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Dans un de ses textes les plus célèbres, « Petite essayistique », paru en 1983 dans la revue Liberté, André Belleau écrit ceci, entre parenthèses : « Il m’est venu il y a quelque temps un titre qui me plaît beaucoup : “Sur un adage d’Érasme”. Je compte écrire bientôt un essai afin de pouvoir l’utiliser[1]. » Pour ma part, je voudrais consacrer cette étude à une phrase d’André Belleau qui, sans être au sens strict un adage, a souvent été reprise, ce qui paraît lui conférer une valeur exemplaire. Elle se trouve dans un autre texte de Liberté, de la même année que « Petite essayistique », « Langue et nationalisme » : « Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler[2]. »

Avant de paraître dans Liberté, le texte de Belleau dont est tirée cette phrase avait été l’objet d’une communication au congrès « Langue et société au Québec » le 13 novembre 1982, à Québec. Après sa publication en revue – il est précisé qu’il s’agit d’un « extrait » de la conférence – dans la rubrique « Tribune », il sera repris plusieurs fois dans des recueils et anthologies. Il est alors l’objet de transformations. En 1984, dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ?, on rappelle que le texte est tiré d’une communication, mais il s’intitule dorénavant « Pour un unilinguisme antinationaliste » et toutes les références bibliographiques données en note dans Liberté ont disparu[3]. Deux ans plus tard, dans Surprendre les voix, de nouveau sous le titre « Pour un unilinguisme antinationaliste », toutes les notes ont disparu, qu’il s’agisse de notes de contenu ou de simples adresses bibliographiques[4]. Le texte passe d’un titre neutre, descriptif, très général, à un titre programmatique et paradoxal, du moins pour un lecteur québécois, et, délesté de ses notes, il relève désormais plus de l’essai libre que de l’étude savante. Il perd aussi son caractère oral et son contexte original : qui, en 1986, passe commande à Belleau dans l’incipit de son texte – « On me demande de me prononcer sur trois questions » –, la note renvoyant au colloque de 1982 ayant disparu ?

Le contexte de la rédaction et de la publication de « Langue et nationalisme » est double. Dans un premier temps, il s’agit de l’adoption, en 1977, par le gouvernement du Québec, de la Charte de la langue française, qui faisait du français « la langue officielle du Québec[5] ». Cinq ans après cette adoption, Belleau revient sur la nécessité de la Charte, il expose quelques raisons qui expliquent son importance, il montre en quoi il s’agit d’une « loi anti-raciste » (p. 7), il justifie l’intervention de l’État en pareille matière et il cherche, déjà, à la « remotiver profondément » (p. 4). Dans un second temps, Belleau écrit après le référendum de mai 1980, dans le cadre duquel le camp opposé à l’indépendance nationale l’a emporté : « [C]ette avenue est bloquée » (p. 3).

Deux propositions y sont clairement énoncées : « Je résume ma première proposition : viser désormais non pas le français comme tel mais à travers le français le plein exercice de la faculté humaine du langage » (p. 6) ; « J’estime, dans un deuxième temps, qu’il faut renoncer au plus vite à l’idéologie nationaliste de la conservation linguistique, qui consiste à pleurnicher […] » (p. 8). La première est de nature linguistique ; la seconde, politique.

Plus de quarante ans après l’adoption de la Charte de la langue française, le texte de Belleau, sous l’un ou l’autre de ses titres, est beaucoup réédité et cité, parfois approximativement[6]. Reste-t-il d’actualité ? Peut-il toujours permettre de penser la question linguistique au Québec ? Comment le relire aujourd’hui ? Avant d’en arriver à une proposition de prolongement de la pensée de Belleau sur le statut du français au Québec, il convient de situer la communication de 1982 et le texte de 1983 dans l’évolution de la réflexion linguistique et politique de l’auteur.

André Belleau et la langue

En matière de langue, il existe au moins trois André Belleau.

Au début de sa carrière, dans des journaux étudiants et dans ses premiers textes à Liberté, Belleau est volontiers donneur de leçons. C’est par exemple le cas dans l’incipit d’un article du journal étudiant de l’Université de Montréal, Le Quartier latin, le 17 septembre 1953 :

Depuis que les gens ne se mettent plus en tête de vous engueuler à cause de l’orthographe de vos imparfaits du subjonctif (pour la bonne raison que vous vous gardez d’employer ce mode), vous êtes en droit de vous demander s’il ne vaut pas mieux consacrer les ressources multiples de votre prose à la récente et sanglante grève des coupeurs de paille au Zoulouland…[7]

Plus loin dans le même texte, on lit, toujours dans le registre crépusculaire : « Il y a deux siècles, au temps où les gens connaissaient la grammaire […][8]. » Au cours des années 1950-1960, des auteurs québécois subissent les foudres de Belleau pour leurs incorrections linguistiques supposées : Gérard Bessette, Claude Jasmin, Diane Giguère, Gilles Marsolais, Pierre Gélinas[9]. Inversement, le critique louange Raymond Queneau ou Jean Le Moyne pour la solidité de leur langue. Il a beau affirmer, en 1968 : « Je ne suis pas un pion[10] », il lui arrive d’en être un. Son attitude changera radicalement à la fin des années 1960 au moment où il travaillera, pour son mémoire de maîtrise, sur le voyage dans l’oeuvre de Rabelais et, surtout, quand il découvrira le travail de Mikhaïl Bakhtine[11].

Après une carrière de fonctionnaire au gouvernement fédéral, notamment à l’Office national du film du Canada[12], Belleau fait un retour aux études en 1967 à l’Université de Montréal, alors qu’il est dans la trentaine. On le voit alors se constituer une bibliothèque linguistique. Dans « Langue et nationalisme », il cite Marcel Cohen, Mario Pei, Louis-Jean Calvet, Whorf et Sapir. Ailleurs, ce sera Philippe Lalanne, Gilles Lefebvre, Jean Perrot, Noam Chomsky, Walther von Wartburg, Ferdinand Brunot, Alexis François, Pierre Guiraud, Henri Mitterand et André Martinet. Dans ses « Cahiers de lecture », toujours inédits, on peut mesurer l’importance de ces lectures[13]. Il s’agit d’une activité intellectuelle bien concrète :

Ajoutons à cela la lecture (et la mise en fiches) des numéros nombreux des revues spécialisées qui s’étaient accumulés pendant ma maladie : « Littérature », « Poétique », « Le Français moderne », « Langue française », « Le Français aujourd’hui », « Le Français dans le monde »…

17 juillet 1979

Cette activité est source de bonheur. C’est du moins ainsi que Belleau se souvient de ses études :

Hiver 1968. Je suis étudiant à l’Université de Montréal. Je travaille dans ma chambre (mon bureau était alors dans la salle à manger). Est-ce que je revois des notes de cours, prépare un examen, fais un devoir ? Je ne sais plus trop. Mais il s’agissait de philologie française. Joie intense, profonde, libérante du travail intellectuel. Sentiment de coïncider parfaitement avec ce que je faisais.

avril-mai 1980[14]

C’est par rapport à cet horizon disciplinaire que prennent sens plusieurs affirmations de Belleau, particulièrement dans les premières pages de « Langue et nationalisme ». Il refuse de fétichiser sa propre langue : « On entend toujours et encore là-dessus [« les prétendus mérites de notre langue, le français »] tant d’aberrations » (p. 4) ; il ne faut pas croire « les dévots qui font toujours la génuflexion devant “Sa Majesté la Langue française” » (p. 4). Les langues ne sont pas des essences, quoi qu’on en dise : « [L]e rayonnement effectif d’une langue dépend uniquement de facteurs extra-linguistiques. Une langue, c’est un dialecte qui s’est doté un jour d’une armée, d’une flotte et d’un commerce extérieur… » (p. 4-5). L’amalgame conceptuel est à proscrire : « Il est abusif comme le fait depuis tant d’années le discours québécois de rendre langue et culture synonymes » (p. 6 n. 4). La démonstration, pour être convaincante et rationnellement fondée, exige pareils rappels, appuyés sur un savoir sûr.

Cela étant, le Belleau féru de linguistique peut se montrer féroce envers les spécialistes de cette discipline. C’est le cas dans son avant-propos à la pièce de théâtre La Sagouine, de l’Acadienne Antonine Maillet en 1974 : « Un document ne fait ni rire ni pleurer ; une description scientifique est curieusement incapable de fonder des choix vitaux : l’impuissance des linguistes à dire quelque chose de vraiment significatif et déterminant sur l’avenir linguistique des Québécois le montre assez[15]. » C’est encore le cas dans « Langue et nationalisme » : « Les linguistes ignorent systématiquement cette dimension essentielle du langage, qui est de constituer un indispensable environnement » (p. 5 n. 3).

S’il est arrivé à Belleau de se comporter en « pion » ou en « cuistre » en matière de langue et si l’on peut suivre l’évolution de sa réflexion linguistique par ses lectures, c’est sûrement l’essayiste, cet écrivain travaillant « dans le champ culturel avec les signes de la culture[16] », qui a laissé l’empreinte la plus durable chez ses lecteurs. Un texte comme « L’effet Derome » a beau dater de 1980, il n’a rien perdu de sa pertinence. De quel « effet » s’agit-il ? Un lecteur de nouvelles à la télévision de Radio-Canada, Bernard Derome, prononce tous les mots étrangers, quelle que soit leur origine, comme s’il s’agissait de mots anglais : « Bernard Derome parle anglais à travers le français[17]. » Voilà « une manifestation indubitable de colonisation et d’aliénation culturelles[18] ». D’une remarque phonologique, Belleau passe à une interprétation quasi anthropologique, ainsi que l’atteste ce passage d’un de ses « Cahiers de lecture » :

Écrire un essai un jour sur la « décomposition culturelle » du Canada français. Un discours dépourvu de tout esprit de regret ou de revendication, appliqué à voir et à donner à voir les signes : l’effet Derome ; les maisons des villages ; l’oubli des chants de noël [sic] ; les références culturelles ; dans le « Time », récemment, article sur la traduction anglaise des lettres de Mme de Sévigné ; ceci intéresse le « Time » mais non nos CÉGEP ; émissions culturelles (?) de Radio-Canada ; programmation générale de Radio-Canada. Lire et organiser la multitude des signes.

24 décembre 1984

Beaucoup de textes de Belleau essayiste témoignent d’un pareil pessimisme culturel, mais pas tous. Dans « Langue et nationalisme », il pratique ce que le philosophe Michel Serres appellera l’« optimisme de combat[19] ».

Belleau et la nation

Comme il y a au moins trois Belleau quand il s’agit de réfléchir à son rapport à la langue, il y en a trois quand il est question de politique, plus précisément de nationalisme.

À certains moments, Belleau prend simplement acte de l’existence du nationalisme, d’abord au Québec, mais pas seulement. Ainsi, dans « Langue et nationalisme », il note le caractère supposé naturel de cette forme de rapport au collectif :

La dernière question, tournée vers le présent et l’avenir, permet de poser le nationalisme plus simplement comme la tendance inévitable de toute communauté culturelle se sentant minorisée, menacée ou méprisée, à valoriser, célébrer même certains traits qui la caractérisent, entre autres la langue nationale.

p. 2

Voilà qui relève du constat. Bien que Belleau ne le partage pas, il pointe la mainmise discursive de ce nationalisme supposé naturel autour de lui.

À d’autres moments, Belleau prend clairement position contre le nationalisme, du moins contre le nationalisme canadien-français dans lequel il a grandi. Dans une entrevue radiophonique de 1978, il rappelle ses positions politiques, et celles de ses camarades, durant les années 1950 : « On était tous opposés à l’indépendance ; ça n’avait rien à voir. On refusait un petit Portugal cléricalo-totalitaire, c’était de la merde ça pour nous, hein[20] ? » Des années plus tard, il n’hésitera pas à se définir comme fédéraliste, à contester la nature faussement fédéraliste de la Confédération canadienne et à se présenter comme indépendantiste[21].

Il y a enfin, chez Belleau, une volonté clairement affichée de changer les termes du débat politique québécois, de sortir des sempiternelles discussions sur la nature de la nation québécoise et sur sa place dans le régime fédéral canadien. Cette volonté se donne notamment à lire dans un article de 1981, « Parle(r)(z) la France », dans le dossier de Liberté intitulé « Haïr la France ? » :

Le discours québécois est bloqué dans une question nationale obsessionnelle et indépassable. Nous en sommes tous là. Comment le libérer ? Il faudrait réussir à parler d’autre chose qui soit au fond la même chose (car on ne pourra jamais faire comme si la question n’existait pas). Hypothèse : laisser parler en nous la France aiderait peut-être à alléger et disjoindre un discours figé dans le béton national[22].

Sur ce plan, strictement politique, Belleau, qui souhaitait « libérer » le « discours québécois », le faire sortir du « béton national », n’a guère été entendu.

« Langue et nationalisme »

C’est sur ce double horizon – linguistique et politique – que s’inscrit, en 1983, « Langue et nationalisme ». Loin des propositions des puristes, nourri de travaux linguistiques et sensible à l’utilisation du paradoxe caractéristique de l’écriture essayistique[23], Belleau souhaite déplacer la question de la langue au Québec hors de la sphère du nationalisme dans laquelle on la contraint depuis le xixe siècle.

Il le fait d’abord en ramenant la langue à une affaire de… langue. Quand il écrit « Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler », Belleau ne rapporte pas la décision de parler une langue – ce qui est dit du français pourrait l’être de n’importe quelle langue[24] – à des facteurs externes. Il ne s’agit pas, chez lui, de défendre le français pour défendre quelque réalité extérieure à lui, la nation ou, à une autre époque, la nation et la religion. Pour Belleau, le langage est une « faculté humaine fondamentale » (p. 5), toujours incarnée dans une langue. Qui en est privé est privé du monde : « Les hommes qui voient leur parole méprisée ne parlent tout simplement pas. Ce sont des silencieux. Le silence de l’humiliation » (p. 5-6). Pour le dire autrement : « Pour nous, ne pas parler français, cela veut dire ne pas parler du tout » (p. 6) ; « Le peuple québécois a droit au langage et à l’environnement de langage que cela implique. Il n’a pas à se justifier ni à s’excuser » (p. 9). Sans le français, les Québécois ne pourraient plus parler – du moins jusqu’à ce que leur langue soit remplacée par une autre, si tant est que l’on puisse imaginer pareille chose[25].

Il le fait ensuite en expliquant comment sa défense de la Charte de la langue française n’a rien à voir avec « l’idéologie nationaliste de la conservation linguistique » (p. 8) :

Le discours justificateur de la loi 101 [qui va devenir la Charte de la langue française] tel que formulé dans bien des milieux, les positions prises par certains groupes d’enseignants, les commentaires des chroniqueurs linguistiques devraient, à mon avis, renoncer aux valorisations et glorifications propres au discours nationaliste. Ces dernières, à long terme, ne peuvent servir de fondement à une politique nationale linguistique globale. Les faits, la réalité finissent toujours par crever les mythes et les mystifications, et au surplus, nous n’avons pas le droit de mentir à notre jeunesse, à ceux sur lesquels nous comptons pour continuer la lutte.

p. 4

Cela a le mérite de la clarté, ainsi que la prise de position suivante : « Mieux vaut changer de langue et vivre en liberté que survivre dans une sorte de “Parc national linguistique” » (p. 8).

Aujourd’hui ?

La leçon argumentative de Belleau en matière d’affirmation linguistique au Québec devrait être entendue. Il me paraît cependant que sa position gagnerait aussi à être approfondie, sur au moins trois plans, s’agissant des débats actuels sur cette nécessaire affirmation.

Imaginons un premier prolongement à la phrase de Belleau qui m’occupe : « Nous avons besoin de tout le français pour parler. » Si Belleau a délaissé au tournant des années 1960 le purisme qui se trouvait dans certains des textes qu’il avait publiés jusque-là, c’est qu’il a commencé lui-même à employer une plus grande variété de registres de langue. Il en est arrivé, dans un texte comme « Langue et nationalisme », à mêler français de référence, lexique populaire québécois (« les langues sont des guidounes et non des reines », p. 4), lexique populaire de France (« interpellations flicardes », p. 9), néologismes (« formulateurs », p. 2 ; « minorisée », p. 2), voire mots anglais. Cela peut paraître étonnant dans un texte visant à affirmer le besoin de parler français au Québec, mais Belleau ne se prive pas de citer en anglais sans traduire (« la minorité dominante, laquelle a inventé, au jugement du linguiste américain Mario Pei, one of the most intolerant linguistic insults on record : “Speak white !” », p. 7) et d’utiliser des expressions anglaises (« “So it goes” », p. 5 ; « of all places ! », p. 7 ; « ces beautiful people », p. 8). Dans ses souvenirs de Belleau rédigés au moment de la mort de celui-ci, le professeur Michel Pierssens se rappelait comment son ancien collègue à l’Université du Québec à Montréal avait un rapport émotif à la langue :

André redoutait tout ce qui pouvait isoler les intellectuels et les écrivains d’ici des intellectuels et des écrivains d’ailleurs – obstacles souvent minimes mais qu’il percevait comme des butées incontournables de l’histoire dont il faisait partie. C’est ainsi qu’il pouvait, après telle conversation sur les pouvoirs de notre langue, s’interrompre pour me dire avec tristesse qu’un Français ne comprendrait jamais le plaisir et l’étonnement qu’il avait à employer parfois un imparfait du subjonctif [26].

On peut croire que Belleau se serait reconnu dans un des principes édictés par Jacques Roubaud dans Poésie, etcetera : ménage : « La poésie a besoin de tout le langage ordinaire (il ne doit pas lui être interdit : ni dans le vocabulaire, ni dans la syntaxe, ni dans les registres de langue : orale, écrite, populaire, savante,…). Mais elle a aussi droit à toute la langue (pas d’interdit aristocratique, pas d’interdit populiste)[27]. »

En ce domaine, en 1983, Belleau ne théorise guère : il prouve la marche en marchant. Ailleurs, il fait à plusieurs reprises la démonstration de l’importance du contact des langues en littérature. Il décrit ce contact chez Rabelais – « En éprouvant l’interaction clarificatrice d’au moins quatre langues : le latin médiéval, le latin classique, l’italien et le français, Rabelais aurait réussi à voir sa propre langue du dehors et ce faisant, à échapper aux contraintes du système linguistique[28] » – aussi bien qu’au Québec – il faut « prendre conscience du caractère profondément “hétéroglotte” du Québec : plusieurs niveaux de langues sans compter le français de France et l’anglais[29] ». De même, dans Le romancier fictif, il est question de la « multiplicité » et de l’« étendue » du langage, et de l’« hétérogénéité linguistique » chez un romancier tel Gérard Bessette[30]. La leçon de Bakhtine a été bien entendue[31].

Imaginons un deuxième prolongement à la phrase de Belleau : « Nous avons besoin de comprendre le français pour parler. » Qu’est-ce à dire ? Il ne s’agit pas ici de mettre en avant une connaissance, un savoir ou une maîtrise strictement scolaire du français, mais de promouvoir une connaissance, un savoir ou une maîtrise qui permet de mêler, en toute connaissance de cause, le français le plus normé, le vocabulaire de la linguistique, la langue populaire québécoise, le français hexagonal populaire, les néologismes, l’anglais, etc. Dans « L’ordinateur saisi par le mythe », en 1984, Belleau insistait sur la réflexion informée en matière de choix :

Être sujet dans la communication, c’est avoir une attitude réflexive envers les multiples langages qui m’habitent et me constituent, c’est forcément choisir, en fonction de la situation concrète de communication, non seulement mes énoncés mais aussi les intonations et accents évaluatifs qui les accompagnent toujours, c’est enfin prévoir et devancer la réponse de mon interlocuteur […][32].

La liberté linguistique n’est possible que si elle repose sur des choix clairement explicités[33].

Le troisième prolongement de la formule si frappante de Belleau peut être ramené à un chiasme : « Nous n’avons pas besoin de parler français pour défendre la nation » / « Nous n’avons pas besoin de défendre la nation pour parler français ». C’est sur ce plan que la position de Belleau reste encore difficile à concevoir. Relisons d’abord l’incipit du texte de 1983 :

La présentation de cette séance comporte trois questions : 1. Dans quelle mesure le nationalisme québécois a-t-il contribué à la sauvegarde de la langue ? 2. En la sauvegardant, jusqu’à quel point le nationalisme a-t-il influencé la langue dans son vocabulaire et dans son esprit ? 3. Pour que soit assuré l’avenir de la langue des Québécois au sein de la société nord-américaine, dans quel sens le nationalisme québécois devra-t-il évoluer ?

p. 2

Les termes des questions soumises au conférencier Belleau sont clairs : langue et nationalisme vont de soi. Or Belleau refuse deux de ces questions pour n’en retenir qu’une : « De mon point de vue, la meilleure question est la troisième. Les deux premières ont le défaut, en effet, de n’avoir qu’un intérêt historique. Et aux yeux de l’histoire, de quel nationalisme s’agit-il, s’agirait-il ? » (p. 2). Une fois de plus, Belleau entend reprendre le débat politique québécois sur de nouvelles bases (fédéralisme, antinationalisme, indépendantisme), le soumettre « à l’examen » (p. 2). Je ne connais personne qui ait essayé de défendre une position comme celle-là de façon soutenue.

Il y a pourtant peut-être lieu d’espérer. Les positions linguistiques de Belleau, telles qu’elles trouvent à s’exprimer dans « Langue et nationalisme », s’inscrivent désormais dans un nouveau contexte, qui devrait leur être favorable.

« Qu’une indépendance politique souhaitable finisse ici un jour par se substituer à un nationalisme actuel inévitable ne veut nullement dire de toute façon que la fameuse équation état = nation = langue unique soit un principe clair et indiscutable » (p. 3) ; la seconde partie d’une phrase comme celle-là, la plupart des spécialistes des études francophones ou postcoloniales pourraient l’énoncer. De même, la prise en compte du caractère fondateur du contact des langues a trouvé à s’exprimer avec force chez Belleau durant les quinze dernières années de sa vie, tant chez le théoricien que chez l’essayiste. Cela le placerait au diapason des recherches actuelles sur le colinguisme[34], l’hétérolinguisme[35], le multilinguisme[36], le mixtilinguisme[37], le plurilinguisme[38], le translinguisme[39] ou le bilinguisme[40].

À ce contexte scientifique s’en ajoute un autre, de nature culturelle et politique. Depuis le premier tiers du xixe siècle, la réflexion sur le français au Québec repose très largement sur l’opposition entre cette langue et l’anglais[41]. Or on aurait tort de plaquer cette grille d’interprétation bipolaire sur la situation linguistique québécoise au début du xxie siècle. Le contact des langues s’est, d’une part, manifestement diversifié au cours des dernières décennies : la langue anglaise n’est plus – si tant est qu’elle l’ait déjà été – la seule langue à mettre en relation avec le français au Québec. D’autre part, ce contact des langues, pour l’essentiel, est une réalité montréalaise, puisque Montréal accueille presque la totalité des nouveaux immigrants au Québec et que c’est là que sont scolarisés, en français, ceux qu’on a appelés « les enfants de la loi 101[42] ». Pierre Nepveu, dans le quotidien Le Devoir en 2012, puis l’année suivante dans la revue Liberté, insiste sur la nécessité de repenser le statut du français au Québec en tenant compte de ce double phénomène. Pour ce faire, il se réclame de Belleau et de « Langue et nationalisme », mais aussi du poète Claude Gauvreau et de Rabelais. Comme son compagnon d’études, il considère la Charte de la langue française « indispensable[43] ». C’est bien Belleau qu’on entend quand Nepveu écrit ceci :

Je dis que tout discours sur le français au Québec qui n’insiste que sur sa protection et sa conservation, qui ne la considère qu’en tant qu’indice de différence et de singularité, sans prendre acte de son renouvellement, de sa créativité, de sa porosité, de son aptitude à l’échange, a quelque chose de débilitant. Je dis que lorsque la crainte légitime de l’anglicisation tourne à une phobie nourrie par une méconnaissance profonde de la culture vivante et des pratiques très diverses (et souvent risquées) de la langue au Québec, la défense du français risque d’être stérile et de servir de repoussoir aux jeunes générations, comme le craignait déjà André Belleau dans son essai de 1983[44].

Dans son article, Belleau faisait en effet appel à « notre jeunesse » (p. 4), à « nos enfants » et à « la prochaine génération » (p. 8). À elle, à nous, de l’entendre. Nous n’avons pas à rester englués, collectivement, dans les catégories et expressions traditionnelles du discours québécois sur la langue : purisme et hypercorrection, fétichisation et essentialisme, frilosité et repli sur soi, folklorisation et conservatisme, nationalisme et polarisation. S’il est une leçon d’André Belleau, elle est là[45].