Corps de l’article

Dans plusieurs régions canadiennes, la forêt se présente comme une avenue intéressante pour appuyer le développement des Premières Nations (Stevenson et Perreault 2008 : 37 ; Curran et M’Gonigle 1999 : 742). La plupart des collectivités autochtones mettent de l’avant une vision holistique de l’utilisation de la forêt, dépassant largement l’exploitation à des fins de création de richesse économique. De fait, la prédominance d’un modèle forestier productiviste en terre publique centré sur la création d’emplois et les retombées financières à court terme ne reflète que très partiellement la vision et les aspirations qu’une majorité d’autochtones entretiennent au sujet de la forêt (Beaudoin et al. 2015 : 37 ; Nikolakis et Nelson 2015 : 642). Eu égard à la forêt, les objectifs des communautés autochtones sont intrinsèquement liés à l’affirmation de leurs spécificités, à la reconnaissance de leurs droits ancestraux et au rapport qu’elles entretiennent avec leurs territoires (Saint-Arnaud et Papatie 2012 : 118 ; Pretty et al. 2009 : 102). Des éléments non économiques, comme l’identité culturelle et la protection du territoire ancestral, sont ainsi déterminants pour assurer le succès des initiatives autochtones reliées à l’aménagement forestier (Beaudoin et al. 2015 : 35 ; Cornell 1998). En effet, la plupart des Premières Nations ne voient pas dans la forêt un levier de développement économique, mais plutôt un réel projet de gouvernance territoriale motivant un développement pluriel.

Depuis le début des années 2000, des initiatives en foresterie communautaire sont mises en oeuvre par la Nation micmac de Gespeg[1] et sa division responsable de la foresterie, nommée Gmu’ge’qagua. Ces initiatives consistent en différents niveaux d’engagement en foresterie. Elles correspondent à des options qui sont conformes au cadre gouvernemental québécois en vigueur concernant les forêts publiques, soit une entente de délégation de gestion forestière, des allocations de volume de bois résineux et de bois dur, ainsi qu’une entente pour la protection de peuplements forestiers ayant une valeur culturelle pour les Mi’gmaq. Cependant, ces initiatives, même l’entente de délégation de gestion forestière, ne permettent pas aux membres de de pratiquer l’ensemble des usages souhaités, ni d’opérer une approche de gouvernance mi’gmaq. En plus, elles comportent leur lot de contraintes administratives, qui limitent les possibilités de la Nation micmac de Gespeg d’agir en tant qu’agent transformateur de la gouvernance de son territoire (Blouin et al. 2020). Ainsi, cette foresterie communautaire sectorielle et à faible niveau de délégation donne des résultats qui ne satisfont que partiellement les attentes des Mi’gmaq de Gespeg. Une réaction similaire a été constatée dans plusieurs communautés autochtones ailleurs au Canada face à ce type de foresterie communautaire (Leslie 2016 : 324 ; Houde 2014 : 32 ; Cronkleton et al. 2012 : 92).

Figure 1

Le Gespe’gewa’gi

Le Gespe’gewa’gi

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À priori, le concept de forêt communautaire, qui correspond à une foresterie communautaire à délégation forte insistant sur le contrôle local du territoire (Krogman et Beckley 2002 : 112), semble être un modèle de gouvernance forestière plus en phase avec les attentes et les besoins des Premières Nations (Booth et Muir 2013 : 154). Il se fonde sur quatre principes fondamentaux, qui sont la gouvernance locale participative de la forêt, la disposition de droits (d’une autorité) sur la forêt, la création de bénéfices élargis (économiques, sociaux, culturels, écologiques, etc.) pour la collectivité et un aménagement forestier se voulant durable (Teitelbaum 2016). C’est ce modèle qui suscite un attrait chez les Mig’maq de Gespeg depuis plus de vingt ans.

Dans le cadre d’une démarche de recherche-action auprès de la Nation micmac de Gespeg, nous avons visé dans un premier temps à détailler et comprendre leurs valeurs et leurs attentes envers leur territoire forestier et concernant la foresterie qui y est pratiquée. Pour ce faire, nous avons d’abord cherché à comprendre le positionnement et les perceptions des Mi’gmaq de Gespeg face aux initiatives de cogestion forestière en vigueur. Ensuite, à partir de l’analyse des résultats de la première étape, nous avons collaboré avec eux afin de faciliter l’expression de leur vision et de leurs objectifs par rapport à la gouvernance de la forêt et à l’utilisation de ses ressources.

Aux termes de cet exercice, nous avons décrit la vision des Mi’gmaq de Gespeg selon trois perspectives :

  • une vision holistique de la forêt fondée sur le lien identitaire avec le Gespe’gewa’gi, terre ancestrale des Mi’gmaq de Gespeg ;

  • un souci d’assurer la pérennité de la communauté de Gespeg, tant au niveau culturel qu’environnemental ;

  • une volonté d’ancrage au Gespe’gewa’gi, incarnée dans une gouvernance territoriale mi’gmaq.

Cet article présente d’abord le contexte territorial et forestier de la Nation micmac de Gespeg, puis le cadre conceptuel permettant d’esquisser les contours des enjeux relatifs à la gouvernance forestière autochtone. Finalement, les résultats de l’étude sur les valeurs, les attentes et les objectifs sont présentés. La discussion permet de mieux cerner le potentiel de ces résultats pour le développement d’un projet forestier correspondant aux valeurs et aux aspirations des Mi’gmaq de Gespeg.

Gespeg : vers une foresterie communautaire

Une communauté sans territoire ?

Le territoire ancestral de la communauté de Gespeg, d’une superficie d’environ 15 000 km2, occupe l’extrémité est de la péninsule gaspésienne et l’île d’Anticosti, soit la partie nord-est du Gespe’gewa’gi (fig. 1), qui est le Septième District du territoire mi’gmaq, le Mi’gma’gi. Au Québec, dans la région gaspésienne, le Gespe’gewa’gi accueille également les communautés mi’gmaq de Listiguj et de Gesgapegiag.

En août 2000, les trois communautés mi’gmaq du Québec ont convenu d’un accord politique unissant leurs voix afin de définir un processus d’autodétermination gouvernementale et d’appuyer leurs revendications territoriales (Secrétariat Mi’gmawei Mawiomi 2007). Cet accord a permis la création du Secrétariat Mi’gmawei Mawioni (SMM) qui soutient les trois communautés en plus de leur fournir des services, notamment pour la réalisation de projets de mise en valeur des ressources naturelles. En 2007, le SMM a déposé un document intitulé Nm’tginen à l’intention des autorités fédérales et québécoises (Secrétariat Mi’gmawei Mawiomi 2007). Il s’agit d’un texte fondateur précisant le titre mi’gmaq et formulant une vision du monde qui permette d’apprécier la nature et l’exercice des droits mi’gmaq sur le territoire traditionnel. Le Mawiomi, un système de gouvernance traditionnel fondé sur la responsabilité mutuelle (ta’n teliangweiatulti’gw) et articulé autour de sept principes, joue un rôle important dans la conception de ce plan (Metallic et Chamberlin 2006).

La première déclaration du Nm’tginen établit la volonté des Mi’gmaq :

D’exercer des pouvoirs de gouvernance et le droit de gérer le territoire du Gespe’gewa’gi en accord avec les valeurs et les croyances mi’gmaq de façon à ce que les générations présentes et futures aient accès et puissent bénéficier des îles, ressources, vent, eaux et vie marine, écologie et tout ce qui est création de l’eau et de la terre.

Secrétariat Mi’gmawei Mawiomi 2007

Malgré la reconnaissance légale du conseil de bande en vertu de la Loi sur les Indiens depuis 1973, la communauté de Gespeg ne possède aucune assise territoriale attribuée à titre de réserve ou sous d’autres formes. Ses membres vivent au sein de milieux non autochtones, que ce soit dans les différents secteurs de la ville de Gaspé ou ailleurs au Québec. En 1851, l’« Acte pour mettre à part certaines étendues de terre pour l’usage de certaines tribus de sauvages dans le Bas-Canada », ne leur a pas attribué de terres. La communauté avait alors été identifiée comme « vagabonde » par les autorités, le texte officiel la qualifiant de wanderer (Tribunal des revendications particulières 2012). Les autorités britanniques considèrent alors que le mode de vie nomade des Mi’gmaq de la région de Gaspé ne nécessite pas l’obtention d’un territoire de réserve. La sédentarisation à Restigouche est, à cette époque, l’option préconisée.

La communauté de Gespeg compte approximativement 1000 membres, nombre évoluant à la hausse, compte tenu de la modification apportée à la Loi sur les Indiens pour y éliminer les iniquités fondées sur le sexe en matière d’inscription au Registre des Indiens. Malgré le fait que son territoire traditionnel corresponde à la pointe de la Gaspésie, seulement le tiers de ses membres y résident. Un peu plus de la moitié des membres habitent la région de Montréal, où la communauté dispose d’un centre socioculturel. L’absence d’une assise territoriale reconnue aurait amplifié le phénomène de dispersion de la communauté selon la preuve déposée à la Cour par la Nation micmac de Gespeg (Tribunal des revendications particulières 2016).

Une foresterie communautaire à petite échelle

Plusieurs initiatives ont été mises de l’avant par la Gmu’ge’qagua afin de permettre à la communauté de Gespeg d’accroître son degré de contrôle sur la gestion et l’utilisation des ressources forestières. À travers ses multiples démarches, la communauté a employé divers mécanismes du régime forestier québécois. Les initiatives ont débuté en janvier 2005, alors que le conseil de bande de la Nation micmac des Gespeg a signé une « Entente de délégation de gestion forestière » concernant les terres publiques intramunicipales (TPI) de la MRC de La Côte-de-Gaspé avec le gouvernement du Québec. Cependant, les lots ou blocs de lots des TPI dont la gestion a été déléguée à la communauté représentent moins d’un pour cent du territoire ancestral des Mi’gmaq de Gespeg. Le conseil de bande dispose également d’un « Permis de récolte aux fins de l’approvisionnement d’une usine de transformation du bois » (PRAU) de 5000 m3, ainsi que d’un « Permis d’intervention pour la récolte de bois de chauffage à des fins commerciales » de 2000 m3, tous deux sur les terres publiques du gouvernement du Québec. Ces allocations de volumes de bois ne sont pas associées à un emplacement fixe sur le territoire de l’unité d’aménagement. Leur emplacement est déterminé chaque année, lors de négociations avec les autres bénéficiaires de volume de bois.

Les activités de récolte et la transformation du bois de chauffage sont effectuées par les employés de la Gmu’ge’qagua, alors que celles du bois de sciage le sont par un contracteur. Les aînés de la communauté se voient accorder un volume de bois de chauffage chaque année, alors que les volumes restants sont mis en vente. Au niveau culturel, le conseil de bande a signé une « Entente concernant la protection en terre publique de sites ayant une valeur particulière pour la communauté pour des fins d’approvisionnement en matériaux traditionnels » avec le gouvernement du Québec. Ainsi, des frênaies et des cédrières sont protégées et aménagées pour favoriser les essences employées à des fins traditionnelles, plus particulièrement en artisanat. En 2018, un « Permis d’intervention pour la culture et l’exploitation d’une érablière à des fins acéricoles » sur les terres publiques a été obtenu. C’est le fruit de plusieurs années de réflexion et de démarches du conseil de bande qui entamera sa production au printemps 2020.

Les superficies forestières et les volumes de bois octroyés par le gouvernement québécois dans les ententes et les permis ne constituent qu’une proportion très réduite des 800 000 m3 de possibilité forestière du territoire ancestral des Mi’gmaq de Gespeg (estimation de la Gmu’ge’qagua). Cet estimé exclut l’île d’Anticosti, qui fait partie intégrante du territoire ancestral de Gespeg. Les importants volumes de bois récoltés chaque année sont destinés à des usines de sciage localisées hors de la région de Gaspé, soit à Grande-Rivière et dans la baie des Chaleurs. Les copeaux sont ensuite envoyés ailleurs au Québec pour approvisionner l’industrie des pâtes et papiers. Les retombées locales sont de fait limitées. Ainsi, l’indice de dépendance économique au secteur forestier dans la MRC de La Côte-de-Gaspé est faible à 0,91, tout comme la part des emplois (0,7 %) liée à ce secteur économique (Québec 2019 : 45).

En complément de son implication directe en foresterie, la Nation micmac de Gespeg participe au processus de consultation du Forest Stewardship Council (FSC) pour la certification forestière des territoires publics de la Gaspésie. Elle est aussi engagée dans la planification forestière du gouvernement du Québec par l’intermédiaire du Secrétariat Mi’gmawei Mawiomi (SMM), qui y représente les trois communautés mi’gmaq de la Gaspésie.

Somme toute, malgré la structure industrielle forestière en place et le cadre restreint des ententes, la Gmu’ge’qagua a réussi à développer une foresterie communautaire à petite échelle, fondée sur des valeurs identitaires, culturelles et collectives. Cette foresterie répond à des besoins primaires (bois de chauffage) et traditionnels (matériaux pour l’artisanat) de la communauté de Gespeg. Elle contribue aussi à l’esprit communautaire par le don de bois aux aînés. Cependant depuis plus de quinze ans, la communauté de Gespeg manifeste un désir d’affirmation face au territoire forestier allant au-delà de ces diverses initiatives. Les succès résultants de ces démarches ne rencontrent pas les attentes des membres de la communauté, qui nourrissent toujours l’ambition de mettre en oeuvre un projet de gouvernance forestière et territoriale.

les contours de la gouvernance forestière autochtone

La mobilisation des Premières Nations pour une place accrue dans la gouvernance des territoires forestiers est en adéquation avec leurs démarches pour affirmer leurs droits et obtenir plus d’autonomie territoriale. De même, elle s’appuie sur leur rapport systémique avec le territoire, support de leurs valeurs et de leur vision du monde (Saint-Arnaud et Papatie 2012 : 118 ; Guay et Martin 2008 : 642), ce qui les mène à revendiquer des pratiques territorialisées, car « le territoire est le point d’ancrage de toutes les préoccupations et de l’action des autochtones, à la fois sur le plan historique, identitaire, économique, juridique, politique, social et spirituel » (Guay et Martin 2008 : 638). Leur intérêt pour la gouvernance forestière ne repose donc pas seulement sur l’idée d’exercer leurs droits ancestraux, mais plutôt, comme le postulent Wyatt et Nelson (2015 : 137), sur une volonté d’affirmation identitaire et culturelle, qui veut s’exprimer autant en planification territoriale qu’en gestion des ressources.

En 1996, le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (Canada 1996) suggérait déjà aux gouvernements de prendre des actions intérimaires, en remaniant entre autres les systèmes de tenure forestière, dans l’attente du règlement des négociations territoriales avec les Premières Nations. Déjà en 1991, après une réflexion menée avec des leaders autochtones, Berkes et ses collaborateurs avançaient l’idée qu’étant donné les obstacles existants, la seule option valable pour en arriver à une cogestion véritable des ressources naturelles était la gouvernance autochtone. Ainsi, le développement et la mise en oeuvre de modèles de tenure forestière fondés sur une gouvernance territoriale autochtone ancrée dans les communautés seraient la voie à suivre dans l’opérationnalisation de la vision et des objectifs autochtones en foresterie (Bombay 2010 : 13).

Actuellement, « les valeurs des autochtones demeurent un concept difficilement opérationnalisé, voire ignoré » (Beaudoin, St-Georges et Wyatt 2012 : 99), malgré les différents modèles de gestion forestière mis à l’essai au Canada. Le développement d’une gouvernance territoriale autochtone suppose d’identifier les valeurs propres à chaque communauté, ainsi que ses liens avec son territoire (Beaudoin et al. 2016 : 510). Cette acquisition de connaissances favorise la définition d’une vision d’avenir au sein de la communauté permettant d’évaluer les processus existants, d’en envisager la transformation ou d’opter pour le développement de nouveaux modèles de gouvernance compatibles avec leurs aspirations. Cela implique l’élaboration d’un mécanisme décisionnel territorial qui permette à la communauté d’être au coeur de l’action collective sur son territoire et dans son organisation.

À cet effet, la gouvernance territoriale est envisagée comme un processus d’organisation régissant les rôles, les responsabilités et, plus globalement, les relations entre les acteurs territoriaux (Lister 2011 : 20 ; Davoudi et al. 2008 : 37). En somme, pour définir un modèle de gouvernance forestière autochtone, la communauté touchée doit réfléchir à ses valeurs et définir sa vision. Cette étape est nécessaire afin de structurer la position de la communauté dans le dialogue à venir avec les autres acteurs vers la définition de nouveaux rôles et de nouvelles responsabilités face au territoire forestier. Bien entendu, un cadre gouvernemental favorable à ce type de démarche, tant aux niveaux législatif, administratif que politique, serait grandement avantageux – et manque actuellement au Québec.

Méthodes

L’approche méthodologique utilisée est celle de l’étude de cas (Yin 2014), dont la communauté de Gespeg est l’unité d’analyse. Le premier objectif de recherche était de documenter les significations que revêt le territoire forestier pour la communauté. Pour ce faire, nous avons procédé à la collecte de données sous trois formes : 1) des observations directes, 2) la recherche documentaire et 3) les entretiens semi-dirigés individuels. La triangulation entre les données collectées maximise la validité interne de l’étude de cas. Le deuxième objectif était de soutenir la Nation micmac de Gespeg dans la définition de sa vision et de ses objectifs en matière de gouvernance forestière. Pour ce volet de la recherche, l’approche employée est celle de la recherche partenariale et collaborative (Tremblay et Demers 2018 : 100), qui recourt à des groupes de discussion et des consultations élargies auprès des membres de la communauté.

Documenter les significations attribuées à la forêt

La première étape de notre recherche s’appuie sur le concept de représentation sociale (Jodelet 2016 : 295) qui, entre autres choses, permet d’étudier les perceptions des individus et des groupes afin de les comprendre sous certains aspects. Ainsi, notre recherche vise à comprendre et décrire les valeurs, les besoins et les attentes de la communauté mi’gmaq de Gespeg envers son territoire forestier et la foresterie qui y est pratiquée, ainsi que sa perception des initiatives de cogestion forestière en vigueur. Des approches similaires ont été employées avec succès dans le cadre de recherches en foresterie autochtone chez d’autres Premières Nations au Québec (St-Georges 2009 : 32 ; Saint-Arnaud et al. 2005 : 4).

Tout d’abord, (1) les séjours passés dans la communauté ont été l’occasion de recueillir des observations directes. Comme suggéré par Roy (2016 : 213), un journal de bord a été tenu dans lequel les visites ont été documentées et ce, afin de faciliter la mise en relation des éléments et y déceler les biais personnels. Ensuite (2), une recherche documentaire, s’inscrivant dans une approche bibliographique, a été également effectuée. Cette recherche documentaire portait sur des sources variées, dont des documents produits par les Mi’gmaq (notamment ceux du SMM et de la Gmu’ge’qagua), des articles scientifiques, des documents ministériels, etc. Finalement (3), nous avons procédé à des entretiens semi-dirigés auprès de membres de la communauté. Le schéma d’entrevue était constitué des thèmes et des sous-thèmes de la recherche (vécu, attentes, valeurs, etc.) et structurait le questionnaire. Celui-ci comportait cinq questions complétées de questions de relance. La dernière question comportait des sous-questions pour valider des idées plus précises concernant le projet de foresterie communautaire, à la demande du conseil de bande de Gespeg.

Une première visite s’est déroulée en mars 2016 dans la ville de Gaspé. Le coordonnateur et l’ingénieur forestier de la Gmu’ge’qagua, ainsi que la cheffe et les membres du conseil de bande ont été rencontrés lors de ce séjour. La formule des rencontres et la sélection des personnes à interviewer ont été confirmées à ce moment. Les participants aux entretiens ont été sélectionnés par le coordonnateur de la Gmu’ge’qagua. Les entretiens ont été réalisés sur une période d’un peu plus de deux semaines, au printemps 2016. Des quinze entrevues prévues initialement, une seule n’a pu être réalisée. La durée moyenne des entretiens a été de 39 minutes, variant de 14 à 75 minutes, pour un total de 550 minutes. Les enregistrements des entretiens semi-dirigés ont été retranscrits intégralement. L’âge des personnes interviewées variait de 16 ans à 66 ans. Des représentants de la plupart des tranches d’âge ont été interrogés, à l’exception des enfants et des aînés de 75 ans et plus.

L’échantillon des individus rencontrés atteint l’objectif de saturation de contenu visé pour les entretiens semi-dirigés. Un travail de communication et de validation des données récoltées a ensuite été effectué avec le conseil de bande et le coordonnateur de la Gmu’ge’qagua pour consolider et enrichir l’interprétation du contenu des entretiens.

Pour l’analyse des données, la méthode choisie est celle de l’analyse de contenu, qui consiste à codifier et à classer les divers éléments d’un message dans des catégories afin de mieux en faire apparaître le sens (Nadeau 1987, cité dans Mayer et Deslauriers 2000 : 164). La catégorisation a été conçue par déduction à partir des questions de la recherche dont est issu le guide d’entretien, ainsi que par induction à partir du contenu des entretiens réalisés avec les membres de la communauté de Gespeg. Pour chaque catégorie, une définition a été rédigée, comprenant des codes associant un élément à une catégorie ou à une sous-catégorie (Mucchielli 1988). L’élaboration d’une grille de codage et la codification subséquente des entretiens ont permis d’identifier et de classifier les thématiques représentées dans le discours des personnes interrogées. Un tableau-synthèse des thèmes des entretiens complète l’analyse de contenu (voir figure 2). Des extraits représentatifs des entretiens ont été intégrés au texte pour présenter le contenu de chaque thème et mieux nuancer le portrait de l’analyse.

Définir une vision

Le deuxième objectif de cette étude était de définir la vision et les objectifs de la communauté de Gespeg concernant le futur de son projet de foresterie communautaire. Cette vision, tout comme les objectifs qui la complètent, a élaborée selon les étapes suivantes. Une première version a d’abord été établie en mode collaboratif à partir du contenu du plan de développement forestier de Gespeg et de l’analyse du contenu des entretiens semi-dirigés. Elle s’est aussi appuyée sur les informations issues des rencontres avec le coordonnateur et avec l’ingénieur forestier de la Gmu’ge’qagua, ainsi qu’avec les membres du conseil de bande.

Cette ébauche de vision a été présentée au conseil de bande de Gespeg le 24 mai 2016 pour fins de discussion et de validation. Après quelques ajustements, cette vision a été considérée comme représentant bien les besoins et les attentes exprimées par la communauté, ainsi que ses valeurs concernant la forêt. Le conseil de bande a jugé qu’elle était adéquate pour la soumettre aux membres dans le cadre d’une consultation élargie tenue au début du mois de septembre 2016, lors de l’assemblée annuelle de la communauté. Pendant cette journée, quatre ateliers de discussion thématiques réalisés en groupes restreints d’une dizaine de personnes ont complété la réflexion concernant la vision et les objectifs. Cette assemblée publique a offert la possibilité de confirmer et de bonifier l’énoncé de vision et ses objectifs. L’énoncé de vision (fig. 2) a été jugé suffisamment adéquat par l’Assemblée pour mandater la Gmu’ge’qagua d’entamer des démarches prospectives assurant sa mise en oeuvre.

Figure 2

Tableau-synthèse des thèmes et sous-thèmes des entretiens

Tableau-synthèse des thèmes et sous-thèmes des entretiens

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Résultats

Dans un premier temps, les entretiens permettent de mieux cibler les significations que revêt le territoire forestier pour les Mi’gmaq de Gespeg et leurs aspirations à son égard. Les propos recueillis lors des entretiens ont inspiré la vision communautaire. Dans un deuxième temps, nous présentons les résultats de l’exercice collaboratif de développement d’une vision du projet de foresterie communautaire, validée en 2016 lors de l’assemblée générale de la Nation micmac de Gespeg.

Les entretiens

Il se dégage trois thèmes de l’analyse qualitative des entretiens. Le thème « Forêt mi’gmaq » renvoie à la vision holistique et au rôle central de la forêt dans les représentations identitaires mi’gmaq, ainsi que dans la vie de la communauté. La forêt gaspésienne a forgé la culture et la société mi’gmaq. Elle constitue un élément indissociable du mode de vie et de l’identité mi’gmaq, comme l’est aussi la mer. Tel que l’ont mentionné plusieurs personnes, la forêt continue encore aujourd’hui d’être un lieu privilégié pour les activités personnelles, familiales ou communautaires des Mi’gmaq, mais dans le contexte de vie actuel son rôle semble pourtant diminuer peu à peu.

Le thème « Pérennité mi’gmaq » est en lien avec les nombreux questionnements et constats des personnes interviewées concernant les changements et la permanence de l’identité des Mi’gmaq de Gespeg et de leur milieu de vie ancestral. De quel environnement naturel les générations futures hériteront-elles ? Comment arriveront-elles à garder vivants l’esprit mi’gmaq et la culture traditionnelle ? Les avis sont plutôt partagés sur ce point.

Le thème « Gouvernance mi’gmaq » découle des aspirations concrètes de la communauté face à la forêt et des façons possibles de les mettre en oeuvre. Les entretiens soulignent les besoins et les attentes de la communauté, de même que les contraintes à ce sujet. L’amélioration de l’accès au territoire forestier et du contrôle exercé est jugée nécessaire.

Forêt mi’gmaq : usages et préférences pour la forêt

Les entretiens montrent que la pratique d’activités variées en forêt fait partie intégrante du mode de vie des Mi’gmaq rencontrés. Les loisirs, la détente et le bien-être psychologique sont associés à la pratique d’activités ou au fait d’être en forêt. La chasse et la pêche ont de nombreux adeptes, ainsi que les loisirs de plein-air (randonnée, camping, VTT) et la cueillette de produits forestiers non ligneux, plus particulièrement les petits fruits. La récolte de bois à des fins personnelles (bois de chauffage et matériaux de construction) est un élément important pour les individus qui ont un accès privilégié à la forêt via la possession d’un lot boisé en territoire municipal. Les rôles fonctionnels de la forêt auprès des membres mi’gmaq, soit les loisirs et le bien-être, sont bien identifiés : « Beaucoup de bons moments arrivent dans la forêt, comme la chasse, la pêche, les promenades en VTT et les séjours au camp… Je vais là [en forêt] pour relaxer quand les temps sont durs… »

Concernant l’exploitation forestière, les préoccupations portent sur l’idée d’une surexploitation par l’industrie et de méthodes qui nuisent à la diversité de la forêt, ainsi qu’à la qualité de l’eau. Une forêt mixte avec des arbres plus âgés est un idéal souhaité. La mixité des peuplements forestiers répondrait aux préoccupations de protection des habitats fauniques et de respect de la composition naturelle de la forêt. On remet également en question les principes qui guident l’aménagement forestier tel qu’il est pratiqué sur le territoire public de la Gaspésie : « Je pense que la forêt mixte c’est mieux. La faune est plus à l’aise dans une forêt mixte, que simplement dans une talle d’épinettes. Quand ils [les forestiers] font des plantations, ils mettent de l’épinette partout. Je trouve que ça devrait être mélangé. »

Selon les entretiens, les pratiques forestières de la Nation micmac de Gespeg doivent être durables et viser un aménagement multifonctionel du territoire : elles doivent tenir compte de toutes les attentes et besoins de la communauté, pas seulement de la récolte de bois. Les retombées financières pour le conseil de bande ne doivent pas devenir l’élément central guidant les choix d’aménagement forestier. Plusieurs mentionnent que la récolte de bois devrait être réduite pour favoriser la restauration de la forêt. D’autres commentaires suggèrent que la récolte devienne marginale. Cependant, la majorité des individus pense que le conseil de bande doit continuer à effectuer de la récolte de bois, et quelques-uns proposent que l’exploitation forestière soit intensifiée dans certains secteurs pour, en contrepartie, cesser la coupe forestière dans d’autres secteurs afin de les protéger. Certains s’interrogent sur l’intérêt économique de la récolte de bois : « Le bois, c’est pas un marché sûr d’une année à l’autre. Là, le taux de change est bon, mais aussitôt que ça monte ou que la demande des Américains baisse, il y a un impact direct sur le prix. C’est trop à risque. »

Par ailleurs, plusieurs se questionnent sur la rentabilité de la récolte de bois pour approvisionner des usines de transformation localisées hors de la région de Gaspé. Globalement, l’exploitation forestière est jugée utile, cependant elle est considérée comme étant peu performante financièrement, entre autres à cause de sa vulnérabilité face aux aléas du marché. On s’inquiète de l’état des forêts, pour les générations futures, entre autres à cause de pratiques forestières jugées peu durables :

On peut faire n’importe quoi avec un arbre. C’est pour ça que la forêt c’est vraiment important. Il faut pas tout détruire non plus. Ce qui n’est pas nécessaire, ce que t’as pas besoin, tu touches pas. On peut tout faire dans une forêt. Tu peux gagner ta vie. Tu peux manger. Tu peux avoir des moments de détente, pas entouré de monde.

Pérennité mi’gmaq : les besoins et les attentes pour l’avenir de la communauté

Le rôle de la forêt pour la communauté de Gespeg est englobant et multifonctionnel, tout en étant fortement associé à l’identité mi’gmaq. Des représentations de la forêt comme assise territoriale des activités communautaires, de même qu’en tant que fondement de la transmission des valeurs et des savoirs traditionnels, apparaissent clairement. De plus, le territoire est fortement valorisé comme facteur de cohésion sociale ; il incarne le lien avec un passé immémorial. Ces énoncés démontrent autant la valeur utilitaire que la valeur identitaire que prend la forêt aux yeux des participants à la recherche : « C’est de là qu’on vient. C’est nos ancêtres. C’est notre culture. » « C’est de rester connecté avec nos traditions, comme quand on va dans nos excursions de chasse ou de pêche communautaire. »

Un autre participant insiste davantage sur le lien territorial entre la Nation et le territoire forestier : « L’identité d’un peuple, c’est rattaché au territoire… et nous, c’est la forêt… C’est très important qu’on le renforce, parce que c’est très facile à perdre, le lien direct avec la forêt, qui se reflète dans nos valeurs. »

En ce qui concerne les besoins et les attentes, le discours des participants exprime presque à l’unanimité un manque à propos du lien avec la forêt, au sens large. « Ce n’est pas normal aujourd’hui qu’une communauté (autochtone) n’ait pas de territoire forestier. » Ce manque touche autant l’accès à la forêt, la capacité d’exercer un contrôle territorial et les difficultés d’exprimer l’identité culturelle que les options de développement disponibles. « Il n’y a aucun lot là-dedans [les ententes de cogestion] qui est réservé à du développement récréo-touristique ou des ressources spirituelles. Dans le sens que ça serait une avenue pour la communauté d’avoir un lot. »

Ce discours exprime des lacunes dans la relation actuelle des membres avec leur territoire forestier. « Je pense qu’on ne l’utilise peut-être pas assez [la forêt], communautairement parlant. » Cet énoncé rejoint clairement la volonté exprimée par plusieurs membres d’améliorer l’accès à la forêt et d’inscrire leur développement dans le territoire forestier.

La discussion sur le territoire forestier en amène quelques-uns à se questionner sur l’avenir de la communauté. Ils ont des craintes concernant le transfert des valeurs culturelles, le manque de connaissances des traditions et un faible sentiment d’appartenance. Le manque d’intérêt des « jeunes », la dispersion géographique et le mode de vie actuel sont cités comme des menaces pour l’avenir de la communauté : « Plus ça va, plus ça se perd. Tu sais la facilité avec les jeux d’ordinateurs. Nous autres, on a passé notre vie à jouer dans la forêt… Parce que les pauvres enfants qui vont dans le bois, ils connaissent pas une plante… Rien, rien, rien. »

D’autres énoncés démontrent tout de même une certaine confiance dans le devenir de la communauté, malgré les changements : « La forêt, ça doit être un milieu où on peut retourner, nous autres, comme mi’gmaq, parce que c’est là qu’on va être capables de faire l’association avec notre culture. De plus en plus, on va le chercher, ça. »

Gouvernance mi’gmaq : un projet territorial communautaire

L’entente de délégation forestière en vigueur est peu connue, entre autres concernant la localisation des lots forestiers et leur potentiel. Les membres questionnés jugent que l’entente de délégation et son territoire d’application sont intéressants pour la communauté, malgré les aspects négatifs. Ils sont de trois types : manque de contrôle territorial, rentabilité discutable de l’exploitation forestière, faible superficie d’un territoire fragmenté. Quelques-uns jugent qu’il y a trop de limitations imposées par l’entente de délégation forestière. Cela restreint les possibilités d’utilisation du territoire. L’un des participants souhaite pouvoir « […] éviter d’avoir à renouveler l’entente ponctuellement et avoir ça à nous. Puis même d’augmenter la superficie… » Ces contraintes administratives ne permettraient pas de développer une entreprise forestière viable et créatrice d’emplois pour les membres. De même, elles sont jugées comme empêchant la création d’une pourvoirie autochtone ou la réalisation d’autres projets d’envergure.

Figure 3

Vision et objectifs du projet de foresterie communautaire des Mi’gmaq de Gespeg

Vision et objectifs du projet de foresterie communautaire des Mi’gmaq de Gespeg

Document-synthèse préparé par la Gmu’ge’qagua et Denis Blouin

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De plus, la proximité du territoire par rapport à la ville de Gaspé est perçue par quelques-uns comme étant avantageuse. Cette distance entre la ville de Gaspé, lieu de résidence d’une grande proportion des Mi’maq, et le territoire forestier assure potentiellement un meilleur accès, et surtout une capacité d’exercer un contrôle direct sur les ressources et le territoire. La diversité des milieux naturels et des peuplements forestiers est aussi jugée comme point positif, étant garante de la réalisation d’une diversité d’activités en forêt. Que ce soit pour des usages récréatifs ou pour la transmission de traditions, le souhait d’exercer davantage de contrôle sur un territoire par la communauté de Gespeg est un élément récurrent du discours de plusieurs personnes interrogées.

Le développement de la vision et des objectifs de la communauté

L’énoncé de vision et les objectifs associés dessinent les contours du projet territorial forestier de des Mi’gmaq de Gespeg (fig. 3). Ce projet vise à obtenir le pouvoir d’orienter l’aménagement d’une portion de leur territoire ancestral. La notion de développement transparaît aussi à travers cet énoncé de vision. Le territoire forestier joue le rôle de levier dans l’atteinte d’un développement communautaire aux multiples facettes. Les cinq volets qui définissent la vision (gouvernance locale, économique, sociale, culturelle et durable) sont en relation avec les thèmes constatés dans la première partie de la recherche (fig. 2). Par exemple, les objectifs liés au développement d’une gouvernance locale, comme « Renforcer le pouvoir de la Nation mi’gmaq de Gespeg sur son territoire forestier », répondent au thème « Gouvernance mi’gmaq » soulevé dans les entretiens. Autre exemple, l’objectif « Respecter la productivité et la capacité du territoire » formalise les appréhensions des Mi’gmaq face à leur pérennité, plus particulièrement en rapport avec celle de leur environnement et de ses ressources naturelles. De manière générale, l’énoncé de vision intègre l’idée mi’gmaq de la forêt exprimée dans les entretiens, c’est-à-dire un rôle multiforme et englobant, caractérisé par la diversité des objectifs. Il ne s’agit clairement pas d’une vision forestière productiviste focalisée sur la récolte de volume de matière ligneuse.

Discussion

L’identité avant l’économie ? Expression des valeurs et aspirations mi’gmaq concernant la forêt

Pour les personnes interrogées, le projet forestier de la communauté serait un projet territorial et identitaire. Le projet devrait viser la mise en place d’une forme d’autorité mi’gmaq sur un territoire forestier pour répondre plus adéquatement aux besoins et aux aspirations de la communauté. L’allocation de volume de bois en terre publique, par exemple, ne répond pas à ces attentes. Cette insatisfaction face aux allocations de volume de récolte et aux ententes de délégation forestière est courante. Selon Wyatt (2008 : 172), elles ne donnent pas les résultats espérés par les Premières Nations, étant donné les limites imposées à l’intégration de leurs valeurs dans ce mode de gestion forestière. À l’instar d’autres communautés autochtones, celle des Mi’gmaq de Gespeg vit une situation où elle est « sans un véritable pouvoir de développer et de mettre en application leurs propres systèmes de valeurs » (Houde 2014 : 25).

Selon les informations recueillies, l’exploitation forestière est perçue comme étant peu rentable et peu créatrice d’emplois. Les gens interviewés doutent des retombées pour l’économie régionale, en termes de finances et de main-d’oeuvre. D’autant plus qu’il s’agit souvent d’approvisionner des usines hors de la région de Gaspé. Les exigences de rentabilité supposent une mécanisation de la récolte qui est peu génératrice d’emplois et exige de disposer d’importants volumes de bois pour rentabiliser l’utilisation d’équipements forestiers onéreux. De plus, l’exploitation forestière industrielle à des fins exclusives de production de bois paraît peu compatible avec les valeurs et les attentes des membres. On ne peut toutefois pas conclure à un désintérêt des Mi’gmaq pour développer des projets porteurs ou innovateurs afin de mettre en valeur la matière ligneuse. Par exemple, le démarrage d’un projet lié à la transformation du bois n’est pas exclu par quelques personnes interrogées sous certaines conditions, comme une indépendance aux fluctuations du marché américain.

La volonté de contrôler un territoire forestier est plutôt fondée sur la vision d’un aménagement forestier multifonctionnel et durable, adapté aux attentes et aux besoins dans une perspective identitaire fondée sur la transmission de la culture traditionnelle et le renforcement de l’attachement au territoire. Ce sont les aspects sociaux du développement qui semblent primer dans l’expression des désirs ou, à tout le moins, être plus importants que l’idée de développement économique.

La prééminence des objectifs socio-économiques multiples et identitaires n’exclut pas pour autant le développement forestier, sous certaines conditions. En effet, la poursuite de la récolte de matière ligneuse est jugée nécessaire et utile par la totalité des personnes interrogées. Toutefois, elle doit être partie intégrante d’un projet forestier envisagé autant sous l’angle des usages traditionnels (p. ex. : acériculture, matériaux pour l’artisanat, petits fruits) et du récréotourisme que de l’exploitation forestière. La diversification des retombées attendues de la forêt est aussi vue comme assurant une plus grande résilience face aux aléas de l’économie et aux fluctuations du marché du bois. Les retombées escomptées par la communauté sont ainsi très diverses. L’enjeu de la transmission culturelle semble crucial. Pour eux, il est lié au fait d’avoir accès à un territoire mi’gmaq. En somme, le projet forestier serait un levier pour favoriser la cohésion et la vitalité de la communauté de Gespeg, tout en lui offrant des possibilités de développement diversifiées.

Un contexte sociodémographique particulier : à la recherche d’un ancrage territorial

Le contexte sociodémographique de la communauté de Gespeg exerce une importante influence sur la façon dont est envisagé le projet forestier. L’absence de lien formel avec un territoire défini est perçue par certains comme une menace pour l’avenir de la communauté. Pour ces gens, l’ancrage territorial est essentiel pour maintenir un sentiment d’appartenance à Gespeg. La volonté d’améliorer le lien avec le territoire forestier est intégrée dans plusieurs objectifs de la vision, tels ceux de « renforcer l’identité culturelle par la réalisation d’activités en forêt » et d’« amener les jeunes de la communauté à découvrir la forêt et à acquérir les savoirs traditionnels ». Plus particulièrement, il faut considérer qu’une majorité de membres de la communauté habitent hors du territoire ancestral, surtout à Montréal, un grand centre urbain localisé à plus de 900 kilomètres de Gespeg. En l’absence d’un territoire qu’ils peuvent gouverner selon leur vision, les liens des Mi’gmaq envers leur territoire ancestral s’en trouvent amoindris (Mawiomi Mi’gmawei de Gespe’gewagi : 250). De même, l’intérêt et les possibilités d’y habiter ou de retourner y vivre en sont affectés (Mawiomi Mi’gmawei de Gespe’gewagi : 252).

Certaines personnes interrogées lors de notre enquête ont aussi mentionné que la communauté de Gespeg est fortement intégrée à la population de la ville de Gaspé. En ce sens, leur milieu économique semble être perçu comme étant celui de la région de Gaspé. Il n’y aurait pas de distinction nette entre la communauté de Gespeg et la communauté non autochtone au point de vue du développement économique régional. L’intégration de la communauté de Gespeg dans le tissu économique de la ville de Gaspé, somme toute assez diversifié, réduit de toute évidence l’importance de la forêt comme moteur de développement économique. Dans ce contexte, les besoins communautaires et culturels sont perçus comme étant plus importants dans la mise en valeur de la forêt. L’avenir du projet forestier de la communauté de Gespeg serait ainsi davantage lié à son potentiel identitaire, qu’à la création de richesse matérielle.

De plus, la majorité des membres de la communauté, plus particulièrement ceux qui sont en âge de travailler, n’habitent plus sur le territoire ancestral de Gespeg. Cela peut expliquer leur peu d’intérêt à orienter fortement le projet forestier de la communauté vers un objectif de développement économique local. D’ailleurs, lorsqu’il était question de générer des retombées économiques, plusieurs des membres interviewés faisaient plutôt référence à des retombées financières pour le conseil de bande, et non à des retombées économiques pour la communauté mi’gmaq de Gespeg. Les commentaires faisaient allusion à un projet forestier qui, au moins, serait soutenable financièrement pour le conseil de bande. Les attentes en termes de création d’emplois et de retombées économiques étaient présentes dans le discours, mais généralement sous-jacentes à l’aspect territorial et identitaire du projet.

L’énoncé de vision et ses objectifs concordent avec le contexte particulier de la communauté de Gespeg. Le projet forestier de la communauté doit s’appuyer sur la foresterie, par exemple aux niveaux financier et technique, mais la production de bois n’en constituerait pas la fin en soi. La volonté d’extraire de la matière ligneuse est en quelque sorte subordonnée à celle de « bâtir » un territoire mi’gmaq. Cela est bien visible dans les objectifs des axes de développement. On observe ainsi une imbrication des objectifs liés à la foresterie et au développement durable autant dans les axes du développement économique que du développement social.

L’exercice d’une autorité mi’gmaq sur un territoire forestier est une condition préalable à la mise en oeuvre de ces objectifs. Cela demande de considérer un modèle approprié de gouvernance forestière permettant d’opérationnaliser cette vision mi’gmaq (Nikolakis et Nelson 2015 : 645). L’intégration des différentes thématiques du projet de Gespeg correspond à l’esprit du concept de forêt communautaire fondé sur l’obtention d’une délégation forte de la gestion du territoire forestier, ainsi que sur la mise en oeuvre d’une gouvernance à l’échelle de la communauté et de son territoire d’appartenance (Teitelbaum 2016 : 9 ; Bullock et Hanna 2012 : 8).

Cependant, au Québec, malgré les changements apportés au cadre législatif concernant la gestion des forêts publiques depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier (LQ 2010, c3) en avril 2010, il n’est pas encore possible de développer des forêts communautaires ou des options de gouvernance forestière et territoriale s’y apparentant. Le modèle prévu dans la Loi, soit les « Forêts de proximité », n’est pas opérationnel dix ans après l’adoption de la loi, à l’exception d’un projet-pilote en Abitibi, et rien ne permet d’affirmer qu’il correspondra aux attentes des communautés autochtones. Comme c’est le cas à Gespeg, les communautés autochtones se trouvent alors dans une position où elles doivent se mobiliser et innover pour transformer les modèles de gouvernance forestière et territoriale en vigueur (Houde 2014 : 26).

De l’exploration d’un mode de tenure autochtone à travers le cas des Mi’gmaq de Gespeg

La singularité culturelle et identitaire des objectifs de développement des communautés autochtones nécessite de proposer des modes de gouvernance forestière adaptés (Ross et Smith 2002 : 23). Déjà, en 1996, la Commission royale sur les peuples autochtones suggérait que de nouveaux modes de gouvernance forestière soient mis en place pour permettre des manières d’habiter le territoire forestier qui correspondent aux objectifs des Premières Nations (Canada 1996). Vingt-cinq ans plus tard, le succès d’une telle réforme se confirmera si elle offre la possibilité de développer une gouvernance autochtone basée sur les réalités locales des communautés et de leur territoire. Il s’agit de créer l’espace nécessaire à la mise en oeuvre de projets forestiers multifonctionnels qui répondent aux aspirations des Premières Nations.

Dans cette optique, le concept de forêt communautaire, soit la prise en charge directe de la gestion d’un territoire forestier, apparaît comme une option adaptée à la mise en oeuvre de l’énoncé de vision forestière de la communauté de Gespeg. Il apparaît comme une plateforme intéressante pour stimuler le développement socio-économique des communautés autochtones, par un aménagement des forêts qui intègre leurs valeurs et qui est issu d’une vision et d’objectifs qui leur sont propres (Nikolakis et Nelson 2015). Ainsi, ce modèle de gouvernance forestière peut répondre à leur vision en dotant la communauté d’une assise territoriale et en permettant une forme de réappropriation de son identité par une manière mi’gmaq d’habiter le territoire forestier. Il offre la possibilité de créer un espace décisionnel collectif et un lieu d’affirmation identitaire plus en phase avec leurs objectifs que les ententes actuelles de cogestion forestière. En somme, ce modèle de tenure forestière serait pour eux une occasion d’exercer une véritable gouvernance forestière autochtone.

Cependant, pour réaliser ce projet forestier conforme à ses valeurs et à ses attentes, le conseil de bande de Gespeg devra pouvoir bénéficier de droits sur le territoire. Considérant l’absence de modalités légales précises au sein des institutions gouvernementales québécoises, une approche exploratoire doit être envisagée afin de matérialiser une gouvernance forestière autochtone s’apparentant au concept de forêt communautaire. Plusieurs voies sont possibles pour concrétiser ce projet. Mais la compréhension des enjeux associés à la mise en oeuvre de cette option en terres publiques au Québec reste à approfondir.