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Quelle est la problématique de recherche derrière le travail du chercheur et les objectifs visés ?

Le soutien à la création et au développement de petites entreprises est un élément central des politiques économiques de la plupart des pays (Blackburn, 2016). L’une des préoccupations récurrentes de cette famille de politiques, quel que soit le pays considéré, est la difficulté que ces entrepreneurs peuvent rencontrer pour accéder à des prêts bancaires (Beck, Demirgüç-Kunt, et Singer, 2013). Les petites entreprises réalisent en moyenne 13 % moins de points d’investissement que les grandes. Cet écart résulte en partie de difficultés expliquées par leurs spécificités : une taille modeste, une gestion centralisée, voire personnalisée, un rôle décisif et polyvalent du dirigeant, etc. sont à l’origine de leur opacité informationnelle. Cette dernière explique les réticences à s’engager des apporteurs de ressources prêtables (Kirschenmann, 2016) et de ressources propres. Une information asymétrique se traduit en effet par un risque accru de sélection adverse et d’aléa moral ainsi que par des coûts d’agence plus élevés. Le prêteur répercute alors les coûts de défaut supérieur sur le taux débiteur ou refuse de s’engager, ce qui augmente le risque d’échec de l’entreprise. L’opacité de la petite entreprise est également à l’origine d’une hausse des conditions débitrices en raison du renchérissement des coûts de diligence raisonnable. Par la méconnaissance du positionnement de marché qui l’accompagne, l’opacité explique ainsi que les petites entreprises soient particulièrement exposées au rationnement du crédit (par l’offre ou l’autocensure de la demande). L’écart entre leurs besoins de financement et les moyens qui leur sont affectés nuit ainsi à leur développement.

Cependant, plusieurs recherches empiriques ont montré que l’utilisation de différents mécanismes permet aux banques et aux petites entreprises d’éviter ou de limiter le rationnement du crédit. La constitution d’une garantie, l’exigence de durées d’échéance plus courtes, l’insertion de clauses restrictives et la fixation de prix variables en font partie. La production d’une information normée est également un gage de survie et de meilleure performance de l’entreprise (Levratto et Paranque, 2011).

Comment s’est opéré le rapprochement avec les praticiens (avant le début du travail de recherche, pendant ou après) et pourquoi celui-ci a-t-il été réalisé ?

Le rapprochement avec les praticiens s’est opéré en 2015 avec la mise en place d’un atelier organisé à Marseille avec des réseaux d’entrepreneurs, des organismes de financement, des experts de l’analyse du risque, des représentants d’organismes financiers et des représentants de réseaux d’investisseurs européens français et de pays de la rive sud de la Méditerranée.

Un réseau méditerranéen d’acteurs destiné à favoriser l’entrepreneuriat et à améliorer les performances des entreprises est né ; il sera ultérieurement intégré à un programme européen de la Direction générale du voisinage et des négociations d’élargissement (DG NEAR) dénommé The Next Society. Composé de 32 partenaires implantés dans douze pays membres et non membres de l’UE, ce projet ambitionne de tester la faisabilité d’une plateforme au service des entrepreneurs méditerranéens. Une première version de l’outil d’évaluation, intitulé Small Business Assessment Tool MENA[1] (SBAT-MENA) en raison de son orientation vers les entrepreneurs des pays du Maghreb et du Machrek, est alors mise en place au cours de la première phase du projet. Il reçoit l’appui d’experts académiques, de structures d’accompagnement et d’entreprises, dont les préconisations sont mises en oeuvre par les partenaires opérationnels. Ces échanges ont permis d’identifier les différents volets à faire intervenir dans le processus d’évaluation financière et non financière des entreprises, de formuler des questionnaires faisant sens pour les entrepreneurs, de proposer une ergonomie de la plateforme cohérente avec les habitudes des entreprises et de formuler le rapport d’évaluation selon les besoins des entrepreneurs et de leurs partenaires. L’entrée de nouveaux acteurs dans le réseau a ainsi permis de renforcer l’efficacité de l’outil de diagnostic des entreprises et d’élargir le champ d’application au-delà de la zone MENA. La plateforme ainsi créée permet de générer automatiquement un rapport d’évaluation des entreprises à partir de données exclusivement qualitatives collectées via une interface en ligne.

Une nouvelle étape va être franchie avec l’implication du centre national de recherche scientifique (CNRS) dans le projet. En 2019, SBAT entre dans le programme de prématuration de l’organisme, dont l’objectif est de soutenir les toutes premières étapes de développement de projets émergents à fort potentiel d’innovation. Après un processus de sélection long et serré, les projets sélectionnés bénéficient des recommandations et les moyens financiers pour mener à bien cette première étape. Lauréat du programme de prématuration en avril 2020, SBAT peut ainsi désormais bénéficier du réseau des entreprises partenaires du CNRS et s’inscrire dans une logique de développement accélérée.

Quels ont été les défis rencontrés au cours de la réalisation du projet ?

Si les premiers échanges entre chercheurs et praticiens ont parfois été rendus complexes par des habitus différents, la coordination et la coopération se sont rapidement fluidifiées grâce à des rencontres régulières ayant permis l’émergence d’un discours commun.

Sur le plan scientifique, les principales difficultés ont, en premier lieu, concerné la consolidation du modèle théorique sous-jacent. La démarche de recherche s’appuie sur l’hypothèse d’une pluralité des formes d’entreprises mise en lumière par Salais et Storper (1993) dans leur ouvrage sur les mondes de production. Leur approche repose sur la théorie conventionnaliste des organisations développée par Favereau (1989) qui définit l’organisation comme un complément au marché. Il s’est alors agi de définir la petite entreprise sur ces bases théoriques en caractérisant, dans un premier temps, l’entreprise comme une organisation composée d’un ensemble de règles et, dans un second temps, de mettre en évidence comment l’ensemble des règles forme système.

Sur cette base, et à partir de nos recherches antérieures sur le sujet, nous avons pu souligner la diversité économique et financière des TPE. Elle est représentée par quatre types d’entreprises articulés autour de deux axes principaux. Le premier concerne le processus de production et le second fait le lien avec la nature du marché. Cette typologie reflète la variété des petites entreprises résultant de la forme des marchés sur lesquels elles opèrent, des différents positionnements stratégiques et modes organisationnels adoptés, de leur structure productive et de leurs besoins en ressources (financières et non financières). Intégrer cette typologie dans un processus d’évaluation automatisé supposait que les caractéristiques associées à chaque modèle d’affaires puissent être exprimées à partir de questionnements simples.

La nature des établissements auxquels s’adresse SBAT a révélé un réel besoin en matière d’outils d’aide à la décision reposant sur une approche globale de l’entreprise. À l’instar des méthodes de construction de scores et d’évaluations non financières destinées aux grandes entreprises, produire une évaluation globale d’une TPE suppose une importante capacité de collecte, de traitement, de valorisation, de validation et de diffusion des informations nécessaires. C’est pourquoi il s’est avéré nécessaire de mettre en place des outils de diagnostic spécifiques, mais destinés à de nombreuses entreprises, ne pouvant pas ou ne voulant pas délivrer une information financière normée, afin de la restituer de manière rationalisée tout en rendant compte de leur diversité.

Sur le plan managérial, les difficultés ont eu plusieurs sources. La première provient du caractère pluridisciplinaire du projet qui exige la participation d’économistes, de gestionnaires, d’experts en mégadonnées et d’informaticiens. Faire travailler en parallèle des chercheurs de cultures différentes n’est pas chose aisée. Les différences de références théoriques, les modes de raisonnement propres à chaque discipline et la spécificité des méthodes de recherche ont nécessité un important travail de coordination pour que chacun puisse accomplir ses missions en cohérence avec les interventions des autres membres de l’équipe projet. Le travail à distance, qui aurait pu complexifier l’organisation, a finalement contribué à faciliter la coordination grâce au recours à des techniques de gestion de projet qui sont devenues une référence commune à l’ensemble des participants à SBAT.

Sur le plan technique, la méthode d’analyse des données à mettre en oeuvre a représenté une innovation de rupture par rapport aux méthodologies existantes en raison de l’utilisation de données et d’informations uniquement qualitatives fournies par les entrepreneurs en lieu et place d’informations financières et comptables habituellement demandées. Les verrous ont été levés en mettant en place une preuve expérimentale de concept d’un système-expert d’interrogation, de caractérisation et d’évaluation des entreprises. Il est assorti d’une interface web opérationnelle en termes de technologie et de design, une interface administrateur pour gérer la plateforme et la base de données, le tout étant intégré dans une boîte à outils d’algorithmes de la solution SBAT. Ce passage d’un objectif à un autre a emprunté une logique de progression partagée de compétences scientifiques, techniques (notamment informatique-numérique), de savoirs et compétences d’innovation et de valorisation (notamment en économie et stratégie de l’innovation).

Qui sont les praticiens qui ont pu profiter du travail des chercheurs, quels bénéfices ont-ils pu en retirer et quels ont été les impacts sur leurs pratiques ?

Au-delà des praticiens, SBAT a été conçu pour plusieurs destinataires. Notre objectif de recherche dès le début du projet s’est construit autour de différents usages et utilisateurs. Les chercheurs, les entrepreneurs, les structures d’appui, les organisations mondiales, le secteur bancaire, les étudiants et finalement les décideurs des politiques économiques pour les entreprises ont directement ou indirectement bénéficié de l’outil.

En premier lieu, ce sont les entreprises qui ont profité de la mise en place de SBAT. Depuis son lancement, plus de 3 000 entreprises dans plusieurs pays ont utilisé SBAT et ont eu accès à son rapport de diagnostic. La base de données collectée via l’interface en ligne a été d’une grande utilité pour les partenaires du programme européen The Next Society[2] qui ont pu la mobiliser pour connaître la réalité des entreprises méditerranéennes en termes d’innovation. Des partenaires non académiques du programme utilisent actuellement les données de SBAT afin de déterminer, avec des acteurs locaux, une feuille de route à mettre en place pour favoriser l’innovation.

En deuxième lieu, les structures d’appui de plusieurs pays du programme européen ont fait appel à SBAT afin de mieux comprendre la situation des entreprises dans certains secteurs. Le travail de diagnostic autour du modèle d’affaires et de la typologie développée a permis de mieux comprendre le fonctionnement et le positionnement de ces entreprises sur le marché. Cette compréhension reposant sur une approche ascendante a permis de préciser des dispositifs d’aides aux TPE dans le but de mieux assurer leur survie et développement.

En troisième lieu, des institutions ont perçu l’importance de s’engager dans le projet. Le CNRS et l’OCDE soutiennent SBAT et son développement. L’OCDE est intéressé par la typologie des modèles d’affaires et la méthodologie d’application pour des pays membres. Le CNRS a intégré SBAT dans son programme de prématuration et initie des partenariats avec des réseaux d’acteurs et des grands groupes soutenant la croissance de TPE.

Enfin, les étudiants ont aussi bénéficié de SBAT. Très rapidement suite à son lancement, l’outil est devenu un outil pédagogique pour sensibiliser les étudiants au métier de l’accompagnement et du conseil. Les étudiants d’un master en gestion ont ainsi approfondi leurs connaissances en économie d’entreprise, théorie des organisations, analyse de l’innovation, etc. sur la base de situations réelles. Ils ont directement travaillé avec les entreprises pour s’initier à l’utilisation de SBAT, mais surtout apprendre à les accompagner sous la supervision d’un professeur.

Quelle a été la contribution aux connaissances des chercheurs (sur les plans théorique et managérial) ?

SBAT a relevé le défi posé par la réalisation de diagnostics stratégiques destinés à des entreprises habituellement exclues du marché du conseil (coût, manque de temps, insuffisance de capital humain et social) à partir de données qualitatives fournies par les entrepreneurs et sous forte contrainte de temps et de budget. Pour répondre à ce besoin, des indicateurs de performance avancés calculés à partir d’une large gamme de techniques d’exploration de données et de TIC ont été créés. La mobilisation des connaissances scientifiques en matière de croissance et de performance de la firme, d’une part, et de savoir-faire opérationnels en manière de traitement de données et de production d’interfaces digitales de l’autre a permis de donner naissance à un ensemble d’outils d’analyse et d’évaluation permettant d’atteindre un triple objectif :

  • identifier les forces et faiblesses d’une entreprise ;

  • prendre les meilleures décisions en valorisant les points forts de l’activité et de l’organisation ;

  • aider les décideurs publics à favoriser l’entrepreneuriat et le développement des entreprises.

Cette expérience a bénéficié à l’élaboration d’une conception de la petite entreprise qui renforce et prolonge les recherches des porteurs du projet sur trois points principaux :

  1. Le centrage sur les petites entreprises qui présentent en commun le fait de disposer d’une information comptable et financière incomplète (forfait fiscal, procédures simplifiées, pas de comptabilité à jour, etc.), ce qui interdit la réalisation d’analyses financières proposées par les outils existants.

  2. La reconnaissance que différents profils d’entreprises peuvent réussir et que le point essentiel réside dans l’adéquation entre l’organisation interne et les marchés externes d’une entreprise.

  3. Le traitement parallèle de différentes facettes de l’entreprise. L’équilibre entre organisation interne et environnement externe est contingent ; il dépend non seulement de la taille et de l’activité de l’entreprise, mais plus fondamentalement de son modèle d’affaires.