Corps de l’article

Dans son jugement unanime rendu en 1989 dans l’affaire Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général)[1], Brian Dickson, alors juge en chef de la Cour suprême du Canada, a conclu que l’exclusion intentionnelle des droits de propriété de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés[2] signifiait que les droits économiques et commerciaux des entreprises n’étaient pas protégés. Il a toutefois affirmé que la garantie de sécurité de la personne prévue par l’article 7 pouvait être interprétée comme incluant les « droits économiques, fondamentaux à la vie de la personne et à sa survie[3] » :

Les tribunaux d’instance inférieure ont conclu que la rubrique des « droits économiques » couvre un vaste éventail d’intérêts qui comprennent tant certains droits reconnus dans diverses conventions internationales – tels la sécurité sociale, l’égalité du salaire pour un travail égal, le droit à une alimentation, un habillement et un logement adéquats – que les droits traditionnels relatifs aux biens et aux contrats. Ce serait agir avec précipitation, à notre avis, que d’exclure tous ces droits alors que nous en sommes au début de l’interprétation de la Charte[4].

Dans la même lignée, à la fin des années 80, Louise Gosselin a lancé une contestation des droits socioéconomiques, à la suite de l’adoption au Québec d’un règlement sur l’aide sociale qui réduisait les prestations pour les bénéficiaires de moins de 30 ans à un tiers du montant que le gouvernement avait déterminé nécessaire pour répondre aux besoins fondamentaux[5]. Mme Gosselin a soutenu que le règlement constituait non seulement une discrimination fondée sur l’âge, mais aussi qu’il violait les garanties de sécurité de la personne énoncées dans la Charte des droits et libertés de la personne et la Charte canadienne[6]. Dix ans plus tard, dans l’affaire Gosselin c. Québec (Procureur général)[7], la Cour suprême a rejeté l’allégation de Mme Gosselin selon laquelle l’établissement des taux d’aide sociale pour les jeunes bénéficiaires à 80 % sous le seuil de pauvreté[8] était inconstitutionnel. Dans son jugement majoritaire, la juge en chef McLachlin a statué que, même si l’article 7 pourrait un jour être interprété comme imposant des obligations positives aux gouvernements canadiens de garantir un niveau de vie adéquat, la preuve était insuffisante pour conclure qu’il y avait eu une violation de la Charte dans l’affaire Gosselin[9].

Dans le présent texte, il sera d’abord question de l’héritage de l’affaire Gosselin en ce qui a trait aux droits garantis par l’article 7 et à l’inclusion constitutionnelle des personnes vivant dans la pauvreté au Canada[10]. Après le résumé des faits et de l’issue de l’affaire en question, je traiterai du pas franchi par la Cour suprême dans l’affaire Gosselin : son rejet de l’argument selon lequel l’article 7 ne peut imposer d’obligations positives aux gouvernements. Ensuite, j’aborderai le recul de la Cour suprême : premièrement, il sera question de l’approche des juges majoritaires à l’égard de la preuve et, deuxièmement, de leur approche à l’égard de la revendication de fond de Mme Gosselin, ceux-ci ayant affirmé au bout du compte que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité des jeunes bénéficiaires d’aide sociale n’a pas été violé par une réglementation provinciale qui a effectivement obligé ces derniers à choisir entre la faim et l’itinérance[11]. J’en viendrai ainsi à la conclusion que l’héritage de l’affaire Gosselin se traduit par une Charte interprétée et appliquée par les tribunaux pour exclure ceux qui ont le plus besoin de sa protection.

1 L’affaire Gosselin c. Québec

Dans le cadre d’un recours collectif intenté en son nom et au nom d’autres jeunes bénéficiaires d’aide sociale au Québec entre 1985 et 1989, Mme Gosselin a contesté l’alinéa 29 a) du Règlement sur l’aide sociale[12]. Cette disposition, entrée en vigueur au moment de l’adoption de la Loi sur l’aide sociale du Québec[13] en 1969, a entraîné la réduction du niveau de l’aide financière pour les personnes de moins de 30 ans à environ un tiers du « montant pour besoins essentiels » jugé nécessaire, en vertu de l’article 23 du Règlement, pour subvenir aux besoins fondamentaux de tout bénéficiaire, que sont la nourriture, les vêtements, les soins personnels et domestiques de base et le logement[14]. En 1987, par exemple, alors que les personnes de plus de 30 ans avaient droit au plein montant s’élevant à 466 $ par mois pour subvenir à leurs besoins essentiels, les prestataires de moins de 30 ans recevaient les deux tiers de moins, soit environ 170 $ par mois[15].

Les modifications apportées au régime d’aide sociale par le gouvernement du Québec en 1984 ont donné les moyens aux jeunes bénéficiaires de faire hausser leurs prestations réduites jusqu’au niveau des prestations de base — encore près de 50 % en dessous du seuil de pauvreté[16] — si ils et elles participaient au programme de stages en milieu de travail ou à celui de travaux communautaires[17]. Si ils et elles s’inscrivaient au programme de rattrapage scolaire, il y avait également possibilité de bonifier leurs prestations mais, dans ce cas, ils et elles recevaient une somme inférieure d’environ 100 $ aux prestations de base. Toutefois, il y a eu d’importants retards administratifs et de nombreux obstacles à la participation aux trois programmes, auxquels s’est ajouté un important manque de places disponibles[18]. Selon les calculs de la province, 85 000 jeunes prestataires rivalisaient avec les prestataires de plus de 30 ans (qui pouvaient aussi faire augmenter leurs prestations de base en participant à l’un des programmes) pour obtenir l’une des 30 000 places[19] qu’il y avait au total. Par conséquent, seulement 11 % des prestataires de moins de 30 ans ont pu recevoir le plein montant des prestations de base, tandis que 73 % d’entre eux, y compris Mme Gosselin pendant la plus grande partie de la période considérée, ont été obligés de subsister avec la prestation réduite s’élevant à 170 $ par mois[20].

1.1 Demande fondée sur la Charte de Louise Gosselin

Madame Gosselin a soutenu que l’alinéa 29 a) du Règlement violait le droit à la sécurité de la personne en vertu de l’article 7 de la Charte canadienne, l’interdiction de la discrimination fondée sur l’âge en vertu de l’article 15 et le droit à « un niveau de vie décent » en vertu de l’article 45 de la Charte québécoise[21]. Le dossier de preuve présenté par Mme Gosselin[22] à l’appui de sa demande comprenait des témoignages d’économistes et de représentants contemporains et antérieurs du gouvernement dans les domaines de la politique sociale, de la sécurité du revenu, du travail, des services à la jeunesse et de l’éducation, ainsi que les témoignages d’un travailleur social, d’une nutritionniste, d’un psychologue et d’un médecin en pratique communautaire qui avaient travaillé étroitement avec de jeunes bénéficiaires d’aide sociale. Mme Gosselin a également présenté de nombreuses preuves documentaires, y compris des rapports, des statistiques et des études de l’Organisation mondiale de la santé, du gouvernement du Canada et des gouvernements provinciaux ainsi que des organisations non gouvernementales[23]. Enfin, Mme Gosselin a décrit les répercussions du Règlement sur sa propre vie, ainsi que les efforts qu’elle a déployés pour survivre au taux accordé aux bénéficiaires de moins de 30 ans et pour avoir accès aux programmes de stages en milieu de travail, de travaux communautaires et de rattrapage scolaire[24].

Les témoignages d’experts ont démontré que les jeunes vivant avec ce taux réduit souffraient de malnutrition, étaient socialement isolés, se retrouvaient souvent sans abri et étaient en mauvaise santé physique et psychologique[25]. Selon le juge du procès, « [l]eur situation économique précaire les prive de toute vie sociale et affecte leur santé mentale[26] ». Les jeunes bénéficiaires étaient confrontés à un choix déchirant : « Le dilemme de ces jeunes est de payer un maigre loyer et de quêter leur nourriture, ou de se passer de loyer et de s’abriter tant bien que mal afin d’utiliser le petit montant qu’ils reçoivent pour se nourrir[27]. » Certains bénéficiaires ont eu recours à la prostitution et à la vente de drogues pour avoir les moyens de payer leur loyer ; d’autres ont tenté de se suicider[28]. Les bénéficiaires avaient de la difficulté à trouver un emploi puisqu’ils n’avaient pas de logement stable, de téléphone ou de vêtements convenables. Un expert a posé cette question : « Quel employeur ira engager une personne qui ne peut pas lui donner un numéro de téléphone pour [la] rappeler quand des postes ouvrent ? Quel employeur ira engager un jeune avec des trous dans ses vêtements[29] ? »

Madame Gosselin a vécu les effets inhérents au Règlement dans un climat de grande insécurité matérielle et psychologique, de précarité et d’indignité. Elle avait souvent faim, craignait constamment de ne pas avoir assez à manger et souffrait de symptômes de malnutrition, notamment d’anxiété, de fatigue, de vulnérabilité aux infections et aux maladies et de manque de concentration[30]. Pour se procurer de la nourriture, elle a dû compter sur sa famille et a eu recours à des soupes populaires et à d’autres programmes alimentaires gérés par des organismes de bienfaisance : « Quand quelqu’un me donnait à manger, j’y allais[31]. » Mme Gosselin a par ailleurs vécu dans des logements dangereux et insalubres, et était souvent sans abri. Elle a décrit un appartement au sous-sol dans lequel elle a passé l’hiver en ces mots : « C’était mal éclairé, il y avait des “bibittes” partout, ce n’était pas chauffé, j’avais loué chauffé au propriétaire, mais on gelait comme des rats, j’avais les pieds bleus l’hiver, j’avais tellement mal aux chevilles que j’avais de la difficulté à marcher, puis j’avais froid[32]. » Parfois, elle offrait des faveurs sexuelles en échange d’argent, de nourriture ou d’un endroit où rester[33]. Mme Gosselin a déclaré que, de toutes les choses qui lui manquaient, le travail rémunéré était ce qu’elle voulait le plus : « Des amis, avoir une vie sociale, avoir, travailler, ce n’est pas compliqué, moi tout ce que je pensais c’était avoir un travail[34]. » Mais trouver et conserver un emploi dans de telles circonstances était pratiquement impossible :

Bon il n’y a jamais personne qui m’a rappelée, j’étais incapable de me présenter convenablement devant un employeur puis de me vendre comme bonne ouvrière, j’étais complètement démunie au niveau de l’estime de moi-même puis au niveau de la confiance en moi, mes repas n’étaient pas équilibrés, ma vie sociale non plus, je n’avais absolument rien pour être en forme, pour pouvoir travailler premièrement là, alors souvent les endroits étaient complets[35].

Mme Gosselin a souligné ce qui suit : « Le système d’aide sociale constitue le dernier recours des personnes dans le besoin. Pour être admissible aux prestations d’aide sociale, une personne doit être totalement privée de moyens de subsistance. Ce n’est pas par choix que ces personnes s’adressent à l’État, c’est par nécessité absolue[36]. » Mme Gosselin a allégué que, en réduisant les prestations des bénéficiaires de moins de 30 ans, bien en deçà du minimum que le gouvernement du Québec avait lui-même jugé nécessaire pour subvenir aux besoins essentiels de toute personne, le Règlement violait la sécurité physique, psychologique et sociale des jeunes bénéficiaires de l’aide sociale, d’une manière non conforme aux principes de justice fondamentale[37]. Mme Gosselin a rejeté l’argument de la province selon lequel l’existence de programmes de stages en milieu de travail, de travaux communautaires et de rattrapage scolaire justifiait l’application du Règlement en vertu de l’article premier de la Charte, faisant valoir que, même en acceptant la validité des objectifs du gouvernement[38], le régime ne constituait pas une atteinte rationnelle[39], minimale[40] ou proportionnée[41] aux droits des jeunes bénéficiaires d’aide sociale en matière d’égalité ou de sécurité de la personne. Elle a demandé à la Cour de déclarer le Règlement inconstitutionnel et d’ordonner au gouvernement de rembourser aux demandeurs les prestations qui leur avaient été refusées au cours de la période considérée, pour un montant total d’environ 389 millions de dollars[42].

1.2 Les décisions des tribunaux d’instance inférieure dans l’affaire Gosselin

Dans son jugement rendu en 1992, le juge Reeves de la Cour supérieure du Québec a conclu que la preuve de Mme Gosselin était insuffisante pour appuyer sa demande fondée sur la Charte[43]. Le juge Reeves a contesté le fait que Mme Gosselin était la seule témoin au nom de toute la catégorie des bénéficiaires d’aide sociale touchés par le taux réduit, et il a accepté que le gouvernement qualifie de ouï-dire les preuves et les rapports présentés par les experts qui portaient sur la situation des autres jeunes prestataires[44]. Le juge Reeves a également critiqué le manque de données probantes sur la situation comparative des bénéficiaires de plus de 30 ans, qui ont reçu le plein montant des prestations d’aide sociale[45]. En ce qui concerne les arguments de fond de Mme Gosselin, le juge Reeves a conclu que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne prévu par l’article 7 ne comprenait pas un droit positif à une aide sociale de l’État[46]. Il a également conclu que le Règlement n’était pas discriminatoire en vertu de l’article 15 de la Charte, puisque les prestataires pouvaient obtenir la parité des prestations en participant aux programmes de stages et de rattrapage scolaire offerts, et parce que le régime établissant un traitement différent à l’endroit des bénéficiaires de moins de 30 ans reflétait les caractéristiques véritables du groupe cible et visait à promouvoir l’objectif louable d’encourager les jeunes prestataires à devenir financièrement autonomes[47].

En 1999, la Cour d’appel du Québec a rejeté le pourvoi de Mme Gosselin. Les juges Mailhot, Baudouin et Robert ont convenu avec le juge Reeves que la réclamation de Mme Gosselin relative à l’obtention d’un niveau d’aide convenable impliquait un droit économique qui n’était pas inclus dans la section 7[48]. En ce qui concerne l’argument de Mme Gosselin fondé sur l’article 15, le juge Mailhot a jugé que le régime établissant un traitement différent à l’égard des bénéficiaires de moins de 30 ans, dans son ensemble, n’avait pas d’incidence désavantageuse sur les jeunes bénéficiaires d’aide sociale[49]. Le juge Baudouin, pour sa part, a conclu que le Règlement établissait une distinction discriminatoire fondée sur l’âge, pouvant être justifiée au regard de l’article premier[50]. Le juge Robert a également conclu que le taux réduit était discriminatoire à l’égard de l’âge des bénéficiaires[51]. Toutefois, contrairement au juge Baudoin, il a conclu que le Règlement ne pouvait être justifié en vertu de l’article premier de la Charte, puisque l’avantage présumé d’inciter les jeunes à cesser de recourir à l’aide sociale ne l’emportait pas sur les graves effets négatifs du régime[52].

1.3 Le jugement de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Gosselin

Dans son jugement de 2002 au nom de la Cour suprême à la majorité, la juge en chef McLachlin, appuyé par les juges Gonthier, Iacobucci, Major et Binnie, a confirmé les décisions du tribunal inférieur et de la Cour d’appel en ce qui a trait à la constitutionnalité du Règlement et rejeté le pourvoi de Mme Gosselin[53]. La juge en chef a rejeté l’argument de Mme Gosselin selon lequel la réduction du montant des prestations pour les moins de 30 ans violait l’article 15 de la Charte canadienne, au motif que le régime établissant des niveaux de prestations d’aide sociale différents visait à renforcer la dignité des jeunes bénéficiaires d’aide sociale[54] : « La distinction fondée sur l’âge a été créée dans un objectif d’amélioration non discriminatoire ; son idée maîtresse et ses effets sur les plans social et économique tendaient à l’amélioration de la situation des jeunes dans la société en accroissant leurs chances de trouver du travail et de mener une vie plus équilibrée et plus indépendante[55]. » La juge en chef a également rejeté la revendication de Mme Gosselin fondée sur l’article 7. Quant à la question plus large de savoir si « le droit à un niveau d’aide sociale suffisant pour répondre aux besoins essentiels[56] » relève de l’article 7, elle a formulé l’avis suivant : « Il est possible qu’on juge un jour que l’art. 7 a pour effet de créer des obligations positives[57]. » Toutefois, confirmant la décision du juge Reeves au procès, la juge en chef n’estimait pas que la preuve était suffisante pour étayer l’interprétation de l’article 7 proposée par Mme Gosselin[58].

Contrairement à la majorité, les juges Bastarache, LeBel, Arbour et L’Heureux-Dubé ont convenu avec Mme Gosselin que le Règlement contrevenait à la garantie d’égalité de la Charte[59]. La juge L’Heureux-Dubé a résumé la violation de l’article 15 comme suit : « En conséquence de l’application de l’al. 29 a), le régime législatif a exposé uniquement les adultes de moins de 30 ans à la menace de vivre en deçà de ce que le gouvernement considérait lui-même comme le niveau de subsistance[60]. » Les juges dissidents ont en outre conclu que cette violation des droits ne pouvait être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte[61]. Dans l’analyse du juge Bastarache, on trouve ce segment : « Eu égard au contexte législatif et social des mesures législatives litigieuses — qui avaient pour objet de tendre un filet de sécurité sociale à l’intention des personnes n’ayant pas les moyens de subvenir à leurs besoins — toute restriction attentatoire aux droits devait être rédigée avec soin. En l’espèce, les programmes présentaient trop de risques que les jeunes glissent entre les mailles de ce filet[62]. »

Dans son jugement dissident, avec l’appui de la juge L’Heureux-Dubé, la juge Arbour a également retenu l’argument avancé par Mme Gosselin selon lequel le Règlement violait l’article 7 de la Charte[63]. La juge Arbour a souligné les risques pour la santé physique et psychologique qui découlaient directement des conditions de vie des personnes qui recevaient le taux réduit : l’incapacité de se payer des vêtements convenables, l’électricité, l’eau chaude ou un logement[64] ; la malnutrition[65] ; un « engrenage d’isolement, de dépression, d’humiliation, de faible estime de soi, d’anxiété, de stress et de pharmacodépendance[66] » ; et un risque accru de suicide. Elle a fait remarquer que ces effets ont été ressentis par Mme Gosselin elle-même et, selon le témoignage d’experts, par d’autres jeunes prestataires de l’aide sociale assujettis au Règlement[67]. Quant à la possibilité de justifier le Règlement en vertu de l’article premier de la Charte, la juge Arbour a signalé ce qui suit : « il arrivera d’ailleurs rarement que le gouvernement pourra plaider avec succès que les effets préjudiciables du fait de refuser aux bénéficiaires d’aide sociale leurs besoins les plus élémentaires sont proportionnés aux effets bénéfiques […] d’une telle mesure[68] ».

2 Un pas en avant : les obligations positives en vertu de l’article 7 de la Charte

2.1 Le contexte d’interprétation et les attentes

Le Canada a participé activement au mouvement international d’après-guerre en faveur d’une protection plus étendue et plus efficace des droits de la personne, en particulier pour les membres de groupes historiquement défavorisés — la toile de fond dans laquelle la Charte canadienne a été proposée, négociée et finalement adoptée. Depuis son adhésion à la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948[69], le Canada a pris d’importants engagements en matière de droits socioéconomiques, qui ont abouti au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC)[70] que, tout comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP)[71], il a ratifié en 1976 avec le consentement des provinces et peu avant que le gouvernement Trudeau lance la réforme constitutionnelle menant à la promulgation de la Loi constitutionnelle de 1982 et à la Charte. En particulier, l’article 11 (1) du PIDESC stipule ceci : « Les États parties au présent Pacte reconnaissent le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants, ainsi qu’à une amélioration constante de ses conditions d’existence. Les États parties prendront des mesures appropriées pour assurer la réalisation de ce droit[72]. » En ratifiant le PIDESC, le Canada a officiellement reconnu que la nourriture, un logement, une éducation, une sécurité sociale et des soins de santé adéquats n’étaient pas simplement des objectifs souhaitables en matière de politique sociale, mais des droits de la personne fondamentaux, qui appellent à leur réalisation progressive « au maximum de ses ressources disponibles » et à des recours efficaces lorsque les gouvernements manquent à leurs obligations[73]. Les groupes de défense des droits de la personne s’attendaient à ce que ces engagements internationaux servent de base à l’interprétation et à l’application de la Charte. Comme la Cour suprême l’a affirmé à maintes reprises, « il faut présumer, en général, que la Charte accorde une protection à tout le moins aussi grande que celle qu’offrent les dispositions similaires des instruments internationaux que le Canada a ratifié en matière de droits de la personne[74] ».

L’adoption de nouvelles approches fondées sur les droits en matière de justice sociale au Canada a également alimenté les débats concernant la formulation et le contenu des nouvelles garanties constitutionnelles[75]. Unis dans leur critique de l’interprétation négative et restreinte que les tribunaux font de la Déclaration canadienne des droits[76], des groupes de femmes, des groupes de personnes handicapées ainsi que d’autres groupes de défense du droit à l’égalité se sont mobilisés pour appuyer un nouveau paradigme relatif aux droits — un paradigme qui verrait la Charte et les tribunaux entériner les obligations gouvernementales de mettre en place des programmes et des politiques visant à remédier aux schémas historiques d’exclusion et de marginalisation[77]. En s’appuyant sur les obligations internationales du Canada et la jurisprudence réparatrice des lois provinciales et fédérales quant aux droits de la personne, le législateur avait prévu que l’accès au logement, aux soins de santé, à la nourriture, à l’emploi, aux services de garde et à l’aide sociale pour les personnes dans le besoin serait considéré avec autant d’importance que les garanties négatives contre une ingérence gouvernementale abusive à l’égard de la vie, de la liberté, de la sécurité de la personne et d’autres droits individuels. Francine Fournier a souligné que, « face à la discrimination individuelle et systémique, des recours existent ou sont possibles. Ils doivent être développés, raffinés et renforcés. Mais ces interventions doivent aller de pair avec la reconnaissance concrète des droits économiques et sociaux. L’égalité réelle exige le développement de ceux-ci[78] ».

Des avocates et universitaires féministes, spécialisées en droit constitutionnel, dont Marilou McPhedran, Mary Eberts, Tamra Thomson et Beverley Baines, se sont prononcées en faveur de cette interprétation de la Charte et ont collaboré avec succès avec des groupes de femmes et d’autres groupes de défense du droit à l’égalité pour reformuler l’article 15, en particulier pour exiger des mesures de promotion sociale afin de remédier à la marginalisation socioéconomique et aux conditions de vie difficiles des groupes défavorisés. Comme Mary Eberts l’a déclaré, « l’égalité réelle à part entière […] était l’objectif des groupes[79] ». L’espoir que la Charte exigerait des mesures positives de la part des gouvernements — afin que tous puissent fondamentalement jouir des mêmes droits garantis par la Charte, et particulièrement pour les membres des communautés historiquement discriminées — était partagé au-delà de l’académie juridique et féministe naissante. Dans un examen de la Charte nouvellement promulguée en 1982, Rod Macdonald a rejeté l’idée selon laquelle la Charte enchâssait un concept purement négatif de liberté[80]. En écho à Frank R. Scott[81], Macdonald a soutenu que « le droit le plus fondamental selon la majorité des Canadiens est non pas le droit d’être à l’abri de certains types d’activités gouvernementales, mais plutôt le droit d’être libre de bénéficier de manière égale des avantages que le gouvernement constitutionnel favorise[82] ».

Dans son analyse de 1983 portant sur l’article 7 de la Charte, John D. Whyte s’est également opposé à une interprétation étroite de l’article 7 qui n’offrirait de protections que contre les mesures négatives de l’État ou qui limiterait les intérêts protégés par la Constitution liés à la vie, à la liberté et à la sécurité des personnes confrontées au système de justice pénale[83]. En proposant une réflexion approfondie des principes de justice fondamentale, Whyte a fait l’observation suivante : « Il est maintenant courant de penser que l’imposition par l’État de contraintes et l’octroi de privilèges (relatifs, entre autres, à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne) favorisent la justice sociale ou, au contraire, [sont] fondamentalement injuste[s][84]. » En ce qui concerne l’éventail des intérêts protégés en vertu de l’article 7, Whyte a soutenu ce qui suit :

En supposant que la Charte est vouée à accorder des droits sur des questions d’importance fondamentale, la « sécurité de la personne » comprendrait les conditions nécessaires à la vie, comme la nourriture et le logement. Par conséquent, les mesures gouvernementales qui empêchent l’accès au logement et à l’alimentation (ou qui font obstacle à la capacité d’obtenir un logement et une alimentation) seraient assujetties à une révision judiciaire en vertu de l’article 7[85].

2.2 L’argument contre l’interprétation de l’article 7 induisant des obligations positives

Toutefois, c’est le point de vue contraire de Peter Hogg sur l’article 7[86] qui a été largement adopté par les tribunaux canadiens appelés à statuer dans les premières demandes fondées sur la Charte présentées par des personnes vivant dans la pauvreté[87]. Bien que l’article 32 énonce que la Charte s’applique à « tous les domaines relevant » du gouvernement fédéral et des gouvernements provinciaux[88], Hogg affirme ce qui suit : « L’article 7, comme tous les autres droits garantis par la Charte, ne s’applique qu’à “l’action gouvernementale” au sens de l’article 32 de la Charte[89] ». En reconnaissant que « certains ont avancé que la “sécurité de la personne” inclut la capacité économique de satisfaire les besoins fondamentaux de la personne[90] », Hogg prévient que « le problème avec cet argument, c’est qu’il accorde à l’art. 7 un rôle économique qui est incompatible avec son enchâssement dans la section de Charte portant sur les garanties juridiques[91] » :

Le rôle en question élargirait considérablement la portée du contrôle judiciaire, puisque l’on assujettirait tous les aspects de l’État-providence moderne – y compris, bien sûr, le niveau des dépenses publiques consacrées aux programmes sociaux – au pouvoir de contrôle des tribunaux. Comme Oliver Wendell Holmes l’aurait fait remarquer, il s’agit là des questions sur lesquelles repose l’issue des élections ; les juges ont besoin d’un mandat clair pour entrer dans cette arène, et l’article 7 n’en prévoit pas[92].

Dans l’affaire Gosselin, le procureur général du Québec a cité à maintes reprises Peter Hogg en soutenant que l’article 7 de la Charte ne s’applique qu’aux actions gouvernementales qui menacent directement l’intégrité physique et psychologique d’une personne[93], que l’article exclut les droits socioéconomiques[94], et qu’il n’impose aucune obligation positive aux gouvernements[95]. Se référant à l’analyse de Hogg, il a insisté sur le fait que la Charte ne permet pas le contrôle judiciaire des politiques sociales financées par l’État et que le principe de la souveraineté parlementaire continue de s’appliquer dans ce domaine[96]. Le procureur général du Québec a ainsi conclu : « L’État n’a donc aucune obligation constitutionnelle d’adopter des mesures pour promouvoir ou assurer la sécurité des personnes[97]. »

Dans son intervention devant la Cour suprême dans l’affaire Gosselin, le procureur général de l’Ontario a également soutenu que « l’article 7 existe pour restreindre l’action du gouvernement plutôt que pour imposer une obligation au gouvernement de fournir un revenu minimum garanti[98] » et il a invoqué l’avertissement de Hogg concernant le vaste éventail de programmes sociaux liés au logement, aux soins de santé, aux services publics, à l’alimentation et autres, qui seraient assujettis au contrôle judiciaire si l’article 7 devait inclure des obligations positives[99]. Soulignant que « les tribunaux ont toujours statué que […] l’article 7 n’impose pas d’obligations juridiques positives aux gouvernements[100] », il a déclaré que « l’article 7 se limite à la protection des individus contre l’ingérence directe de l’État à l’égard de leur intégrité physique et psychologique[101] ».

2.3 La décision de la Cour suprême relative aux obligations positives dans l’affaire Gosselin

Cette interprétation restrictive de l’article 7 a été rejetée par huit des neuf juges de la Cour suprême dans l’affaire Gosselin. Seul le juge Bastarache a adopté la position selon laquelle « une demande fondée sur l’art. 7 doit, à tout le moins, découler d’une mesure gouvernementale emportant des conséquences juridiques, à savoir une mesure qui, en soi, prive le demandeur du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne[102] ». Le juge Bastarache a soutenu que la demande de Mme Gosselin en vertu de l’article 7 ne pouvait être accueillie parce que la menace à sa sécurité « découlait des aléas d’une économie chancelante, et non de la décision du législateur de ne pas lui accorder une aide financière plus élevée[103] ». Il a conclu que tout préjudice causé par la nature d’application restreinte du régime d’aide sociale ne pouvait faire l’objet d’une contestation en justice qu’en vertu de l’article 15[104].

Tout en souscrivant à la conclusion du juge Bastarache selon laquelle le Règlement contesté violait les droits de Mme Gosselin en vertu de l’article 15[105], le juge LeBel n’était pas d’accord avec « l’interprétation et l’application » de l’article 7 proposées par son collègue[106]. La juge en chef McLachlin, avec l’appui des juges Gonthier, Iacobucci, Major et Binnie, a également rejeté l’argument du juge Bastarache selon lequel l’article 7 ne pouvait s’appliquer en l’absence de mesures étatiques[107]. La juge en chef a noté que l’article 7 avait, jusqu’à présent, été interprété par la Cour suprême comme une garantie négative empêchant l’État de priver les êtres de la vie, de la liberté ou de la sécurité de la personne[108]. À son avis, toutefois, « [i]l est possible qu’un jour, on juge que l’art. 7 a pour effet de créer des obligations positives ». Se référant à la métaphore de l’« arbre vivant » de Lord Sankey[109], et à la mise en garde du juge LeBel dans l’affaire Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission)[110] affirmant « qu’il serait périlleux de bloquer l’évolution […] du droit », et de l’article 7 en l’occurrence[111], la juge en chef en est arrivée à la conclusion suivante :

La question n’est donc pas de savoir si l’on a déjà reconnu – ou si on reconnaîtra un jour – que l’art. 7 crée des droits positifs. Il s’agit plutôt de savoir si les circonstances de la présente affaire justifient une application nouvelle de l’art. 7, selon laquelle il imposerait à l’État l’obligation positive de garantir un niveau de vie adéquat […] Je n’écarte pas la possibilité qu’on établisse, dans certaines circonstances particulières, l’existence d’une obligation positive de pourvoir au maintien de la vie, de la liberté et de la sécurité de la personne. Toutefois, tel n’est pas le cas en l’espèce[112].

Les juges Arbour et L’Heureux-Dubé ont non seulement rejeté l’interprétation restrictive de l’article 7 proposée par la province et adoptée par le juge Bastarache ainsi que par le tribunal de première instance et la Cour d’appel, mais elles ont également jugé que les droits de Mme Gosselin en vertu de l’article 7 avaient été violés par l’insuffisance flagrante des prestations d’aide sociale prévues par le Règlement. Contrairement à l’accent mis sur la jurisprudence par la juge en chef, la juge Arbour a soutenu ce qui suit :

On prétend que l’art. 7 n’accorde que des droits « négatifs » – à savoir des garanties de non-intrusion – et qu’il ne saurait donc entrer en jeu en l’absence de mesure étatique positive. Fréquemment exprimée, cette opinion est toutefois rarement examinée […] Nous ne devons pas contourner l’analyse de cette question en supposant, d’entrée de jeu, que l’art. 7 exige l’existence d’une mesure étatique positive. Nous éluderions ainsi la question même à laquelle nous devons répondre[113].

La juge Arbour a souligné la nécessité de « démanteler les barrières qui, affirme-t-on, entourent l’art. 7[114] », en partant du principe que l’exclusion des droits de propriété de l’article 7 était déterminante dans la revendication de Mme Gosselin[115]. Se référant à la distinction établie par le juge en chef Dickson dans l’arrêt Irwin Toy[116], entre les « droits économiques des sociétés commerciales » et les « droits économiques fondamentaux à la vie de la personne et à sa survie », la juge Arbour a soutenu que « les droits litigieux en l’espèce sont si intimement liés à des considérations touchant fondamentalement à la santé d’une personne (et, de ce fait, à la “sécurité de sa personne”) — et même, à la limite, à la survie de cette personne (et par conséquent à sa “vie”) », que c’est « une grossière erreur de qualification » de les appeler « droits économiques[117] ».

La juge Arbour a contesté la proposition selon laquelle les droits garantis par l’article 7 « ne sauraient […] entrer en jeu en l’absence de mesure étatique positive[118] », celle-ci faisant contraste au libellé de l’article 7 en question, ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour suprême[119], notamment à l’égard de la décision de la Cour dans l’affaire Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), dans laquelle le juge en chef Lamer a imposé une obligation positive au gouvernement provincial de fournir à une mère recevant de l’aide sociale les services d’un avocat rémunéré par l’État dans une instance en matière de protection de l’enfant[120]. La juge Arbour a, en outre, remis en question « l’argument selon lequel les actions demandant à l’État d’intervenir concrètement afin de pourvoir à certains besoins ne sont pas justiciables » au motif que, pour statuer sur ces actions, selon les termes de Hogg, « l’on assujettirait tous les aspects de l’État providence moderne au pouvoir de contrôle des tribunaux », ce qui dépasse les champs de compétence respectifs de ces derniers[121]. La juge Arbour a répliqué ceci : « Bien qu’il puisse être vrai que les tribunaux ne sont pas équipés pour trancher des questions de politique générale touchant à la répartition des ressources — c’est- à-dire la question de savoir combien l’État devrait dépenser et comment il devrait le faire —, ce facteur ne permet pas de conclure que la justiciabilité constitue une condition préalable faisant échec à l’examen au fond du présent litige[122]. » La juge Arbour en est venue à la conclusion que « toute démarche acceptable en matière d’interprétation de la Charte — qu’elle soit textuelle, contextuelle ou téléologique – fait vite ressortir qu’il est non seulement possible, mais également nécessaire, de conclure que les droits visés à l’art. 7 comportent une dimension positive[123] ».

En résumé, huit des neuf juges de la Cour suprême dans l’affaire Gosselin ont rejeté l’argument selon lequel l’article 7 ne pouvait être invoqué en l’absence d’une action directe de l’État, pas plus qu’il ne pouvait être appliqué pour imposer des obligations positives aux gouvernements de protéger la vie, la liberté et la sécurité de la personne. Bien qu’une majorité de juges de la Cour suprême ait confirmé la conclusion du juge Reeves selon laquelle le dossier de la preuve était insuffisant pour appuyer la demande de Mme Gosselin, le plus haut tribunal du pays a explicitement laissé ouverte la possibilité que l’article 7 puisse être interprété comme incluant des droits socioéconomiques. Les juges Arbour et L’Heureux-Dubé ont statué non seulement que l’article 7 constituait un fondement doctrinal solide en appui à l’argument de Mme Gosselin, mais que la réduction des prestations pour les moins de 30 ans violait leur droit à la sécurité de la personne garanti par la Charte. La juge en chef McLachlin a statué que les circonstances dans lesquelles l’article 7 s’appliquerait comme fondement d’une obligation positive du gouvernement de garantir un niveau de vie adéquat restaient à déterminer dans une future action en justice. Cet aspect de l’arrêt Gosselin représente un pas en avant quant aux droits garantis par la Charte pour ce qui est des personnes vivant dans la pauvreté.

3 Deux pas en arrière : l’approche de la cour à l’égard de la revendication de Louise Gosselin en vertu de l’article 7

Le rejet par la Cour suprême de l’interprétation restrictive de l’article 7, qui prévalait dans les écrits de Hogg et d’autres universitaires[124], dans les mémoires du gouvernement et dans la jurisprudence des tribunaux d’instance inférieure canadiens jusque-là, faisait figure de progrès quant à l’avancement des droits garantis par la Charte dans le cas des personnes en situation de pauvreté. Toutefois, comme je l’exposerai ci-dessous, l’approche de la majorité à l’égard de la preuve, dépourvue de discernement et stéréotypée, et la manière dont la majorité des membres de la Cour a reformulé puis rejeté la revendication de Mme Gosselin, en vertu de l’article 7, ont mené à des revers tout aussi importants pour l’inclusion constitutionnelle des personnes vivant dans la pauvreté.

3.1 L’approche de la Cour à l’égard de la preuve

Au procès, le juge Reeves a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves à l’appui de la demande de Mme Gosselin fondée sur la Charte. Il a qualifié les témoignages d’experts qu’elle a présentés de ouï-dire et il a conclu que son témoignage personnel ne suffisait pas pour appuyer sa demande au nom de tous les autres jeunes bénéficiaires d’aide sociale touchés par le Règlement : « On ne peut considérer comme vrais les faits sur lesquels les experts ont fondé leurs conclusions et formulé leurs généralisations. Il est donc fort douteux que la demanderesse représentante, agissant pour le compte de quelque 75 000 individus, ait déchargé le fardeau de la preuve quant à savoir si l’application de la loi a produit à leur égard des effets défavorables[125]. »

En parallèle, l’évaluation par le juge Reeves de la preuve et de l’argument de fond de Mme Gosselin était truffée de stéréotypes préjudiciables sur la nature et les causes de la pauvreté, ainsi qu’envers les personnes vivant dans la pauvreté, celles-ci faisant l’objet de généralisations abusives sur le plan tant individuel que collectif.

En particulier, le juge Reeves a soutenu que, si la pauvreté pouvait, dans certains cas, être attribuée à des facteurs externes échappant au contrôle individuel, elle était, de manière générale, le résultat de caractéristiques « intrinsèques » des pauvres[126]. Le juge Reeves a soutenu ceci : « Les études démontrent que la majorité des pauvres le sont pour des raisons intrinsèques. Il s’agit de personnes sous-scolarisées ou psychologiquement vulnérables, ou chez qui l’éthique du travail n’est guère favorisée[127]. » Il a ajouté ce qui suit : « En effet, il est constant que l’être humain qui a développé les qualités de force, courage, persévérance et discipline surmonte et maîtrise généralement les obstacles éducatifs, psychiques et même physiques qui pourraient l’entraîner dans la pauvreté matérielle[128]. » À titre d’exemple, le juge Reeves a souligné l’incidence élevée des maladies respiratoires chez les personnes vivant dans la pauvreté, ainsi que le fait que les personnes les plus défavorisées sur le plan économique étaient deux fois plus susceptibles de fumer, malgré le coût élevé des cigarettes[129]. Cela, a-t-il affirmé, démontre que toute aide financière fournie aux pauvres, y compris aux jeunes bénéficiaires d’aide sociale, doit être conditionnelle :

Pourquoi le pauvre affecte-t-il une part importante de son maigre budget au tabac (et à l’alcool) ? Il s’agit évidemment d’usage de drogues bénignes qui soulagent sa détresse psychologique. La conclusion s’impose : l’assistance pécuniaire doit s’accompagner d’éducation et d’encouragement à délaisser les habitudes coûteuses et nocives. C’est la philosophie qui inspire les programmes offerts aux 18 à 30 ans qui désirent obtenir la parité[130].

Au lieu de censurer la position du juge Reeves quant à ces préjugés discriminatoires, la juge en chef McLachlin a exprimé son plein accord avec sa conclusion relative à l’insuffisance de la preuve de Mme Gosselin. Selon la juge en chef, « le juge de première instance, après un long procès et un examen minutieux du dossier, a conclu que Mme Gosselin n’avait pas établi l’existence d’un véritable effet préjudiciable […] Je ne vois aucune raison sur laquelle la Cour pourrait se fonder pour écarter cette conclusion[131] ». En ce qui concerne plus particulièrement la revendication de Mme Gosselin en vertu de l’article 7, la juge en chef a été sans équivoque. Ne faisant pratiquement aucune référence aux preuves présentées par les experts ou au témoignage de Mme Gosselin au sujet des multiples préjudices que le Règlement a causés à la vie et à la sécurité des jeunes bénéficiaires d’aide sociale, elle a conclu ceci : « Le cadre factuel très ténu en l’espèce ne saurait étayer l’imposition à l’État d’une lourde obligation positive d’assurer la subsistance des citoyens[132]. »

Inversement, même en l’absence de toute preuve à l’appui, la juge en chef McLachlin n’a pas hésité à accepter les allégations du gouvernement en défense du Règlement contesté, allégations qui reflétaient et perpétuaient des stéréotypes tout aussi préjudiciables au sujet de la pauvreté et à l’égard des jeunes bénéficiaires d’aide sociale. En particulier, bien que le gouvernement n’ait fourni aucune preuve concrète des avantages ou de l’efficacité du Règlement pour ce qui est de promouvoir l’intégration des jeunes bénéficiaires d’aide sociale dans la population active ou dans la société en général, la juge en chef a estimé que, « même s’il est possible qu’il ait eu des conséquences négatives à court terme sur la situation économique de certains bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans […] le régime a pour idée maîtresse d’améliorer la situation des personnes appartenant à ce groupe et de renforcer leur dignité humaine et leur capacité de subvenir à leurs besoins à long terme[133] ». La juge en chef McLachlin a également approuvé l’affirmation non fondée de la province selon laquelle, laissés à eux-mêmes, les jeunes deviendraient dépendants à long terme de l’aide gouvernementale et devaient donc être forcés de renoncer à l’aide sociale pour leur propre bien : « Le simple fait de verser un chèque plus élevé aux jeunes bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans ne les aurait nullement aidés à échapper au chômage[134]. » Elle a insisté sur « le fait [que] de dépendre de l’aide sociale peut contribuer à créer [un] cercle vicieux[135] » et a fait valoir que « la critique visant le régime d’encouragement ne tient absolument aucun compte du coût qu’entraîne pour les jeunes adultes le recours à l’aide sociale pendant les années où ils amorcent leur vie professionnelle[136] ».

La juge en chef McLachlin a également accepté l’argument du gouvernement du Québec selon lequel les difficultés auxquelles sont confrontés les jeunes bénéficiaires d’aide sociale ne sont pas dues aux actions du gouvernement, mais à des circonstances personnelles et à des choix individuels. Bien que, comme le juge Bastarache l’a expliqué en détail dans sa dissidence portant sur l’article 15[137], il y ait eu de nombreux obstacles à l’accès aux programmes de rattrapage scolaire et de formation professionnelle[138], la juge en chef a affirmé ce qui suit : « Nous ne disposons d’aucun élément de preuve établissant que quelqu’un aurait tenté de participer aux programmes et se serait vu opposer un refus[139]. » Quant à Mme Gosselin, la juge en chef a conclu que, « pratiquement chaque fois, elle finissait par abandonner le programme auquel elle s’était inscrite, apparemment en raison de ses problèmes personnels et de ses traits de personnalité » et non « en raison des lacunes des programmes mêmes[140] ». Le peu d’attention portée par la juge en chef, voire son mépris total, à l’égard du vécu des demandeurs, documenté de manière exhaustive dans les témoignages d’experts et dans celui de Mme Gosselin, a amené sa décision à être complètement décalée par rapport aux effets inhérents à l’application du Règlement contesté et aux conséquences sur la vie des jeunes prestataires d’aide sociale[141].

Non influencés par des stéréotypes ou des idées préconçues sur les motivations respectives des gouvernements et de ceux qui demandent de l’aide financière, les juges dissidents ont procédé à une évaluation plus critique de la preuve qui les a amenés à des conclusions très différentes. Après avoir mentionné les multiples manières dont les prestations inadéquates menaçaient la santé physique et mentale et la sécurité des jeunes prestataires d’aide sociale[142], la juge Arbour a souligné le défi que représente la recherche d’un emploi pour ceux et celles qui étaient dans l’incapacité de se payer le téléphone, des vêtements convenables ou des déplacements et le fait que « d’être privé d’une alimentation et d’un logement convenables affecte autant la capacité d’apprendre que celle de travailler[143] ». Comme elle en a fait l’observation, « la valeur à long terme de la formation permanente et de l’intégration dans la population active est compromise lorsque ceux à qui “l’aide” s’adresse sont incapables de pourvoir à leurs besoins essentiels à court terme[144] ». Pour ce qui est de l’efficacité des programmes de stages en milieu de travail et de rattrapage scolaire, la juge Arbour a résumé sa pensée en ces mots : « Les divers programmes de rattrapage mis en place en 1984 ne fonctionnaient tout simplement pas : un pourcentage renversant (88,8 p. 100) des jeunes adultes qui y étaient admissibles n’arrivaient pas à toucher le niveau de prestations payables aux bénéficiaires de 30 ans et plus. Dans ces conditions, la sécurité physique et psychologique des jeunes adultes a été sérieusement compromise[145]. »

Pour sa part, en soulignant le poids de la preuve des experts concernant le chômage des jeunes au Québec au milieu des années 80, le juge LeBel a affirmé ce qui suit : « Loin de se cramponner à l’aide sociale par paresse, les jeunes assistés sociaux des années 80 sont demeurés tributaires de l’aide sociale faute d’emplois disponibles[146]. » Le juge LeBel a fait remarquer que la province n’avait présenté aucune preuve établissant que les jeunes bénéficiaires d’aide sociale n’auraient pas participé aux programmes de rattrapage scolaire et de formation professionnelle sans l’incitation financière que prévoyait le régime différentiel. À son avis, « le gouvernement québécois aurait tout aussi bien pu atteindre son objectif de développer l’employabilité sans condamner à une prestation dérisoire les bénéficiaires de moins de 30 ans[147] ».

3.2 La formulation de la revendication de Louise Gosselin en vertu de l’article 7

Tout comme l’approche de la juge en chef à l’égard de la preuve dans l’affaire Gosselin, la façon dont son jugement majoritaire a formulé la demande de Mme Gosselin en vertu de l’article 7 s’est révélée très problématique non seulement quant au bien-fondé des arguments avancés par Mme Gosselin, mais aussi pour les causes subséquentes liées à la pauvreté et à la Charte. Mme Gosselin a demandé à la Cour de décider si, en réduisant le taux d’aide sociale des moins de 30 ans à un niveau qui rend les bénéficiaires malades, sans-abri, affamés et même suicidaires, le gouvernement du Québec avait violé leur droit à la sécurité de la personne garanti par l’article 7. Ce que la majorité des juges a fait, cependant, c’est de traduire sa contestation du Règlement en une revendication beaucoup plus abstraite et générale. Comme mentionné par la juge en chef, Mme Gosselin cherchait « une application nouvelle de l’art. 7, selon laquelle il imposerait à l’État l’obligation positive de garantir un niveau de vie adéquat », ce que la preuve, à son avis, n’a pas su démontrer[148]. Au lieu d’examiner les effets concrets du Règlement contesté sur la sécurité physique et psychologique et l’intégrité des personnes touchées — ces effets ayant été abordés de façon exhaustive par Mme Gosselin et les experts au cours de leurs témoignages respectifs —, la juge en chef a préféré passer sous silence toute question relative aux graves préjudices subis. Au lieu de cela, le point de départ de son analyse s’est traduit par une autre question, à savoir si, en l’absence de toute action de l’État, l’article 7 garantissait un droit à une aide sociale adéquate[149]. Dans ce contexte, Mme Gosselin a été confrontée à ce qui est devenu un fardeau doctrinal et de preuve insurmontable.

Une fois de plus, la différence entre les analyses de la demande de Mme Gosselin par les juges majoritaires et dissidents est frappante. Du point de vue de la juge Arbour, il ne faisait aucun doute que la réduction de la prestation pour besoins essentiels imposée par le Règlement portait gravement atteinte à l’intégrité physique et à la sécurité des personnes touchées : « Premièrement, qu’il suffise de mentionner les risques pour la santé qui découlent directement de la situation d’indigence que crée une prestation mensuelle de 170 $ […] Deuxièmement, la malnutrition et la sous-alimentation des jeunes bénéficiaires d’aide sociale se traduisent également par une pléthore de problèmes de santé[150]. » Selon la juge Arbour, les conséquences psychologiques et sociales du Règlement étaient tout aussi dévastatrices, puisqu’elles engagent la personne « dans un engrenage d’isolement, de dépression, d’humiliation, de faible estime de soi, d’anxiété, de stress et de pharmacodépendance[151] ». Comme le résume la juge Arbour, « la preuve démontre de façon irrésistible que l’exclusion des jeunes adultes du plein bénéfice du régime d’aide sociale a porté substantiellement atteinte à leur droit fondamental à la sécurité de leur personne et peut-être même, dans certains cas extrêmes, à leur droit à la vie[152] ».

La juge L’Heureux-Dubé a souscrit à l’analyse de la juge Arbour[153] :

Il ne fait aucun doute qu’il est psychologiquement préjudiciable de vivre avec la menace constante de la pauvreté. Il n’est pas contesté que Mme Gosselin a parfois vécu en deçà du niveau de subsistance minimal fixé par le gouvernement même. En 1987, il en coûtait 152 $ par mois pour se nourrir adéquatement. Le paiement mensuel garanti aux jeunes adultes s’élevait à 170 $. Je ne peux imaginer comment il est possible de soutenir que l’intégrité physique de Mme Gosselin n’a pas été atteinte[154].

Au lieu de statuer sur la demande de Mme Gosselin en vertu de l’article 7 dans l’abstrait, les juges Arbour et L’Heureux-Dubé se sont penchées sur les preuves formelles relatant les effets du Règlement sur la santé et la sécurité physique et psychologique des jeunes bénéficiaires d’aide sociale. En évaluant les conséquences réelles du Règlement, plutôt qu’à la lumière d’une doctrine préconçue, les juges Arbour et L’Heureux-Dubé ont conclu que la décision du gouvernement d’offrir un niveau de prestations nettement insuffisant aux personnes de moins de 30 ans était en tout point inconstitutionnelle.

4 L’héritage Gosselin

En principe, le rejet par la Cour suprême de l’interprétation restrictive de l’article 7 qui prévalait avant l’arrêt Gosselin a constitué un pas en avant important quant aux droits garantis par la Charte dans le cas des personnes vivant dans la pauvreté. En réalité, au cours des quinze années qui se sont écoulées depuis l’arrêt Gosselin, les tribunaux d’instance inférieure ont invoqué le jugement de la majorité de la Cour suprême pour étayer davantage l’affirmation selon laquelle l’article 7 exclut la protection des droits socioéconomiques, et n’oblige pas les gouvernements à prendre des mesures affirmatives pour protéger la vie, la liberté ou la sécurité de la personne. Dans les affaires liées à la pauvreté, les demandeurs dont les causes étaient fondées sur la Charte ont continué d’être confrontés à des stéréotypes défavorables et à un fardeau de preuve plus lourd que les parties défenderesses de l’État[155]. Dans de nombreux cas, les graves atteintes à la vie et à la sécurité de la personne que les demandeurs et les experts ont soigneusement documentées dans leurs témoignages respectifs ont été négligées, voire ignorées[156]. Puis, comme dans l’affaire Gosselin, les demandes des personnes en situation de pauvreté fondées sur l’article 7 continuent d’être reformulées de manière à refléter et à renforcer le paradigme discriminatoire et désuet des droits positifs par opposition aux droits négatifs que la Charte devait dépasser. Au lieu de se pencher sur les effets concrets et susceptibles d’entraîner des violations de la personne en raison de l’action ou par simple inaction des gouvernements sur la vie, la santé physique et psychologique et la sécurité des demandeurs, les tribunaux d’instance inférieure, comme dans l’affaire Gosselin, qualifient les demandes fondées sur la Charte qui proviennent de personnes vivant dans la pauvreté de demandes soulevant des questions générales et a priori non recevables en vue de reconnaître à tout un chacun un droit autonome à l’aide sociale, au logement ou aux soins de santé, et ils les rejettent pour cette raison[157].

4.1 L’affaire Tanudjaja c. Canada

La décision rendue dans l’affaire Tanudjaja c. Canada (Procureur général)[158] illustre le mieux l’héritage de l’affaire Gosselin à cet égard. Les demandeurs dans l’affaire Tanudjaja comprenaient le Centre pour les droits à l’égalité au logement[159], Jennifer Tanudjaja, et trois autres personnes qui étaient des sans-abri ou qui avaient vécu une situation d’itinérance[160]. La demande s’appuyait sur un solide dossier de preuves compilé sur une période de deux ans : celui-ci démontrait que l’effet cumulatif des politiques des gouvernements du Canada et de l’Ontario en matière de logement abordable, de soutien au revenu et de logement accessible était l’itinérance généralisée touchant de façon disproportionnée les Autochtones et les personnes racialisées, les personnes ayant un handicap, les nouveaux arrivants, les aînés, les prestataires d’aide sociale et les jeunes. Les données recueillies dans l’affaire Tanudjaja ont également servi à documenter les graves conséquences physiques, psychologiques et sociales de l’itinérance et de l’insécurité en matière de logement concernant les groupes touchés[161].

Sur la base de cette preuve, en mai 2010, les demandeurs ont déposé un avis de demande devant la Cour supérieure de l’Ontario, alléguant que le défaut des gouvernements du Canada et de l’Ontario de mettre en oeuvre des stratégies pour réduire et éliminer l’itinérance violait les articles 7 et 15 de la Charte, et ne pouvait se justifier en vertu de l’article premier. Les demandeurs ont sollicité un jugement à cet effet et ont également sollicité une ordonnance de la Cour suprême enjoignant aux gouvernements fédéral et ontarien de concevoir et de mettre en oeuvre des stratégies nationales et provinciales efficaces visant à réduire et à éliminer le problème de l’itinérance et à enrayer les logements inadéquats à titre de réparation convenable en vertu de l’article 24 (1) de la Charte[162]. En ce qui concerne l’article 7, la demande dans l’affaire Tanudjaja ne soutenait pas que l’octroi d’un logement ou de subventions au logement fût garanti par la Constitution. Les demandeurs n’ont pas non plus exigé qu’il soit ordonné aux gouvernements de fournir une allocation particulière. Ils ont plutôt soutenu que les politiques et les décisions des gouvernements fédéral et ontarien avaient créé et maintenu des conditions qui menaient à l’itinérance et à la présence de logements inadéquats, et que ces mêmes gouvernements avaient toujours refusé de mettre en oeuvre une stratégie cohérente pour régler cette situation. Les demandeurs ont soutenu que les mesures ou l’absence de mesures prises par les gouvernements en question ont causé concurremment, dans les groupes directement touchés, de graves préjudices à la vie et à la sécurité de la personne, y compris la maladie physique et mentale, l’abrégement de la vie et même la mort, ce qui renvoie à l’atteinte des intérêts que les tribunaux avaient auparavant reconnus comme relevant directement de l’article 7[163].

En mai 2012, deux ans après le dépôt de l’avis de demande et six mois après la signification du dossier complet[164], les gouvernements de l’Ontario et du Canada ont présenté une requête en radiation de la demande dans l’affaire Tanudjaja, affirmant qu’elle ne révélait aucune cause d’action fondée[165]. À l’appui de cette requête, le procureur général de l’Ontario a soutenu que la demande visait « en réalité à constitutionnaliser le droit au logement[166] ». Citant Hogg comme autorité en la matière, il a affirmé ce qui suit : « l’art. 7 protège contre les privations de droits ; il n’établit pas d’obligations ou de droits positifs à l’égard de l’État. Il ne protège pas non plus les droits purement économiques, y compris le droit à un logement abordable ou à un niveau de vie minimum[167] ». Selon le procureur général du Canada, « [l]a décision de la Cour dans l’affaire Gosselin n’a pas eu pour effet d’annuler une quelconque jurisprudence antérieure. La décision majoritaire a plutôt affirmé que l’article 7 n’a pas été reconnu comme prévoyant des droits positifs ou des avantages économiques[168] ».

En 2013, le juge Lederer de la Cour supérieure de l’Ontario a accueilli la motion des gouvernements visant à faire radier la demande de Jennifer Tanudjaja dans sa décision[169]. En réponse à l’argument des demandeurs selon lequel les mesures prises par les gouvernements, qu’il s’agisse de mesures menant à l’aggravation du problème de l’itinérance ou au défaut d’y remédier, avaient porté atteinte à la sécurité des demandeurs et d’autres personnes également touchées, le juge Lederer a exprimé cet avis : « la cause du préjudice décrit par les demandeurs ne découle pas des décisions et des programmes gouvernementaux en question. Ces derniers font plutôt figure de solutions à un problème[170] ». Le juge Lederer n’a pas été convaincu par l’affirmation des demandeurs selon laquelle la Cour suprême avait eu l’intention d’évoquer la possibilité que l’article 7 puisse imposer aux gouvernements des obligations positives de protéger la vie, la liberté et la sécurité de la personne, comme dans l’affaire Gosselin, et il a déclaré ce qui suit à ce sujet : « L’article 7 de la Charte ne prévoit pas un droit positif à un logement abordable, adéquat et accessible[171]. » Il a également rejeté l’argument des demandeurs selon lequel il serait inopportun de trancher les questions constitutionnelles d’importance soulevées dans l’affaire Tanudjaja sans la tenue d’une audience complète, par voie de requête interlocutoire en radiation[172]. Le juge Lederer a plutôt conclu ce qui suit : « Il est clair et évident que la demande ne peut être accueillie […] Indépendamment de la question de savoir s’il existe une réclamation viable relative à une violation de la Charte, ce que la Cour est finalement appelée à faire dépasse sa compétence et n’est pas justiciable[173]. »

Dans son jugement de 2014, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé l’ordonnance du juge Lederer à la majorité de deux contre un[174]. Dans son opinion dissidente, la juge Feldman a conclu que le juge Lederer avait commis une erreur en déclarant que la question des obligations positives en vertu de l’article 7 relevait d’un principe juridique établi malgré le jugement statuant le contraire dans l’affaire Gosselin de la Cour suprême[175]. Selon elle, l’ordonnance rejetant la demande à l’étape des plaidoiries était encore plus problématique[176], car il s’agissait d’un usage abusif de la motion en radiation ayant pour effet de « contrecarrer une possible évolution de la loi[177] ». La juge Pardu, avec l’assentiment du juge Strathy[178], a convenu avec le juge Lederer que les demandeurs soutenaient « que l’art. 7 confère un droit général autonome à un logement adéquat[179] ». Elle a jugé que la demande ne contenait « aucun élément juridique suffisant pour conférer la capacité décisionnelle des tribunaux[180] » et qu’elle n’était donc pas recevable[181]. Par conséquent, la juge Pardu a jugé qu’il n’était pas nécessaire de se demander « dans quelle mesure l’imposition d’obligations positives à l’égard du gouvernement serait convenable pour remédier aux violations de la Charte, une question ayant été laissée ouverte dans l’affaire Gosselin[182] ». En 2015, la Cour suprême a rejeté la demande d’autorisation d’appel et la demande de Jennifer Tanudjaja a fait l’objet d’une radiation[183].

4.2 Gosselin et l’échec du constitutionnalisme

Dans l’affaire Tanudjaja, les demandeurs ont exercé les droits que leur confère l’article 24 (1) de la Charte pour se faire entendre en justice et pour obtenir un recours judiciaire en raison d’une violation des droits constitutionnels fondée sur le texte de l’article 7 et appuyée par un dossier complet de la preuve. Bien que les gouvernements canadiens soient, à la suite de la ratification du PIDESC par le Canada[184], tenus par une obligation internationale exécutoire de respecter les droits socioéconomiques fondamentaux, les requérants n’ont pas soutenu qu’ils avaient un droit au logement ou à un niveau de revenu adéquat en vertu de la Charte. Ils ont plutôt soutenu que leur droit à la vie et à la sécurité de la personne en vertu de l’article 7 avait été bafoué par des politiques et des programmes les ayant menés à l’itinérance, et par le refus des gouvernements de prendre des mesures appropriées pour remédier à cette situation, menaçant ainsi l’intégrité des familles, la santé physique et psychologique, le principe de l’inviolabilité de la personne et la vie elle-même des groupes touchés. Ces types de préjudices ont tous fait l’objet d’un examen en vertu de l’article 7 dans des affaires antérieures de la Cour suprême[185]. Néanmoins, l’argument en vertu de la Charte de la partie demanderesse a été qualifié de revendication générale d’un droit autonome au logement qui dépassait le cadre de l’article 7. Le juge Lederer a résumé en ces mots les raisons pour lesquelles, à son avis, la demande de Jennifer Tanudjaja ne pouvait aller de l’avant :

La demande cherche à faire reconnaître un droit, garanti par la Charte, à un niveau de vie minimum pour tout un chacun […] Toute demande fondée sur le principe selon lequel la Charte impose un tel droit ne peut aboutir et est mal conçue. Les questions générales qui traitent, entre autres, de l’aide aux personnes en situation de pauvreté, des montants d’aide au logement et des suppléments de revenu, des normes qui fixent les conditions dans lesquelles on peut expulser des personnes d’un logement et du traitement des personnes ayant une déficience psychosociale et intellectuelle, sont des questions importantes, mais la salle d’audience n’est pas le lieu pour leur révision[186].

Dans l’affaire Tanudjaja, les demandeurs n’étaient pas seulement tenus de respecter des exigences démesurées en matière de preuves ou de lutter contre les stéréotypes négatifs et les préjugés juridiques concernant les sans-abri et l’itinérance. Ils se sont vu refuser la possibilité même de présenter leurs preuves et leurs arguments en leur entièreté. Malgré tout ce qu’implique la confirmation de la décision rendue par le juge Lederer et la Cour d’appel de l’Ontario de rejeter la demande dans l’affaire Tanudjaja à l’étape des plaidoiries, la Cour suprême a refusé l’autorisation d’appel, comme elle l’a fait dans presque toutes les demandes fondées sur la Charte liées à la pauvreté depuis l’arrêt Gosselin[187]. En 2007, par exemple, la Cour suprême a refusé l’autorisation d’en appeler de la décision des tribunaux d’instance inférieure dans l’affaire R. c. Banks[188], ce qui a mené au rejet de la contestation constitutionnelle de la Loi de 1999 sur la sécurité dans les rues de l’Ontario[189]. La demande fondée sur la Charte a été rejetée dans cette affaire parce que les tribunaux d’instance inférieure n’ont trouvé aucune preuve que l’interdiction de mendier entravait la capacité de survie[190] des demandeurs sans-abri et parce que, selon l’avis du juge de première instance, permettre une telle demande « mènerait selon [toute] vraisemblance à l’examen de tous les éléments de l’État providence et à la formulation d’une revendication aux largesses de l’État[191] ». En 2008, la Cour suprême a refusé l’autorisation d’appel dans l’affaire Assoc. du Barreau canadien c. Colombie-Britannique[192], qui invoquait l’article 7 pour dénoncer les lacunes du programme d’aide juridique en matière civile qui n’était pas en mesure d’offrir aux personnes vivant dans la pauvreté, et particulièrement aux femmes, un réel accès à la justice dans les situations touchant leurs intérêts protégés par la Charte. Les tribunaux de la Colombie-Britannique ont statué que la demande devait être radiée parce que « l’ABC ne conteste aucune loi, ni même aucune mesure gouvernementale… Elle cherche plutôt à revoir en profondeur l’ensemble du programme[193] ».

En 2009, la Cour suprême a refusé l’autorisation d’appel dans l’affaire Boulter c. Nova Scotia Power Inc.[194], dans laquelle les demandeurs ont contesté l’approche de la province en matière de tarification de l’électricité au motif qu’elle rendait de plus en plus inabordables les services d’électricité résidentiels pour les personnes vivant dans la pauvreté[195]. La Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a rejeté, dans cette affaire, la demande des requérants fondée sur la Charte et a déclaré ce qui suit : « La situation critique de la pauvreté appelle à des mesures de redressement qui ne sont pas nécessairement constitutionnelles[196]. » Puis, en 2012, la Cour suprême a refusé l’autorisation d’en appeler de la décision dans l’affaire Toussaint c. Canada[197], dans laquelle les cours fédérales ont rejeté une contestation soulevée en vertu de l’article 7 à l’égard du refus du gouvernement fédéral de fournir des soins de santé à une immigrante sans papiers ayant un besoin urgent de soins médicaux, au motif que sa propre conduite était la « cause principale » de toute atteinte à ses droits garantis par l’article 7[198] et que, autrement, le Canada pourrait devenir « un refuge pour tous ceux qui ont besoin de soins et de services médicaux[199] ».

Le refus de la Cour suprême d’accorder l’autorisation d’interjeter appel dans ces affaires ou dans pratiquement toute autre affaire liée à la pauvreté en vertu de l’article 7 au cours des 15 années qui se sont écoulées depuis l’arrêt Gosselin contraste fortement avec son approche à l’égard de la demande fondée sur la Charte dans l’affaire Chaoulli c. Québec (Procureur général)[200]. Les appelants dans cette affaire, soit un patient âgé qui avait subi des retards dans l’obtention de deux arthroplasties de la hanche et un médecin engagé dans une longue bataille juridique contre la province au sujet des restrictions imposées à sa prestation de soins privés[201], ont invoqué l’article 7 non pour défendre, mais pour miner le seul droit socioéconomique qui est largement reconnu au Canada : l’accès aux soins de santé fondé sur le besoin plutôt que la capacité financière[202]. Bien que la demande dans l’affaire Chaoulli ait été rejetée à l’unanimité en première instance et par la Cour d’appel du Québec, la Cour suprême a autorisé les appelants à interjeter appel. La majorité du plus haut tribunal du pays a ensuite infirmé les conclusions de la juge de première instance et annulé le jugement des tribunaux d’instance inférieure qui excluait la possibilité de contester à l’égard du droit constitutionnel la légalité de l’interdiction de souscrire une assurance maladie privée au Québec, au motif que la prohibition visait à protéger le système public de soins de santé sur lequel tout le monde compte, y compris les personnes incapables de payer des soins privés[203].

Ce faisant, contrairement à ce qui a été observé dans l’affaire Gosselin, les juges majoritaires ne se sont pas demandé si les preuves respectives des deux demandeurs distincts étaient suffisamment représentatives des effets de l’interdiction de l’assurance maladie privée sur tous les patients québécois[204]. Ils n’ont pas non plus remis en question la suffisance de la preuve du témoin unique qui, contre le poids de l’opinion des experts en cette affaire[205], a soutenu que l’accès aux soins de santé du secteur privé en parallèle du système public constituerait une solution pour réduire les temps d’attente inhérents au régime public[206]. Les juges majoritaires ont rejeté la conclusion du juge Delisle de la Cour d’appel[207] selon laquelle les appelants revendiquaient un droit de souscrire une assurance privée, droit économique qui était exclu de l’article 7 de la Charte[208]. Les juges majoritaires n’ont pas laissé entendre que les appelants demandaient à la Cour de reconnaître un droit autonome à des soins de santé privés. Ils soulignaient plutôt que les appelants soutenaient seulement que leur vie, leur liberté et la sécurité de leur personne étaient menacées par l’interdiction de souscrire une assurance maladie privée imposée par le Québec[209].

Dans l’affaire Chaoulli, les juges majoritaires n’étaient pas préoccupés par les questions de justiciabilité ou de compétence institutionnelle soulevées par la contestation des appelants quant au maintien d’un système de santé unique. Voici ce qu’a affirmé la juge en chef McLachlin :

Bien qu’il appartienne au législateur québécois de décider du genre de système de santé qui doit être adopté au Québec, la mesure législative qui s’ensuit est, comme toutes les règles de droit, assujettie à des limites constitutionnelles, y compris celles imposées par l’art. 7 de la Charte. Le fait que la question soit complexe ou controversée ou encore qu’elle mette en cause des valeurs sociales ne signifie pas pour autant que les tribunaux peuvent renoncer à exercer leur responsabilité constitutionnelle de vérifier la conformité à la Charte d’une mesure législative contestée par des citoyens[210].

Il résulte de cette affaire une décision de la Cour suprême qui porte gravement atteinte aux droits et aux intérêts en matière de santé garantis par la Charte dans le cas des personnes vivant dans la pauvreté. Ne tenant pas compte des preuves relatives aux effets négatifs d’un système de santé à deux vitesses pour ceux qui dépendent du système public[211], les juges majoritaires ont autorisé le droit d’avoir recours à un système parallèle privé de soins de santé disponible uniquement aux personnes qui pouvaient se permettre de souscrire une assurance privée pour éviter les délais inhérents au régime public[212]. La décision des juges majoritaires dans l’affaire Chaoulli semble indiquer que, même si l’article 7 ne garantit pas l’accès aux soins de santé en fonction des besoins, il garantit un droit aux soins de santé fondé sur la capacité de payer[213].

Dans ce contexte, le fait que la Cour suprême n’a pas accordé l’autorisation d’interjeter appel dans l’affaire Tanudjaja et qu’elle n’a finalement pas réexaminé sa décision dans l’affaire Gosselin constitue clairement un échec du constitutionnalisme. Comme l’a soutenu la coalition du Comité de la Charte dans son intervention devant la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Tanudjaja, les questions soulevées dans les demandes fondées sur l’article 7 de la Charte relativement aux personnes vivant dans la pauvreté ont un objet précis :

[Ces questions] portent directement sur la relation entre les membres des groupes les plus marginalisés de la société canadienne et les valeurs et les droits constitutionnels qui sous-tendent la démocratie constitutionnelle de l’État […] Les tribunaux ont le mandat eu égard à la Constitution d’interpréter et d’appliquer la Charte d’une manière qui assure à chaque personne au Canada le plein bénéfice de la protection qu’elle garantit. Ceci devrait être le point de départ de toute analyse ayant trait à la Charte, plutôt que l’idée préconçue des types de dossiers (et, par définition, des types de demandeurs) qui sont de mise à la salle d’audience[214].

Conclusion

Dans l’affaire Tanudjaja, un seul juge statuant sur une requête en radiation a en fait infirmé la décision de la Cour suprême. Le juge Lederer déclare ceci :

La loi est établie. Dans l’état actuel des choses, le Canada et l’Ontario ne peuvent avoir aucune obligation positive de mettre en place des programmes visant à répondre aux préoccupations des citoyens en ce qui a trait à la vie, la liberté et la sécurité de la personne […] Les juges formant la majorité dans l’affaire Gosselin ne s’écartent pas de cet avis. Cela confirme bien ce qui a été interprété depuis les premiers jours de la Charte[215].

Nonobstant la signification doctrinale du maintien de l’ordonnance rendue par le juge Lederer et des conséquences quant à l’accès à la justice qui en découlent, la Cour suprême a refusé la demande d’autorisation d’appel de la décision Tanudjaja. L’expérience des personnes ayant fondé leurs demandes respectives sur la Charte dans des dossiers liés à la pauvreté avant et depuis l’arrêt Gosselin, qui a culminé avec la motion en radiation dans l’affaire Tanudjaja, en est une d’exclusion constitutionnelle — l’approche de la Cour suprême à l’égard de l’article 7 ayant effectivement soustrait un pan entier de l’action gouvernementale d’un examen fondé sur la Charte. En imposant un fardeau de preuve discriminatoire à ceux qui contestent les mesures inadéquates ou l’absence de mesures concrètes du gouvernement menant à l’insécurité alimentaire, à la pauvreté et à l’itinérance et, dans certains cas, en ignorant carrément les témoignages et les preuves des demandeurs, et en qualifiant les arguments constitutionnels qu’ils présentent de revendications non recevables de droits autonomes non prévus par la Charte, les tribunaux ont érigé un mur pratiquement insurmontable aux revendications des personnes vivant dans la pauvreté quant à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Dans les rares demandes fondées sur la Charte ayant trait à la pauvreté et dans lesquelles les tribunaux ont accepté les revendications des demandeurs, ces dernières s’inscrivaient précisément dans le paradigme des droits négatifs et visaient uniquement à ce que les gouvernements ne fassent rien.

Par exemple, dans l’affaire Victoria (City) c. Adams de 2008[216], les sans-abri d’un campement de fortune établis dans la ville de Victoria ont obtenu gain de cause dans leur contestation en vertu de l’article 7 d’un règlement municipal leur interdisant d’aménager des abris temporaires dans les parcs publics pour y passer la nuit[217]. Au procès, la juge Ross a conclu que le manque de places dans les refuges pour itinérants de Victoria signifiait que « des centaines de personnes sont contraintes de dormir dans des lieux publics de la ville[218] » et que l’ingérence du gouvernement faisant obstacle aux moyens que se donnent les sans-abri pour se pourvoir d’un abri de fortune exposait ces derniers à un risque de préjudice grave, y compris la mort par hypothermie. En jugeant que le règlement municipal violait l’article 7, la juge Ross a souligné le fait que les demandeurs sans-abri ne soutenaient pas que le gouvernement était tenu de leur fournir un logement adéquat, mais qu’ils contestaient plutôt les restrictions négatives imposées à leur capacité de se procurer un abri, ce qui rappelle l’approche adoptée dans l’affaire Chaoulli[219]. En confirmant la décision de la juge Ross invalidant le règlement municipal adopté par la Ville de Victoria, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a également souligné qu’elle appliquait l’article 7 comme une « restriction » négative à l’action gouvernementale, plutôt que comme une source d’obligations positives pour s’attaquer au problème de l’itinérance ou à l’égard des droits des sans-abri[220].

En examinant le rôle de l’interprétation judiciaire dans la reconnaissance des droits socioéconomiques au Canada, Bruce Porter a fait l’observation suivante :

Les interprétations négatives des droits ont été adoptées non pas sur la base de principes d’interprétation cohérents ou raisonnables, mais plutôt au profit d’idées préconçues sous-tendant un rôle limité des tribunaux. Les conséquences de ces interprétations restrictives sur la portée de la signification même des droits sont graves. En se distanciant des conceptions qui peuvent nécessiter des mesures positives ou des changements tranformateurs, les tribunaux ont pour effet de figer l’interprétation des modèles existants de discrimination, de marginalisation et d’exclusion. Ils excluent de leur interprétation des droits les réalités auxquelles font face les groupes défavorisés et marginalisés – ceux dont les droits sont le plus souvent bafoués par les modèles d’exclusion existants et par l’incapacité des gouvernements à prendre des mesures positives pour remédier à ces violations systémiques[221].

En contraste flagrant avec l’approche judiciaire actuelle, au cours de la période qui a précédé et suivi l’adoption de la Charte, les groupes défavorisés ont préconisé une interprétation et une application de cette dernière qui refléteraient et renforceraient les engagements internationaux du Canada en matière de droits socioéconomiques, allant au-delà de la dichotomie discréditée et dépassée qui oppose les droits positifs aux droits négatifs ayant été abandonnée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans les deux pactes internationaux[222]. Les groupes défavorisés ont insisté sur le fait que le défaut ou l’omission délibérée de la part des gouvernements de tenir compte des conséquences du chômage, de l’itinérance, de la pauvreté, de l’insuffisance des services de santé et du manque de soutien social devraient faire l’objet du même degré d’examen fondé sur la Charte que les violations manifestes relatives à la sécurité de la personne et aux autres droits fondamentaux. La juge Arbour a souligné ce qui suit dans l’affaire Gosselin :

Le droit de ne pas être victime d’atteintes par l’État à leur intégrité physique ou psychologique est une bien mince consolation pour les personnes qui, comme les demandeurs en l’espèce, doivent quotidiennement lutter pour subvenir à leurs besoins physiques et psychologiques les plus élémentaires. Pour eux, un tel droit purement négatif à la sécurité de la personne est essentiellement sans effet : dans leur monde, les menaces à la sécurité de leur personne ne viennent pas principalement d’autrui, mais bien des circonstances extrêmement difficiles dans lesquelles ils vivent. Dans ces cas […] une intervention concrète de l’État est nécessaire pour donner sens et effet aux droits garantis par l’art. 7[223].

Trois décennies plus tard, les personnes vivant dans la pauvreté auraient sûrement pensé que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, garanti par l’article 7, se traduirait, comme l’aurait espéré Mme Gosselin, par des mesures d’aide sociale qui n’obligeraient pas les personnes dans le besoin à choisir entre la faim et l’itinérance. Elles tiendraient pour acquise l’insistance de la juge en chef McLachlin et du juge LeBel pour dire que « la Charte, en tant qu’instrument vivant, évolue avec la société et s’adresse aux situations et besoins actuels des Canadiens. Ainsi, les engagements actuels du Canada en vertu du droit international et l’opinion internationale qui prévaut actuellement en matière de droits de la personne constituent une source persuasive pour l’interprétation de la portée de la Charte[224] ». Les personnes vivant dans la pauvreté auraient espéré que la Charte exigerait, comme Jennifer Tanudjaja le prônait, que les gouvernements canadiens adoptent des stratégies pour, d’une part, lutter contre la pauvreté et l’insécurité généralisée en matière de logement et, d’autre part, pour mettre un terme à ces fléaux de société. Elles se seraient attendues que les tribunaux reconnaissent l’incidence négative et disproportionnée de l’inaction du gouvernement à l’égard des membres les plus défavorisés de la société canadienne sur les plans sociaux et économiques, c’est-à-dire à l’égard des peuples autochtones, des personnes handicapées, des nouveaux immigrants et des réfugiés, ainsi que des mères seules et des enfants à leur charge[225]. Au lieu d’un pas timide de la part de la Cour suprême dans l’affaire Gosselin, ces personnes se seraient attendues que les tribunaux canadiens tiennent, en tous points, les gouvernements pleinement responsables de ne pas avoir pris de mesures affirmatives pour remédier à la pauvreté et aux graves violations des droits de la personne qui en découlent. Les personnes qui vivent dans la pauvreté n’auraient pas pu prévoir que, plus de 35 ans après l’adoption de la Charte, la promesse de vie, de liberté et de sécurité de l’article 7 n’offrirait qu’un droit de dormir dans un parc la nuit sous une bâche en plastique ou un abri en carton[226]. Surtout, les personnes qui vivent dans la pauvreté n’auraient pas pu s’imaginer que leurs demandes fondées sur la Charte ne seraient même plus entendues. Pourtant, tout porte à croire que c’est bien cela l’héritage de l’affaire Gosselin.