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Introduction

Le 20 février 1636, le tribunal de l’Amirauté française déclare de bonne prise la Mary Fortune, un navire anglais arraisonné près de deux ans plus tôt dans la baie de Tadoussac, et l’adjuge, ainsi que les biens qu’elle contenait, à la Compagnie de la Nouvelle-France, à la retenue du dixième[2]. Cette affaire n’a rien d’extraordinaire en soi. Depuis plus de cinquante ans, la mer est devenue un champ de bataille important sur lequel s’affrontent, par corsaires et compagnies commerciales interposés, les nations européennes. Cherchant à freiner le commerce pouvant profiter à leurs adversaires, les corsaires interceptent tout navire soupçonné d’être en provenance ou à destination des pays ennemis[3]. Leurs actions n’épargnent pas les marchands alliés ou neutres et, dans ces cas, les tribunaux de l’Amirauté statuent si le bâtiment saisi est de bonne prise ou non.

De tels litiges impliquant des Français et des Anglais se multiplient après la rupture entre Londres et Madrid en 1625, les bâtiments français commerçant avec la péninsule ibérique étant régulièrement abordés par les corsaires à la solde de Charles Ier. Même si, au cours de la décennie suivante, la France et l’Angleterre ne sont officiellement en guerre qu’entre juillet 1627 et mars 1629, les arraisonnements en haute mer continuent, obligeant les autorités à se pencher continuellement sur leur légalité. L’affaire de la Mary Fortune, tout en s’inscrivant dans cette dynamique, se distingue de ses semblables par les enjeux qu’elle mobilise. Pour René Augier et Henry de Vic, agents parisiens du roi d’Angleterre Charles Ier, il ne s’agit rien de moins que d’une question d’État susceptible d’entraîner de « terribles consequences[4] ». Pourtant, les historiens ne se sont pas attardés sur l’histoire de ce navire qui n’est mentionnée qu’en quelques mots dans Les relations des Jésuites[5].

Affrétée par la Company of Adventurers to Canada, la Mary Fortune quitte le port de Gravesend en mars 1634 et fait voile vers le Saint-Laurent[6]. Sitôt arrivé dans la baie de Tadoussac, le bateau est arraisonné par le capitaine Jacob Bontemps, qui le ramène à Dieppe. Interpellés par ses armateurs, Augier et de Vic prennent rapidement conscience de la gravité de l’affaire et demandent au secrétaire d’État sir John Coke de leur indiquer la marche à suivre dans les circonstances. Coke, lui aussi, voit tout de suite les implications liées à cet événement : en agissant ainsi, les Français auraient bafoué les traités signés entre les deux royaumes à Saint-Germain-en-Laye en avril 1632[7]. Le premier garantissait la liberté de commerce à leurs habitants, et le deuxième portait, entre autres, sur la restitution à la France des places occupées par les sujets de Charles Ier en Amérique du Nord lors de la guerre de 1627-1629[8]. Plus spécifiquement, l’arraisonnement de la Mary Fortune permet aux Français d’affirmer leur souveraineté sur le Canada, un territoire mal défini, également revendiqué par le roi d’Angleterre[9].

Les historiens ont toujours considéré que Charles Ier a abandonné toute revendication sur le Canada en 1632[10]. Récemment, Michel Lavoie a écrit que « la colonie canadienne fut remise à l’État français, en 1632, en vertu du traité de Saint-Germain-en-Laye » et qu’il « s’agit là d’une reconnaissance on ne peut plus claire des prétentions françaises sur le territoire », alors que Bernard Allaire parle d’une « réoccupation officielle de la Nouvelle-France » en 1632[11]. L’examen des sources diplomatiques de l’époque révèle cependant une interprétation différente des gouvernements anglais et français. Charles Ier affirme qu’il n’a jamais cédé le Canada à la France et que ses sujets ont le droit de venir commercer dans le Saint-Laurent, ce que conteste Louis XIII qui, pas plus que son beau-frère anglais, ne se préoccupe du point de vue autochtone sur la question. Un siècle auparavant, Francisco de Vitoria n’avait-il pas conclu que les Autochtones étaient exclus de la souveraineté[12]. Si les querelles du XVIIIe siècle autour de ce sujet en Amérique du Nord-Est sont bien connues, elles ont en fait commencé dès les premières tentatives d’implantation anglaise et française dans la région[13]. Nous examinerons cette question en rappelant tout d’abord les événements qui mènent à la signature des traités de Saint-Germain de 1632, puis nous nous intéresserons plus spécifiquement à l’affaire de la Mary Fortune et sur ce qu’elle révèle sur le sujet.

Guerre, captures et souveraineté

La guerre anglo-française, qui commence en juillet 1627 et se termine par la signature du traité de Suze en mars 1629, se déroule sur deux théâtres d’opération. Le premier est situé autour de la ville de La Rochelle, « capitale » du protestantisme français. Louis XIII veut la réduire à son obéissance, tandis que les Anglais offrent leur aide à ses habitants en y dépêchant une escadre commandée par le principal ministre de Charles Ier, le duc de Buckingham[14]. L’expédition tourne au désastre, ses membres tentant en vain de s’emparer de l’île de Ré. Alors que le volet terrestre du conflit ne sourit guère aux Anglais, les opérations maritimes sont moins funestes, mais ne leur procurent que des résultats mitigés, prises et contre-prises se répondant. Toutefois, des succès importants sont enregistrés en 1628 et 1629 dans le Saint-Laurent par les frères Kirke, marchands de vin nés à Dieppe d’un père anglais et d’une mère française, qui, à la suite de l’interruption du commerce anglo-français en 1627, deviennent corsaires. Ils obtiennent leurs lettres de marque en décembre et, trois mois plus tard, prennent la mer en direction de l’Amérique, ayant reçu l’instruction de se diriger « dans le golfe et la rivière du Canada en Nouvelle-France afin de prendre possession du commerce et du territoire et d’y déloger les Français[15] ». S’ils ne réussissent pas, lors de cette première expédition, à mettre la main sur Québec, ils s’emparent de quatre navires chargés de ravitailler l’habitation. Cette prise se révélera cruciale pour la suite des choses car, comme l’écrit Champlain, en se rendant, le sieur de Roquemont, commandant de cette flotte, « ne se perdait pas seul, mais il laissait tout le pays en ruine et près de cent hommes, femmes et enfants sur le point de mourir de faim, qui seraient contraints d’abandonner le fort et l’habitation au premier ennemi, faute d’être secourus, comme l’expérience l’a fait voir[16] ». L’année suivante, les Kirke remontent à nouveau le Saint-Laurent. Champlain ne peut que leur ouvrir les portes de sa place le 20 juillet, sans savoir que la France et l’Angleterre ont signé la paix à Suze, petite ville située en Italie du Nord, le 24 avril précédent, ce qui rend la prise de l’habitation illégale[17].

Pendant que les Kirke s’en prennent à Québec, des Écossais menés par sir William Alexander se dirigent vers l’Acadie. Alexander entretient depuis des années le projet de fonder une Nouvelle-Écosse[18] sur un territoire que, considère-t-il, les Français auraient abandonné après avoir évacué Port-Royal en 1607, seuls quelques-uns d’entre eux y habitant toujours en vivant de la pêche et du commerce des fourrures[19]. Selon Alexander, Louis XIII n’a aucun droit sur cette région puisque Élizabeth Ire, se fondant sur les découvertes réalisées par John Cabot, avait émis des lettres patentes reconnaissant la possession anglaise[20]. Alexander organise une expédition en 1629 au terme de laquelle son fils débarque à l’ancien emplacement de Port-Royal afin de fonder une nouvelle colonie sur ce territoire qu’il considère inoccupé par des chrétiens, mais où vivent plusieurs milliers de Micmacs[21]. Comme ceux survenus à Québec, ces événements se produisent trois mois après la signature du traité de Suze. Les Français, dès qu’ils apprennent ce qui est survenu dans le Saint-Laurent et à Port-Royal, exigent de Charles Ier la restitution de ces places[22]. Les discussions qui s’engagent sur ce sujet se rajoutent à celles qui portent sur les différends subsistant entre les deux couronnes, malgré la signature de la paix de Suze. Parmi ceux-ci, les questions maritimes et commerciales occupent une place centrale.

Arrivé au Conseil de Louis XIII en 1624, le cardinal de Richelieu manifeste très rapidement son intérêt à doter la France d’une marine digne de ce nom et de politiques commerciales lui permettant de compétitionner avec les autres États européens. En reprenant bien souvent des politiques avancées par ses prédécesseurs, il s’empare des postes importants qui lui donnent la main haute sur tout ce qui concerne la marine et le commerce et met sur pied des compagnies de commerce afin de concurrencer leurs pendants hollandais et anglais. Ces différentes mesures lui permettent par ailleurs de s’enrichir et d’affermir ses réseaux de clientèle familial et élargi[23]. Richelieu, une fois la paix revenue, accorde une grande importance à la reprise des échanges entre la France et l’Angleterre. Toutefois, son désir de doter le royaume d’une marine digne de ce nom dérange les Anglais, Charles Ier revendiquant la souveraineté sur les mers.

Cette question, qui intéresse depuis longtemps les monarques européens, faisait l’objet de nouveaux débats depuis que, en 1609, le Hollandais Hugo Grotius avait affirmé que les océans n’appartenaient à personne et que tous pouvaient librement y naviguer à des fins commerciales[24]. Le traité de Grotius suscite beaucoup de polémique, entre autres en Angleterre où Jacques Ier cherche à limiter la présence de pêcheurs hollandais au large des côtes d’Écosse[25]. La position anglaise se durcit particulièrement sous Charles Ier, ce dernier voulant se faire reconnaître la souveraineté sur les mers, considérées comme « le joyau le plus précieux de la couronne de Sa majesté » par le juriste sir John Boroughs[26]. Les Français ne peuvent accepter cette prétention. Dans une lettre datée du 24 septembre 1629, le marquis de Châteauneuf, ambassadeur extraordinaire de France à Londres, relate à Richelieu que le souverain anglais lui avait expliqué que Louis XIII n’aurait pas de meilleure façon de lui témoigner son amitié et son estime qu’en « se despartant du desseing que l’on dit qu’il a de se rendre maistre de la mer[27] ». Cette requête n’impressionne ni Châteauneuf ni Richelieu pour qui il est hors de question que les Anglais règnent impunément sur les océans.

Malgré la paix signée à Suze, dont l’article 1 prévoit l’« ouverture du Commerce seur & libre », prises et contre-prises continuent de miner les relations entre Français et Anglais[28]. Conscient des difficultés générées par de tels événements, Weston, le grand trésorier d’Angleterre, signifie à Châteauneuf, peu après son arrivée en sol anglais, que la première chose à faire pour restaurer la bonne intelligence entre les deux couronnes, serait de rétablir le commerce entre les sujets et d’empêcher les lettres de marques[29]. Toutefois, la guerre qui continue entre l’Espagne et l’Angleterre rend les arraisonnements inévitables et, avec eux, des mesures de représailles[30]. La question trouve finalement d’elle-même une solution le 30 novembre 1630, avec la signature de la paix entre Londres et Madrid. Une conférence tenue en janvier 1631 permet aux représentants anglais et français d’en arriver à un accord sur le commerce. Les articles annulent toutes les lettres de marques et de représailles déjà octroyées, encadrent strictement l’octroi de nouvelles lettres de ce type et règlent le futur déroulement des visites et éventuelles prises de navires en haute mer. Les anciens traités de commerce entre les deux couronnes sont par ailleurs confirmés. Ces mesures ne peuvent toutefois être immédiatement appliquées car, comme l’écrivent Augier et de Vic le 21 janvier : « Reste à vuider le different de Port Royal qui est l’unique accroche de l’execution de ce que dessus, et qui seul empesche auiourd’huy ceste liberte et utilite reciproque[31]. » De fait, depuis novembre 1629, le sort de l’Acadie représente le principal point de discorde entre Paris et Londres.

Au début d’octobre 1629, des rumeurs commencent à circuler à Paris au sujet de la prise de Québec par les Anglais[32]. Les Français étaient installés, quoiqu’en petit nombre, à Québec depuis vingt ans. La terre autour de cette place est exploitée, grâce entre autres à une ferme installée au Cap Tourmente. La souveraineté de la France sur cet endroit ne fait aucun doute, selon la conception européenne de la question. Le principe du droit romain de res nullius, sur lequel, entre autres, s’appuient les prétentions à la souveraineté à cette époque, pose que toutes choses vides, y compris les territoires inoccupés[33], demeurent la propriété collective de l’humanité jusqu’à ce qu’elles soient mises à profit, généralement par le biais de l’agriculture. La première personne à utiliser la terre, particulièrement par le biais de l’agriculture, devient son propriétaire[34].

Négocier la paix et les droits

Dès qu’il reçoit un premier avis de Richelieu à ce sujet, Châteauneuf demande une audience auprès de Charles Ier afin d’exiger la restitution de la place. Le roi répond favorablement à sa requête. Le 28 octobre, soit une journée avant que Champlain n’arrive à Londres, l’ambassadeur extraordinaire annonce au cardinal que Charles Ier s’est montré désolé en apprenant les événements survenus dans le Saint-Laurent, qui demandent toutefois à être confirmés. S’ils s’avéraient, « j’en feray donner entiere satisfaction au Roy mon frere », aurait-il ajouté, reconnaissant que la prise de l’habitation s’était passée hors du délai de grâce prévu par le traité de Suze[35]. Les choses se compliquent quelques jours plus tard lorsque l’installation des Écossais à Port-Royal est connue. Après tout, les Français auraient abandonné la région en 1607, ne laissant derrière eux qu’une poignée d’individus qui commerçaient avec les Autochtones et s’adonnaient à la pêche – ce n’est qu’à partir de 1636 que les Français commenceront à développer l’agriculture en Acadie[36]. Après quelques hésitations, Châteauneuf décide de demander également la restitution du Cap-Breton et de Port-Royal « afin de ne point laisser de guerre[37] ».

L’ambassadeur, en présentant ses requêtes, sait que la restitution de l’Acadie n’est pas gagnée d’avance. En effet, des Écossais sont allés trouver Charles Ier pour lui dire que les Français avaient usurpé ce dernier territoire qui leur appartenait bien, et que leur descente de juillet 1629 n’avait pas été faite à l’encontre du traité de Suze. L’ambassadeur français rejette leurs prétentions du revers de la main, ce qui n’empêche pas six des neuf conseillers de Charles Ier qui se penchent sur la question de refuser la restitution de l’Acadie aux Français, tout en maintenant leur décision d’abandonner Québec[38]. Devant ces positions, l’ambassadeur français se rend rapidement compte que « la plus grande difficulté [dans la négociation] vient de ce qui se doibt entendre sous ces mots de Canada ou Nouvelle-France[39] ». Il conclut donc qu’il vaut mieux « parler generalement soubs les motz de la nouvelle France et me restraindre seulement a les [les Anglais] faire desporter des lieux qu’ils ont occupes depuis la paix[40] ».

Il s’agit d’une décision importante, qui ne sera pas désavouée par Louis XIII et Richelieu : la France ne demande pas explicitement que la souveraineté sur le Canada, la Nouvelle-France ou l’Acadie lui soit formellement reconnue dans le cadre des négociations qui s’amorcent, mais bien que les Anglais et les Écossais se contentent d’abandonner les places qu’ils ont occupées après mars 1629. Cela ne veut pas dire que les Français entendent se cantonner derrière les murs qui protègent ces lieux. Ceux-ci sont historiquement associés à la France, ce qui leur accorde une grande importance symbolique, mais ils possèdent également une importance stratégique, leur possession donnant accès aux ressources d’un territoire plus large[41].

Dans un mémoire déposé le 1er décembre au Conseil du roi d’Angleterre, Châteauneuf revendique ainsi le retour à la France de « tous les lieux et places qu’ils y ont occupez et habitez depuis ces derniers mouvemens, et particulierement la forteresse et habitation de Quebec, costes du Cap Breton, et Port Royal prins et occupez scavoir la forteresse de Quebec par le capitaine Querch, et les costes du Cap Breton et port roial par le sir Guillaume Alexandre depuis le 24 avril dernier[42] ». Charles Ier ne tarde pas à répondre en transmettant une déclaration dans laquelle il ordonne que l’habitation de Champlain soit remise aux Français dans l’état exact dans lequel la place se trouvait lorsque les corsaires anglais s’en sont emparés[43]. En ce qui concerne l’Acadie, le roi déclare que, advenant que William Alexander ait pris des places aux Français, que ce soit par la force ou par composition, elles leur seraient rendues.

La question qui se pose est dès lors la suivante : Alexander a-t-il commis des actes de guerre en s’emparant de territoires français ou s’est-il installé dans des régions n’appartenant pas à la France ? Dans le premier cas, Port-Royal devrait être remis au même titre que Québec à Louis XIII. Dans le second, les Écossais pourraient garder la place, en fonction du res nullius[44]. Le 5 décembre, Châteauneuf envoie la déclaration royale à Richelieu, en lui précisant que les Anglais l’ont présentée « que comme un project de leur intention et ne m’arrester aux deffaux des mots et des parolles dont ils me dirent que quand je l’aurois consideré ils conviendroient facilement ». Il lui fait par ailleurs remarquer qu’« Il y a quelque chose d’ambigu et qui n’est assez expliqué touchant le deslaissement du Capbreton et Port roial », et qu’il entend éclaircir ce point[45].

Les discussions sur le sort de l’Acadie vont s’étirer pendant plus d’un an. Les Écossais ne voient pas pourquoi ils devraient rendre le Cap-Breton et Port-Royal, « voulant dire qu’estans costes deshabites par les françois, qu’ilz ne les ont prins sur eulx et ainsy qu’il leur a esté libre d’y descendre[46] ». De plus, la souveraineté de Charles Ier sur ce territoire avait été reconnue, selon les Anglais, par les Micmacs. D’ailleurs, au moment où ils informent Châteauneuf qu’ils n’entendent pas se départir de l’Acadie, on annonce l’arrivée à Londres « du roi, de la reine et du jeune prince de Nouvelle-Écosse » venus rendre hommage au roi d’Angleterre et se ranger sous ses lois en échange de sa protection contre les Français[47]. Pour les Européens, une telle visite est importante puisque, depuis la querelle sur les droits des Amérindiens qui avait secoué l’Espagne dans le premier tiers du XVIe siècle, il était acquis qu’un monarque ne pouvait pleinement revendiquer la souveraineté sur un territoire que si ses habitants la lui reconnaissaient[48].

Le fait que les Micmacs n’avaient pas de roi – l’obéissance chez eux n’était pas due à un individu mais à des normes collectives – et que leur relation avec le territoire diffère complètement de celle des Anglais, en raison notamment du caractère nomade de leur existence, n’est évidemment pas pris en considération par ces derniers qui affirment également que les quelques Français toujours présents auraient pareillement reconnu la souveraineté du roi d’Angleterre[49]. Cette dernière prétention est tout aussi exagérée car, si Claude de la Tour, qui vivait au Port-Lomeron depuis près de vingt ans, accepte bien un titre de baronnet de la part de Charles Ier, son fils, entre autres, refuse de reconnaître la souveraineté anglaise sur le territoire[50]. Châteauneuf, pour sa part, ne peut envisager de voir la France abandonner l’Acadie. Une telle perte serait, de l’avis de ceux qui connaissent les affaires du Canada et qu’il a consultés, extrêmement préjudiciable à la France. Mais, plus encore, martèle-t-il à Richelieu dans sa lettre datée du 21 février citée plus haut, « il seroit honteux a la France d’avoir perdu quelque chose par ceste derniere guerre ». Pour sa part, le Conseil d’Écosse écrit à Charles Ier pour lui signifier qu’il est tenu sur son honneur de conserver la Nouvelle-Écosse en sa possession[51].

Finalement, l’insistance de Châteauneuf à garder Port-Royal finit par ébranler les négociateurs anglais qui ne peuvent que constater que tout accord global se butte à cette question. Or, se demandent-ils, politiquement, qu’apporte l’Acadie à Charles Ier, alors que des questions pressantes demandent à être réglées ? Le roi manque cruellement d’argent et ne peut poursuivre ses politiques. De plus, l’interruption du commerce entre la France et l’Angleterre affecte grandement les marchands anglais qui s’en plaignent amèrement. Augier et de Vic ne sont plus certains que, dans les circonstances, Port-Royal doive être défendu bec et ongles[52].

Au début de mars 1631, lord Dorchester les informe des résultats des discussions menées par les conseillers royaux au sujet de « the restitution of Quebec in Canada by the English and the removing the Scottishmen from Port Royal[53] ». Le choix des mots écrits par le ministre responsable des Affaires étrangères est important. Il est question, d’une part, d’une restitution qui témoigne d’un abandon complet de droits sur Québec uniquement – il ne parle pas de la restitution du Canada ou de la Nouvelle-France – et, d’autre part, d’une évacuation qui ne nie pas les droits écossais sur l’Acadie[54]. Un accord est finalement conclu le 2 avril 1631 qui permet la signature du deuxième traité de Saint-Germain par lequel le roi anglais promet « de rendre & restituer à Sa Majesté très-Chrestienne, tous les lieux occupés en la nouvelle France, l’Acadie & Canada par les Sujets de Sa Majesté de la Grande Bretagne ». Ces places sont indiquées un peu plus loin dans le texte, soit le « Fort-Royal, Fort de Québec, & Cap Breton »[55]. Ce sont donc des endroits très précis, hormis le Cap-Breton qui représente un territoire qui n’est pas bien défini, qui sont restitués par l’Angleterre à la France par le traité de Saint-Germain, alors que ce dernier ne parle pas de reconnaissance de souveraineté. D’ailleurs, très rapidement, Charles Ier fait savoir qu’il n’entend pas abandonner ses droits tant sur l’Acadie que sur la région laurentienne. L’affaire de la Mary Fortune expose ces divergences au grand jour.

La prise de possession par les Français et la capture de la Mary Fortune

En 1633, un an après que Charles Ier eut redonné Québec, le Cap-Breton et Port-Royal aux Français, Samuel de Champlain fait voile vers l’Amérique du Nord, après avoir reçu commission « de sa lieutenance dans toute l’étendue du fleuve de Saint-Laurent et d’autres, pour la conduite des vaisseaux de la dite societé [la Compagnie de la Nouvelle-France], comme général de ceux-ci pendant le voyage pour aller à Quebec[56] ». Il a la surprise, en arrivant dans la baie de Tadoussac, d’être rejoint par trois navires anglais. Après avoir hésité quelque peu sur la marche à suivre, il décide de les laisser partir, ne se considérant pas assez puissamment armé pour faire respecter manu militari le monopole du commerce obtenu par la compagnie des Cent-Associés des mains de Louis XIII[57]. Mais, à la première occasion, il écrit à Richelieu pour se plaindre que l’Anglais « despuis les Traictes de paix, faict entre les couronnes, vient encore traicter et troubler en ce fleuve vos subjects, jusques a Tadoussac, cent lieues amont ledict fleuve, disant qui leur a este enjoinct d’en sortir, mais non d’y retourner, et pour ce ont conge de leur Roy, pour trente ans[58] ». L’année suivante, la Mary Fortune se présente elle aussi dans le Saint-Laurent pour y être arraisonnée par le capitaine Bontemps et ramenée à Dieppe.

La préoccupation première de sir John Coke, lorsqu’il apprend le sort réservé au navire, est de nature économique. Un des deux traités de Saint-Germain garantit le libre commerce entre les deux royaumes sans faire de distinction entre les métropoles et leurs territoires d’outre-mer. La Mary Fortune avait donc le droit, selon lui, de se trouver dans le Saint-Laurent et de trafiquer avec les Autochtones. Le secrétaire d’État reconnaît que, par le deuxième traité de Saint-Germain, son maître a rendu les places dont ses sujets s’étaient emparés après la signature du traité de Suze. Il soutient toutefois que ces régions ont été d’abord explorées et exploitées par des sujets de Charles Ier et que ce dernier n’a pas renoncé à ses droits sur celles-ci, incluant le droit d’y commercer. Les prétentions anglaises n’ont pas attendu l’affaire de la Mary Fortune pour se manifester. Le 15 août 1632, une lettre royale aux chevaliers-baronnets, qui ont acheté un titre de noblesse en échange de leur installation en Nouvelle-Écosse, les assure de la continuité de cette colonie malgré la cession de Port-Royal à la France[59]. En novembre suivant, la Company of Adventurers to Canada dépose une demande au conseil privé afin d’obtenir « l’exclusivité du commerce dans le golfe et la rivière de Canada et dans les régions adjacentes, et d’y installer une colonie et une forteresse s’ils le jugent appropriés, entre les 44e et 54e degrés de latitude ». Les conseillers leur répondent favorablement après avoir reçu un avis de John Coke confirmant qu’une telle requête ne venait pas en contradiction avec les traités signés récemment avec la France[60].

L’accent mis par Coke sur le commerce n’est pas surprenant. L’économie du royaume traverse alors une crise importante provoquée par le ralentissement des opérations commerciales au cours des années précédentes auquel est venue se rajouter une récolte désastreuse en 1630. Le chômage est très important et la pénurie de biens de subsistance fait craindre des troubles sociaux[61]. Dans les circonstances, il est hors de question d’abandonner aux Français une vaste zone commerciale dotée d’un riche potentiel. La position du ministre est d’autant plus ferme que les Anglais accusent leurs vis-à-vis de plusieurs infractions aux traités de Saint-Germain. Par exemple, le 15 juillet 1634, Augier signale à Coke que de nombreux marchands anglais actifs en France se plaignent grandement des conditions qui leur sont imposées par les autorités de la Rochelle, Rouen, Morlaix et Bordeaux qui leur demandent notamment de payer des impositions supplémentaires, nonobstant la liberté de commerce dont ils disposent[62]. Les infractions à la liberté de commercer ne sont qu’un des griefs entretenus par Londres à l’endroit de Paris, les Anglais reprochant également aux Français de ne pas encore avoir payé les reliquats de la dot d’Henriette-Marie – soeur de Louis XIII mariée à Charles Ier – et au sieur de Caën de ne pas avoir versé aux Kirke les sommes qu’il leur doit[63]. Les négociations sur le sort de la Mary Fortune s’inscrivent dans ce contexte difficile.

Afin de préparer les discussions à venir, Augier et de Vic parlent fréquemment de la question avec Jean de Lauson, maître des requêtes et administrateur de la Compagnie des Cent-Associés[64]. Selon lui, trois raisons font que la prise du navire de la Company of Adventurers to Canada est légitime. La première concerne l’octroi par Louis XIII du monopole du commerce dans le Saint-Laurent à la Compagnie des Cent-Associés : les frères Kirke étant Français d’origine, ils devraient se conformer aux volontés de leur roi. La deuxième se base sur la réciprocité : quand les Kirke étaient maîtres du pays, ils empêchaient les Français de venir y commercer. Il ajoute que les Anglais agissent toujours ainsi dans les lieux qu’ils possèdent et cite la Virginie en exemple. Troisièmement, Lauson trouve que « c’est chose estrange que six mois apres la restitution que sa majesté de la Grande Bretagne a faite dud. pays, Elle ayt donné Commission à se subiects d’en aller prendre possession depuis le 44e iusqu’au 54e degré, ou Quebec aussy bien que Tadoussac et toutes la riviere de St Laurent se trouvent compris[65]. » Lauson, qui étend la portée du traité de Saint-Germain « au pays » et non uniquement à Québec, le Cap-Breton et Port-Royal, se demande également à quoi servirait la restitution de l’habitation sur le Saint-Laurent à la France si les Anglais viennent « traffiquer à tadoussac qui est la rade sur le passage dud. Québec, et seroit une interruption entiere à la traite des François aud. lieu »[66]. Pour Lauson, et donc par extension pour le gouvernement français, il est clair que, par le traité de restitution de Saint-Germain, la France a récupéré l’ensemble du Canada et pas seulement l’habitation installée au Cap-Diamant. Il appuie sa prétention sur le droit de découverte, Jacques Cartier ayant été le premier à explorer les rives du Saint-Laurent en 1534. Mais la référence au marin malouin n’émeut pas les Anglais qui, à commencer par John Coke, prétendent avoir été les premiers à découvrir le Canada[67].

Leur argument à ce sujet n’est pas détaillé dans les sources consultées, mais on peut croire qu’ils font référence aux voyages de Cabot. La question soulevée ici concerne la portée géographique de ces revendications. Les premiers navigateurs européens longeaient les côtes sans prendre le temps de remonter les rivières qu’ils croisaient. Ces voies d’eau représentaient cependant pour eux des marqueurs de territoires importants[68]. Naturellement, les Européens s’installaient à leur embouchure, car celles-ci étaient porteuses d’espoir de futures découvertes géographiques et commerciales. Lieux de passage et de promesses, « avenues d’Empire », les embouchures des rivières, lorsque les navigateurs ne s’y installent pas, sont revendiquées par la plantation de croix ou par d’autres marqueurs de possession[69]. Le Saint-Laurent est l’une des rares voies d’eau d’Amérique du Nord permettant de pénétrer facilement et profondément à l’intérieur des terres. La navigation sur ce fleuve rend la question de la souveraineté sur ses rives problématique, Cartier ayant franchi la limite du littoral atlantique, pénétré dans l’arrière-pays laurentien et revendiqué des régions que les Anglais pouvaient considérer leurs en se basant sur les actions de Cabot.

En effet, les chartes accordées par les rois, entre autres celle de Virginie de 1609, étendaient « d’une mer à l’autre » la portée des revendications territoriales qui, partant des côtes explorées, s’enfonçaient vers l’intérieur du continent sans définir de frontières précises vers l’ouest. En appliquant ce principe aux navigations de Cabot, toute l’Amérique du Nord devait être reconnue comme relevant de la souveraineté des rois anglais, puisqu’il aurait été le premier navigateur à longer ses côtes. De plus, en février 1629, sir William Alexander a obtenu une charte lui accordant les droits sur toute la rivière du Canada jusqu’à sa source que l’on croyait proche du golfe de Californie, et les Anglais voulaient les voir reconnus[70].

Les discussions plus formelles sur le sort de la Mary Fortune s’engagent au début de janvier 1635. Des deux côtés, les représentants s’entendent pour essayer de régler la situation à l’amiable, plutôt que par un arrêt du Conseil. Anglais et Français ont assurément intérêt à éviter une judiciarisation de l’affaire qui, en toutes probabilités, ne pourrait se terminer que par une reconnaissance de la légalité de la prise de la Mary Fortune, une décision qui reviendrait à affirmer la souveraineté de la France sur le Saint-Laurent. Cela viendrait évidemment à l’encontre des intérêts de Londres, mais aussi de ceux de Paris. La France s’approche lentement mais sûrement d’une déclaration de guerre contre l’Espagne et elle désire s’assurer de l’appui de l’Angleterre dans ce conflit, ou du moins de sa neutralité.

Les représentants de Louis XIII proposent alors de rendre le bateau tout en conservant les marchandises, ce qui revient à dire que les Anglais se trouvaient illégalement dans la baie de Tadoussac et que, le fruit de leur commerce étant illicite, il pouvait être saisi. Sans surprise, Augier et de Vic rejettent cette offre qu’ils jugent contraire à leurs intérêts[71].

François Fouquet, qui représente le gouvernement français dans les négociations, amène alors la discussion sur le droit des uns et des autres à commercer librement en Amérique. Charles Ier réclame la liberté de commerce dans le Saint-Laurent, mais il ne l’accorde pas aux Français en Virginie. À cela, Augier et de Vic répliquent que Louis XIII « ne possède ni fort ni habitation, ou aucune autre des marques de souveraineté certaine et propriété » dans le Saint-Laurent, hormis Québec, alors que les Anglais sont bien implantés en Virginie – environ 3000 d’entre eux y habitent en 1630[72]. Ils avancent donc que le commerce peut se pratiquer librement dans des territoires où une souveraineté européenne ne s’exerce pas, ce qui est le cas du Saint-Laurent selon eux, et que, dans les régions où une souveraineté européenne s’exerce, comme la Virginie, l’autorité en place peut limiter l’accès aux marchands étrangers, malgré le traité de libre commerce unissant les deux couronnes. Tout en affirmant leur souveraineté sur les mers qu’ils jugent leur appartenir, les Anglais insistent pour obtenir la liberté du commerce ailleurs, une attitude qu’ils ont adopté avec les Hollandais dans les années 1610 lorsque les deux États essayaient de régler les différends commerciaux qui les opposaient dans le Sud-Est asiatique[73].

L’affaire traîne en longueur. Les Français, particulièrement, ont d’autres préoccupations en tête, alors que les hostilités avec l’Espagne ont été déclenchées le 19 mai. Mais les armateurs anglais attendent toujours de connaître le sort de leur navire et de ses marchandises. Ils se rappellent au bon souvenir du secrétaire d’État John Coke et celui-ci écrit, en décembre 1635, à son ambassadeur à Paris, John Scudamore, pour lui signifier que l’Angleterre espère toujours des réparations pour les injustices subies dans la baie de Tadoussac l’année précédente[74]. Augier et de Vic entreprennent alors de nouvelles démarches vis-à-vis de leurs interlocuteurs français, tout en réitérant qu’il serait préférable que « l’on tasche de porter l’affaire a quelque composition amyable entre les particuliers puis que la consequence seroit trop grande de la traicter de Roy a Roy ou par les voyes ordinaires qui ne se pourroient en effect sans venir a la decision de la question a qui ledit pays appartient de droit[75] ». Coke est d’accord avec cette approche, ce qui ne l’empêche pas, dans sa réponse, de présenter à nouveau clairement la position de son gouvernement dans cette affaire : Charles Ier, en signant les traités de Saint-Germain, n’a jamais voulu reconnaître les droits de Louis XIII sur le Saint-Laurent ou le Canada[76]. Cela n’empêche pas, en février, le tribunal de l’Amirauté de déclarer le navire de bonne prise, sans que cela ne termine les discussions sur ce sujet.

En mai, Fouquet, lors d’une discussion avec l’ambassadeur Scudamore, présente les trois raisons qui ont incité son gouvernement à considérer que l’arraisonnement de la Mary Fortune était légal. Premièrement, le capitaine anglais n’a pas respecté le traité de restitution de 1632 en venant commercer dans un territoire appartenant au roi de France. Deuxièmement, il a contrevenu au troisième article du traité sur le libre commerce en refusant de montrer, quand Bontemps les lui a demandées, ses commissions et charte-partie. Troisièmement, il a perpétré « le pire acte d’hostilité pouvant être commis » en déployant le drapeau anglais à Tadoussac, affirmant ainsi la revendication de son maître sur ce territoire[77].

Scudamore rétorque que, par le second article du traité de restitution de Saint-Germain, Charles Ier s’est engagé « de rendre & restituer à Sa Majesté très-Chretienne, tous les lieux occupés en la nouvelle France, l’Acadie & Canada par les Sujets de Sa Majesté de la Grande Bretagne, iceux faire retirer desdits lieux ». En conséquence, seuls Québec, Port-Royal et le Cap-Breton ont été restitués à la France. Il s’agit, conformément à la demande déposée par le marquis de Châteauneuf en décembre 1629, des lieux occupés par les Anglais et Écossais après la signature du traité de Suze. Cela n’inclut pas Tadoussac, où la Mary Fortune a été arraisonnée. Cet endroit ayant été pris par les Anglais en 1628, il ne serait pas soumis aux obligations susdites. Toutefois, les Anglais n’ayant pas eux-mêmes occupé la place, ils ne vont pas jusqu’à dire qu’elle leur revient, même s’« il n’a jamais été de son [Charles Ier] intention de se départir ainsi de ses droits de propriétés sur ces quartiers ou de priver ses sujets d’y commercer ». La région n’appartenant à personne, Anglais et Français ont le droit d’y naviguer librement. Et, continue l’ambassadeur, s’il faut déterminer qui détient la souveraineté sur ce territoire, nul doute qu’elle sera octroyée au roi d’Angleterre, ses sujets ayant été les premiers à l’avoir découvert et possédé. D’ailleurs, Scudamore ne peut s’empêcher de relever que les populations locales ont déployé sans aucune difficulté le drapeau anglais devant leur cabane, ce qui démontre, selon lui, leur peu d’affection pour la France et leur volonté de reconnaître la souveraineté anglaise sur le territoire – le fait que les Innus, notamment ceux installés à l’embouchure du Saguenay, et d’autres nations autochtones d’ailleurs, n’hésitent pas alors à interdire l’accès de leurs territoires à d’autres nations, voire aux Européens, et donc qu’ils se reconnaissent un contrôle sur ceux-ci, n’est pas pris en considération par l’ambassadeur[78]. Finalement, il signale qu’aucun article des traités unissant ces deux couronnes ne prévoit qu’un bateau devrait être considéré de bonne prise parce qu’il a refusé de montrer une commission à un vaisseau d’une autre couronne.

Ces arguments ne persuadent pas les Français, ce qu’a bien prévu René Augier. Au début de mai, il propose à John Coke de faire prononcer un arrêt contre Jacob Bontemps et ses associés « a cause de l’action piratique par eux commis audit Tadoussac au prejudice de la libre concurrence, des droits de Sadite Majesté au dit pays, et de la permission particuliere qu’elle a donnee et veut maintenir a ses subjects de traffiquer audit pays ». Selon lui, un tel arrêt aurait le mérite de témoigner du désir royal de garder ses droits sur le Canada et légitimerait d’éventuelles lettres de représailles qui permettraient aux armateurs de la Mary Fortune de « mettre la main sur quelques uns de ses navires allant ou venant de Canada, pour se recompenser des dommages et pertes » subis aux mains de Bontemps[79].

Toutefois, la question de la Mary Fortune disparaît tranquillement de la correspondance diplomatique, remplacée par de nouveaux différends entre les deux capitales, notamment la prise de vaisseaux naviguant dans la Manche. Les Anglais semblent se désintéresser progressivement de la vallée du Saint-Laurent. L’octroi du monopole de l’exploitation de Terre-Neuve aux Kirke incite sûrement ces derniers à concentrer leurs activités sur cette île plutôt que de s’aventurer vers l’intérieur du continent. Quant à Alexander, il obtient en 1635 du Conseil de la Nouvelle-Angleterre les terres allant de la rivière Sainte-Croix, adjacente à la Nouvelle-Écosse, et suivant les côtes jusqu’à Pemaquid, et les terres remontant la rivière Kennebec, que les Anglais appelleront désormais le comté du Canada[80]. Cependant, les Anglais n’abandonneront jamais leurs prétentions sur le Canada et continueront à le revendiquer jusqu’à ce qu’il leur soit officiellement cédé en 1763.

Conclusion

L’Amérique du Nord-Est représente, dès les premières années du XVIIe siècle, une pomme de discorde entre la France et l’Angleterre. La première manifestation de cette situation conflictuelle se produit en 1613, alors que Samuel Argall détruit ce qui reste des installations françaises de Port-Royal[81]. Les conflits qui s’ensuivent vont se déployer sur terre, sur mer et dans les officines gouvernementales, alors que les représentants de l’un et l’autre royaume s’efforcent de définir les territoires sur lesquels ils revendiquent la souveraineté. Ils mobilisent pour ce faire les droits de découverte, les droits d’exploitation et la « reconnaissance » alléguée par les Autochtones de leur souveraineté. Ils agissent aussi militairement, comme Argall en 1613, et juridiquement, comme la France avec l’arraisonnement de la Mary Fortune, leurs prétentions ne signifiant rien s’ils se montrent incapables de les faire respecter – là réside le principal marqueur de la souveraineté européenne sur ces terres.

Les textes officiels produits à ce sujet, comme le traité de restitution de Saint-Germain de 1632, ne règlent pas la question. Comme plusieurs documents du même genre, ils font l’objet d’interprétations divergentes qui forcent les autorités gouvernementales à négocier leurs suites en permanence. Si le traité prévoit la restitution à la France uniquement des « Fort-Royal, Fort de Québec, & Cap Breton », cela n’empêche pas Samuel de Champlain de recevoir l’année suivante une commission de sa « lieutenance dans toute l’étendue du fleuve de Saint-Laurent » et Louis XIII de revendiquer l’ensemble du Canada lorsque l’affaire de la Mary Fortune place ce sujet sur la table. La position royale est motivée d’abord et avant tout par des intérêts commerciaux et maritimes. Il est d’ailleurs frappant de constater que la conversion espérée des Autochtones, qui est censée être une des priorités des royaumes européens dans leurs opérations coloniales, n’est jamais mentionnée au cours des discussions, tout comme la nécessité de les « civiliser » ou leur rapport au territoire. Les Autochtones ne sont mobilisés que lorsque certains de leurs actes peuvent être interprétés au profit de l’une ou l’autre partie, comme la visite du Sagamo Segipt en Angleterre au début de 1630. Le riche potentiel du bassin laurentien doit profiter à la France et non à d’autres puissances européennes. Même si le marquis de Châteauneuf mobilise l’honneur du roi afin d’insister sur l’importance de récupérer l’Acadie après que William Alexander s’y fut installé, et que la culture politique des monarques influence grandement les négociations diplomatiques du temps, les impératifs économiques des uns et des autres jouent un rôle fondamental dans les discussions qui mènent aux traités de Saint-Germain, comme ce sera le cas lors d’autres pourparlers, ceux précédant la signature du traité d’Utrecht par exemple[82].

Les Anglais acceptent de reculer au sujet de leur possession de Port-Royal lorsqu’ils se rendent compte que les débats autour de cette place empêchent la reprise du libre commerce entre les deux royaumes et que l’Acadie ne recèlerait que bien peu de richesses[83]. Le traité de restitution est accompagné d’un traité sur le libre commerce, que les Français n’entendent pas appliquer dans le Saint-Laurent qu’ils considèrent, comme les Anglais le font de leurs propres colonies, comme un territoire exclusif duquel ils peuvent exclure les marchands étrangers.

La réalité coloniale ne correspond pas à la réalité européenne du temps, il s’agit de deux mondes qui n’obéissent pas toujours aux mêmes logiques gouvernementales et commerciales, alors qu’ils sont soumis aux mêmes règles diplomatiques, celles-ci étant l’apanage exclusif des rois. Cette contradiction marquera toutes les discussions qu’auront Français et Anglais sur leurs territoires d’Amérique du Nord pendant les XVIIe et XVIIIe siècles.