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Dans le journal intime et la correspondance de Marie-Louise Globensky (1849–1919), la peur porte plusieurs noms, qui décrivent les différents degrés d’intensité de son émotion: inquiétude, crainte, angoisse, effroi, terreur, épouvante. « Que j’ai souffert aujourd’hui avec ma chère enfant. Oh que le coeur a été saisi et inquiet », écrit Globensky en novembre 1892, alors que sa petite Thaïs, 6 ans, souffre d’une fluxion de poitrine[1]. « Chaque jour compte une nouvelle angoisse, je m’éveille souvent d’un mauvais sommeil pour penser à ma douleur […] », écrit-elle à l’hiver 1908, alors que son fils Alexandre est hospitalisé pour une maladie grave qui n’est étrangement jamais nommée[2]. L’émotion émane des pages de son journal chaque jour durant cette épreuve : « Si l’espérance ne me soutenait, j’écraserais sous cette angoisse qui me torture. »[3] Dans l’ensemble des écrits personnels laissés par cette bourgeoise catholique montréalaise sur plus de trois décennies, la peur, intense ou légère, occupe une place manifeste, aux côtés de la tristesse, de la joie et de l’amour, les autres principaux sentiments et émotions observables[4].

Cet article retrace les mentions du sentiment de la peur telle qu’exprimée par Marie-Louise Globensky. Il observe les causes de ses inquiétudes et angoisses, ses manières de réagir à ces émotions souffrantes, notamment ses stratégies de réconfort, et le sens qu’elle donne à l’expérience de la peur. Ce faisant, nous souhaitons premièrement jeter un éclairage sur un individu—une femme, bourgeoise, catholique—, sa vision du monde, ce qui l’anime et la motive, pour s’approcher, autant que faire se peut, de la texture de son expérience humaine[5]. Deuxièmement, nous espérons éclairer les normes émotionnelles autour de la peur dans la « communauté émotionnelle » de Globensky[6], la bourgeoisie franco-catholique montréalaise, où l’Église catholique occupe une place prépondérante. Cet examen montrera que les émotions, bien que ressenties de façon individuelle, sont aussi publiques et politiques.

Dans un premier temps, nous définirons le concept de peur tel que compris aujourd’hui par les psychologues cognitivistes et les historiens, dans un deuxième temps, nous présenterons brièvement Marie-Louise Globensky et ses écrits personnels, et dans un troisième temps, nous explorerons les différents motifs de la peur exprimée par la diariste ainsi que ce qu’ils nous enseignent sur son expérience du monde et sur les normes émotionnelles ayant cours dans la bourgeoisie franco-catholique montréalaise.

Qu’est-ce que la peur ?

Avant d’observer directement le phénomène de la peur chez Marie-Louise Globensky, nous devons nous demander : qu’est-ce que la peur ? Les psychologues du XXIe siècle, définissent la peur comme l’émotion suscitée par un danger concret[7]. Pour le neuropsychologue Joseph Ledoux, il s’agit plus précisément d’un « système de comportement de défense » qui « détecte le danger et produit des réponses qui optimisent la probabilité de survivre[8] ». La peur est déclenchée par un stimulus jugé menaçant (un son, une scène, une odeur, un goût, une sensation, une idée…), elle met l’organisme en alerte et mobilise ses forces pour lui permettre de fuir ou d’affronter la menace[9]. Même si ses mécanismes étaient moins compris qu’ils ne le sont aujourd’hui, le sens donné au mot peur à la fin du XIXe siècle, était proche de celui qu’on lui prête aujourd’hui. En effet, le Dictionnaire de l’Académie française définissait la peur en ces termes : « Crainte, frayeur; mouvement par lequel l’âme est excitée à éviter un objet qui lui paraît nuisible. »[10]

Si les psychologues voient dans la peur une « functional emotion with a deep evolutionary origin, reflecting the fact that earth has always been a hazardous environment to inhabit »[11], nous nous intéresserons dans cet article à ce qui est historicisable dans la peur, c’est-à-dire à ses aspects socio-culturels. Car la peur, si elle ne peut être dissociée de la biologie, se vit et s’exprime différemment d’une époque à une autre, d’une société à une autre, d’une communauté à une autre. En effet, les stimuli qui la déclenchent, les perceptions et attitudes qu’elle suscite, les façons qu’ont les hommes et les femmes de l’exprimer ou de la réprimer suivent des codes sociaux et culturels.

La peur est d’ailleurs l’une des premières émotions à avoir intéressé les historiens. Dans les années 1980, l’historien des mentalités Jean Delumeau a consacré une trilogie à cette émotion telle que perçue à travers le prisme de la chrétienté[12]. Plus récemment, Jan Plamper s’est intéressé à l’absence de l’expression du sentiment de peur dans l’armée russe au début du XXe siècle[13], puis, avec Benjamin Lazier, il a dirigé un ouvrage collectif sur la peur qui propose un dialogue entre historiens, psychologues et neuroscientifiques, entre autres[14]. Dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, des historiens se sont intéressés à la peur en tant qu’émotion dominante dans les sociétés modernes et ont souligné les liens qu’elle entretient avec le social et le politique[15].

Au Québec, où l’histoire des émotions en est à ses premiers balbutiements, la peur a fait l’objet de peu de travaux. L’ouvrage de Serge Gagnon, Plaisir d’amour et crainte de Dieu est l’un des seuls à se pencher spécifiquement sur une peur, celle du péché et de l’enfer, en regard de la sexualité dans les campagnes canadiennes-françaises du XIXe siècle. Pour Gagnon, la peur et la honte vont de pair. Dans le rituel de la confession, observé à travers les lettres que les prêtres envoyaient à leurs évêques pour leur demander conseil sur l’absolution de leurs paroissiens, il voit un instrument de contrôle parfois écrasant, qui aurait néanmoins participé à l’« oeuvre de civilisation ». « [L]e processus d’auto-culpabilisation présida à la montée du sentiment de culpabilité comme moyen civilisé de résoudre des conflits », écrit-il[16].

Marie-Louise Globensky et ses écrits personnels

Cinquième enfant d’une fratrie de huit, fille de Léon Globensky (1807–1879), percepteur des douanes, et de Marguerite-Angélique Limoges (1814–1883)[17], Marie-Louise Globensky étudie à l’Académie Saint-Denis, un collège tenu par les religieuses de la Congrégation Notre-Dame. Elle épouse à 17 ans Alexandre Lacoste (1842–1923), avocat, futur sénateur et juge en chef de la Cour du banc de la reine et donne naissance à treize enfants[18], dont la féministe maternaliste Marie Gérin-Lajoie et la cofondatrice de l’hôpital pour enfants Sainte-Justine, Justine Lacoste-Beaubien[19]. Marie-Louise Globensky est une mère de famille dévouée, une fervente catholique et une bourgeoise active dans les milieux mondains montréalais et dans diverses organisations de charité, dont l’Hôpital Notre-Dame et l’Asile de la Providence.

Globensky tient un journal personnel entre l’âge de 15 et 17 ans, qu’elle reprend à l’âge de 39 ans jusqu’à la veille de sa mort, à 70 ans[20]. Le journal comprend vingt-cinq cahiers manuscrits[21]. Son journal de maturité, soit celui qu’elle écrit entre 39 et 70 ans—celui qui sera examiné ici—, se présente d’abord comme un de carnet de bord relatant les événements qui composent sa journée, comme la messe, le marché et les rencontres sociales ou familiales. Au fil du temps, il devient le confident de ses états d’âme. Il imite en cela l’évolution de l’histoire de la pratique du journal intime, qui passera, entre le XVIIIe siècle et le XIXe siècle, d’outil descriptif des événements du quotidien à outil descriptif des émotions et l’intériorité[22].

Dans son journal, Marie-Louise Globensky consigne donc sa tristesse face aux séparations, aux deuils, à la guerre (la Première Guerre mondiale frappera alors qu’elle est dans la soixantaine) et à la vieillesse ; son amour pour ses proches ; ses peurs; et ses joies liées aux relations avec ses proches, à la spiritualité et à ses accomplissements en tant que mère, catholique et bourgeoise[23]. Ces émotions forment la trame principale de son paysage émotionnel observable. La bourgeoise a aussi laissé à la postérité des centaines de lettres écrites ou reçues, qui permettent d’enrichir et de nuancer la compréhension de son paysage émotionnel.

Comme le dit bien la littérature autour des écrits de soi, ces derniers ne nous donnent pas une image objective de la réalité. En effet, souvent, les journaux intimes laissent davantage voir ce qu’une personne pense qu’elle est tenue de ressentir dans une situation donnée que ce qu’elle ressent réellement, ce qui atteste du pouvoir de la culture dominante à inculquer des normes comportementales[24]. Les écrits de Globensky reflètent son adhésion très forte aux enseignements de l’Église catholique. Cette adhésion modèle le paysage émotionnel et son expression, ce qui ne veut pas dire que les émotions représentées ne sont pas sincèrement ressenties[25]. Les écrits reflètent aussi les intentions de son écriture : Globensky dédie explicitement son journal à ses enfants[26]. Elle souhaite qu’ils le lisent et qu’ils y trouvent des lignes directrices morales et spirituelles à suivre, ce qui influence forcément son propos.

La peur du péché et de l’enfer

En tant que catholique très pratiquante qui assiste à la messe quotidiennement, fait des retraites spirituelles annuelles et consulte un directeur spirituel, Marie-Louise Globensky est inévitablement exposée au message de l’Église sur le péché. Ce message est clair : si une personne ne se comporte pas conformément aux principes moraux de l’Église, elle risque de ne pas être accueillie au paradis[27]. Globensky prend la peine de rapporter dans son journal plusieurs sermons sur le sujet. Par exemple, en octobre 1898 :

Ce matin sermon sur le jugement de Dieu. Le prédicateur nous a décrit la surprise terrible de l’âme qui voyant son juge face à face n’aura rien fait pour Lui. Là, plus de miséricorde mais exécution de la justice. Cette vérité fait trembler mais n’en éloignons pas la pensée puisqu’il faudra y passer. Agissons pendant qu’il en est temps de manière à recevoir la récompense attachée au devoir, à l’amour, au service du Seigneur[28].

Ou encore, 20 ans plus tard :

Le Père nous parle du péché que nous devons connaître dans son horreur et que nous devons éviter. Il nous faut comprendre notre titre de dame de charité. Le St-Esprit doit habiter en nous et nous prémunir contre toute tentation[29].

Comme on le voit, le message de l’Église sur le péché sert de guide à Marie-Louise Globensky dans l’accomplissement de son destin de femme de devoir et de charité. Mais l’apeure-t-il ? Craint-elle de ne pas s’y conformer ou s’y être mal conformée comme les chrétiens médiévaux observés par Jean Delumeau ou les catholiques du XIXe siècle québécois analysés par Serge Gagnon[30] ? Vit-elle de grandes angoisses à l’idée de se retrouver en enfer après la mort à cause de ses péchés ? En fait, le journal ne la montre pas spécialement angoissée ni honteuse pour ces raisons. S’il lui est arrivé de l’être, elle a probablement préféré s’en confier à son directeur de conscience plutôt qu’à son journal destiné, rappelons-le, à être lu. Ceci dit, Marie-Louise Globensky ne semble pas écrasée par la peur de l’enfer ou la honte de ses péchés. En fait, elle semble réussir à se prémunir de ces sentiments douloureux tout simplement en menant une vie de vertus et de devoirs.

Pour Globensky, en fait, le remède idéal aux tourments de l’âme est donc l’obéissance à son directeur de conscience, notamment à travers le rituel de la confession. En septembre 1906, elle rapporte ce qu’elle a entendu lors d’un sermon et s’y rallie, affirmant y trouver de la consolation :

Ce matin, messe et sermon de retraite sur la confession. Le prédicateur nous a fait un récit très précis des qualités d’une bonne et sincère confession puis nous a assuré que si une âme de bonne volonté n’agit pas avec une obéissance parfaite à l’égard de son directeur, il est impossible qu’elle ne soit guérie de ses scrupules, de ses inquiétudes, de ses tourments d’âme qui font tant souffrir. Ce remède seul d’une obéissance aveugle est infaillible pour donner la paix. Quelle consolation pour toutes nos misères[31].

Il faut dire que celui qui fut son directeur de conscience principal pendant des décennies, le jésuite français Almire Pichon, ne prônait pas la crainte permanente du jugement de Dieu[32]. Le Père Pichon était un « apôtre du Sacré-Coeur et de la communion fréquente ». Il avait pris le parti de « s’abandonner à la miséricorde de Celui qu’il aimait appeler dans ses lettres de direction le «bon bon Dieu» […]. »[33] Il était reconnu pour sa mansuétude et sa bonté. Lorsqu’elle apprit son décès, en France, en décembre 1919 (quelques jours avant sa propre mort), Globensky écrivit : « Ce bon Père Pichon m’a tant appris à aimer, j’y suis restée fidèle toujours. Ce saint apôtre brûlait de l’amour du Sacré-Coeur et savait nous l’inspirer. »[34] Le catholicisme auquel se rattachait Marie-Louise Globensky était donc davantage un catholicisme d’amour que de peur.

Enfin, si Marie-Louise-Globensky semble avoir peu craint pour son propre salut, certains passages de son journal révèlent ses craintes pour le salut de proches qui ne sont pas aussi pieux qu’elle, comme son fils Louis, l’aîné de ses garçons, et son neveu Joe Masson (Marie-Wilfrid-Joseph Masson), fils de sa soeur Coralie[35].

La peur de la maladie ou de la mort des personnes aimées

De toutes les peurs que vit Marie-Louise Globensky au cours de sa vie, celle qui se manifeste face à la maladie et à la mort possible de personnes aimées est la plus fréquemment exprimée et elle est celle qui semble générer la plus grande souffrance. Globensky est en cela représentative des femmes de son époque[36], une époque où, bien sûr, la mortalité maternelle et infantile est importante, où les routes et infrastructures industrielles sont risquées, où la médecine est peu fiable, où les épidémies frappent souvent[37]. Face à la peur de perdre, elle manifeste parfois de l’inquiétude et de l’angoisse.

L’inquiétude pour les personnes aimées

Les états d’inquiétude sont très présents dans le journal et la correspondance de Marie-Louise Globensky. Par exemple, le 12 février 1910 (elle a 61 ans), elle s’inquiète pour sa fille Yvonne qui prend le train pour Rimouski avec son enfant malade en pleine tempête de neige. Elle écrit dans son journal :

Très forte tempête de neige. Malgré cela, Yvonne […] part […] à midi. […] Je suis inquiète de voir un si mauvais temps, puis son enfant qui n’est pas bien, mais enfin je n’ose pas insister. J’espère qu’il ne leur arrivera rien[38].

En juillet 1911, ses filles Thaïs et Berthe doivent effectuer un trajet en bateau sur le Saint-Laurent. Pour calmer son inquiétude, Globensky place ses filles sous la protection du Sacré-Coeur :

Je reçois une lettre de Thaïs m’annonçant leur départ en yacht à 11 heures ; ils s’en vont prendre Berthe à Kamouraska. Puissent-ils avoir du beau temps. Je vais ordonner une petite lampe qui brûlera devant le Sacré-Coeur tout le long du voyage pour les protéger et calmer mon inquiétude. J’ai hâte que ce voyage soit terminé[39].

Chaque fois que ses enfants, son mari ou d’autres proches traverseront l’Atlantique pour se rendre en Europe, elle les accompagnera par la pensée durant la traversée, s’inquiétant et espérant qu’il n’arrive pas d’accident, d’après son journal[40]. En bref, savoir ses proches loin d’elle et possiblement en danger sur la route ou sur la mer, est une source d’inquiétude récurrente chez Marie-Louise Globensky. Pour calmer son émotion, elle a recours à diverses stratégies qu’elle emploiera de nouveau dans d’autres situations, comme la protection des saints et l’écriture du journal.

Globensky manifeste aussi de l’inquiétude pour ses enfants et petits-enfants en contexte de maladie. Souvent, elle ne fait que mentionner qu’un tel est malade[41]. Parfois, elle exprime clairement son émotion d’inquiétude. D’autres fois, elle donne des détails sur ce qu’elle a fait pour gérer cette inquiétude, par exemple, aller prier pour la ou le malade ou appeler le médecin : « Justine est indisposée, je me rends donc aussitôt [au collège] et la ramène pour voir le médecin qui lui donne de suite des soins. »[42]

Dans le cas de souci pour la santé d’un de ses petits-fils ou d’une de ses petites-filles, l’inquiétude de Globensky est double : elle s’inquiète pour l’enfant, mais aussi pour la mère de l’enfant (souvent, l’une de ses filles), qui vit une peur qu’elle ne connaît que trop bien, celle de perdre son petit ou sa petite. En juin 1898, par exemple, elle note dans son journal :

J’ai reçu aujourd’hui un mot de ma chère Blanche qui me laisse dans une vive inquiétude au sujet de son petit René […]. Mon mari parti pour Québec ce soir ira la voir demain, cela lui donnera un peu plus d’assurance[43].

Dans l’entrée du lendemain, elle exprime son empathie : « Je reçois encore un petit bulletin de Blanche et j’y vois tout ce que son coeur maternel éprouve d’inquiétude. »[44]

Dans les situations d’inquiétude pour un enfant malade, comme le montre le journal, le rôle attendu de la femme est de demeurer auprès du (de la) convalescent(e), de le (la) soigner, de s’inquiéter et de prier, un rôle qui s’accorde avec les qualités « féminines » que sont la douceur, la résignation, la docilité. L’homme, lui, a pour mission de rassurer la femme inquiète et hérite de responsabilités plus actives et qui se déroulent à l’extérieur : c’est lui qui conduira l’enfant chez le spécialiste lors d’une opération[45] par exemple, ou lui qui ira chercher des médicaments dans une autre ville au besoin[46].

Le 30 août 1897, alors que semble vouloir poindre une épidémie de varicelle, Globensky écrit : « Nous nous faisons aussi tous vacciner, vu que nous craignons beaucoup une épidémie de picote, espérons que Dieu nous délivrera de ce terrible fléau. »[47] En plein coeur de l’épidémie d’influenza de 1918, qui tuera environ 55 000 Canadiens dont plusieurs connaissances de Globensky, elle s’inquiète beaucoup, et prie :

Ce matin je suis allée à la messe et j’ai eu le bonheur de communier. Que de supplications adressées à Dieu, pour tous les nôtres, nos chers malades. Puisse-t-il nous faire miséricorde et détourner de nous l’horrible fléau. Des familles entières en sont atteintes et les morts ne se comptent plus. Que de deuils de tout côté[48].

Si l’inquiétude génère de la souffrance, cette peur de perdre une personne aimée, au tournant du XXe siècle dans la communauté émotionnelle de la bourgeoisie montréalaise, est une émotion qui est bien perçue. Elle est vue comme une preuve d’amour[49]. Ainsi, en écrivant son inquiétude dans le journal, Marie-Louise Globensky non seulement tente d’apaiser son état émotionnel, mais elle montre à ceux qui le liront et au Bon Dieu qu’elle est une bonne mère et une bonne chrétienne. On peut se demander si cette perception sociale favorable de l’inquiétude des mères n’a pas contribué à maintenir certaines d’entre elles dans un état d’inquiétude continuelle.

L’angoisse pour les personnes aimées

Il y aura plusieurs moments de grande angoisse devant la maladie d’un enfant au cours de la vie de Marie-Louise Globensky. On en trouve un exemple dans une lettre datée approximativement de 1887 qu’elle écrit à sa fille Marie[50]. La lettre a pour but de donner à Marie, en séjour chez une tante, des nouvelles de son petit frère malade, et surtout de solliciter ses prières pour celui-ci. On sent qu’elle a été écrite dans l’urgence, sous le coup de l’émotion : l’écriture est penchée et la ponctuation incomplète.

Lundi matin [1887]

Ma bien chère Marie,

J’ai le coeur un peu moins serré en te donnant des nouvelles de ton cher petit frère[51] car un rayon d’espérance est venu m’arracher à ma terrible angoisse (elle souligne). Unis tes prières aux nôtres, ma première neuvaine à Notre-Dame-de-Lourdes est terminée. J’en recommence une autre. Je ne veux pas abandonner la partie elle paraît vouloir m’exaucer cette bonne et tendre mère ne cessons pas de la solliciter, elle saura fléchir et acquiescer à nos demandes. Le cher petit la [mot illisible] si bien au commencement de sa maladie, il a bu tous les jours et cela continue encore de son eau miraculeuse ce ne sera pas en vain. Tu ne sauras croire chère enfant ce que j’ai souffert pendant ces deux derniers jours où je le croyais fini, hier soir seulement le médecin trouvant un changement pour le mieux. Je repris courage et je redouble mes prières, fais-en autant et aime-la plus que jamais cette mère bénie qui seule peut venir nous consoler dans la plus grande désolation. Dis à ta tante que je la remercie de ses reliques et puis que j’implore toujours ses ferventes prières. Embrasse-la pour moi puis reçois un gros baiser de ta mère qui t’aime Marie Louise[52]

On le voit bien, les stratégies de réconfort sont religieuses : prières et neuvaines, « eau miraculeuse » et reliques. Il faut les cumuler pour espérer plus d’efficacité. Les proches sont conviés à prier aussi, comme si en se mettant à plusieurs pour demander une faveur, on avait plus de chances qu’elle se réalise. Remarquons combien la figure de la Vierge Marie[53] (une mère appelée en renfort d’une mère) apparaît centrale dans cette lettre : il faut l’aimer « plus que jamais », elle seule peut nous consoler, écrit Globensky et c’est ainsi qu’on pourra la faire « fléchir. » En plus des stratégies religieuses, il nous apparaît que l’écriture de la lettre en soi est une stratégie de réconfort. En effet, en écrivant à sa fille, Globensky dépose son fardeau d’angoisse un instant, le partage avec une personne aimée dont elle espère de l’empathie.

Globensky sera tout autant inquiète devant la maladie de ses enfants lorsqu’ils seront devenus adultes. En 1918, par exemple, Thaïs, âgée de 32 ans, est opérée pour se faire enlever un kyste osseux sur la gencive. Les deux extraits suivants du journal, datés du 18 mai et du 19 mai 1918, traduisent l’émotion qui submerge Globensky devant la perspective que l’opération tourne mal, et comment elle la gère en mettant tous ses espoirs dans la Vierge Marie. L’avant-veille de l’opération, elle écrit :

Thaïs […] entrera demain soir à l’Hôtel-Dieu. Cette perspective est pour moi, une nouvelle épreuve, je cache mon émotion et je demande à la Vierge ma Mère de me donner du courage. Je mets en elle ma confiance[54].

La veille de l’opération, alors que Thaïs entre à l’hôpital, l’angoisse exprimée est encore plus vive. Globensky raconte qu’elle s’isole pour la laisser déborder en larmes :

À 8 heures, ma chère Thaïs partait pour l’hôpital, Hôtel-Dieu, accompagnée de son mari et de Justine. C’est après ce départ cuisant que je m’isolai dans ma chambre pour laisser cours à mes larmes retenues si longtemps. Mon pauvre coeur gonflé débordait d’émotion[55].

Le recours à la prière est toujours d’un grand secours pour Globensky dans l’angoisse de perdre une personne aimée. Après un épisode de grande angoisse suivi de soulagement, comme lors de l’opération de Thaïs, Globensky ne manque jamais de remercier Dieu dans son journal. Le 24 mai 1918, quelques jours après l’opération de Thaïs qui s’est bien passée, elle envoie des lilas de son jardin, un « immense bouquet à la Vierge de Lourdes[56], puis un autre au Sacré-Coeur[57] », pour témoigner de « sa gratitude pour les bienfaits reçus » et pour redire « toutes mes intentions et tous nos besoins. »[58]

Guerre et atmosphère d’angoisse

La Première Guerre mondiale provoque, à travers les nouvelles relayées par les journaux et les rumeurs, une atmosphère diffuse d’angoisse à laquelle il est difficile d’échapper pour les bourgeois montréalais[59]. En effet, les journaux, que Globensky lit avidement, font chaque jour rapport du carnage. Dans les conversations, il n’y en a que pour la guerre, les tractations des dirigeants des pays impliqués, mais aussi les blessés, les morts, les parents éplorés. Régulièrement, les Montréalais de l’élite assistent aux funérailles de militaires, ce qui marque les esprits.

Dès août et septembre 1914, le journal de Globensky s’attache à décrire l’atmosphère :

Mardi 4 août 1914

Il fait un temps idéal, un ciel sans nuage, que l’on serait heureux si nous n’avions toujours devant nous ce souffle guerrier qui nous inquiète et nous trouble comme un cauchemar. […] Une cousine de mon amie Mme Adams a vu partir hier son fils pour prendre les armes en France. Que de douleurs amères pour les pauvres femmes et les orphelins. Les journaux retentissent de tout le carnage déjà fait en Belgique, en France, etc. etc.

Mercredi 5 août 1914

Ce matin, nous apprenons que définitivement, l’Angleterre se met en guerre, nous voilà donc sous le coup fatal. Grand nombre de nos hommes partiront pour combattre. En même temps, nous, comme colonie, nous voici en état de siège, c’est bien terrifiant. Les ports sont gardés et des ordres sévères sont lancés[60].

Ce sera le ton du journal pendant quatre ans. « C’est horrible de lire les journaux. Chaque jour nous attriste davantage, quel carnage. Hélas, nous ne savons plus sourire. Je suis profondément brisée par ces récits incessants », écrit Globensky le 1er mars 1915[61]. En août de la même année, elle exprime des émotions vives : « L’anxiété devient toujours de plus en plus intense et je crains toujours de pénibles dénouements. Une tempête semble poindre, un ouragan épouvantable menace de nous écraser. »[62] En mai 1915, elle est bouleversée par le naufrage du Lusitania :

Le désastre du Lusitania qui a péri par les obus des Allemands est le sujet de conversation et attriste tout le monde. J’ai perdu là une bonne amie Mme Washington Stephen qui traversait pour retrouver son fils blessé. Ces choses sont atroces, elles font frémir et nous écrasent. Quand serons-nous délivrés de ces barbares[63].

Globensky verra son gendre Joseph Philippe Landry (mari de Blanche[64]), ses petits-fils Louis Lacoste (fils de Louis, décédé en 1909) et René Lacoste (fils de Blanche) se rendre en Europe comme soldats[65]. Le jour du départ de René, elle écrit : « J’attachai une médaille du Sacré-Coeur à sa chaîne. J’espère qu’elle sera une arme protectrice et qu’il nous reviendra. »[66]

La présence de membres de sa famille au front contribue certainement à alimenter son anxiété. Le 24 août 1917, elle assiste à une messe prononcée pour deux jeunes Montréalais, les frères Taschereau, dont l’un vient de mourir au front et l’autre est mort l’année précédente :

Ma pauvre amie Mme Linière Taschereau est atterrée de ses épreuves, ses deux fils enlevés à son affection si brusquement. Que d’épreuves et d’angoisses partout en ces années de guerre. Les coeurs de mères et d’épouses sont broyés. Que Dieu vienne à leur aide[67].

Chaque bataille la maintient en alerte : « Nous sommes très anxieux d’avoir les vraies nouvelles au sujet de cette terrible bataille de ces jours-ci. Comme c’est attristant de penser à ces horreurs. »[68] En ces années de grande violence, l’avenir du monde tel qu’elle l’a connu paraît menacé. L’équilibre géopolitique est en renégociation totale. « L’horrible guerre est plus menaçante que jamais. Le Kaiser tente un dernier effort et veut détruire tous les steamers. Qu’allons-nous devenir ! », écrit-elle[69].

Devant des faits qui suscitent tant de tristesse et d’angoisse, Globensky sera en quête de sens et l’Église saura lui en offrir un. La guerre et toutes les souffrances qu’elle entraîne, dont l’anxiété générale, sont causées par la colère de Dieu contre « l’absence de religion chez les peuples qui ont cru qu’ils pouvaient vivre heureux sans Dieu ». C’est parce qu’il veut montrer aux hommes « qu’Il est le maître suprême et que tout genou doit fléchir devant Lui » que Dieu lance « ses foudres », disent les prêtres en chaire[70]. Il faut « redoubler nos prières et nos oeuvres » pour « apaiser la juste colère de Dieu », écrit-elle[71] :

Que tous les coeurs s’élèvent donc vers celui qui est le Maître du monde et qui d’un mot peut faire cesser ces guerres atroces qui depuis trois ans font tant souffrir le monde. Oui, détournons ce fléau qui se tient sur nos têtes parce qu’il est tant d’êtres pervers qui ne veulent pas reconnaître sa puissance. Prions pour nous et prions pour la conversion des pécheurs[72].

Face à toutes ces violences, Globensky se remet en question, craint de ne pas assez « aimer Dieu », lui demande miséricorde « pour ceux qui ne veulent pas entendre votre voix et qui nous attirent la fureur de toutes les malédictions. »[73] Elle questionne les comportements—ceux des autres surtout—qui auraient pu attirer la fureur divine.

Depuis quelques années le vrai but de la vie semble être oublié. L’on veut son confort avant tout. Le luxe et la mollesse envahissent les esprits et corrompent les coeurs. Le veau d’or est adoré. La vie chrétienne avec ses lois est mise de côté. Ayez pitié de nous mon Dieu, convertissez les âmes, qu’elles se tournent vers vous[74].

En somme, contre l’anxiété générée par la guerre et contre la peur de la colère de Dieu, qui pourrait se déchaîner encore plus, la réponse de Marie-Louise Globensky est encore une fois la piété. Elle résume sa pensée dans cette entrée datée de la semaine sainte de 1918 : « Ce matin, messe, je ne veux pas en manquer durant la semaine sainte. Il faut redoubler de ferveur car nous sommes dans une angoissante terreur. »[75]

Changement et évolution sociale : la peur de l’écroulement d’un monde

Marie-Louise Globensky est très attachée à son mode de vie, à sa religion, à la place que sa famille occupe dans la société. S’il y a une chose qu’elle craint particulièrement venant du monde extérieur, c’est le changement. Le changement dans les idées, dans les mentalités, dans les comportements, qui pourrait—pressent-elle—, faire s’écrouler le monde qu’elle connaît. Or, elle vit dans une société où soufflent de puissants vents de changement, en raison du brassage humain emmené par l’urbanisation et l’immigration, des nouvelles expériences du travail provoquées par l’industrialisation, de la Première Guerre mondiale, du féminisme...

Parmi les idées et les comportements nouveaux qui risquent de perturber l’équilibre en place, il y a le réveil des ouvriers. Le 26 avril 1903, Globensky écrit dans son journal : « Notre Curé nous a lu la lettre de l’Archevêque sur la question ouvrière, sur le pénible état de la société favorisant les grèves de tout genre. De fait qu’allons-nous devenir avec cet état de choses. »[76] Les grèves qui éclatent dans la ville l’angoissent : « La grève des électriciens cause beaucoup d’ennui, […] l’on craint du trouble », écrit-elle en 1903[77]. En 1918, c’est au tour des policiers et des pompiers : « Ce matin les journaux retentissent de la terrible grève des hommes de police et des pompiers. Ce fut une guerre acharnée des blessés et des dommages considérables. L’air est à la révolution, c’est désolant. »[78] Et quand les grévistes font des gains, elle s’inquiète : « Ces grévistes ont réussi à se débarrasser de trois de leurs supérieurs, qu’en sera-t-il après cela ? »[79]

En héritière des idées de la droite catholique française qui n’a pas accepté les gestes posés contre l’Église durant la Révolution, Globensky n’apprécie pas, en effet, la dissolution de l’« autorité sociale », « le trouble », la « révolte »…[80] Elle admire la noblesse, dont est issue sa bonne amie la comtesse de Kersabiec[81] et est sensible aux malheurs des membres des royautés européennes. Par exemple, le 7 octobre 1910, elle se désole de la proclamation de la république au Portugal :

Grande nouvelle fort émouvante : en deux jours s’est fait une révolution, la ville de Lisbonne est bombardée, le roi Manuel avec la reine Amélie disparaissent puis la république est reconnue. Quel réveil pour la royauté. Qu’elle vaut donc peu de choses celle de la terre. Hélas ! L’épreuve se trouve donc partout dans les palais comme dans les chaumières. L’espoir en Dieu est le seul qui repose[82].

En 1917 et 1918, dans la foulée de l’adoption de la loi de la conscription, la diariste déplore la « guerre acharnée par le peuple […] autour de cette mesure. […] Aurons-nous aussi dans notre pays, nos troubles et peut-être plus ? Que tout cela me donne de l’anxiété. Où finiront ces difficultés, tout est mystère. »[83] Quelques mois plus tard, les émeutes éclatent véritablement à Québec et son gendre, le général Landry, est chargé de « mettre la paix par la force militaire », écrit Globensky. « […] il fut presque assommé au passage, par cette foule ameutée. Il faut faire garder sa maison ainsi que celle de plusieurs fonctionnaires. Je suis vivement inquiète […] Où en sommes-nous ? Où allons-nous ? La question est très grave. »[84] En parlant des manifestants anti-conscription, elle écrit : « Ce sont de véritables révolutionnaires […]. »[85]

Suivant cette logique idéologique, il n’est pas étonnant de constater que le féminisme qui apparaît à la fin du XIXe siècle ne plaît pas particulièrement à Globensky. Il est difficile de cerner précisément sa pensée sur le sujet, car elle n’en dit pas un mot dans le journal. Elle ne semble pas s’intéresser particulièrement à la question du droit de vote que les Canadiennes obtiennent en 1918[86]. Elle s’engage auprès de sa fille Marie Gérin-Lajoie au sein de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste (FNSJB), mais ne mentionne dans son journal que les oeuvres sociales de cette association, jamais ses revendications concernant les femmes[87].

Marie-Louise Globensky a donc peur de voir changer le monde dans lequel elle a grandi, celui qu’ont connu ses parents, qui, selon elle, repose sur trois « piliers » : l’Église, l’élite bourgeoise et la famille. De fait, si les pauvres ne se soumettent plus à l’ordre économique établi ni à l’autorité légitime (de l’élite et de l’Église), si les femmes ne se soumettent plus à leur devoir, l’ordre établi risque de vaciller... La peur du changement de Globensky est amplifiée durant la Première Guerre mondiale, alors que les arts, la morale, les façons de s’habiller, de se comporter, les rapports entre les sexes, entre les classes, la spiritualité, changent[88]. Dans la soixantaine, Globensky est nostalgique du temps d’avant et angoissée par le futur : « tout est mystère autour de nous. »[89]

Il est intéressant d’observer ce que fera Globensky avec sa peur du changement. En plus de s’en remettre à la Providence, elle répond à cette peur en écrivant assidûment son journal intime. En effet, en témoignant dans son journal de son attachement à la société qu’elle a connue avant la guerre, Marie-Louise Globensky, en particulier durant les dernières années de sa vie, veut contribuer à la survie de ce monde qu’elle craint de voir disparaître. Elle indique à ses enfants, les destinataires du journal, les valeurs et les éléments de société qu’il faut préserver du monde ancien. Plus encore, en se posant dans le journal comme un modèle (de femme, de mère, de catholique) à imiter, elle cherche à pérenniser ce modèle.

En résumé, cet article a examiné les principales peurs exprimées par Marie-Louise Globensky dans ses écrits personnels : sa faible crainte du péché, son importante peur de perdre des personnes aimées, son angoisse de la guerre et son appréhension du changement. Il a montré que les thèmes de sa peur, sa façon de vivre, d’exprimer, de comprendre cette émotion et de lui donner du sens sont liés à son genre, son statut social mais aussi à sa religion, qui influence considérablement sa vision du monde.

La peur pour Globensky est une émotion douloureuse normale sur le chemin de la vie humaine; elle prend un sens similaire à celui que prend pour elle la tristesse, en causant une souffrance qui est acceptable car elle ouvre les portes du paradis[90]. Puisque cette émotion est bien vue, Globensky n’a pas honte de l’exprimer, ce qui la rend peut-être moins souffrante[91]. Par ailleurs, la peur appelle des stratégies de réconfort et de consolation, qui seront pour elle la prière et les autres rituels religieux dont la confession, l’amour de ses proches et le journal intime, dont elle se servira notamment pour graver sa vision du monde contre la peur du changement.

Nous retenons que le catholicisme donne du sens au sentiment de peur (souffrir d’angoisse, c’est porter sa croix, donc marcher vers le paradis), valorise cette émotion (il est bien vu de craindre Dieu), propose de nouvelles peurs (celle des courants d’idées nouveaux) et offre des sources de réconfort dans l’angoisse (la prière, la protection des saints…). La religion catholique fournit par ailleurs un code de conduite qui est une sorte d’assurance contre certaines angoisses (si vous vous comportez de telle façon et que vous vous confessez lorsque vous n’y arrivez pas, Dieu sera miséricordieux avec vous).

En somme, la religion catholique joue un rôle central dans l’expérience de la peur de Marie-Louise Globensky. Attachée à un calendrier religieux très rempli qui structure son existence de la naissance à la mort, cette catholique dévote n’a pas la possibilité de se responsabiliser face à la peur, de la surmonter à l’aide, par exemple, de sa pensée critique et de son intelligence. Elle ne remet pas en question la vision que lui offre l’Église. On l’aura compris, cette vision n’est probablement pas au désavantage de cette institution puissante, qui sait même tirer parti de peurs causées par des circonstances extérieures comme la guerre.

Enfin, il est impossible d’affirmer que, dans son expérience de la peur, Globensky est une figure représentative des membres de sa communauté émotionnelle, où il y a diverses manières de réagir aux normes émotionnelles. Les journaux intimes d’Azélie Papineau (1834–1869), de Joséphine Marchand (1861–1925) et d’Henriette Dessaulles (1860–1946), bourgeoises catholiques contemporaines, à quelques années près de Globensky, le montrent avec éloquence[92]. En effet, Azélie Papineau est beaucoup plus marquée (jusqu’à la folie) que Globensky par la peur du péché et du mal, tandis que Joséphine Marchand et Henriette Dessaulles sont plus indépendantes, bien que pas totalement imperméables, aux discours généraux de l’Église sur la peur. L’exemple de Globensky montre toutefois que sa manière de ressentir cette émotion, en ayant profondément intériorisé la vision de l’Église et les enseignements de son directeur de conscience adepte d’un catholicisme d’amour, était présente dans sa communauté émotionnelle.