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Parue dans la collection « Américana » des Presses de l’Université Laval, la monographie de Corina Crainic loge décidemment à la bonne enseigne. La visée de l’ouvrage le confirme : il s’agit ici, d’écrire l’autrice, de proposer une analyse permettant « de prendre la mesure de la part américaine des littératures martiniquaise et guadeloupéenne » (p. 11). Crainic donne forme à ce projet a priori colossal en circonscrivant ses recherches autour des représentations fictionnelles de la figure du marron, cet esclave ayant fui le domaine de son maître pour se réfugier en forêt. En se penchant sur les multiples réseaux de sens qui se tissent à partir de ce personnage et de ses descendants, elle met en lumière son immense potentiel heuristique pour révéler les stratégies d’inscription et d’émancipation de l’« homme nouveau des Amériques » (Édouard Glissant) dans un contexte d’histoire esclavagiste et post-esclavagiste.

La réflexion de Crainic repose, à la base, sur une mise à distance de la poétique de la Négritude d’Aimé Césaire, laquelle invite à saisir le sujet antillais à l’aune de son attachement à une Afrique mythique ou à des structures sociales, politiques et économiques européennes. Les trois oeuvres retenues (Ti Jean L’horizon de Simone Schwarz-Bart, Le quatrième siècle d’Édouard Glissant et L’esclave vieil homme et le molosse de Patrick Chamoiseau) sont plutôt appréhendées dans une perspective de revendication du territoire américain et de l’imaginaire qui s’y rattache. Inspirée des travaux de Pierre Nepveu, Gérard Bouchard et Jean Morency du côté québécois et de ceux d’Édouard Glissant du côté antillais, Crainic interroge le drame colonial par le prisme des principaux thèmes associés, d’une part, à la notion d’américanité (le déplacement, l’initiation, la quête identitaire, la vaste nature, etc.) et, de l’autre, à celle de la créolité (le Divers, le Tout-monde, la Relation). Il résulte de cet heureux croisement une réflexion fort bien menée, capable d’interpeller aussi bien les chercheur.e.s en littérature antillaise que les personnes intéressées, de façon plus générale, au dialogue des Amériques.

Le point de rencontre des trois romans à l’étude, disais-je, est le marron. Figure tutélaire dotée d’une parole et d’un agir capables, non pas d’effacer, mais de resémantiser un passé de souffrance, le marron est un être épris de liberté qui, pour citer la préface de François Paré, « appartient naturellement à l’univers fantasmé » du continent américain. Mais ce personnage n’est pas unidimensionnel, tant s’en faut. Pétri de paradoxes et d’ambiguïtés, le marron n’instaure pas d’emblée un ordre nouveau. Il marque plutôt le passage à une conscience géographique et identitaire qui se développe au gré des luttes intérieures et des nouvelles rencontres (l’Autochtone, par exemple). Au moyen d’une structure à la fois simple et engageante, Crainic scrute le récit d’émancipation présent dans chaque oeuvre, mais relève surtout la présence, d’un titre à l’autre, d’une évolution dans ces représentations romanesques du marronage. Alors que certains personnages marrons du roman de Schwartz-Bart, tel que le père de Ti Jean, peinent à inscrire leur destinée dans une logique de renouvellement identitaire, le personnage vieil homme de Chamoiseau opère un dépassement de la question des origines et est en mesure d’envisager son existence sans avoir à concevoir l’Afrique en tant qu’indispensable espace du retour. Parallèlement, alors que le roman de Schwartz-Bart est marqué par une logique antithétique très marquée sur le plan géographique et sur celui des relations humaines, on assiste, chez Chamoiseau, à une véritable perte de repères : il y a brouillage généalogique – le protagoniste ne sait plus exactement où il est né –, mais aussi une complexité dans les relations maître-esclaves, lesquels sont totalement dépourvues de leur habituelle binarité contrastante. Du côté de la spatialité, l’espace insulaire est dépouillé de toute dichotomie palpable. Même la traversée des Grands-bois par le marron, action traditionnellement émancipatrice, ne peut mener le personnage vers un sentiment de sécurité. Ces perturbations contribuent au développement d’une nouvelle conscience créole et américaine qui s’instaure certes dans l’incertitude, l’inachevé et le chaos, mais qui positionne néanmoins le protagoniste dans une posture de « plénitude inattendue » (p. 105). Entre ces deux titres de Schwarts-Bart et Chamoiseau s’insère le roman de Glissant, auquel Crainic fait correspondre avec tact un élément clé de l’imaginaire américain, soit celui du self-made man.

Malgré la relative brièveté de ce volume (140 pages incluant la bibliographie), jamais Crainic ne néglige les détails décisifs ou ne procède avec approximation. La chercheure se contente d’un préambule et d’une introduction à la fois succincts et efficaces afin de donner la part du lion au trois chapitres d’analyse, qui offrent pour chaque roman une interprétation généreuse et lucide, exempte d’un arsenal théorique encombrant. Plusieurs concepts sont certes mis à contribution, mais ceux-ci sont toujours intégrés avec flair, de manière à mettre en valeur leur performativité. Tout aussi généreuse est l’écriture de Crainic, ample et poétique, qui n’est toutefois pas dépourvue, à l’occasion, de lourdeur. On peut regretter, à cet égard, un usage parfois excessif de la forme conditionnelle (surtout au chapitre 2) qui enlève une certaine assurance au propos pourtant toujours pertinent de l’autrice.

Bien que l’on referme le livre avec la satisfaction d’avoir saisi les enjeux associés à la mise en fiction du marron, on se dit, parallèlement, qu’il aurait été intéressant d’en savoir davantage sur l’importance de cette figure sur le plan historique et culturel. Un bref survol de la façon dont la pratique du marronage a servi de moteur de création artistique au fil des siècles aurait peut-être, par ailleurs, permis une meilleure mise en contexte et une justification plus adéquate des oeuvres étudiées. Lorsque Crainic s’aventure du côté de l’histoire et qu’elle entre en dialogue avec d’autres chercheurs intéressés par la question du marronnage (Richard D.E. Burton, Richard Price), des pistes intéressantes sont évoquées. Je pense par exemple à la réflexion sur le décalage entre la réalité historique et la fiction en ce qui concerne la transmission du savoir marron (p. 55 et 56). Ces observations contribuent à un élargissement des perspectives et l’étude proposée aurait pu, à mon avis, pointer plus souvent dans cette direction. Mais cette remarque n’enlève en rien toute la fécondité de l’analyse mise de l’avant dans cette monographie. Corina Crainic a su faire parler les oeuvres de Schwarz-Bart, Glissant et Chamoiseau pour mettre en relief non seulement leur dimension américaine, mais aussi les horreurs de l’esclavage et la nécessité de prendre en charge son destin.