude à propos d’une pièce à succès ou d’un scandale de coulisses.

Au reste, où est la limite? Un Dauphin naît, un roi meurt, son successeur est couronné. Autant d’événements politiques. Mais qui suscitent un flot d’écrits de circonstance, tant vers que prose, dont les correspondances littéraires s’empressent de rendre compte. Ou encore : le maréchal de Saxe, de retour d’une campagne victorieuse, va à l’Opéra et suscite une ovation qu’une actrice couronne en récitant quelques vers de circonstance. Sous quelle rubrique ranger l’anecdote?

La correspondance littéraire stricto sensu se révèle pour finir cernée de toutes parts : par les nouvelles à la main, on vient de le voir; également par les échanges érudits, comme ceux qu’entretient le président Bouhier; par les correspondances privées à contenu littéraire dont l’abondante correspondance de Madame de Graffigny offre un bel exemple; par les innombrables périodiques qui traitent des mêmes sujets, comme L’Année littéraire pour ne prendre qu’un seul exemple. On pourrait encore ajouter à la liste des publications marginales conçues un peu sur le même modèle[55]; et pourquoi pas les opuscules graveleux tels ceux proposés par Charles de Julie.

Faut-il en conclure que les princes allemands payaient bien cher une marchandise en définitive fort répandue? Mais au fond, ils le savaient, puisque dans le même temps ils étaient aussi abonnés à d’autres organes de la presse imprimée. Reflet d’une fascination pour le phare parisien, on invoquera, pour expliquer le phénomène, une soif inextinguible d’informations, la même nouvelle fût-elle rapportée par différents canaux; le désir d’en savoir toujours plus, et de l’apprendre d’une manière différente des autres organes, exprimé sur un ton plus libre.

Tout se passe comme si, dans le domaine de l’information, se retrouvait la même hiérarchie sociale rigoureuse qui sépare, au prix d’infinies gradations, le commun du peuple de la caste des privilégiés. Rien d’étonnant alors si ce genre, qui en est le reflet, a connu le même sort qu’elle. Nées dans les années 1730, florissantes dans les années 1750-60, survivant jusqu’à la Révolution, nouvelles à la main et correspondances littéraires s’éteindront conjointement dans les années 1793-94.