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Deux binômes en train de réaliser la performance C.A.P.E. Brussels. Pavillon de la Belgique à l’Exposition universelle de Shanghaï (Chine), 2010.  

Photographie d’Eric Joris.

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[T]here is hardly anybody who does not have a passionate opinion about the technology: VR will someday replace reality; VR will never replace reality; VR challenges the concept of reality; VR will enable us to rediscover and explore reality; VR is a safe substitute for drugs and sex; VR is pleasure without risk and therefore immoral; VR will enhance the mind, leading us to new powers; VR is addictive and will enslave us; VR is a radically new experience; VR is as old as Paleolithic art; VR is basically a computer technology; all forms of representation create a VR experience; VR undermines the distinction between fiction and reality; VR is the triumph of fiction overt reality; VR is the art of the twenty-first century, as cinema for the twentieth; VR is pure hype and ten years from now and will be no more than a footnote in the history of culture and technology.

Marie-Laure Ryan[1]

La Réalité virtuelle[2] est un média qui gagne en popularité, et ce, depuis l’émergence sur les marchés commerciaux des notoires casques d’immersions Oculus Rift (2014) et HTC VIVE Stream VR (2016). Si les recherches technoscientifiques qui ont mené à la création et au perfectionnement du média se sont d’abord déroulées dans des contextes scientifiques et militaires[3], les technologies de Réalité virtuelle exercent aujourd’hui une influence sur des domaines très variés. L’industrie des jeux vidéos, le journalisme de terrain, la muséologie, l’éducation, le cinéma, la psychiatrie, les neurosciences sont tout autant de champs disciplinaires et d’expertises qui ont récemment exploré les potentialités de ces immersions artificielles. Il est fort complexe de prédire si ce média s’assurera une pérennité au sein de l’histoire des technologies numériques, mais nous constatons que sa démocratisation se produit dans de multiples secteurs d’activités. L’accessibilité de ces technologies sur le plan économique, la visibilité que le média possède dans l’espace public, et l’essor des initiatives artistiques, scientifiques et sociales qu’il connaît témoignent, à plusieurs égards, de sa popularité grandissante. Ce phénomène est, en partie, motivé par la capacité du dispositif à générer des expériences sensorielles saisissantes. Cette qualité, propre au média immersif, soulève également certaines problématiques, car le développement technique et la création d’oeuvres en Réalité virtuelle sont guidés par un désir d’immersivité transparente qui, tel que le spécifie Bruno Trentini, met « l’accent sur l’immédiateté d’une expérience privée de savoir, une expérience privée de distinction entre présentation et représentation » (Trentini, 2014a). Cette apparente non-médiation de l’expérience vise « à augmenter l’illusion de présence » (Bourassa, 2010 : 175) de l’utilisateur·trice au sein de l’espace médiatique et à abolir les manifestations de distance critique chez la personne immergée. L’objectif de telles entreprises est de créer des environnements absorbants sur le plan sensoriel où les sujets intègrent une réalité souvent qualifiée de virtuelle. Ces projets ne valorisent aucunement la rencontre entre les milieux physiques, numériques et corporels, mais insistent sur les dimensions audiovisuelles de l’immersion artificielle[4]. Ces pratiques reconduisent une vision binaire des réalités dites physiques et virtuelles, et empêchent l’utilisateur·trice de faire l’expérience des liens de filiation entre ces différents régimes matériologiques.

La composition du terme Réalité virtuelle intrigue d’abord par les paradoxes qu’elle soulève, car celle-ci dessine une friction entre ce qui serait réel et ce qui serait virtuel (au sens de numérique). Cet oxymore positionne les utilisateur·trices de ces dispositifs au coeur d’une dynamique qui opère entre le vrai et le faux, entre la réalité et la fantasmagorie. Le philosophe Stéphane Vial souligne que cette fracture – entre réel et virtuel – a pris racine dans les imaginaires populaires afin d’absorber ce qu’il conçoit comme un véritable traumatisme induit par le numérique. Vial explique que la révolution numérique, tout comme les révolutions précédentes[5], en est une phénoménologique. C’est-à-dire que les changements perceptifs provoqués par l’émergence de nouvelles techniques bouleversent notre manière de percevoir le monde tel qu’il se présente à nous : les technologies « ébranle[nt] nos habitudes perceptives de la matière et, corrélativement, l’idée même que nous nous faisons de la réalité » (Vial, 2013 : 97). L’expérience de la perception à l’ère numérique est marquée par une renégociation du rapport à la réalité étant donné qu’« elle exige du sujet humain un véritable travail phénoménologique sur lui-même en vue d’apprendre à percevoir cette nouvelle catégorie d’étants, les êtres numériques, dont la phénoménalité est inédite et, par conséquent, désarmante » (Vial, 2016a : 66). La bipartition ontologique qui divise les sphères réelles et virtuelles est une réponse directe à ce bouleversement perceptif. Afin de contrer ce trauma digital, le dualisme réel / virtuel préserve les sujets en consolidant une « illusion de deux mondes séparés dont l’un serait virtuel / numérique / en ligne et l’autre serait réel / physique / hors-ligne » (Vial, 2014 : 39). En ce sens, distinguer le virtuel comme un espace d’irréalité nous exempte de cette reconfiguration profonde :

Nous nous sommes mis à faire de la métaphysique à notre insu et à croire en la séparation du monde en deux, comme dans l’allégorie de la Caverne selon Platon : un monde vrai et authentique (le réel), fondé sur des processus physiques et des objets concrets impliquant notre corps; et un monde faux et illusoire (le virtuel), fondé sur des processus de simulation informatique et des êtres logiciels abstraits qui nous coupent de notre corps

(Vial, 2016b : 141).

Tel que le précise Vial, ce « grand partage ontologique » (ibid. : 138) est en soi une invention répandue qui s’inscrit dans les imaginaires contemporains et affermit l’éternel dualisme entre le réel et le virtuel. Les espaces numériques et les environnements naturels ne sont régis ni par les mêmes modalités interactives ni par les mêmes architectures. Toutefois, ces distinctions matérielles ne devraient en aucun cas affecter notre manière de cataloguer ces instances sous les bannières de la réalité ou de l’abstraction. De nombreux chercheurs (Lévy, Milon, Jurgenson, Vitali-Rosati) témoignent de la vacuité d’une telle opposition sur le plan philosophique et insistent sur le fait que le réel est constitué d’une seule substance hybride composée d’éléments numériques et non numériques. Cette conception binaire qui oppose les environnements dits physiques et dits virtuels influence une part importante de la production d’oeuvres en contexte de Réalité virtuelle étant donné que la majorité des créations s’appuient sur ces prétendues distinctions spatiales. Le potentiel de ce média mérite d’être appréhendé en dehors d’un usage qui serait unilatéralement absorbant sur le plan audiovisuel et qui rejetterait cette vision dualiste.

En marge de cet engouement pour les immersions transparentes, des artistes utilisent ce média pour repenser la place, mais aussi le potentiel, du corps et des environnements physiques en immersions artificielles. Cette approche valorise la mixité des environnements qui constituent le média en question. La démarche de la compagnie belge CREW a contribué à produire des oeuvres immersives non transparentes en contexte de Réalité virtuelle. Dès le début des années 2000, Eric Joris, directeur artistique de cette compagnie de théâtre flamande, s’est saisi du dispositif expérientiel, en chantier au sein des arts vivants, afin d’en explorer les codes et la grammaire. L’approche de la compagnie est fondée sur une compréhension exceptionnelle des phénomènes neurocognitifs qui découlent de l’expérience immersive. En mobilisant une série de stratégies d’écriture immersives et contre-immersives, les partitions dramaturgiques de CREW parviennent à placer le corps des immergé·es[6] dans un état oscillatoire entre les environnements physiques immédiats et numériques. Les formes dramaturgiques mises au point par la compagnie sont donc basées sur un enchevêtrement de ces environnements. Cette méthode singulière, Joris la nomme la « réalité alternée[7] ». Celle-ci se présente comme une alternative aux codes d’écritures traditionnellement convoqués dans la création d’environnements immersifs. Il faut souligner que cette approche de l’immersion cognitive repose principalement sur la coprésence d’un·e immergé·e (le public) et d’un·e performeur·euse qui vient guider et toucher l’autre au fil de l’expérience. Le·la performeur·euse agit comme une courroie de transmission entre les environnements physiques et numériques en effectuant des gestes ponctuels sur le corps de l’immergé·e : toucher la main, opérer une pression contre le dos, effleurer l’épaule pour faire dévier la trajectoire de l’immergé·e, etc. Cette partition corporelle, qui s’effectue en binôme, transforme le corps de l’immergé·e en un espace scénique, véritable foyer de l’oeuvre expérientielle.

Avec cet article, nous réfléchirons à la place du corps spectatoriel immergé au sein des partitions expérientielles mises en oeuvre par l’artiste Eric Joris. Il s’agira d’abord de présenter minutieusement le travail de CREW et la spécificité de leurs usages de la Réalité virtuelle dans le contexte particulier qu’est celui du théâtre. Ce panorama nous permettra de mieux cerner de quelles manières la pratique dramaturgique de cette compagnie propose une vision non dualiste du phénomène immersif en contexte de Réalité virtuelle. Ensuite, nous partagerons un récit expérientiel à la première personne de l’oeuvre C.A.P.E. Brussels (2010). Cet exercice de captation sensorielle, soit le récit d’immersion, fut d’abord réalisé lors de la rédaction de notre mémoire (Morin, 2018) qui portait sur les oeuvres immersives réalisées par la compagnie CREW. Après avoir complété un stage dans les studios bruxellois de Joris en novembre 2016, nous avons choisi d’emprunter une approche phénoménologique pour traduire notre exploration sensible de l’oeuvre. Cette approche rendait possible la description visuelle, matérielle, technique et sensorielle de l’expérience performative. En regard du caractère hautement expérientiel de la création dont il est question, ce texte s’est avéré un matériau de prédilection afin de produire une analyse exhaustive de ses mécanismes immersifs. Ce récit permet d’expliciter la dimension sensorielle exploitée par les artistes dans leurs formes spectaculaires en Réalité virtuelle, et nous croyons qu’il est un canal optimal pour donner à percevoir la richesse des stratégies d’immersion et de contre-immersion présentes au sein de leurs écritures. Enfin, nous nous appuierons sur cette captation sensorielle de l’oeuvre afin d’observer la manière dont le dispositif narratif (le texte énoncé et l’image perçue dans le visiocasque) se manifeste sous la forme d’un prétexte à la véritable oeuvre qui, elle, s’inscrit dans la chair et, surtout, dans le vertige cognitif du corps immergé. Nous faisons l’hypothèse que les stratégies d’immersion et de contre-immersion mobilisées par Joris dans la conception de ses oeuvres en Réalité virtuelle sont fondées sur une mise en oscillation du corps immergé. Celle-ci advient grâce à la mise en place, au sein des partitions dramaturgiques, de ce que le chercheur belge Kurt Vanhoutte nomme les « zones transitionnelles » (« transitional space[s] »; Vanhoutte, 2010 : 483). Puis, dans la dernière section de cet article, il s’agira de détailler en quoi ce procédé, propre à la pratique de cette compagnie, permet au public de faire l’expérience simultanée des environnements numériques à travers le visiocasque et des environnements physiques par le biais de son espace corporel. Ces stratégies d’écritures sensorielles déployées par CREW rendent possible la création d’oeuvres immersives non transparentes et remettent en question la vision dualiste qui oppose le réel au virtuel.

CREW_Eric Joris : l’apport de la science

Le théâtre de la compagnie CREW en est un qui fréquente les sciences, s’inspirant de son histoire et de ses concepts, tout en s’appuyant sur les innovations technologiques actuelles. Ce dialogue ponctuel, au carrefour des arts et des sciences, a permis à Joris de créer des expériences performatives qui investiguent le continuum de l’immersion artificielle. Cette pensée interdisciplinaire au sein de la création théâtrale est soutenue par de nombreux partenariats auprès de laboratoires ou de consortiums scientifiques :

La réflexion scientifique joue un rôle constitutif dans le processus de création. Des chercheurs issus de différentes universités développent de nouvelles technologies que CREW peut utiliser sur la scène. De leur côté, les développeurs trouvent réciproquement dans le théâtre expérimental un laboratoire où ils peuvent tester le progrès[8]

(Vanhoutte et Wynants, 2011 : 69).

Tel que le soulignent Vanhoutte et Wynants, ces collaborations régulières génèrent une réciprocité entre les disciplines et les rendent perméables à la circulation des idées. D’une part, les artistes peuvent expérimenter des technologies dont le degré de formatage est moindre que celui des produits commercialisés. D’autre part, les scientifiques peuvent tester la fonctionnalité de leurs dispositifs dans un laboratoire vivant et interactif comme le théâtre. En ce sens, les experts concernés ont l’occasion de s’inspirer mutuellement de leurs méthodologies de recherche et de création. Cette interpénétration disciplinaire est mise en relief par la double appellation sous laquelle oeuvre la compagnie : CREW représente la section artistique du regroupement, tandis que le CREW_Lab constitue la section dite scientifique de celui-ci. Joris prend soin de souligner que ces divisions, entre art et science, ne sont pas franches, mais plutôt complémentaires. En ce sens, l’appellation CREW_Lab désigne avant tout des moments d’expérimentation et de recherche-création autour d’une technologie et de son potentiel scénique. Il s’agit d’un laboratoire d’idées habité par Joris et son équipe : un espace de prédilection afin de réfléchir au rôle, à la fonction et au statut de la technologie dans la création d’une partition théâtrale.

La compagnie CREW a été fondée dans les années 1990 et a connu, au fil des ans, plusieurs phases de recherche-création : la robotique en scène (« le média comme prothèse »), la Réalité virtuelle (« la confluence radicale » et « les zones transitionnelles ») ainsi que les systèmes de captation de mouvement (« l’avatarisation des performeurs et performeuses »). Nous nous concentrerons exclusivement sur la seconde période de recherche, soit celle concernant l’implémentation de la Réalité virtuelle dans un contexte de performance. La compagnie a toujours placé les enjeux immersifs au centre de ses préoccupations artistiques. En effet, les oeuvres réalisées au sein du premier cycle de création intégraient également des stratégies immersives en ayant recours à des environnements CAVE (Cave Automatic Virtual Environment)[9]. Les artistes ont surtout retenu de cette période de création « l’impossibilité de réconcilier la dimension tangible et virtuelle sur la scène, considérant que ce type de système interactif excluait les spectateur·trices d’une immersion qu’ils auraient voulu partagée entre la scène et la salle » (Morin, 2018 : 39). La phase de création en Réalité virtuelle fut d’abord motivée par le désir de repositionner le public au centre de l’expérience immersive : dans et non devant la machine. Cette exploration du statut spectatoriel visait à augmenter la qualité immersive de l’expérience et à transformer les spectateur·trices en véritables expérimentateur·trices du dispositif scénique. Les systèmes de Réalité virtuelle se sont imposés comme une voie idéale afin d’explorer le phénomène de la confluence radicale. Cette notion renvoie au concept d’immersion totale et transparente où le sujet éprouve la sensation de se trouver à l’intérieur des images. Les fantasmes les plus récurrents liés au développement et à la commercialisation de la Réalité virtuelle sont précisément fondés sur ce désir de symbiose intégrale avec le média, « avec l’univers représenté[,] ou encore [basés sur] l’illusion de la non-médiation » (Joris, 2015 : 201).

Dès le début des années 2000, la compagnie entame un partenariat avec le laboratoire de recherche en ingénierie informatique de l’Université de Hasselt, alors dirigé par Philippe Bekaert, afin de tester des systèmes de Réalité virtuelle en contexte artistique. Au moment de ces premières expérimentations, ces dispositifs étaient très dispendieux et peu commercialisés. Bekaert et son équipe ont donc mis au point un prototype répondant aux besoins de la compagnie pour qu’il puisse être éprouvé dans un contexte théâtral. Il s’agissait d’une combinaison constituée d’un Head-Mounted Display (HMD), d’un orientation tracker, d’une caméra positionnée sur le dessus de la tête des participant·es et d’un casque audio. Les premières performances réalisées avec cet appareillage expérimental sont les suivantes : CRASH (2004), U_RaggingStandstill (2006), W (Double U) (2008) et Eux (2008)[10].

Julie-Michèle Morin portant la combinaison d’immersion développée par CREW_Eric Joris. Bruxelles (Belgique), 2016.

Photographie de Veerle Joos.

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Julie-Michèle Morin portant la combinaison d’immersion développée par CREW_Eric Joris. Bruxelles (Belgique), 2016.

Photographie de Veerle Joos.

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Julie-Michèle Morin portant la combinaison d’immersion développée par CREW_Eric Joris. Bruxelles (Belgique), 2016.

Photographie de Veerle Joos.

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En jumelant l’intégration de cette nouvelle combinaison à la mise en place de stratégies d’écritures immersives, les partitions dramaturgiques produisaient une sensation d’embodiment et de confluence radicale chez les immergé·es. Afin de créer des effets d’hybridation temporelle et spatiale, Joris utilisait une grande diversité de sources vidéographiques : vidéo préenregistrée, vidéo en direct et vidéo enregistrée quelques minutes plus tôt pendant la performance à l’insu de l’immergé·e. Cet entrelacement intensif des images et le rythme soutenu auquel elles étaient données à percevoir aux immergé·es provoquaient une stimulation cognitive constante chez le public. Cette stimulation engendrait une confusion, voire des étourdissements physiques chez certain·es immergé·es :

Nous avons fini par abandonner notre recherche sur la confluence radicale, car il nous a rapidement semblé que cet axe n’était pas aussi intéressant que nous l’avions d’abord imaginé. Quand on est dans une démarche de recherche, il faut faire des hypothèses pour pouvoir travailler, mais au fur et à mesure que le travail avance, on évalue nos hypothèses et parfois on les inverse complètement

(ibid. : 139).

La compagnie s’est progressivement détournée des immersions dites totales et transparentes, et s’est orientée vers un nouvel axe de recherche autour des « zones transitionnelles » :

Cette zone entre les deux [environnements physiques et numériques], Kurt Vanhoutte l’a nommée « zone transitionnelle » et je suis convaincu que le travail immersif intéressant se déroule dans cet espace. C’est donc l’inverse de nos premières performances : au lieu de chercher à créer une totale illusion chez le spectateur, nous le confrontons plutôt à la réalité

(idem).

Cette « zone transitionnelle » peut être comprise comme un phénomène par lequel le sujet peut ressentir plusieurs registres de présence s’hybrider en son corps : « [il] [a] fait l’expérience personnelle de la façon dont différents registres de présence et d’immédiateté semblent se télescoper dans ce que nous pourrions appeler un espace de transition, un environnement qui se situe entre la réalité incarnée et la réalité perçue[11] » (Vanhoutte et Wynants, 2011 : 281; souligné dans le texte). L’insertion des « zones transitionnelles » au sein des partitions dramaturgiques empêche la sensation de confluence radicale chez l’immergé·e et permet plutôt au public d’éprouver la stratification des degrés de présence à l’oeuvre. Cette notion-clé, introduite d’abord par Kurt Vanhoutte, s’appuie sur le phénomène de la négociation sensorielle tel qu’il a été modélisé par les neuroscientifiques Matthew Botvinick et Jonathan Cohen en 1998[12]. Leur expérimentation, qui porte le nom de la rubber hand illusion, consiste à brosser simultanément une main de caoutchouc et celle d’un sujet pendant que ce dernier observe la main artificielle[13]. Selon cette étude, le sujet a tendance à percevoir que la main artificielle est la sienne, tout en intellectualisant le fait qu’elle ne le soit pas véritablement :

En d’autres termes, la friction entre les stimuli sensoriels est unifiée cognitivement en une expérience cohérente où la domination de la vue provoque le sentiment que la main virtuelle appartient à la personne impliquée. Ainsi, c’est dans la négociation perceptive entre ce qui est vu et ce qui est ressenti que l’immergé vit une expérience de l’ordre de la confusion, augmentant ainsi sa conscience corporelle dans un environnement transitionnel[14]

(ibid. : 282).

Vanhoutte et Wynants retiennent de cette expérimentation que le schéma corporel du sujet, c’est-à-dire la capacité d’un individu à reconnaître son corps comme une seule unité dans l’espace, peut être modifié. Les chercheur·euses statuent que les stratégies d’écriture dans la pratique de CREW sont fondées sur l’introduction de ce type de doute proprioceptif chez l’immergé·e. En intégrant des séquences dramatiques où les images vidéos et les sensations tactiles et auditives s’hybrident, l’immergé·e doit négocier son rapport cognitif aux espaces et, surtout, à la localisation de son propre corps au sein de ceux-ci. L’intégration des « zones transitionnelles » au sein des oeuvres de la compagnie occasionne une mise en oscillation du corps immergé. Tout le jeu des performances de CREW réside dans cette fluctuation entre ces milieux et ces temporalités qui, rassemblés, créent un tiers espace, celui de la zone transitionnelle. Ainsi, le travail de CREW ne s’inscrit pas véritablement dans une expérience de Réalité virtuelle, mais plutôt dans une « réalité alternée ». Joris emploie lui-même ce terme afin d’expliciter la nature des dispositifs dramaturgiques immersifs avec lesquels ils créent : le média utilisé est bien celui de la Réalité virtuelle, mais l’écriture des oeuvres résulte davantage d’une alternance entre les environnements naturels et numériques. L’appellation renvoie également à la posture adoptée par CREW qui rejette une approche binaire des codifications entre réel et virtuel. La notion de Réalité virtuelle désigne bien sûr le dispositif de visionnement – l’interface en soi –, mais la dramaturgie dans laquelle ces dispositifs nous impliquent relève surtout d’une alternance vertigineuse entre l’« ici et maintenant, ni ici ni maintenant, ici mais pas maintenant et pas ici ni maintenant[15] » (Wynants, Vanhoutte et Bekaert, 2008 : 157).

En nous appuyant sur une analyse de la performance C.A.P.E., nous démontrerons de quelles manières cette vision de la Réalité virtuelle s’oppose précisément à l’idée dualiste qui est largement véhiculée autour du média. Cette réorientation des hypothèses et des objectifs de recherche-création a permis à la compagnie de réaliser une série d’oeuvres où la question du corps immergé est la matière première de ses dramaturgies sensorielles. La phase de création en Réalité virtuelle de CREW a été marquée par la production d’une série de courtes formes dont le titre générique est C.A.P.E. Ces performances sont d’une durée approximative de quinze minutes; elles sont portatives et peuvent être présentées facilement dans divers lieux. Il existe plusieurs versions de l’oeuvre : Brussels, Kit, Tohoku, Pierrefonds, Vooruit, Horror, Anima, Drop_Dog, etc. Chacune d’entre elles explore des thématiques différentes, mais toutes reposent essentiellement sur un seul canevas. Nous nous appuierons sur notre propre expérience d’immergée de l’oeuvre C.A.P.E. Brussels, présentée pour la première fois en 2010 lors de l’Exposition universelle de Shanghaï, afin d’étayer plus exhaustivement les stratégies d’immersion et de contre-immersion mobilisées dans l’écriture de cette création.

C.A.P.E. Brussels : récit phénoménologique d’une oeuvre en « réalité alternée »

Le récit phénoménologique[16] de l’oeuvre C.A.P.E. Brussels est un extrait partiel tiré de notre mémoire dont le titre est le suivant : Étude des stratégies d’immersion et de contre-immersion dans les oeuvres en Réalité virtuelle de la compagnie CREW. La description détaillée que nous donnons de la performance C.A.P.E. Brussels est fondée sur notre expérience du dispositif lors d’un stage effectué en novembre 2016 auprès de la compagnie CREW. Nous avons eu l’opportunité de faire l’expérience de l’oeuvre, accompagnée de la performeuse Veerle Joos, également assistante de production au sein de la compagnie. Nous avons fait l’expérience de la performance à deux reprises afin d’expérimenter les systèmes d’immersion utilisés par CREW au fil des ans pour présenter cette oeuvre : l’appareillage développé en partenariat avec le laboratoire de Philippe Bekaert ainsi que celui, commercial et plus récent, utilisé par la compagnie. Nous avons eu le privilège d’accéder aux contenus vidéos diffusés dans le visiocasque ainsi qu’aux partitions contenant les instructions audios permettant à la performeuse de synchroniser ses gestes au rythme de l’expérience afin de préciser le récit que nous nous apprêtons à vous partager.

C.A.P.E. Brussels, avec Chantalla Pleiter. Exposition universelle de Shanghaï (Chine), 2010.

Vidéo d’Eric Joris.

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***

La performeuse[17] m’invite à revêtir la combinaison d’immersion : elle m’aide doucement à enfiler chacun des éléments nécessaires au déploiement de la performance. Elle s’assure que je sois confortable et que j’aie la possibilité d’exprimer mes interrogations. Dès lors, je peux sentir qu’elle prend minutieusement le temps d’être à l’écoute de toute forme de nervosité ou d’excitation de ma part. C’est une étape fondamentale afin que la chorégraphie, entre celle qui performe et celle qui vit l’expérience, puisse s’esquisser en toute bienveillance. Cette relation repose sur l’élaboration d’un espace de confiance entre les deux parties afin que l’immergée puisse s’abandonner à travers l’oeuvre. J’enfile donc un sac à dos contenant l’ordinateur qui permet de diffuser les images projetées dans le visiocasque. Cette interface tactile permet à la performeuse de sélectionner la version de C.A.P.E. que l’immergée s’apprête à vivre. Cette même surface écranique permettra, plus tard, à la performeuse de voir simultanément les images numériques auxquelles je serai exposée. Un second écran, cette fois-ci de plus petite taille, est posé sur le devant de la combinaison. Il est primordial de souligner que les deux interfaces, celui sur ma poitrine et celui contre mon dos, sont visibles pour la performeuse et qu’elle se servira de ces écrans comme repères : elle peut consulter le contenu de la vidéo au moment précis où il est diffusé dans mon visiocasque. Elle pourra ajuster ses gestes afin de créer une cohérence globale dans mon expérience immersive. Ce sont les deux repères visuels qui vont permettre à la performeuse d’ajuster sans cesse ses mouvements en me considérant toujours comme l’épicentre de l’expérience. La performeuse est responsable de la cohabitation entre liberté d’action et dramaturgie préétablie, ce qui dégage l’immergée d’une responsabilité narrative. Si les dispositifs de Réalité virtuelle créent fréquemment un sentiment d’individuation total et engendrent une étrange sensation d’être seule, ces deux écrans me rappellent incessamment qu’une brèche vers l’extérieur du système fictionnel et technique existe. Toutefois, l’enchevêtrement du contenu visuel et des interactions tactiles déclenchera chez moi un fort sentiment de négociation sensorielle qui me fera rapidement oublier cet oeil extérieur. La dernière étape avant que l’expérience fictionnelle ne démarre sera de poser le visiocasque sur mon visage et le casque audio sur ma tête. Dès lors, quelque chose s’impose comme un filtre entre l’environnement physique et moi. Le visiocasque agit comme une mince pellicule : il capte les images en direct, à la manière d’un caméscope ouvert qui n’enregistre rien, mais voile l’environnement immédiat de sa dimension pixélisée. Tel un tulle, une distance translucide s’installe dans mon expérience médiée du direct. La performeuse me demande calmement de m’asseoir sur une chaise posée devant une table. Je ne ferai que quelques pas pour atteindre la chaise et m’y asseoir. Tout m’apparaît d’une grande simplicité et j’ai l’impression que cette démonstration pourrait avoir lieu n’importe où. Pourtant, une sensation de vertige s’installe déjà en moi, elle s’explique probablement par le caractère extraquotidien et l’étrangeté du contexte performatif. Le port de la combinaison est également un facteur qui contribue à l’originalité de la situation : je sens sur mon corps le poids et la pression du dispositif. La performance n’a pas encore été formellement enclenchée que déjà mes repères de spectatrice sont ébranlés; les rapports habituels instigués entre la performance et l’espace sont déjà drastiquement modifiés, voire abolis. Je m’assois et la performeuse me demande de mettre mes mains sur la table, les paumes contre la surface. Elle m’explique que je suis et serai toujours libre de regarder où je le désire. Elle m’invite à regarder à ma droite, puis à ma gauche. Cette brève indication joue un rôle majeur dans le pouvoir d’action que l’on veut m’offrir, en précisant que je dois me sentir libre dans l’environnement et en me conviant à faire l’expérience de cette liberté avant même que le parcours ne démarre. Bien sûr, cette agentivité est partielle et limitée par le dispositif en soi, mais cette indication participe à créer un espace de confiance et d’intimité. Enfin, on me dit de porter mon regard sur mes mains. L’image vidéo préenregistrée démarre subitement. Je me trouve tout à coup devant une protagoniste numérisée : une femme portant une robe jaune, un chapeau noir et des gants blancs. Nous sommes assises l’une en face de l’autre et nous nous trouvons perchées sur ce qui me semble être le toit d’un immeuble. Nous nous tenons toutes deux aux extrémités d’une table. Le choix du lieu – un espace en hauteur – accentue le sentiment de vertige initié par la translation des images en temps réel vers les images préenregistrées. Devant moi, sur la table, je peux voir deux mains qui agissent comme un signifiant : on me fait comprendre que ces mains virtuelles sont les « miennes ». Par un simple jeu de perspective, celles-ci deviennent inévitablement les avatars métonymiques de mon propre corps. Les mains de la protagoniste se posent doucement sur mes mains numériques. Simultanément, les mains de la performeuse se posent sur les miennes. La texture des gants portés par la performeuse et celle des gants de la protagoniste créent une cohérence synesthésique. La protagoniste retire ses mains et la performeuse réalise la même action au même moment.

Deux binômes en train de réaliser la performance C.A.P.E. Brussels.

Photographie d’Eric Joris, tirée de son fonds d’archives. Reproduction avec la permission de l’artiste.

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La protagoniste dans la vidéo m’explique qu’elle sera mon guide et mon contact pour le moment. Cette posture ressemble visiblement à celle de la performeuse qui me guide à travers la performance. La protagoniste m’indique que je dois la suivre. Elle me dit de regarder autour de moi, de bouger ma tête à gauche et à droite. Les superpositions et les concordances s’accumulent habilement. La protagoniste me dit que nous allons visiter Bruxelles ensemble et elle prononce la phrase suivante : « We can touch time together, with your body in Brussels ». Elle tourne les mains présentes à l’écran vers le ciel et j’aperçois deux flèches qui sont dessinées sur ses paumes, pointant chacune dans deux directions. La performeuse prend mes mains et réalise des gestes identiques à ceux que je perçois dans l’environnement numérique. Elle m’informe que nous avons le pouvoir, ensemble, de reculer ou d’aller de l’avant dans l’espace temporel. Elle place un marqueur indélébile dans ma main gauche, dans la main où la flèche pointe vers le passé. Elle retourne mes mains sur la table, les replie pour que mes poings se ferment. Toujours, les gestes à l’écran sont les mêmes que ceux produits sur mon corps. Elle prend mes mains et se lève tout en m’incitant à faire la même chose. Je ressens simultanément une pression contre mon sac à dos, un appel physique qui m’incite à me lever : c’est la performeuse qui agit silencieusement. La protagoniste me fait signe de regarder vers le bas pour mieux contempler le vide et la vue panoramique. Elle prend ma main à nouveau et marche doucement. Pendant l’intégralité de la performance, ce geste sera répété : on me saisit la main pour ensuite la laisser glisser le long de mon corps.

Un·e performeur·euse guide un·e immergé·e à travers la performance C.A.P.E. Brussels.

Photographie d’Eric Joris, tirée de son fonds d’archives. Reproduction avec la permission de l’artiste.

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La protagoniste se trouve à quelques mètres devant moi, elle marche à reculons très doucement, de façon à ce que je ne la perde pas de vue. Nous entrons alors à l’intérieur d’un édifice, la lumière s’assombrit, puis soudainement la protagoniste et la performeuse lèvent leurs mains à la hauteur de mon regard. Brusquement, mon champ de vision s’opacifie : je suis plongée dans un noir intégral. Lorsque leurs mains respectives se retirent, je me retrouve dans un nouveau lieu : devant un ascenseur vitré. Je comprends facilement, voire instinctivement, que ce procédé est utilisé comme une forme de montage tactile et visuel qui nous autorise à changer avec facilité de lieu. Si je décode d’emblée qu’il s’agit d’un procédé de montage, je suis subjuguée par le fait que la forme de cette écriture s’appuie sur mon corps : ces basculements spatiaux en sont la preuve. Nous entrons dans l’ascenseur très doucement et nous nous dirigeons vers le bas de l’immeuble. Encore une fois, protagoniste et performeuse appliquent leurs mains devant mon visage afin de bloquer la lumière et de permettre une autre transition spatiale. Nous nous retrouvons alors dans un lieu public, un espace que je décrirais comme un espace commun : un sous-sol commercial ou peut-être une station de métro. Encore une fois, on lâche ma main, et je peux apercevoir la protagoniste s’éloigner. Brusquement, sans pour autant que le procédé soit brutal, elle prend ma joue et la tourne vers la droite. Au même moment, un fondu enchaîné dans l’image vient hybrider l’espace public intérieur avec celui d’un lieu extérieur. Je me trouve dans une ruelle et marche vers l’avant lorsque la protagoniste s’éloigne, me laissant seule, quoique sa présence au loin demeure un repère. Ce passage de pierre est sombre, mais je suis guidée par une source de lumière au bout de cette ruelle. À la sortie, j’arrive devant une traverse piétonnière. À ce moment, je m’aperçois que tous les éléments autour de moi se meuvent à reculons : les voitures, les vélos et les figurant·es. Je suis seule à traverser le temps de manière chronologique. Face à la rue, un réflexe commun me prend d’assaut : je regarde à gauche et puis à droite pour m’assurer qu’aucune voiture n’entrave ma traversée. C’est un réflexe cognitif tout à fait normal dans les circonstances actuelles, mais il vient soutenir la concrétude des sensations qui m’habitent. De l’autre côté de la rue, on touche à nouveau ma joue afin de répéter cette stratégie de montage visuel qui me permet de me trouver à l’intérieur d’une église. Je m’enfonce dans l’allée pour poursuivre la protagoniste jusqu’à ce qu’elle contourne une tierce présence : un homme se tenant debout. Je me trouve alors plantée devant lui. Il se saisit de ma main gauche, retire le crayon qui avait été posé dans ma paume et le remplace par un petit carton pour mieux refermer ma main en un poing. À nouveau, la protagoniste opère le jeu de la paume contre mon visage et je me retrouve en pleine rue dans ce qui m’apparaît être un marché public. Tout le monde marche à reculons de nouveau, cette fois-ci avec une rapidité plus insistante. Je fends la foule à contre-courant et sens les visages qui me frôlent, m’octroyant un caractère intemporel et invisible : le procédé tend à isoler l’immergée dans un espace-temps à rebours et en dissonance avec celui vécu par les figurant·es dans la séquence vidéo. Je parcours le temps et l’espace en ayant l’étrange sensation que seul mon corps est le liant entre le passé, le présent et le futur. Un homme marche vers moi, le seul à traverser l’espace-temps de manière identique à la mienne. La sensation de temporalité est altérée, car les échanges et les contacts minimaux que nous partagerons semblent s’inscrire dans un temps suspendu. Nous sommes dans une foule, mais rien ne garantit que les gens qui s’agitent autour de nous soient réellement témoins des quelques secondes que nous passerons ensemble. Ce procédé me rappelle alors les premiers instants où j’ai enfilé le visiocasque : se sentir avec et dans le monde, tout en étant contrainte à une distance à la fois obligatoire et méditative. L’homme prend ma main gauche, retire la carte, la tourne et commence à écrire sur celle-ci. Je sens la pression du marqueur contre ma paume et vois qu’il y écrit quelque chose. Je comprends qu’il s’agit de la performeuse qui pose ce geste d’écriture, et j’admire le réalisme et l’inventivité de cette construction perceptive. L’homme me quitte pour mieux reprendre sa marche, cette fois-ci à reculons, comme le reste de la foule. La protagoniste vient bloquer la lumière à l’aide de ses deux mains et je me retrouve de nouveau sur un toit ou, plutôt, sur une balustrade. À ma gauche le vide, à ma droite le toit. Sur cette lisière, je peux apercevoir une série de petits blocs de béton. La protagoniste m’explique que je vais devoir marcher, telle une funambule, entre ces pierres posées sur mon passage. Au rythme de ses indications – elle prononce les mots « to your right » et « to your left » –, j’avance. Pendant ma traversée, la performeuse vient créer une série d’obstacles à l’aide de son pied. J’ai dès lors l’impression de buter contre les pierres dans l’image. Au même moment, le son se brouille. J’arrive de l’autre côté sur une plateforme où l’on me prend la main et me déplace doucement vers la gauche. Je me retrouve sur le seuil du toit de l’immeuble : le vide est droit devant moi. La protagoniste s’adresse à moi et me dit : « Look around, this is Brussels ». Une fraction de seconde plus tard, je sens que l’on agrippe mon sac à dos et qu’on me pousse vers le vide. Simultanément, l’image préenregistrée s’arrête violemment et la caméra en direct me ramène à l’espace physique. Ne subsiste que l’intensité du retour à l’environnement immédiat et le vertige qui flotte encore en mon corps. Un vaste sentiment d’indétermination persiste en moi plusieurs minutes après la performance, une excitation qui m’empêche d’agir ou de dialoguer clairement et avec concision. La fin de la séquence vidéo est brusque et ce retour à l’expérience quotidienne du corps m’oblige à apprivoiser de nouveau mes repères dans l’espace naturel. L’acuité corporelle augmentée dont mon corps vient de faire l’épreuve s’est mutée en un rapport ankylosé avec mes habitudes perceptives quotidiennes. Il me faudra du temps avant de combler ce vide, je dirais près d’une heure pour sentir que j’intègre à nouveau mes codes perceptifs usuels.

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Mise en oscillation du corps immergé

Les stratégies d’écritures sensorielles déployées dans les oeuvres en Réalité virtuelle de Joris s’appuient sur une alternance entre les milieux physiques et numériques. Cet entrelacement des différents environnements rend possible le déplacement de l’expérience performative au sein de l’espace corporel. Cette mise en oscillation du corps immergé repose, comme nous l’avons précédemment exposé, sur la réalisation de gestes ponctuels et synchronisés par le·la performeur·euse envers l’immergé·e. En rejetant une approche transparente de l’immersion, Joris parvient non seulement à faire osciller le corps immergé entre les environnements, mais également à « maintenir le sujet dans un entre-deux spécifiquement théâtral, entre adhésion et dénégation » (Bouko, 2015 : 40; souligné dans le texte). En ce sens, la dramaturgie de l’oeuvre est fondée sur une circulation continue entre deux états cognitifs distincts : l’absorption mentale et la prise de distance critique avec l’environnement numérique perçu dans le visiocasque. Le théoricien des médias Oliver Grau soutient que ces deux phénomènes sont difficilement réconciliables dans un dispositif immersant :

L’immersion peut être un processus intellectuellement stimulant; cependant, dans le présent comme dans le passé, la plupart des immersions sont fondées sur une absorption mentale, un processus et un changement, un passage d’un état mental à un autre. Elle se caractérise par une diminution de la distance critique par rapport à ce qui est représenté et une augmentation de l’implication émotionnelle dans ce qui est en train de se produire[18]

(Grau, 2003 : 13).

Tel que le stipule Grau, l’engagement émotif des participant·es dans une expérience immersive tend à abolir la distance critique entre corps et dispositif immersant. Toutefois, l’intégration des « zones transitionnelles », à titre de balises dramaturgiques et sensorielles dans l’oeuvre C.A.P.E., génère un espace critique et « c’est précisément ce jeu de va-et-vient susceptible de construire et de déconstruire une immersion physique et mentale, qui constitue la spécificité du théâtre immersif » (Bouko, 2015 : 40).

L’entrelacement continu de deux lignes narratives distinctes fonde la complexité et la richesse d’une oeuvre théâtrale telle que C.A.P.E. Les véritables modes d’écriture de l’oeuvre émergent de cette double dramaturgie. D’une part, le contenu narratif, dévoilé au public grâce à la vidéo préenregistrée diffusée dans le visiocasque, propose à l’immergé·e une expérience dramatique près du scénario filmique : l’immergé·e est appelé·e à suivre les traces d’une protagoniste à travers la ville de Bruxelles. Les enjeux présentés par le biais de l’interface numérique relèvent de la narration traditionnelle, car les séquences sont linéaires, les lieux se succèdent et les rencontres se multiplient afin de créer un récit. D’autre part, une seconde ligne narrative s’additionne à la première. Celle-ci concerne la chorégraphie haptique initiée par le·la performeur·euse dans l’environnement naturel : l’interprète touche, guide, dirige, modifie les trajectoires de l’immergé·e. Cette seconde trame narrative, constituée des interactions physiques, commente alors la première. Ces gestes ponctuels octroient une épaisseur sensorielle aux images perçues dans le visiocasque. Les contacts physiques transforment, à rebours, la compréhension initiale des enjeux dramatiques. Ces points de friction et de convergence entre les deux trames narratives influencent considérablement la réception de l’oeuvre, car

ils créent une relecture instantanée et globale de la première ligne narrative audiovisuelle. La seconde ligne commente la première, créant ainsi un processus de filtrage mutuel qui force une immédiate réinterprétation du contenu fictionnel. Cette double dramaturgie trouve son intérêt, non pas dans son chevauchement et sa coprésence, mais dans sa capacité à faire osciller l’immergé·e dans une lecture faite de basculements constants entre les espaces réels et virtuels, narratifs et cognitifs, corporels et mentaux

(Morin, 2018 : 92).

Dans une oeuvre comme C.A.P.E. Brussels, toute perspective centrale est annulée. L’intérêt de la performance n’est assurément pas de voir ou de comprendre la fiction, mais bien d’intérioriser l’intégralité des lignes narratives au sein de son espace corporel à travers une immersion qui serait non transparente. Une telle approche de l’immersion permet de relocaliser l’attention du sujet sur son expérience corporelle et non uniquement sur l’univers représenté dans l’interface numérique. Tel que souligné par Trentini, ce type d’immersion met « l’accent sur l’attention du sujet à ses propres capacités sensori-motrices : l’attention au perçu diminue alors au profit d’une attention même de l’acte de percevoir » (Trentini, 2014b : 154). Analysées séparément, ces deux trames narratives sont d’un intérêt mineur. Toutefois, la mise en oscillation de l’immergé·e entre les environnements naturels et artificiels transforme le corps spectatoriel en une instance scénique :

[L]e véritable espace dramatique est sous-jacent aux tactiques visuelles instaurées par le port du visiocasque, il est situé dans l’espace du corps comme lieu de la représentation. Ce drame minimaliste, cet infrarécit prend la forme d’une ondulation, d’un vertige

(Morin, 2018 : 102; souligné dans le texte).

Sans le corps de l’immergé·e – son doute cognitif et son vertige –, l’oeuvre échoue et ne trouve aucun support sur lequel inscrire une trace. L’espace corporel du public est l’instance spectaculaire ainsi que l’unique archive du spectacle. La rencontre entre l’immergé·e, son milieu d’origine et le milieu immersant font de l’oeuvre C.A.P.E. Brussels un exemple probant d’une performance immersive non transparente basée sur des principes de « réalité alternée ». L’oeuvre est fondée sur des codes perceptivo-narratifs où le corps du public met à l’épreuve le dualisme non fondé qui oppose le réel au virtuel.

Les immersions non transparentes adviennent grâce à une série de stratégies contre-immersives utilisées au sein des écritures expérientielles de la compagnie :

Les principes contre-immersifs permettent l’émergence chez l’immergé·e d’une prise de conscience autoréflexive sur son rôle et ses pouvoirs dans l’environnement immersif. Ces stratégies sont comprises dans la distanciation induite par la coresponsabilité de l’immergé·e dans la réalisation de l’oeuvre, l’indétermination comme mode opératoire de retour à l’environnement physique, la création d’une réalité qui ne serait ni physique ni virtuelle, mais bien alternée, qui advient par le biais de la marche en Réalité virtuelle et le montage haptique des images vidéos caractéristiques d’une prise de conscience des mécanismes directifs chez l’immergé·e

(ibid. : 97).

Ces stratégies contre-immersives (la coresponsabilité de l’immergé·e dans l’écriture de l’oeuvre, la marche en Réalité virtuelle ainsi que le montage et le cadrage haptiques des images perçues et vécues) forcent concrètement le corps immergé à faire des allers-retours entre absorption et distance critique envers le dispositif immersant. Dès les premières secondes de la représentation, l’immergé·e intègre une situation performative qui ne répond en aucun cas aux principes conventionnels dont la Réalité virtuelle fait la promotion, soit l’adhésion intégrale à l’environnement représenté. Les moments de friction – entre environnements physiques et numériques / entre absorption et distance critique – vécus par les immergé·es favorisent l’émergence d’un état d’alerte purement proprioceptif. Ce phénomène est au service de l’écriture cognitive telle qu’elle est pratiquée par Joris :

La proprioception, en revanche, relocalise les sens externes du toucher à l’intérieur du corps – ce que nous ressentons par le biais de notre peau, par exemple, et comment nous le ressentons. La proprioception est encore préconsciente, mais elle déplace les sensibilités tactiles de l’extérieur vers l’intérieur de notre corps. L’affect et la proprioception, ensemble, composent les sensations[19]

(Stern, 2013 : 36).

Dans l’écriture de C.A.P.E., Joris utilise les sensations tels des matériaux bruts pour transformer le corps immergé en instance spectaculaire de l’oeuvre. Ce renversement des dynamiques immersives et tout particulièrement cette intériorisation du dispositif immersant transforme l’espace corporel de la personne immergée en véritable support de l’oeuvre :

Lorsque nous bougeons, pensons et ressentons, nous sommes, bien sûr, un corps. Ce corps est en constante évolution, dans et par ses relations continues. Ce corps est une forme dynamique, pleine de potentiel. Ce n’est pas « un corps », en tant que chose, mais une incarnation en tant qu’activité naissante. L’incarnation est une relation continuellement émergente et active. Il s’agit de notre manière de nous matérialiser et de nous articuler, à la fois lorsque ces phénomènes se produisent et lorsqu’ils sont sur le point de se produire. L’incarnation est simultanément un mouvement, une pensée et un sentiment, c’est le potentiel de variations que le corps possède, ce sont les relations du corps avec l’extérieur. Et l’incarnation, selon moi, est ce qui est mis en scène dans les meilleures oeuvres d’art interactives[20]

(ibid. : 2).

Nathaniel Stern souligne que l’interactivité, dans un contexte artistique, doit idéalement offrir au corps non pas le rôle du réceptacle de l’oeuvre, mais plutôt celui d’instance à travers lequel le spectacle advient grâce au phénomène d’embodiment. Dans C.A.P.E., la personne immergée semble être performée par l’expérience – parce que les stratégies immersives et contre-immersives sont focalisées sur elle au détriment de son agentivité complète –, mais nous affirmons que cet engagement du corps dans l’oeuvre lui permet, au contraire, de la coperformer :

Cet engagement du corps dans l’acte, la performance comme performativité, révèle combien l’oeuvre n’est pas seulement à étudier dans son extériorisation, mais dans la dynamique interne créée en nous. Le corps en acte est inclus dans le mouvement même de sa création

(Andrieu et Bernard, 2014 : 13).

L’intériorisation du dispositif par la personne immergée est un élément constitutif de la performance C.A.P.E. Brussels. Si l’immersion est un phénomène neuropsychologique complexe, qui se détaille en plusieurs phases et degrés d’absorption, Bernard Andrieu a largement contribué à sa théorisation, particulièrement dans le contexte des arts. Il propose un éclaircissement notionnel des plus pertinents en introduisant une notion sous-jacente à l’immersion, soit l’émersion. Andrieu et Bernard soutiennent que l’immersion est « une plongée du corps dans l’élément par le moyen d’un dispositif ou d’un milieu immersant », alors que « [l]’émersion est l’activation dans le corps des effets du milieu ou l’élément » (ibid. : 17). À la lumière de ce concept, le corps immergé apparaît comme le véritable lieu d’inscription de l’oeuvre, le point focal vers lequel convergent les stratégies immersives et contre-immersives déployées dans C.A.P.E. Brussels ou, plus largement, dans les performances en Réalité virtuelle créées par CREW. Ces oeuvres mettent en valeur non pas l’immersion en soi, mais bien le processus d’activation de ce phénomène au sein du corps immergé. Si les « zones transitionnelles » procèdent d’une mise en oscillation du corps immergé, c’est précisément afin de mettre en scène le phénomène émersif : l’immergé·e est continuellement partagé·e entre sa capacité à accueillir le processus immersif en soi et, simultanément, à réfléchir sur l’éveil progressif de ces sensations en son corps. La distinction que nous opérons entre immersion et émersion nous permet de localiser le lieu de cet intervalle sensitif, ce doute cognitif.

Dans les performances de CREW, les immergé·es ne sont pas appelé·es à vivre une immersion transparente, mais, bien au contraire, à éprouver la friction entre deux substances matérielles que l’on désire toujours voir séparées. En ce sens, ces oeuvres ne se limitent pas à ce que l’on voit dans le visiocasque, mais elles explorent la dimension sensorielle du corps immergé lorsqu’il se trouve en oscillation entre les environnements et les temporalités naturelles et artificielles. Le travail de cette compagnie souligne non pas une opposition entre deux « mondes », mais un relai où le corps unifie la notion de réalité. Le « virtuel » produit des effets et il est, par conséquent, réel. Les oeuvres en « réalité alternée » de CREW rendent possible l’intériorisation corporelle du dualisme qui oppose le réel au virtuel. Le public éprouve les régimes matériologiques distincts qui, ensemble, constituent les environnements mixtes dans lesquels nous évoluons. Une oeuvre telle que C.A.P.E Brussels fusionne les milieux en une seule réalité hybride : celle du corps.