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Chacun s’accorde aujourd’hui à reconnaître que les musées jouent un rôle politique : leurs choix d’accueillir ou non tel objet en leur sein, de (re)prendre à leur compte une généalogie, ou de la refuser, sont non seulement une manière d’interpréter le monde, mais un moyen d’agir sur lui. Le plus souvent, dans les démocraties pluralistes, ceci se traduit par la recherche d’un musée « décent », au sens du philosophe libéral Isaiah Berlin, qui traite des sujets en fonction de l’importance que leur accorde l’opinion publique, dans ses exigences de visibilité et de réflexion. Au cours des dernières décennies, les musées, en particulier nationaux, à travers l’Europe ont été appelés à traiter des questions les plus difficiles de l’histoire de leurs pays, et celles de l’immigration ont régulièrement figuré à leur agenda au titre des souvenirs conflictuels, comme des spéculations sur l’avenir.

Dans leurs versions contemporaines, les musées de migrations ne datent que des deux ou trois dernières décennies, et ils empruntent aux nouvelles histoires et mémoires de migrations pour, au premier chef, se détacher nettement de l’ancienne histoire des expansions métropolitaines et des colonisations européennes. Ces musées sont en effet directement liés à la place nouvelle occupée par les thématiques de la reconnaissance des identités - sinon de leurs devoirs de mémoire - au sein des espaces publics contemporains. Ce faisant, ils occupent une place de choix, en France, dans les rapports complexes, et souvent objets de polémiques, entre les historiens, la politique et le droit, particulièrement illustrés par des phénomènes comme les lois mémorielles, les commémorations et les initiatives de patrimonialisation de communautés[1]. Cette situation particulière rend délicat leur rapport aux travaux des historiens des migrations et des autres spécialistes des sciences sociales, enclins à se méfier des entreprises, officielles ou non, de patrimonialisation ou à considérer de manière prudente les dispositifs de médiation mémorielle des communautés. Ceux-ci sont souvent prompts à conclure que les expositions de migration, qu’il s’agisse d’expositions spécialisées au sein de musées généralistes, ou de sections de musées spécialisées, sont toujours enclines à « minimiser les mobilités transnationales et l’histoire complexe des circulations » (Scioldo-Zürcher 2016 : 163). Enfin la situation des musées de migration dans le paysage culturel français contemporain est marquée, comme celle des musées dits « de société » en général, par une marginalité de fait par rapport au monde des musées « classiques », c’est-à-dire par rapport à la tradition nationale et administrative des musées de France, marquée par l’hégémonie des musées de beaux-arts dans la formation et la conduite professionnelle des conservateurs.

Une thématique longtemps absente des musées

Le rapport du musée aux migrations est à envisager d’abord dans le traitement par le musée des mobilités – des choses et des hommes. Or le rapport du musée, comme institution, aux phénomènes de mobilité a été longtemps difficile à penser. Dans le champ patrimonial en général, et dans les musées en particulier, les mobilités et les migrations ont été traditionnellement peu abordées. Le principe des musées est lié à une volonté de stabiliser des collections au sein d’un territoire, et dans ses premières incarnations de la modernité des XVIIe-XVIIIe siècles il illustrait un pouvoir sur cet espace, qu’il soit princier ou républicain, impérial ou royal. Il s’agissait notamment d’interdire la sortie du territoire d’oeuvres précieuses, représentatives du génie local, ou tout simplement d’objets utiles aux progrès de la nation. L’émergence de musées consacrés à l’histoire a ensuite redoublé ces effets, qui témoignaient le plus souvent d’une vocation nationale exclusive, attachée à illustrer la continuité du pays.

Les opérations de muséalisation se développent en effet au moment où apparaît un élément décisif de la construction des Etats-nations, et de l’histoire des migrations : à savoir l’émergence des papiers d’identité. Un modèle clairement identifiable se développe, dont Benedict Anderson a fourni une formulation convaincante dans sa réflexion classique sur les communautés imaginées, évoquant le triptyque de la statistique, de la cartographie et du musée dans la formation des communautés imaginées (Anderson 1991). Désormais, identité prend son sens contemporain, celui d’une identification, dans ses perspectives et ses obligations administratives et policières, statistiques aussi. En France l’évolution de l’identification conduit de la mi-XVIIIe à l’élaboration de la carte d’identité au cours de la mi-XXe siècle (Denis 2000; Piazza 2004). Ce n’est pas le lieu ici d’évoquer l’ensemble du champ sémantique du terme d’« identité » qui évoque les caractères de stabilité d’une personne en différentes circonstances, et en différentes époques, référant le cas échéant à sa personnalité entendue comme une continuité – de nature, de qualité – selon les différents dictionnaires nationaux.

Le rapport entre musées et historiographie nationale est dès lors marqué par deux éléments principaux, le premier référant à la différence d’une nation dans l’ensemble de l’humanité, soit à la typicité, et le second à l’articulation de ces traits distinctifs avec la morale, le caractère ou la psychologie du groupe collectif (Beller et Leerssen 2007 : xiv)[2]. Dans les musées européens, par conséquent, les mobilités ou les migrations des populations ne sont pas tout à fait ignorées, mais elles sont évoquées le plus souvent à condition qu’elles participent d’un récit national, ou qu’elles puissent l’alimenter. C’est particulièrement le cas lorsque le phénomène des migrations est pensé dans le cadre d’une expansion, militaire ou commerciale, ou bien dans celui d’une exportation de main d’oeuvre caractéristique de l’identité nationale. Le (petit) musée des Suisses dans le monde, depuis quarante-cinq ans, en est un témoignage : installé sur les hauteurs de Genève au château de Penthes, il a d’abord donné à voir la gloire militaire dont se sont couverts les mercenaires suisses à travers l’Europe, avec un choix de mercenaires du reste largement aristocratiques. Par la suite l’ambition du musée s’est étendue à d’autres catégories : « marchands, banquiers, ingénieurs, artisans, artistes, chercheurs scientifiques, explorateurs, missionnaires, diplomates, correspondants, délégués humanitaires, aventuriers »[3]. En miroir, peut-on dire, la France a installé un Musée des Gardes suisses à Rueil-Malmaison, dans la caserne historique, même si la fidélité au roi de ce corps d’élite de l’Ancien régime lui vaut une mémoire difficile dans le récit républicain.

En France, tel ou tel récit de glorification locale, exposé dans un musée en région, a pu évoquer depuis le début du XXe siècle des circulations de populations, qu’il s’agisse de colonisation ou d’aventures plus ou moins individuelles mais toujours au sein d’un éloge de la valeur nationale. Les évocations de la puissance de la « race » ont alimenté, souvent, durant l’entre-deux-guerres, de telles présentations chargées d’illustrer la qualité particulière d’une communauté. L’exposition de l’expansion basque au musée basque brosse ainsi un tableau de la diaspora internationale qui nourrit l’orgueil d’un « peuple »[4]. Il en va de même dans le champ esthétique avec le musée des monuments français de Paul Deschamps qui, dans l’entre-deux-guerres, entendait exposer - au moment où l’histoire de l’art français voyait paraître les synthèses de Louis Réau consacrées à la diffusion des modèles esthétiques classiques dans toute l’Europe - différentes figures de l’expansion de l’architecture ou de la sculpture française depuis le Moyen Age, par le biais des Croisades en particulier. Enfin le domaine des musées coloniaux constitue un champ à part, qui, parallèlement à la mise en valeur des ressources de la colonie pour la métropole, évoque les migrations bienfaitrices ou héroïques des Européens, et moins ou pas du tout celles des colonisés. Il en va de même pour les musées missionnaires, ou encore les musées médicaux ou scientifiques dévolus aux expéditions savantes, aux découvertes et aux entreprises civilisatrices, comme on disait alors. Ces entreprises, comme le prouvent leurs dénominations et leurs configurations changeantes, sont clairement politiques : le Musée permanent des Colonies, inauguré à Paris en 1931, est rebaptisé en 1935 Musée de la France d’outre-mer – avant de devenir en 1961 le musée des arts africains et océaniens, dans une perspective qui évoque le musée universel de Malraux. On pourrait multiplier les exemples de telles réalisations, qui ont été longtemps « prisonnières d’un nationalisme muséographique […], [tant elles ont été] élaborées à l’aune de la construction du récit national, [et] inscrites dans la perspective de l’intégration » (Grosfoguel, Le Bot et Poli 2011 : 7).

Le nouveau musée d’histoire des migrations de la décennie 2000 participe au contraire d’un ensemble de réaménagements qui a marqué le paysage des musées de société en général, ces vingt dernières années, quant au répertoire des sources mobilisées et des mises en exposition, et quant à l’émergence de curiosités nouvelles, en relation avec des intérêts savants inédits, et des demandes socio-politiques[5].

Une timide prise en compte des mobilités dans les musées français. 1970-1990

Au cours de la décennie 1960-1970 la nouvelle « école des Annales », dans la lignée de Fernand Braudel, avait exercé ce que François Furet appelait un « hégémonisme de fait ». Il n’est bien sûr pas question de soutenir que l’évolution des différents musées d’histoire y a répondu terme à terme mais la promotion d’une histoire nouvelle a été remarquable dans les quelques musées d’histoire alors modernisés, comme dans certains musées de société de la génération 1970, notamment là où l’influence de la muséographie de Georges-Henri Rivière - de l’école du musée national des Arts et Traditions Populaires à Paris - pouvait accompagner sans contradictions une conscience historique, régionale ou locale. Ainsi, au musée de Bretagne à Rennes, dirigé par un conservateur historien, Jean-Yves Veillard, les sacs à procès pendus dans une sorte de diorama illustraient la justice de l’âge classique, selon des modalités à la fois érudites et spectaculaires. L’effort était moins évident dans tous les musées pour l’exposition de l’histoire contemporaine ou immédiate, dont les dispositifs médiatiques étaient la plupart du temps plus paresseux. Car les établissements exposaient surtout une histoire paysanne enracinée dans les paroisses et les campagnes, d’après une historiographie marquée par les leçons alors novatrices de la démographie historique. Les plus célèbres des historiens modernistes français, comme Emmanuel Le Roy Ladurie, évoquaient alors davantage « l’histoire immobile » (1974) que les circulations de populations. Certes, tels ou tels musées ont pu se consacrer à des entreprises commerciales internationales, comme celui de la Compagnie des Indes à Lorient, lequel rend compte de la thématique de la mondialisation, dans un esprit braudélien de généalogie du capitalisme occidental, mais leur rapport à une histoire des migrations demeurait marginal.

Par la suite le renouveau des musées français d’histoire a été surtout marqué par le mouvement des écomusées et des musées de société, qui participait d’un mouvement de retour sur soi de l’anthropologie, du lointain au proche. Dans l’esprit des différentes formes de la « prise de parole » issue de Mai 68, selon le diagnostic de Michel de Certeau (1968), l’écomusée élaborait une nouvelle prise de conscience d’elle-même par la société[6]. Il participait en ce sens d’une dynamique inédite du « patrimoine » dans la société, dont témoignaient aussi les recherches commanditées par la Mission du Patrimoine ethnologique sur les pratiques et les politiques culturelles de l’identité au cours des années 1980-1990. C’est dans ces années que les écomusées imaginés par Georges-Henri Rivière ont inauguré un régime muséal fondé sur la « provocation de la mémoire », selon une excellente formule de Raphaël (1987). Ce relatif âge d’or des musées autres que ceux de beaux-arts a culminé avec la reconnaissance apportée par la Direction des musées de France à cette nouvelle catégorie d’établissements[7]. Toutefois la catégorie de l’immigration ne paraissait pas encore devoir être prise en compte de manière spécifique dans l’inventaire à la Prévert des musées désormais appelés « de société ».

Parallèlement, l’actualité des musées proprement « historiens » allait se trouver marquée par la mémoire de la seconde guerre mondiale et ses enjeux. Le mémorial-musée de la Paix inauguré en 1988 (Brower 1999) à Caen, a incarné le premier « musée d’idées » en France, illustrant l’éveil ou le réveil de l’intérêt public pour les musées d’histoire et suscitant des polémiques entre historiens, philosophes et conservateurs, institutions locales et nationales, à propos de la représentation de l’histoire qu’il fournissait, de ses ambitions et de ses réceptions. Dans les années qui ont suivi, les nouveaux enjeux politiques de la mémoire nationale de Vichy et de l’occupation ont enfin fait du musée d’histoire un lieu de reconquête civique dans un contexte marqué par la montée de certains révisionnismes ou négationnismes. Mais c’est la thématique mémorielle, élaborée chez les historiens au sein du séminaire de Pierre Nora à l’EHESS à partir de 1978, à l’origine de la monumentale série des Lieux de mémoire, ou chez les philosophes autour de Paul Ricoeur, qui a appelé une mobilisation d’initiatives destinées à valoriser les mémoires. À partir de la fin des années 1980 on voit se développer à propos des mémoires des migrations, tout à la fois « travaux d’historiens sur ce thème, actions de préservation des archives, recueil de témoignages » (Ribert 2011 : 59). Des liens inédits entre l’art contemporain et les collectes mémorielles de phénomènes migratoires apparaissent par la suite à l’occasion de divers exemples régionaux (Chaouite et al. 2017).

Le tournant mémoriel et les premières expositions sur les communautés immigrantes

Les expositions du Musée Dauphinois à Grenoble consacrées à la place des immigrés dans la région démontrent pour la première fois la capacité des musées français à s’emparer du thème, à condition que ce soit à la périphérie des grands établissements nationaux. Elles l’inscrivent résolument dans le champ du musée régional d’ethnographie, ou d’arts et traditions populaires, et dans le cadre d’une mobilisation de la mémoire actuelle de communautés présentes dans l’agglomération – les Grecs, les Italiens, les Maghrébins... La muséographie employée – à savoir la présentation de personnages qui apparaissent comme autant de porte-parole de leurs différentes communautés – évoque le mode nord-américain de faire appel à d’authentiques histoires de vies ou à des témoignages scénarisés par une équipe pour communiquer aux visiteurs une vue « participative ». De telles initiatives ont suscité de nombreuses études, en particulier de la part des muséologues de l’Université proche d’Avignon, dans une perspective sémiologique inspirée de Jean Davallon, mais aussi de la part de politistes intéressés par la représentation française des communautés dans l’espace public du « creuset français », selon l’expression de Gérard Noiriel. La question du statut qu’occupent les témoignages dans un propos muséographique a ainsi fait son apparition dans l’espace public, et dans la recherche critique[8].

L’exposition à propos d’immigration s’inscrit donc au sein des reconfigurations françaises des musées de société et témoigne sans nul doute d’une mondialisation des musées de France dont on pourrait trouver maints autres exemples, dans une tentative de dé-provincialiser l’histoire française, dont témoignent, de manière contradictoire, de multiples ouvrages individuels ou collectifs ces dernières années (Sirinelli 2011; Boucheron 2017). Enfin elle illustre la multiplication, la diversification et la mondialisation des migrations, et la naissance de ce que d’aucuns ont appelé une « société nomade » (Knafou 2000), qui remettent en cause les définitions habituelles de territoires plus ou moins immobiles, auxquels s’opposeraient les migrations ou les mobilités.

La prise en compte plus générale des mobilités au sein des réflexions des sciences humaines et sociales a ainsi pesé sur la recomposition des expositions temporaires et des musées consacrés aux phénomènes contemporains. La mobilité y est définie comme un concept englobant qui rassemble « un ensemble de valeurs sociales » ; « une série de conditions géographiques » ; « un dispositif et son arsenal de techniques et d’acteurs » (Levy et Lussault 2013). On peut ainsi trouver des musées consacrés à la mobilité des personnes qui l’envisagent de manière proprement technique ou pratique : tels sont les musées des transports, dont une partie des matériels nourrit les musées de migrations stricto sensu, en mettant l’accent sur les transports maritimes ou terrestres, les reconstitutions de cabines ou les étalages de valises. Au reste, au cours des dernières décennies, ces musées mettent en évidence les aléas sinon les catastrophes de la mobilité, qu’il s’agisse de la vitesse contemporaine, dans la ligne des réflexions de Paul Virilio, ou des conflits divers, des terrorismes de diverses sources. Oeuvre de Christian Boltanski, le musée pour la Mémoire d’Ustica à Bologne consacré à la destruction du DC9 en 1980[9] n’est pas un musée de migration, au sens propre du terme, mais un musée mémorial de mobilités devenues cibles et témoignages des conflits contemporains. Aujourd’hui les interventions d’artistes pour dénoncer les conditions de migrations contemporaines en Méditerranée ou ailleurs donnent lieu à des expositions temporaires ou à des mémoriaux qui font de la mobilité un des objets privilégiés de la réflexion nouvelle sur les patrimonialisations contemporaines (Condevaux et Leblon 2016).

Le premier musée national d’histoire de l’immigration en France

Le statut des histoires de migrations par rapport à la « grande » histoire est un enjeu important de reconnaissance du statut de leurs musées dans la hiérarchie des musées locaux ou nationaux d’identité. De ce point de vue, l’élaboration d’un musée à Paris constitue dans l’histoire des musées de migrations en France un tournant capital. Les demandes de création avaient parcouru la décennie 1990, se heurtant à une frilosité politique évidente, jusqu’à une décision officielle prise en 2004, mais dont la réalisation a coïncidé avec un calendrier politique défavorable, marqué par l’installation de Nicolas Sarkozy à la présidence en 2007 et son souci d’afficher une politique d’identité nationale. Ouvert le 10 octobre 2007, mais sans inauguration officielle, laquelle attend décembre 2014 avec le nouveau président François Hollande, le musée parisien offrait à la thématique de l’immigration la reconnaissance supérieure à laquelle tout musée doit prétendre en France pour être pleinement légitime, c’est-à-dire un caractère national[10]. Cette fondation réaffirme dans les faits une spécificité muséale républicaine, fût-ce d’après un modèle d’exposition globalement importé des États-Unis.

Imaginé dans le but de « constituer un repère identitaire pour la France du XXIe siècle » (Toubon 2004 : 10)[11], le projet de la CNHI avait pour mission de « rassembler, sauvegarder, mettre en valeur et rendre accessibles les éléments relatifs à l’histoire de l’immigration en France, notamment depuis le XIXe siècle et de contribuer ainsi à la reconnaissance des parcours d’intégration des populations immigrées dans la société française et de faire évoluer les regards et les mentalités sur l’immigration en France ». Le terme de Cité faisait référence à un ensemble d’institutions – telle la Cité de l’architecture, et d’autres – qui avaient voulu s’écarter du modèle canonique du musée, pour disposer de davantage de liberté dans leurs activités, et aussi se réclamer d’une image davantage ouverte et dynamique, écho en cela aux mouvements de crise et de réforme de la nouvelle muséologie des années 1960-1970. D’une certaine manière le terme de cité renvoyait aux propos de Duncan Cameron et d’autres sur le musée forum[12]. Un « Musée de l’Histoire et des Cultures de l’Immigration » était simultanément évoqué, toutefois (Toubon 2005 : 94). Pour sa directrice d’alors, « la Cité nationale de l’histoire de l’immigration est tout à la fois un musée national, une médiathèque, un espace de découvertes, d’expositions et d’expression des arts vivants » (Lafont-Couturier 2006). En juillet 2013, la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration (CNHI) est devenue le musée d’histoire de l’Immigration, accompagné d’une nouvelle identité graphique, celle de son Palais d’installation – revendiquant ainsi une localisation controversée.

Si la Cité de l’immigration a pris symboliquement la place de l’ex Musée des Arts Africains et Océaniens, au sein d’un ensemble de déménagements des musées parisiens, suscitant l’opposition des tenants de l’ancien musée, c’est surtout la coïncidence entre un musée nouveau des migrations et le site primitif d’un musée des Colonies construit pour l’Exposition Coloniale de 1931 qui a suscité une série de réactions allant de l’ironie à la colère, à la fois en France et à l’étranger - l’installation interdisant notamment à brève échéance la possibilité d’un musée d’histoire des colonisations. La décision a nourri involontairement les tentatives de lire la situation des immigrés dans la société française contemporaine au prisme de la situation des colonisés dans l’ancien empire français. Pareil choix participait d’un recyclage au nom d’une sorte de pragmatisme administratif certainement dépourvu de sens historique qu’on a vu se reproduire par la suite avec les tentatives, finalement vouées à l’échec, d’installer un nouveau musée d’histoire de France aux Invalides ou aux Archives nationales. De ce point de vue, la succession de musées sur le site de la Porte dorée s’inscrit dans une histoire longue des musées français, comme appelés à réutiliser des monuments historiques plus ou moins prestigieux. La visibilité nouvelle du palais dans l’identité du musée, dans son logo comme dans son exposition permanente, normalise aujourd’hui, d’une certaine manière, cette installation – en attendant les nouveaux développements de son exposition.

Reste que le nouveau musée hérite d’une relative marginalité du lieu : pendant, en quelque sorte, de l’ancien musée des Arts et traditions populaires, fermé pour cause d’insuffisance de fréquentation à peu près simultanément à l’élaboration du musée des migrations. Installé dans un Est parisien populaire et dépourvu d’institutions culturelles, à la différence de son homologue des traditions populaires installé dans un arrondissement bourgeois, le nouveau musée témoigne curieusement d’une topographie légendaire souvent propre aux musées de migrations, révélatrice des circonstances nationales ou locales, et des histoires ou des généalogies que l’on veut mettre en avant. D’une manière générale, les musées sont éloignés des centres urbains, installés dans des endroits marginaux car correspondant aux points d’entrée sur le territoire, bref aux zones de transit, ou encore de relégation pour inspection et suivi sanitaire. Si la qualité monumentale de ces installations est variable, et de ce point de vue le cas parisien est remarquable par sa valeur esthétique et patrimoniale évidente, cet écart général est très révélateur de difficultés à surmonter par la suite en termes de fréquentation, ou de simple accès. Le cas du musée de Buenos Aires est assez emblématique, comme celui de Sao Paulo qui requiert l’évocation d’un transfert ferroviaire entre le port et la ville[13].

Un aggiornamento français au nom de la muséologie mondiale

Selon une tradition qui remonte au XIXe siècle, celle des circulations et des transferts de modèles de musées à travers le monde, au gré des visites d’établissements amis mais néanmoins rivaux, l’équipe de préfiguration menée par Jacques Toubon, ancien ministre de la Culture et patron du projet, avait fait le tour du monde des musées d’immigration en quête d’inspiration, sinon de recettes. Un colloque international sur les musées d’immigration dans le monde avait été organisé à la Bibliothèque Nationale de France, dont la lecture demeure intéressante aujourd’hui. Le résultat bénéficia, sans surprise excessive, au modèle d’Ellis Island qui sembla fournir la réalisation exemplaire à suivre (Green 2007)[14]. Si l’on peut douter de la pertinence intellectuelle et politique de cette réalisation pour le cas français, tant les modèles d’immigration ont été différents, un tel épisode prouve la mondialisation des modèles muséaux alors en cours, que la récente multiplication de « succursales » de musées ne fait qu’entériner. Le séminaire « La France et ses autres, nouveaux musées, nouvelles identités », organisé par l’University of Chicago Center in Paris avec la Maison René-Ginouvès de Nanterre, les 1er et 2 juin 2006, a, avec d’autres manifestations d’intérêt nord-américain pour la transformation des musées français, illustré combien cet aggiornamento des musées pouvait susciter l’attention des spécialistes américains tant de l’histoire de France que des musées[15].

Au vrai, Ellis Island et la Porte dorée semblent illustrer une commune monumentalité d’État. Il est difficile d’imaginer un espace moins convivial et moins accueillant qu’un centre de tri de migrants pauvres, comme l’est le musée américain, et, de même, il est difficile d’imaginer une célébration plus glaciale et intimidante que celle des salles du palais de la Porte dorée. Rien ici, des somptueux planchers aux volumes imposants, ne peut évoquer les chambres d’hôtel plus ou moins miteuses ou misérables, les conditions de travail plus ou moins indignes, qui rythment les images ou les textes des panneaux didactiques. Au contraire du Lower East Side Tenement Museum à New York, que l’on a pu placer parmi les musées de migrations au sein d’une catégorie des musées « à caractère social fort » (de Muys 2008), aucune empathie ne peut réellement s’inscrire dans ces murs entièrement consacrés au devoir d’Etat de célébration. Au moins, à les triomphes sportifs ou artistiques des immigrés peuvent-ils y être célébrés de manière convenable, ainsi que l’ont fait certaines expositions.

Et de fait, à cet égard, comme pour tous les grands musées nationaux récemment issus des projets des présidents de la République, son élaboration a été marquée par des oppositions entre les conservateurs chargés de faire le musée, c’est-à-dire essentiellement à former et à organiser une collection, appliquant une démarche classique, et des scientifiques soucieux de transmettre leurs recherches, voire d’imaginer un outil nouveau de médiation et de réflexion. En particulier, il est frappant de constater que l’opposition entre les deux systèmes de référence professionnels se sont régulièrement focalisés sur la question de la visualisation du cours de l’histoire par la réalisation d’une frise chronologique ou son équivalent. À Orsay, le débat entre musée d’histoire et musée d’art avait abouti à la réalisation d’un « passage des dates », seul vestige des revendications de l’historienne Madeleine Rebérioux, réalisé par Chantal Georgel, et sévèrement jugé par le grand historien Maurice Agulhon dans le numéro spécial du Débat consacré à Orsay. Au musée de la révolution française de Vizille, l’opposition entre l’historien Michel Vovelle et l’historien d’art Philippe Bordes s’était traduite par la concession d’un couloir de dates censé apporter le contexte historique à l’exposition d’art. Enfin à la Porte Dorée la réalisation d’une exposition chronologique en 2014 sur le bâtiment et son histoire a fini par incarner la solution du dilemme un peu dans la même veine.

À l’image de tous les épisodes de ce genre, on peut en résumer l’issue en concluant que les conservateurs professionnels, ou ceux qui partageaient au moins leur souci de bâtir un musée de culture, valorisant les aspects esthétiques des contributions des immigrés, ou proposant des contributions artistiques à leur propos, ont assez largement marqué l’élaboration du musée, en assurant une présence de l’art contemporain dans l’exposition aux dépens d’un propos « seulement » historien ou sociologique. De ce point de vue le témoignage de la conservatrice du patrimoine et première directrice du musée, Hélène Lafont-Couturier, est exemplaire (2007a : 42-48)[16] d’une revendication de collection artistique qui a abouti à la constitution d’un fonds spécifique (Renard 2011), justifié par la volonté de ne pas déprécier l’apport immigré. De fait, l’exposition « J’ai deux amours », présentée du 16 novembre 2011 au 24 juin 2012 voulait « modifier le regard porté sur l’immigration ». Hou Hanrou et Evelyne Jouanno intitulent alors l’une des sections de leur catalogue de la collection d’art du musée « l’expérience migratoire, facteur d’innovation et de création » selon un modèle traditionnel de l’histoire de l’art attachée à repérer le voyage d’artiste, le jeu des influences. Simultanément, ils écrivent que « l’amour tant pour l’ouverture que pour la différence et l’innovation devient une condition psychologique et collective essentielle » (2011 : 21). Par là, la démarche, ici auréolée du prestige de Joséphine Baker, participe d’un mouvement « tendance », qu’on retrouve à travers le monde dans les expositions liées à une thématique migratoire, ainsi dans les manifestations à succès montées par le centre d’histoire de Montréal dans les mêmes décennies ou dans l’exposition consacrée à Les Amours de Montréal, au musée de Pointe-à-Callière (Poulot 2014). Le désir de combattre un certain misérabilisme de la représentation de l’immigration s’alimente aux mêmes ressources de l’émotion que l’évocation des malheurs d’immigrants « victimisés » par leur pays d’accueil.

Il semble que, comme l’écrivent deux spécialistes à l’issue de la comparaison de deux expositions sur l’immigration, « Repères » au musée parisien, et « D’Isère et du Maghreb » au musée dauphinois, l’intermédialité dans l’exposition soit essentielle à de tels dispositifs : « le recours à la sémiotique du récit narratif et à sa dramaturgie peut être considéré comme l’archétype d’une mise en exposition de l’immigration (…) ce, quelle que soit l’institution qui organise l’exposition » (Poli et Idjéraoui-Ravez 2011). C’est un enjeu que les études de publics des musées d’immigration, ou des expositions consacrées à l’histoire de migrants au sein de musées généraux, ne cessent de mettre en évidence. Pour citer une des études récemment parues, à propos d’une exposition sur l’histoire des immigrants espagnols, « le public s’est majoritairement déplacé en raison de sa proximité avec l’histoire présentée, qu’il s’agisse de migrants, de descendants de migrants ou de leurs proches, tous étant d’une manière ou d’une autre en quête de leur histoire. Pour autant, leurs regards et leurs interprétations divergent. Ils convergent en revanche sur l’absence de lecture de cette exposition en termes de reconnaissance de leur histoire » (Ribert 2017). On « n’apprendrait » rien dans les musées d’immigration ?

L’avenir des musées de l’immigration : collections et témoignages

Des publications récentes[17], consacrés aux migrations et aux patrimonialisations, amènent au constat que les migrations ne sont plus désormais hors de la prise de la patrimonialisation, mais bien que, à l’inverse, elles nourrissent une nouvelle catégorie de musées, et qu’elles s’inscrivent par exemple de façon privilégiée dans les nouveaux supports mémoriaux fournis par les environnements numériques (Gebeil 2006). Dans ce contexte, la catégorie des musées d’immigration pose la question de la nature de leurs collections, comme celle de leurs appropriations en fonction des mobilités qu’elles incarnent ou dont elles témoignent. Dans le meilleur des cas, les nouvelles générations de musées proprement consacrés aux migrations ont créé ou réinventé d’une part un corpus d’objets en vue de leurs expositions, et d’autre part ont mobilisé un ensemble de références historiques ou conceptuelles utiles à l’élaboration de leurs nouvelles préoccupations. Une première interrogation porte sur la manière dont les mobilités de personnes produisent du patrimoine ou au moins le coproduisent. Une seconde porte sur les nouvelles formes de l’appartenance et de l’appropriation[18].

Une constante préoccupation des musées contemporains est de donner à leurs publics conscience de l’histoire de leurs collections, et des enjeux de leur construction muséographique, au-delà des banalités commémoratives (la mise en scène des fonds originels ou l’évocation du fondateur de l’établissement). On peut avancer, avec Philippe Descola, qu’un musée vraiment politique « devrait être en mesure de donner à voir, sinon toutes les facettes de la vie de l’objet, du moins les agences successives dont il opère la médiation, y compris celle qui agit sur le spectateur dans le contexte du musée » (Descola 2007 : 152). D’une manière générale, la perspective des études de vies sociales des objets, rapprochées des études mémorielles, a permis de faire émerger des voies nouvelles d’étude des objets de migrants. Au sein de l’anthropologie, Igor Kopytoff a suggéré dans un ouvrage classique que les « biographies des choses » ou encore les carrières d’objets permettent de considérer à neuf des objets migrateurs, qui doivent, en particulier, faire l’objet d’études d’autant plus approfondies et spécialisées que leur consommation ou leur usage sont éloignés de leurs sites premiers de production – tel est le cas, par exemple, du tapis d’Orient (Appadurai 1986). Dans ce cadre général, la situation des collections au sein des musées de diasporas, par exemple, fournit des sujets d’étude de grand intérêt (Fourcade 2004 ; 2010). Le musée apparaît comme la maison ou le refuge lié à un déracinement où les choses déplacées peuvent parler à nouveau, où l’histoire de leurs provenances dessine des scénarios multiples, parfois opposés, et convoque le témoignage d’acteurs plus ou moins décisifs.

Le muséologue nord-américain Stephen Weil diagnostiquait, à la veille du passage du millénaire, le triomphe d’une muséologie relationnelle, appuyée sur les valeurs du public ou de la communauté en cause (Weil 1999). Toutefois, les contours de ces relations demeurent toujours sinon incertains au moins à définir précisément à chaque fois. Car la définition des migrants « bons à penser », et donc à prendre au sein des musées d’immigrations, c’est-à-dire des migrations qui relèvent des types muséographiques implicitement ou explicitement revendiqués par l’institution, n’est pas évidente. On peut imaginer un musée qui prenne en compte une respiration historique beaucoup plus large, depuis les « invasions barbares » ou la distinction des Francs et des Germains, sans remonter à la légende troyenne, si l’on suit, par exemple, le récent plaidoyer dans le monde anglophone pour le retour à une « histoire longue » qui illustrerait au mieux la compétence et la valeur historiennes. Même en adoptant, comme l’a fait le musée parisien, une chronologie réduite à la période contemporaine, il reste à déterminer quelles mobilités sont exclues, et lesquelles sont légitimes. Ainsi, comme le montre Anouk Cohen, les Bretons et les Dom-Tom non, les rapatriés d’Algérie oui sans doute affirme un membre du Conseil scientifique en amont de l’invention du musée (Cohen 2007). Le débat mériterait sans aucun doute d’être ouvert plus largement que par le biais de considérations feutrées au sein d’un conseil académique, car il est essentiel à la définition de la muséologie contemporaine, et à ses principes participatifs. Le cas de migrations de retour ou diasporiques jugées « honteuses », à tout le moins douloureuses - celles qui évoquent la défaite ou la décolonisation et le « retour » à un pays, parfois inconnu, ou jugé traître, est une situation limite, dont les musées protestataires sont ici ou là un témoignage destiné à rompre le silence[19].

Certes, déplorer avec l’histoire de l’immigration en France un « non lieu de mémoire » comme le faisait naguère Gérard Noiriel dans ses premiers écrits sur l’histoire française de l’immigration, pour l’opposer au riche inventaire des « lieux de mémoire » dressé par Pierre Nora dans la décennie 1980 (1988; 2004), n’est plus soutenable aujourd’hui, quand des synthèses européennes ont été traduites[20], et quand la recherche proprement française en la matière est notoire. La Cité a elle-même alimenté une activité de publications soutenue par son association avec les chercheurs[21], selon un modèle assez constant des grands musées nationaux alors créés – ainsi la revue Gradhiva pour le Musée du Quai Branly. Il demeure que la logique des musées de migrations (Baussant et al. 2007)[22] illustre ce que la politique de reconnaissance fait à l’histoire publique, ou encore aux usages publics de l’histoire (Attwood, Chakrabarty et Lomnitz 2008).

L’usage public du musée d’immigration dans la France contemporaine

Ainsi, l’entrée « migrations » renvoie-t-elle à une actualité particulièrement frappante des études muséales, entre les révisions des rapports entre musées et nations, ou plus exactement entre musées et romans nationaux, et la prise en compte des enjeux multiculturels dans les musées de société, les musées d’ethnologie, voire les musées d’art au temps des perspectives de l’art mondialisé. Une mention particulière doit être faite à l’égard des musées des droits de l’homme ou des sites de conscience, qui souvent entretiennent des liens particuliers avec l’approche des migrations ou des déplacements de population. Preuve de l’actualité des questionnements entre musées et migrations, diverses perspectives de comparaison européennes ont été tentées notamment par l’équipe de recherche du contrat européen MELA, comme par différentes entreprises socio-historiques qui voulaient mesurer la place des immigrations dans la construction nationale de différents pays (Levitt 2015)[23]. La première exposition du nouveau musée de l’Europe à Bruxelles, consacrée aux échanges et aux migrations, est une exposition qui se veut singulièrement différente de celle du musée français, mais les circulations et les emprunts de mots, par exemple du domaine culinaire, sont un des thèmes constants, comme la présence matérielle de valises, véritables icônes de toute installation de type analogique au musée.

Si, dans le contexte international, la multiplication des musées d’immigration témoigne à l’évidence d’une muséologie « tendance », dans le cas français l’épisode de fondation d’un musée de l’histoire de l’immigration s’inscrit dans un contexte particulier, marqué par la succession de nouveaux musées nationaux liés à des projets présidentiels et à des enjeux de mémoire et d’histoire. L’épisode est, par exemple, à inscrire dans un contexte législatif qui a donné lieu simultanément à des « lois mémorielles », consacrées à inscrire dans le droit les reconnaissances de génocides et de crimes contre l’humanité, contre les tentatives de négationnisme de certains groupes intellectuels et politiques, dans le contexte d’une percée de l’extrême droite. La première décennie du XXIe siècle, ainsi, apparaît comme une situation de crise pour un examen de conscience historique face à des « passés qui ne passent pas », et qui entraînent une série de débats philosophico-politiques.

La courte vie de la CNHI, plus ou moins chaotiquement liée aux événements qui ont entouré la fondation du musée, a été particulièrement marquée de ce point de vue par le mouvement des sans-papiers. Le musée de l’immigration est apparu en effet comme un lieu privilégié de mémoire ou de revendication des migrations, à propos des mouvements de travailleurs immigrés en France dépourvus d’existence légale, et donc de protection sociale (« les sans-papiers »). Intellectuellement, le lien pouvait paraître relativement évident, puisqu’à l’origine de l’établissement l’association Génériques, en particulier, a travaillé à collecter des archives de l’immigration et que la Cité se voulait un lieu de rencontre et de collaboration entre des représentants des mémoires immigrées et des scientifiques (El Yazami 2004)[24]. Mais les quatre mois d’occupation entre 2010 et 2011 de la Cité par des travailleurs « sans papiers » n’étaient ni prévus ni prévisibles. Que le musée de la Porte Dorée ait été occupé par les sans-papiers s’inscrit dans une logique historique à court terme, mais aussi dans une histoire longue du palais qu’une perspective socio-anthropologique permet de mettre au jour (Monjaret et Roustan 2012). Il est clair que le musée a été comme pris en otage dans l’épisode, et que les décisions ont été prises ailleurs, en amont ou à côté de ses administrateurs et conservateurs, le privant de toute possibilité de se situer clairement dans le débat et les actions[25]. Certes, comme l’écrit Robin Ostow, le musée a été une « zone de contact » au sens plein du terme pendant l’épisode, mais uniquement de manière temporaire, et en menaçant le contrôle de l’institution sur elle-même à long terme. Le résultat relativement paradoxal de l’occupation a été un gain de visibilité dans les media, même si les chiffres de fréquentation ont pâti sur le moment de l’occupation, pour des raisons évidentes. Le musée est retourné au calme après l’événement, et il a pu exposer les témoignages de cette action en son sein, ce qui a été généralement salué.

L’épisode a constitué un défi, celui d’examiner ce que les mémoires de migrants « font aux musées », comme dirait Nathalie Heinich, c’est-à-dire à leurs collections, à leurs expositions. Le musée n’a pas affronté directement ce qui devient aujourd’hui évident à le parcourir, et qui est au coeur de bien des problématiques de recherche à travers le monde, à savoir le rapport du patrimoine culturel immatériel à un traitement muséographique. Fabrice Grognet, spécialiste de l’histoire de l’ethnographie, a marqué sa déception quant à la réunion d’objets ethnologiques qui n’a pas eu lieu et qu’il appelle de ses voeux dans des expositions temporaires[26]. Pour autant, le mécanisme de la galerie des dons est un mécanisme que les musées d’ethnologie connaissaient bien, et que Chantal Martinet avait excellemment décrit à propos du Musée Dauphinois dans des termes qui s’appliquent de facto à la galerie des dons (du Mazaubrun 2014). Beaucoup d’objets de musée sont ici en effet des documents numériques, des vidéos ou des enregistrements sonores, des récits recueillis, d’une manière ou d’une autre, d’expériences individuelles, tandis que certaines des oeuvres vidéo contemporaines présentées au musée semblent dupliquer, ou illustrer, la démarche anthropologique de manière plus convaincante, ou plus directe. L’évolution du musée basque déjà évoqué en introduction peut ici servir d’illustration : l’ancienne présentation des émigrations basques de par le monde a disparu, tandis que les expositions temporaires présentent volontiers, comme celle de l’été 2017, une perspective « mondiale » différente, en l’occurrence le récit de la tragédie d’une traversée au cours du XVIIIe siècle organisée depuis le pays basque dans le cadre de la traite négrière.

En 2011 le président Sarkozy lança le projet d’une « Maison de l’histoire de France », à la fois musée et centre de recherches, qui donna lieu à de nombreux rapports mais suscita surtout une intense polémique due aux aspects d’instrumentalisation de l’histoire au profit de la majorité présidentielle que le programme, mal ficelé, semblait présenter. L’ancien ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon, en 2009, sur son blog, avait posé la question en ces termes, pour souligner au contraire les réalisations pilotées par le précédent président, Jacques Chirac, qu’il avait servi : « La France a-t-elle besoin aujourd’hui d’un tel traitement culturel de son inconscient historique ? (…) Dans l’ordre du partage de la mémoire plusieurs initiatives ont déjà été prises au cours des dernières années, celle du MUCEM de Marseille pour souligner la solidarité des civilisations du Nord et du Sud de la Méditerranée, celle de la Cité de l’immigration pour illustrer les apports des immigrations successives à l’édification de l’identité humaine et culturelle de notre pays » (cité par Baruch 2013 : 243). Ainsi, la Cité de l’immigration se trouvait-elle réunie au musée marseillais, conçu notamment par le conservateur Michel Colardelle pour « corriger » l’indifférence à l’histoire du musée des Arts et Traditions Populaires et installé sous le nom de Musée de l’Europe et des civilisations de la Méditerranée (MUCEM), l’autre des grands projets de musées de société de la décennie 2000. Les deux musées évoqués par l’ancien ministre prouvaient bien que chez les politiques la configuration de la « prise » muséale de l’immigration répondait explicitement à la représentation commune de l’immigré, à savoir la question de l’immigration subsaharienne plus ou moins issue de l’ancien monde colonial, enjeu de débats sur l’assimilation et l’intégration marqués par la présence constante d’un parti d’extrême droite dans les consultations électorales.

Dans ce contexte, l’argument d’un musée qui lisserait les difficultés au profit d’un récit exclusivement positif des migrations a été présenté sous de multiples formes (Baussant 2000 et Wahnich 2017) : le constat tient certes aux enjeux de reconnaissance spécifique auxquels ces musées sont soumis, mais au-delà il participe d’un débat plus général sur la manière dont on conçoit un musée d’histoire, et son efficacité sociale éventuelle, qui n’est sans doute pas celle d’une « leçon » d’histoire à apprendre[27]. Au-delà des dénonciations multipliées de l’instrumentalisation des mémoires ou des histoires par les constructions identitaires, en particulier nationales, le constat est aujourd’hui que le potentiel d’un renversement des effets traditionnels de musées existe. Comme l’a résumé Jay Winter, les groupes dominés peuvent contester leur subordination dans l’espace public en mobilisant des sites de mémoire (Timlans, van Vree et Winter 2010). Ainsi les patrimoines mis au musée ou faisant l’objet de commémorations diverses ne doivent être considérés ni comme des témoignages résiduels d’une vérité historique absolue, dans la perspective de la « source » ou de l’archive à conserver dans un combat de mémoire, dans l’esprit du 1984 d’Orwell, ni comme les instruments de manipulations concertées auxquelles on ne pourrait échapper, mais bien comme le fruit de négociations complexes, qui engagent à la fois différentes communautés, et une réalité point si malléable, si l’on croit toujours à une vérité du métier d’historien. Et c’est à l’évidence dans ce cadre que l’on doit penser la situation de nouveaux musées de migrations.