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L’idée de ce numéro intitulé « laïcité, neutralité, diversité et formation au vivre-ensemble » trouve son origine dans plusieurs constats.

Le premier constat découle des défis relatifs au vivre-ensemble, lesquels s’avèrent aujourd’hui particulièrement importants, nombreux et sensibles, notamment en matière d’éducation. Certes, le vivre-ensemble a toujours constitué un objet de préoccupation important en matière éducative. Ainsi, il est courant de considérer que l’éducation poursuit trois grandes missions : l’instruction (le développement de savoirs), le vivre-ensemble (la socialisation, la formation des citoyens et citoyennes) et le développement personnel ou affectif. Bien entendu, ces trois dimensions ne sont pas cloisonnées. Les thématiques relatives au vivre-ensemble, qui peuvent être interrogées en objets de savoir, ont également des retentissements importants en matière de développement personnel ou d’épanouissement.

Toutefois, la diversité culturelle et celle des convictions, de plus en plus présente au sein de nos sociétés, particulièrement en raison de la mondialisation et de l’immigration, ont amené les systèmes éducatifs à s’interroger à la fois sur leurs valeurs fondatrices et sur leurs modalités de gestion de cette diversité. Ainsi, on a pu observer, à la fin du 20ième siècle et au début de ce 21ième siècle, la création d’enseignements nouveaux visant à rencontrer certaines dimensions de cette diversité et amenant, par la même occasion, les systèmes éducatifs à s’interroger sur leurs valeurs fondatrices. Deux exemples volontairement contrastés témoignent de cette évolution : la France, un État laïque, a décidé d’introduire en 2005 un Enseignement des faits religieux, puis la Norvège, qui jusqu’en 2012 avait une religion d’État (le luthérianisme) dont l’enseignement a été obligatoire jusque dans les années 1970, a décidé après une phase intermédiaire où les élèves avaient le choix entre le cours de religion luthérienne et un cours alternatif de morale non confessionnelle, d’opter en 2001 pour un cours commun intitulé Connaissance du christianisme, des autres religions et de la morale. Le Québec et certains cantons suisses ont connu des évolutions analogues. Par ailleurs, les questions liées à l’éthique et à la formation à la citoyenneté ont également fait récemment l’objet de débats sensibles dans de nombreux pays, dont la France et la Belgique. Certains pays ont également fait le choix de créer, notamment dans le cadre de la formation des enseignants et enseignantes, des enseignements spécifiques dédiés à la formation à la diversité et à la prévention de toutes les formes de discrimination, en particulier en ce qui concerne les dimensions culturelles et de genre. Ajoutons également que les organisations internationales, et en particulier le Conseil de l’Europe, pour les États qui en sont membres, ont publié différentes résolutions ou recommandations invitant les systèmes éducatifs à se saisir de ces questions. C’est le cas en particulier du Livre blanc sur le dialogue interculturel (Conseil de l’Europe, 2008).

Enfin, de nombreuses voix réclament que l’école prenne résolument en charge toute une série de défis sociétaux qui concernent au premier chef le vivre-ensemble. Citons, à titre d’exemples, les problématiques liées au développement durable qui passent par un changement de nos modes de vie, l’utilisation intelligente et prudente des réseaux sociaux (questions liées à la manipulation, aux fausses nouvelles ou au cyberharcèlement), la prévention des formes de radicalisation violente, etc.

Le deuxième constat s’établit selon le fait que l’on peut s’accorder assez facilement pour reconnaître l’importance, le nombre et la variété des défis qui concernent le vivre-ensemble, mais qu’il semble beaucoup plus difficile de définir précisément la notion elle-même. En effet, celle-ci semble souffrir de certaines faiblesses conceptuelles. Une première difficulté tient à l’usage un peu « fourre-tout » de l’expression. Ainsi, lors d’une consultation récente initiée par le ministère de l’Éducation au Québec portant sur un nouveau programme d’Éthique et vivre-ensemble, dont traite Nancy Bouchard dans un des articles de ce numéro, voici la liste des thèmes à propos desquels l’avis des répondants et répondantes était sollicité : la participation citoyenne et la démocratie, l’éducation juridique, l’écocitoyenneté, l’éducation à la sexualité, le développement de soi et des relations interpersonnelles, l’éthique, la citoyenneté numérique et la culture des sociétés. Il n’est pas évident, de prime abord, de trouver un dénominateur qui soit commun à tous ces thèmes et qui permettrait de les réunir dans une même catégorie conceptuelle, ni de savoir précisément pourquoi ces thèmes pourraient être retenus et pas d’autres. À cette première difficulté de délimitation, peuvent s’en ajouter d’autres. L’expression vivre-ensemble est utilisée à certains moments comme une catégorie descriptive, alors qu’à d’autres moments, elle désigne un projet de société ou un projet politique. L’échelle de référence choisie, à laquelle s’applique le vivre-ensemble, peut aussi varier considérablement : la classe, le niveau local, le pays ou encore la Terre entière. Ajoutons, dans le même ordre d’idées, qu’il peut apparaître difficile de délimiter précisément ce qui relève spécifiquement d’une formation à la citoyenneté de ce qui relève beaucoup plus largement d’une forme de socialisation.

Cette ambiguïté dégage un troisième constat, car s’il n’est guère aisé de définir précisément en quoi consiste le vivre-ensemble, il ne l’est pas moins de tenter de définir la manière d’éduquer et/ou de former au vivre-ensemble. Les formations au vivre-ensemble peuvent en effet être traversées de nombreuses tensions qu’il est possible d’articuler autour de deux questions clés qui se recoupent partiellement, soit le rapport à l’éthique ainsi que le ou les ancrages disciplinaires de référence.

En ce qui concerne le rapport à l’éthique, quelle posture adopter dans le cadre de ces formations? Prairat (2019), par exemple, distingue trois types de postures : abstentionniste, procédurale (basée sur la discussion publique argumentée et la pluralité des valeurs, et se refusant à imposer une conception de la vie bonne) et substantielle (reconnaissant un ensemble de valeurs à transmettre). Cette dernière conception comporte deux variantes : faible ou forte. Bouchard (2019) propose d’opérationnaliser la notion de vivre-ensemble en lui donnant un contenu problématique. La notion se fonde sur un constat – nous vivons ensemble et nous sommes tous différents –, ce qui peut être une source de tensions. Ces tensions peuvent amener à construire une problématique permettant de penser le lien social, en référence à différents enjeux et/ou projets de société. Dans cette perspective, former au vivre-ensemble pourrait être apprendre à problématiser le lien social, sur la base de tensions perçues au sein de la société et en référence à différents enjeux, principalement éthiques. Ces multiples perspectives ou grilles de lectures n’épuisent évidemment pas le champ des possibles.

Une autre question clé est celle de l’ancrage disciplinaire : la formation au vivre-ensemble est-elle censée se faire de manière implicite ou doit-elle privilégier une ou plusieurs disciplines de référence? Si oui, lesquelles? Il est incontestable qu’une part de la formation au vivre-ensemble s’effectue de manière implicite, sous la forme notamment d’une imprégnation ou d’une acculturation, comme le suggèrent les théories du curriculum caché. Les systèmes éducatifs peuvent néanmoins ne pas se satisfaire d’une approche implicite et chercher à mettre en place des dispositifs spécifiques, que ce soit sous la forme de projets de classes ou d’établissement et/ou sous la forme de cours par exemple. Se pose alors la question des disciplines à privilégier, comme l’éthique, la philosophie, l’histoire, les sciences sociales et humaines, etc. Il apparaît dans les faits, comme le montrera notamment dans ce numéro l’article de Nicole Durisch examinant les plans d’étude en Suisse, que les disciplines contributrices peuvent être particulièrement nombreuses et que les approches peuvent être tantôt disciplinaires tantôt transversales à plusieurs disciplines.

À la suite de ces différents constats, les questions suivantes peuvent se poser. Quelles sont, dans le champ éducatif, les différentes conceptions du vivre-ensemble privilégiées dans la littérature scientifique internationale, dans les recommandations des organismes internationaux (UNESCO, Conseil de l’Europe), ainsi que dans les instructions officielles et les programmes de différents pays? Dans quelle mesure, les conceptions du vivre-ensemble privilégiées par les programmes et les manuels scolaires sont-elles influencées par les contextes nationaux, voire locaux, et/ou par des tendances plus générales sur le plan international, en liaison ou non avec les préconisations des organismes internationaux? Dans quelle mesure et sous quelle forme les enseignants et enseignantes sont-ils formés au vivre-ensemble? Quelles sont leurs propres conceptions du vivre-ensemble? Dans quelle mesure leurs conceptions s’inscrivent-elles en continuité ou en rupture par rapport aux orientations officielles en vigueur dans leur pays ou dans leur système éducatif? Quels sont les dispositifs concrets de formation au vivre-ensemble mis en oeuvre sur le terrain? Quelles sont les postures éthiques sous-jacentes? Quels sont les ancrages disciplinaires privilégiés? Quels sont leurs effets auprès des élèves?

Il est évidemment impossible, dans le cadre de ce numéro, de traiter de l’ensemble de ces questions. C’est pourquoi le choix s’est porté principalement sur les conceptions du vivre-ensemble des acteurs éducatifs chargés d’y préparer les élèves, qu’il s’agisse d’auteurs et auteures de programmes ou de manuels scolaires, de formateurs ou formatrices d’enseignants et enseignantes, ou des enseignants et enseignantes eux-mêmes. Ainsi, trois articles portent sur les conceptions du vivre-ensemble véhiculées par les programmes ou manuels scolaires. Un aborde ces conceptions en Suisse, à propos des plans d’étude (article de Nicole Durisch), un au Québec, à propos d’un projet de cours d’Éthique et vivre-ensemble (article de Nancy Bouchard) et un au Cameroun, à propos de la question du genre dans les manuels scolaires (article de Loppa Ngassou). Deux articles traitent des conceptions du vivre-ensemble chez les formateurs et formatrices d’enseignants et enseignantes : l’un en France (article de Fabrice Dhume) et l’autre en Belgique francophone (article de José-Luis Wolfs). Enfin un article traite des conceptions du vivre-ensemble des enseignants et enseignantes en France (article de Clémentine Vivarelli).

Bien entendu, toutes les dimensions ou tensions mises en évidence à propos du vivre-ensemble ne pourront pas être abordées dans le cadre limité de ce numéro. Le choix des dimensions privilégiées dépend des ancrages théoriques des auteurs et auteures, mais aussi de la diversité des contextes nationaux ou régionaux. Ainsi, l’article de Clémentine Vivarelli, en France, s’intéresse aux conceptions des enseignants et enseignantes à propos de la laïcité; celui de José-Luis Wolfs, en Belgique francophone, s’intéressera aux conceptions des formateurs et formatrices d’enseignants et enseignantes à propos de la neutralité; celui de Nicole Durisch, en Suisse, vise à repérer les différentes significations attribuées à l’expression « vivre-ensemble » dans les plans d’étude, sachant en particulier que la plupart des cantons suisses sont régis par un principe de neutralité et qu’une minorité est laïque. L’article de Nancy Bouchard, relatif au Québec, s’inscrit dans un moment de transition entre un cours d’Éthique et culture religieuse et un projet de cours d’Éthique et vivre-ensemble. Quant aux articles de Fabrice Dhume et de Loppa Ngassou, ils s’intéressent aux questions liées à la discrimination, dans des contextes culturels différents (la France et le Cameroun).

Ces articles sont présentés dans l’ordre suivant. Les trois premiers posent quelques balises conceptuelles à propos de trois notions clés : le vivre-ensemble (article de Nicole Durisch), la laïcité (article de Clémentine Vivarelli) et la neutralité (article de José-Luis Wolfs). Le quatrième interroge le vivre-ensemble au regard de l’éthique (article de Nancy Bouchard). Les deux derniers abordent un problème particulier à la fois en matière d’éthique et de vivre-ensemble, à savoir l’existence de situations de discrimination, ainsi que les formations visant à les prévenir (articles de Fabrice Dhume et de Loppa Ngassou).

Voici à présent une présentation plus détaillée de chacun de ces articles.

L’article de Nicole Durisch intitulé « L’éducation au vivre ensemble en Suisse : analyse des plans d’études et enjeux de formation » propose un inventaire des usages de l’expression « vivre(-)ensemble » et de son correspondant allemand Zusammenleben à partir des versions modèles des deux principaux plans d’études en Suisse. Il dresse une cartographie du vivre-ensemble en identifiant les parties des plans d’études dans lesquelles cette notion est mobilisée et les disciplines, objectifs et contenus auxquels elle est associée. Il propose en outre une analyse des enjeux et des projets liés au vivre-ensemble, d’une part pour en dégager les lignes principales, d’autre part pour en saisir des traductions locales (la Suisse étant composée de cantons). Enfin, l’article propose, à partir des résultats de la recherche, une analyse de trois défis liés à l’éducation au vivre-ensemble en contexte scolaire et en contexte de formation des enseignants.

L’article de Clémentine Vivarelli est intitulé « Conceptions de la laïcité à l’école publique française : les raisons du succès du libéralisme moral ». À partir d’une enquête de terrain basée sur des observations ethnographiques effectuées dans 25 collèges et lycées publics, ainsi que sur des entretiens approfondis menés avec une cinquantaine d’acteurs scolaires aux profils variés, l’article met en lumière les tensions axiologiques dont l’idée de laïcité fait l’objet. La distinction entre une laïcité de type républicaine et une laïcité de type libérale permet d’éclairer l’évolution plus générale des conceptions contemporaines de la laïcité au sein de la population française. À ce titre, la laïcité républicaine semble peu à peu perdre du terrain au profit d’une laïcité de reconnaissance. Cette tendance peut sembler paradoxale de prime abord, dans la mesure où l’idée traditionnelle de la laïcité française puise son origine dans l’idéal républicain. Pourtant, le succès du libéralisme tient tout autant à la force intrinsèque du message libéral qu’à des raisons conjoncturelles.

L’article de José-Luis Wolfs, Laure Tisseyre, Delphine D’Hondt et Julie Guillaume s’intitule « La formation des enseignants à la neutralité en Belgique francophone. Les formateurs et formatrices partagent-ils une vision commune du vivre-ensemble et de la neutralité? Enquête exploratoire ». Depuis 2004, les futurs enseignants et enseignantes en Belgique francophone reçoivent une formation de 20 heures au sujet de la neutralité. Ce concept pouvant faire l’objet de multiples interprétations, cet article vise à : (1) en examiner l’évolution dans la législation scolaire en Belgique francophone entre 1958 et 2018, puis à en dégager les tensions sous-jacentes; (2) le situer, en référence à une littérature plus internationale, par rapport à différentes conceptions du vivre-ensemble et de la neutralité; (3) mieux comprendre la position des formateurs et formatrices chargés d’enseigner la neutralité aux futurs enseignants et enseignantes par rapport à ces différentes conceptions et, in fine, déterminer dans quelle mesure ces formateurs et formatrices partagent ou non une vision commune. À cette fin, 29 formateurs et formatrices ont été interviewés. Les résultats montrent une grande hybridité des conceptions à la fois du vivre-ensemble et de la neutralité. Il tend également à apparaître un décalage entre les conceptions à tendance majoritairement inclusive de ces formateurs et formatrices et les principes fondateurs du système éducatif belge (pluralisme différentialiste). Ces résultats sont analysés en référence au contexte historique et sociologique.

Le texte de Nancy Bouchard est intitulé « Proposition d’un programme d’Éthique et vivre-ensemble pour les élèves du Québec ». Le programme d’Éthique et culture religieuse en vigueur depuis 2008 dans les écoles du Québec est aujourd’hui remis en question par le ministre de l’Éducation. Ce programme sera remplacé par un nouveau programme d’Éthique et vivre-ensemble couvrant éventuellement les thèmes suivants : la participation citoyenne et la démocratie, l’éducation juridique, l’écocitoyenneté, l’éducation à la sexualité, le développement de soi et des relations interpersonnelles, l’éthique, la citoyenneté numérique et la culture des sociétés. Ces thèmes disparates peuvent-ils s’articuler dans un même programme? L’auteure pense que cela est possible à la condition que l’éthique en soit l’axe central et, avec elle, la quête éthique du vivre-ensemble par le dialogue. L’auteure argumente également que le respect de la dignité humaine en tant que visée dudit programme serait une avenue prometteuse.

L’article de Fabrice Dhume est intitulé « Former les futurs enseignants et enseignantes sur la discrimination et les rapports sociaux : d’une question en tension à une pratique sous tension ». En France, le ministère de l’Éducation nationale a introduit en 2013 l’objectif de lutte contre les discriminations dans la formation des futurs enseignants et enseignantes. À partir d’une enquête menée dans trois ESPE (Écoles supérieures du professorat et de l’éducation), montrant la quasi-absence de ce thème, cet article se penche sur les quelques cas d’enseignements portant malgré tout sur les discriminations et les rapports sociaux. Il montre que, outre des contraintes structurelles qui précarisent et marginalisent ces enseignements, les formateurs et formatrices doivent faire face à des résistances de la part de leurs collègues comme de la part des étudiants et étudiantes. Ces résistances s’appuient sur des ressources institutionnelles, ce qui fragilise la position d’autorité des formateurs et formatrices et de leurs savoirs scientifiques. Face à cela, les professionnels et professionnelles déploient une série de tactiques pour atténuer les oppositions, mais ces tactiques reviennent en fin de compte à affaiblir la conflictualité inhérente à ces sujets, au risque d’une dépolitisation des enjeux.

L’article de Loppa Ngassou est intitulé « Iconographie dans les manuels scolaires francophones au Cameroun (1951-2010) ». Pour l’auteure, la question féministe s’est heurtée aux cultures locales africano-camerounaises, lesquelles ne définissent pas l’égalité hommes-femmes de la même manière que l’entendent les femmes occidentales, bien que certaines similitudes puissent s’observer. Picturalement, le genre était déjà présent dans les manuels scolaires francophones au Cameroun en fonction des réalités culturelles. Toutefois, ce pays vient à peine d’amorcer sa marche selon le discours féministe mondial, que les Camerounaises aussi bien que les Camerounais ne cessent de recadrer. Bien que le mouvement féministe mondial enregistre déjà quatre vagues de revendications bien distinctes et que des courants de recherches féministes aient émergé, la question du genre n’en est qu’aux revendications de la première et, dans une moindre mesure, de la deuxième vague dans lesdits manuels scolaires.