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Dans La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race[1], Norman Ajari propose un travail conséquent que tout philosophe qui s’intéresse aux études coloniales et postcoloniales aujourd’hui aurait voulu pouvoir lire au cours de ses années de formation. Il livre en partage une épreuve de la pensée que nombre de chercheurs et chercheuses sont contraints de produire en permanence face à la lecture des philosophes occidentaux classiques, modernes et contemporains. Cet exercice concerne la fabrication du lien entre des concepts (qui se disent universels mais qui paradoxalement ne tiennent pas compte d’une partie de l’humanité) et une histoire dont la centralité n’est pas toujours assez reconnue : celle de la traite, de l’esclavage, de la colonisation, de la ségrégation, de la discrimination et du racisme. La prise en considération de cette « historicité profonde » témoigne d’une histoire politique de la race[2] et spécifiquement d’une condition noire, en faisant état de ce que le pouvoir fait au savoir. Et donc de ce que le pouvoir fait à la transmission du récit de l’humanité.

Avec cet ouvrage, Norman Ajari s’inscrit dans un projet de décolonisation de la philosophie, comme l’ont initié certains philosophes africains, anglo-saxons et latino-américains au xxe siècle, et plus récemment une partie minoritaire des philosophes français et francophones[3]. Il participe d’une nouvelle approche qui apporte une autre lecture de l’histoire de la philosophie dans laquelle « la philosophie a parfois produit ses propres déraillements », « en excluant le reste du monde de l’histoire de la raison », selon Nadia Yala Kisukidi[4]. Ou encore, comme le dit Lewis Gordon, une histoire dans laquelle « la raison occidentale trouvait moyen de devenir déraisonnable quand les Noirs entraient en scène[5] ». Pour Nadia Yala Kisukidi, « décoloniser la philosophie », c’est la possibilité de faire « éclater les hiérarchies du savoir qui placent l’Europe au centre et décrètent l’inconsistance historique, culturelle et scientifique du reste du monde[6] ». Un projet qui invite « à redessiner les cartographies de la vie intellectuelle à l’échelle globale[7] ». L’enjeu est donc de taille, mais le résultat inévitable puisque l’humanité est commune.

Norman Ajari plonge le lecteur dans une recherche déconstructive et engagée du sens théorique et pragmatique de la race et du racisme. Il invite à une lecture critique non seulement de la tradition philosophique européenne, mais aussi du regard que la philosophie porte sur ses propres objets de recherche. En réinterrogeant des grands concepts philosophiques, tels que la dignité, il se situe dans une lignée de penseurs qui se ressaisissent de l’objet philosophique à partir des conditions d’existence marginalisées et déniées, en l’occurrence des Noirs, pourtant centrales dans la construction du savoir. Si cette théorie doit être « dure et acérée », c’est parce qu’elle est avant tout le fruit d’une expérience vécue comme indigne : celle de la condition noire. En écho au mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, à l’antiracisme politique décolonial radical en France et à la situation mondiale des exilés du Sud vers le Nord global, Norman Ajari, sous l’égide constante de Frantz Fanon, témoigne avec force et témérité de l’urgence de repenser les conditions de l’indignité. Ce n’est plus la désuète « question noire », selon sa formule, dont il faut parler, mais plus justement d’une critique épistémologique des discours théoriques sur le racisme, les Noirs et la situation postcoloniale. Si sa critique porte sur la violence de l’État et l’inégalité internationale structurelle qui cause la déshumanisation et la mort réelle et sociale des Noirs, Norman Ajari prend une certaine distance avec les interminables précautions des chercheurs et des activistes qu’il considère être contre-productives. Cela veut dire que penser la condition noire, c’est avant tout penser les rapports de domination politique entre des individus, des groupes et des territoires, mais aussi penser les conditions de la production de ce savoir. Il ne s’agit pas seulement de montrer que la question noire a une histoire, mais que cette histoire produit une condition (d’opprimés et de dominés) encore actuelle, du fait d’un rapport de force spécifique dans le cadre d’une histoire particulière.

L’ouvrage se découpe en trois parties : d’abord, le récit racial et colonial de la production de l’indigne, l’envers obscur de la modernité, qui institue l’Europe comme centre et le reste comme sa périphérie. Ainsi, la lutte dans la dignité (et non pour la dignité, car elle est une part indéconstructible de l’humanité) se pense à partir de la décolonisation de la philosophie. Puis, la dignité est explorée à partir des archives non européennes de la philosophie[8]. Enfin, l’hypothèse d’une ontologie politique noire s’inscrit comme la forme nécessaire de la dignité noire.

Deux approches structurent également cet ouvrage. D’une part, le lien de deux mondes, celui de la théorie des universitaires et celui de la politique des militants antiracistes. Ce lien implique une discussion autour de l’usage du concept « décolonial », depuis l’héritage latino-américain jusqu’à son apparition en 2008 chez les militants antiracistes français. Une discussion qui a produit l’élaboration d’un sujet politique non blanc : les descendants du Sud global mis à l’écart. D’autre part, la prise en considération de la philosophie africaine en contexte français pose la question de l’être noir, soit celle de savoir comment « penser philosophiquement à partir de la condition noire », ce qui « suppose de déplacer les frontières du philosophique et du non-philosophique[9] ». Il s’agit d’un chantier important de la recherche, car il questionne la discipline même de la philosophie et la valeur de l’universel, alors que se joue la question de la vie et de la mort, ou plus justement de la destruction de la vie par la mise à mort de la population noire, situation que l’auteur qualifie de « forme-de-mort ».

Une histoire de la dignité : pour une éthique afro-décoloniale

Norman Ajari propose d’abord une analyse du concept philosophique de dignité, laquelle pose la question éthique déterminant qui est tenu pour humain et qui ne l’est pas, et permet ainsi de considérer les limites de la pensée et de la politique européennes : ce qu’il appelle « la critique afro-décoloniale de certaines formes dominantes de philosophie sociale et de théorie politique contemporaine[10] ». Elle vise avant tout à briser la propension philosophique qui consiste à mettre à distance les phénomènes de violence réelle et qui désincarne ce faisant toute éthique. L’auteur soutient ainsi l’idée que l’indigne désigne davantage une condition qu’un événement, en l’occurrence, la condition noire. Et que pour comprendre la question de la dignité dans une perspective afro-décoloniale, il faut considérer un conflit des éthiques dans lequel les questions de vie ou de mort imprègnent les conditions d’existence des esclaves et des colonisés, mais aussi celles des ex-colonisés aujourd’hui.

La première partie du livre de Norman Ajari explore l’histoire philosophique du concept de dignité en considérant l’image que l’Europe a voulu se donner à elle-même, à partir de l’analyse des conceptions des philosophes européens Pic de la Mirandole, Emmanuel Kant et Jürgen Habermas. Tous trois servent de prétexte à la critique du canon philosophique occidental[11], prétendument universel mais incompatible avec une humanité totale. C’est pourquoi il faut décoloniser la philosophie morale et faire vaciller sa bonne conscience, car « dans chacune de ces attitudes se manifeste l’héritage moral d’une vision raciste du monde qui se cristallise dans la conception européenne, c’est-à-dire européocentriste, de la dignité[12] ». Si à l’époque classique, la dignitas renvoie à la fonction sociale de l’individu, à la Renaissance la conception humaniste invite ce dernier à devenir ce qu’il désire être dans une sorte d’autonomie et de solitude ontologique. Ce qui servira à lui donner un pouvoir sur les autres en contexte colonial. Pour Kant, figure des Lumières, la conception de la dignité comme valeur propre à l’humanité, prise dans une certaine raison philosophique, n’a pas empêché une posture raciste à l’égard des Africains. Jürgen Habermas, quant à lui, soutient l’idée de retrouver une dimension éthique de la dignité au lieu de son étatisation, c’est-à-dire son unique prise en charge par les normes politiques et son inscription dans le droit. Selon Norman Ajari, l’enjeu n’est pas de relier l’éthique au droit mais plutôt l’éthique au politique afin de définir des conflits éthiques et leur historicité. Ces conflits éthiques, qui portent sur la perception de la violence politique, juridique et sociale, reflètent l’écart entre la morale dominante et les conditions de vie des individus en position de subalternité[13]. La revendication de dignité ne doit pas seulement être prise comme un manque dans un système qui serait à préserver et que les groupes marginalisés voudraient intégrer, mais bien plutôt un rejet des « conditions de vies libérales » et du système qui les déterminent.

En ce sens, Norman Ajari critique l’approche anhistorique des questions éthiques, tout comme le fait la théorie postcoloniale face à la philosophie européenne et occidentale qui met à distance toute approche située et contextualisée des questions phénoménologiques, voire métaphysiques. Sur ce point, on peut par exemple évoquer la conversion opérée par Jean-Paul Sartre. Dans L’être et le néant, publié en 1943, Sartre témoigne d’un individualisme exclusif résultant d’un engagement tardif sur la scène politique. Il développe une phénoménologie « pure » du regard dans laquelle l’être-pour-soi est un homme abstrait. Alors que l’homme est en situation dans le monde, Sartre l’appréhende d’abord comme un sujet anhistorique et individuel. Mais ce que Sartre comprit et tenta par la suite de réaliser, ce fut de vivre parmi les autres car être en situation, c’est être-dans-le-monde. Aussi la suite de ses écrits est-elle davantage marquée par une évolution dans sa conception du rapport à l’Autre : il s’agit désormais du Noir, du Juif ou du colonisé.

Mais de quoi relève le Noir, l’esclave, le colonisé ? Quelle est la substance de cet être dont le corps est comme vidé de toute substance, pris dans une zone de non-être, dans un rapport négatif au monde ? L’un des aspects les plus complexes de ce livre se situe dans la critique de l’essentialisme face à l’excès théorique du constructivisme. Pour Norman Ajari, l’anti-essentialisme radical, cristallisé dans la trinité Derrida, Foucault, Deleuze, comporte des limites car il ne fait que parler d’identités, d’hybridations et de multiplicités. Il faut toutefois souligner que cette critique, perçue par l’auteur comme « une théorie critique de la race frelatée[14] », a participé d’une réflexion philosophique, littéraire et culturelle sur les identités racialisées qui n’exclut pas l’ampleur politique. L’auteur introduit l’apport de la Critical Race Theory en insistant sur l’aspect concret du racisme et son recours juridique. « Sous l’oeil policier du racisme d’État, le Nègre reste un Nègre », dit-il[15]. L’approche ontologique, à travers l’usage du mot « Noir », est une manière de retrouver un contenu existentiel fort à partir d’une histoire politique de luttes et de résistances. Non pas dans sa ré-essentialisation, mais dans sa capacité à redonner une substance ontologique et une légitimité d’existence à ces corps. Car la rupture ontologique a participé au fait que le statut d’esclave est et fut perçu comme une réalité naturelle plutôt que comme une institution humaine. Ce jeu de paradoxe quant à l’idée d’une « politique de l’essence » vise à introduire la réappropriation d’une histoire politique profonde (héritages et archives), fondamentale pour comprendre le sens de la condition noire[16]. Aussi le rapport à l’histoire devient-il la condition nécessaire de la dignité, pour ne pas « se perdre dans un universalisme décharné », comme le précisait Aimé Césaire dans sa Lettre à Maurice Thorez en 1956. Les conditions d’existence que décrit Césaire interrogent tout autant l’épistémologie de la connaissance que les récits d’esclaves (Ottobah Cugoano, Olaudah Equiano), à savoir l’implication vitale de l’auteur dans son propre texte. Cet aspect redessine inévitablement les contours d’une philosophie sociale à l’encontre d’une épistémologie du point zéro. Quand un ancien esclave publie un livre, il n’écrit pas sur la dignité, mais il écrit l’indigne même, l’expérience vécue dans sa chair, atteignant sa propre humanité. C’est pourquoi « l’esclave est la figure paradigmatique de l’indigne[17] ». Et l’expression d’une mémoire des populations afrodescendantes permet de reconstituer une histoire de l’indigne.

La philosophie est en cause au sens où les massacres des Amérindiens et la traite transatlantique ne semblent jamais être « dignes de constituer un point de départ pour la critique sociale. Ces mémoires-là n’ont pas droit de cité[18] ». De cela se dégage un espace nécropolitique, terme employé par Achille Mbembe pour désigner l’interstice entre la vie et la mort, « une vie sous forme-de-mort[19] » sur laquelle la philosophie peine à se pencher. Norman Ajari donne l’exemple des Confessions de Nat Turner, esclave africain-américain au xixe siècle qui mena une sanglante insurrection d’esclaves, ce qui entraîna une forte répression et causa sa pendaison. Ce récit confronte le lecteur à des « questions de vie ou de mort », à « des dilemmes éthiques d’une abyssale radicalité[20] » et à « l’atrocité quotidienne de l’existence indigne des esclaves[21] ». Il est en profond décalage avec les Confessions de Saint Augustin et de Rousseau qui révèlent de « simples errances spirituelles ou morales[22] ». C’est pourquoi Norman Ajari utilise un ton proche de l’injonction et invite les ex-colonisés à « rassembler des forces intellectuelles, sociales et politiques », « à s’engager en faveur d’un monde décolonisé[23] ». La philosophie, qui a de tout temps produit des concepts, doit aujourd’hui reconnaître la nécessité de son ancrage dans l’histoire et les corps à partir des spécificités de l’expérience du racisme ordinaire et systémique.

La question de l’universel et la théologie politique de la libération noire

Ce travail passe par une réflexion autour du concept d’universel et sur la place de la théologie politique comme pensée radicale. La notion d’universel, telle qu’elle a été employée dans les écrits de la Négritude, a été perçue comme un moyen de légitimation, une stratégie pour crédibiliser et rendre plus présentables les philosophies, les esthétiques et les pensées politiques noires. Malgré certaines insuffisances politiques qui lui ont été reprochées, le néologisme de la négritude a toutefois permis de revendiquer le passage d’une zone de non-être à celle de l’être, d’une présence au monde[24]. Sa proclamation de l’universel avait pour projet de déplacer le sens de l’universel et de mettre en avant ce que le particulier fait à l’universel. Qu’est-ce qui est universel ? Et qui relève de l’universel ? En quoi le particulier peut-il devenir universel ? Car la question de l’universel se heurte à une politique du particulier, notamment celle de la vie noire.

Plusieurs approches de l’universel peuvent être convoquées pour éclaircir ces questions récurrentes en philosophie. Étienne Balibar, à partir des propositions de Hegel, parle d’un « universel singulier[25] » ou « particulier » ; Bernhard Waldenfelds évoque une « universalisation au pluriel[26] » ; et Souleymane Bachir Diagne, reprenant « l’universel latéral ou horizontal » de Merleau-Ponty contre un « universel de surplomb[27] », fait mention d’un « universel de traduction » par le biais de la pluralité des langues humaines. Une pluralité toutefois séparée entre ceux qui parlent le Logos ou le « logique », incarnant la Raison, et ceux considérés comme les « barbares » ou les « primitifs », et dont les langues sont perçues par leur manque[28]. Face à ces propositions, Norman Ajari reste toutefois convaincu que l’universel ne peut advenir qu’à partir de la valorisation de la puissance d’une singularité ou d’une particularité, car « il n’y a pas d’énonciation de l’universel qui n’énonce au même moment sa particularité[29] ». L’auteur donne ici l’exemple de l’apartheid en Afrique du Sud, à partir des écrits de l’activiste Steve Biko, à savoir que « la revalorisation par le Noir de sa propre dignité était un préalable nécessaire à toute entreprise commune aux différents groupes raciaux sud-africains[30] ». Il s’agit de reconnaître ce que Norman Ajari appelle « l’historicité profonde », c’est-à-dire une « incarnation particulière de la dignité[31] », comme le montre le mouvement récent Black Lives Matter (2013) face au slogan des suprémacistes blancs All Lives Matter, et qui témoigne de la spécificité historique de la condition indigne des populations noires aux États-Unis. Le noeud entre l’universel et le particulier se situe dans un équilibre : la politisation du particulier, sans pour autant délégitimer la question de l’universel. En reprenant Étienne Balibar, Norman Ajari soutient l’idée que l’universel est le « résultat fortuit de processus politiques » et non leur cause[32]. On ne lutte pas pour réaliser l’universel mais pour arriver à la dignité et à la libération, et c’est pourquoi il est question de mettre en relation toutes les formes de singularités en vue de leur universalité.

Écrire la condition noire, c’est alors comprendre la politisation ou le mode d’intervention politique en reprenant l’histoire singulière des luttes pour la libération noire. À savoir, comment se pose la question politique face à une dignité qui se révèle « à travers l’affirmation radicale de soi contre l’ordre social présent[33] » ? En convoquant la théologie politique noire comme approche prophétique, Norman Ajari signifie en quoi elle prend le contrepied de toute théologie européocentriste et contribue à la mise en valeur d’une histoire constitutive pour toute existence. Le discours de la théologie noire est traversé par une pensée incarnée de la dignité révolutionnaire dans laquelle la mort n’est pas un choix puisqu’elle côtoie incessamment l’expérience de l’opprimé. L’analyse de la religion africaine-américaine permet également une exploration de la théologie de la libération noire à partir des travaux du théologien américain James H. Cone au tournant des années 1970 aux États-Unis, « discours religieux qui s’est donné pour principal objectif de combattre l’impérialisme et la suprématie blanche[34] ». En prenant le contrepied de l’opinion française qui tient à distance tout ce qui relève de la religion, Norman Ajari tient à changer de regard et à signifier que « l’interprétation de la Bible peut être compatible avec un projet révolutionnaire de transformation radicale de l’ordre social[35] ». Tout comme le furent les pratiques culturelles, centrales dans le développement de la lutte des Noirs. Selon Paul Gilroy dans L’Atlantique noir, la musique déploie « les formes de subjectivités nécessaires à la puissance d’agir (agency) politique, qu’elle soit individuelle ou collective[36] ». En effet, le jazz, le rythm’n’blues et même le hip-hop ont contribué à témoigner de la violence de l’oppression raciale et de la lutte pour l’émancipation. Et avec James H. Cone, Norman Ajari évoque l’aspect prophétique de la pensée qu’est cette musique noire (spirituals, blues) qui n’est pas qu’une pratique ou une performance, mais qui prend place au sein de l’Église noire d’Amérique du Nord, structurée par une opposition à l’esclavagisme. Son prophétisme et sa visée eschatologique entendaient éveiller la dignité des Afrodescendants dans leur lutte collective contre l’oppression et donc porter le message de la libération. S’il est communément considéré que le christianisme a aliéné les esclaves, l’imagination religieuse africaine traditionnelle a conservé une place centrale dans la vie des esclaves. La théologie de la libération noire veut être une théologie critique, de la survie et du courage, enracinée dans une histoire particulière qui a permis l’avènement des mouvements des droits civiques et du black power. Le discours prophétique imposa une résurrection existentielle et de survie dans laquelle la souffrance devient politique, au sens où les souffrances faites aux Noirs, dans l’Amérique esclavagiste et ségrégationniste, sont illégitimes, injustifiables et infondées. Dans le contexte d’oppression, la résurrection avait un sens politique de liberté : la libération des esclaves de leur servitude[37]. La théologie de la libération noire, spécifiquement dans le contexte nord-américain, traduit alors la nécessité d’une politisation du religieux permettant de mettre au centre la question de la dignité.

Si une grande partie de l’ouvrage de Norman Ajari se concentre sur la condition noire aux États-Unis du fait de l’histoire de l’esclavage et de la ségrégation raciale, le philosophe revient aussi sur la philosophie africaine en problématisant la légitimité et la capacité des Africains à penser leur situation à partir de leurs propres concepts et catégories[38]. Penser depuis l’Afrique ou penser avec l’Afrique s’érige comme une réponse à une « violence épistémique » à l’encontre d’un savoir défini par des frontières géographico-raciales et au sein duquel les Africains (du nord au sud) sont exclus. En travaillant sur la philosophie africaine contemporaine et sur les enjeux de ses débats, Norman Ajari, dans le sillage de Nadia Yala Kisukidi et de Séverine Kodjo-Grandvaux, cherche à réhabiliter et à (re)légitimer une tradition de pensée délaissée par la philosophie occidentale, à la lumière des travaux des philosophes béninois Paulin Hountondji, et camerounais Fabien Eboussi Boulaga. Les débats auxquels se prêtent ces deux derniers philosophes relèvent de deux ordres : non seulement celui des enjeux intellectuels au sein même de l’espace africain (ici l’Afrique de l’ouest particulièrement), mais aussi celui de leur relation avec la philosophie européenne.

À ce titre, parmi les concepts appartenant à la philosophie africaine, le mot bantou « ubuntu », dont la racine est « muntu » (être relationnel), se rapproche particulièrement de ce que Norman Ajari tente de montrer tout au long de son ouvrage : la condition noire doit être pensée politiquement à partir des conflits éthiques. L’ubuntu s’adresse en effet non pas à la personne humaine mais à la communauté, ou plus exactement à « l’être-en-commun, à l’individu en tant qu’être relationnel[39] » afin de désigner la dignité. Il fut employé politiquement dans le cadre de la commission « Vérité et Réconciliation » de 1995 à 1998, présidée par Desmond Tutu à la suite du régime d’apartheid en Afrique du Sud, et dont le rapport fut remis au président Nelson Mandela. Cette commission représente, malgré les nombreuses apories de sa démarche, une forme actuelle de philosophie africaine de la dignité, au sens fort d’une réconciliation réalisée en vue de restaurer des relations brisées. Lorsque Norman Ajari cite Drucilla Cornell disant que « l’ubuntu n’est pas simplement l’ontologie éthique d’un monde prétendument en partage ; c’est l’exigence éthique de faire advenir un monde en partage[40] », ses mots font écho aux positions d’Étienne Tassin sur le sens de l’action politique dans l’avènement d’une cosmo-politique. L’action politique pourrait être cet ubuntu dont la pluralité est la condition de possibilité. De cette action proprement politique, parce que plurielle, surgit la possibilité d’un monde commun[41]. Si Étienne Tassin a le souci de sa finalité théorique, à savoir l’avènement de ce monde commun, le livre de Norman Ajari est quant à lui davantage porté sur les conditions de possibilité de sa position théorique, et donc de la pratique philosophique.

Penser une ontologie politique noire

En réponse à l’analyse critique de la tradition philosophique, Norman Ajari propose une ontologie politique noire comme la sortie de l’être-noir de la zone de non-être dans laquelle il est confiné. Il achève son ouvrage sur le problème que pose la question de la reconnaissance. Est-elle une fin en soi ? Est-elle la fin de toute lutte pour l’émancipation ? Il reprend alors la fameuse dialectique hégélienne du maître et de l’esclave et son interprétation par Frantz Fanon puis par Axel Honneth. À propos du paradigme de l’invisibilité au coeur du roman de Ralph Ellison, L’homme invisible, Fanon considère qu’il y a un principe raciste dans les sociétés ségrégationnistes ou colonialistes. Tandis qu’Axel Honneth fait du racisme un problème intersubjectif au sein d’un monde dans lequel le Noir et le Blanc existeraient de la même façon, il faut pourtant bien considérer l’idée que la société elle-même produit les normes de l’individualité dans laquelle « l’un est salué respectueusement l’autre accueilli avec mépris et négligence[42] ».

Norman Ajari soulève ainsi les aspects pervers de la lutte pour la reconnaissance, telle qu’elle est formulée par Axel Honneth. La demande de reconnaissance se réalise au sein d’une société dans laquelle les normes sont légitimées puisqu’il s’agit d’y être accepté. Elle implique une comparaison des uns et des autres au regard d’un idéal à être et auquel il faut se conformer. Or ce sont les normes elles-mêmes, alors qu’elles s’érigent comme modèle de l’humanité, qui doivent être remises en question. Ici, Norman Ajari relie le problème que pose la question de la reconnaissance aux migrations perçues comme des « pathologies sociales[43] ». La logique de contrôle de l’immigration et les motifs d’expulsion des étrangers montrent à quel point les « frontières ne sont pas tant matérielles qu’incorporées[44] ». Les migrants, dont les vies sont « jetables », sont appréhendés selon une conception racialisée de la nationalité, la condition noire étant en effet liée aux expériences des migrations postcoloniales des anciennes colonies des Antilles et de l’Afrique subsaharienne. Tout comme le propose Étienne Balibar avec le mot-valise d’« égaliberté[45] », qui culmine dans la notion de « co-citoyenneté », l’auteur introduit « la proposition de la souverainedignité » qui permettrait de passer d’une théorie de la reconnaissance à une théorie de la dignité. Celle-ci lui permet d’introduire l’idée que le pouvoir décide de l’essence de l’humain, sur son corps et sur son être. À travers la question de la violence d’État, Norman Ajari justifie l’idée d’un racisme d’État et formule une critique de l’État dans sa prise en charge de l’antiracisme.

Le propos de Norman Ajari devient finalement très décisif dans la conclusion de son ouvrage, lorsqu’il mentionne clairement ce qui lui pose un problème, à savoir la définition que Pap Ndiaye propose de la condition noire. Celui-ci pense la condition noire en référence à l’apparence d’êtres noirs et non à une prétendue essence. A priori, la position de Pap Ndiaye semble évidente au sens où il n’est plus question de penser la condition humaine à partir d’une essence prédéfinie dénuée de toute forme de liberté. L’auteur interroge cette position, non pas pour remettre en question la perspective héritière d’un existentialisme contemporain, mais plutôt pour introduire la nécessité de déterminer une ontologie politique. Cela afin de penser la dignité noire, et donc une ontologie politique noire qui permettrait de montrer l’opposition entre être et non-être, entre vie et mort, finalement entre Blanc et Noir. Penser une ontologie politique noire, c’est alors concevoir un sujet originairement constitué par la violence, né dans la déshumanisation et inscrit dans une histoire de l’exclusion. Au temps de l’esclavage colonial, et avant même sa naissance, l’être-noir est perçu comme un esclave dépourvu de liberté et de dignité : c’est l’expérience de la négativité. C’est pourquoi l’expression de « dignité noire », dans la juxtaposition de l’adjectif au concept, marque une issue pour braver cette négation. Elle rend compte du fil rouge de ce livre, à savoir considérer le particulier dans sa complexité comme un chemin vers l’universalité, partir « des singularités plutôt que d’un universalisme dogmatique, et des antagonismes plutôt que d’une harmonie fantasmée[46] », en vue d’assumer la question ontologique de la condition noire.

Norman Ajari poursuit le projet d’une relecture de l’histoire de la philosophie à la manière dont elle a été enseignée jusqu’à aujourd’hui dans les universités occidentales. Il qualifie cette approche d’afro-décoloniale comme un tournant dans l’épistémologie du savoir philosophique. Une telle relecture de l’histoire de la philosophie, au début du xxie siècle, est l’effet du bouleversement des rapports de domination à la suite des indépendances coloniales, mais aussi du fait de l’émergence des multiples témoignages de la domination post-coloniale et raciale dans le monde. Les voix en marge acquièrent leur centralité comme tout autre point de vue, comme toute autre présence au monde. En effet, les luttes pour l’indépendance des nations colonisées et les mouvements sociaux dans de nombreux pays des années 1960-70 ont contribué à remettre en cause la perspective européocentriste des sciences humaines et sociales. Impulsé par les subaltern studies, un changement d’optique s’est produit afin de prendre en considération les points de vue, les identités et les revendications des opprimés, des exclus, des « oubliés de l’histoire[47] ».

Cependant, Norman Ajari suppose comme évidente l’association du terme Noir à celui d’Afrique et évacue la complexité du découpage colonial du continent. Cette association renvoie à une construction binaire et à une division coloriste et raciale entre « Afrique blanche » et « Afrique noire »[48]. La métaphore liée à l’« Afrique noire » ne permet pas de sortir de l’essentialisme lié aux enjeux épistémiques et aux stratégies politiques, ce qui contribue à ce que Valentin Yves Mudimbe a nommé « l’invention de l’Afrique[49] ». Ce faisant, nous ratons les interrelations, les interdépendances, les échanges, les circulations, les mobilités et les appartenances en partage. En effet, la frontière n’est pas toujours là où on la croit être, elle est figurée par un espace que serait le Sahara, désert marquant la division raciale du continent africain. Le Sahara comme frontière détermine cette géographie binaire de l’Afrique qui passe à côté de la complexité des liens au sein même du continent et de la diaspora[50]. Un autre point discutable à propos du livre concerne le souci unique porté à la race. L’enjeu central se concentre sur les violences raciales, intersubjectives et systémiques, et il est en effet fondamental de « prendre au sérieux les recherches sur les rapports sociaux de race[51] ». Mais l’auteur ne cherche pas — peut-être ne le souhaite-t-il pas — à introduire la multiplicité des facteurs d’oppression et de domination qui entrecroisent celui de la race. L’introduction de ces autres facteurs de domination diluerait-il, selon lui, le problème du racisme ? Ces dernières années ont pourtant été marquées par la volonté de complexification et d’interaction des rapports sociaux. La notion d’intersectionnalité proposée par Kimberlé Crenshaw en 1989[52] et introduite en France contient l’idée que l’imbrication des rapports de pouvoir renouvelle les outils critiques et les modes de catégorisation tout en redessinant les contours d’une épistémologie de la domination. Si cette notion n’efface ou ne diminue en rien l’une des oppressions, le projet de Norman Ajari insiste presque exclusivement sur le racisme comme violence d’État et souhaite analyser avant toute autre chose ce que la race fait aux uns et aux autres.

La spécificité de cet ouvrage philosophique réside donc dans le fait que la condition noire, comme forme de l’indignité, n’est pas seulement pensée à partir d’éléments purement théoriques, mais à partir d’expériences vécues. La dignité ne peut pas être purement théorique. Et son approche afro-décoloniale permet de l’ancrer davantage dans un contexte, dans une situation qui devrait être tout aussi constitutive que la théorie lorsqu’il s’agit de penser les concepts de la philosophie morale et politique. En cela, ce livre tient à joindre le théorique à l’empirique, le concept aux conditions d’existence, enjeu fortement polémique dans la discipline. Il s’agit d’un refus de l’idée d’une pure objectivité du chercheur, remettant ainsi en cause l’histoire de la philosophie, sa pensée de l’universel et son épistémologie du point zéro. Soulignons ici que, comme il le dit dans ses remerciements, l’auteur n’oublie pas qu’il est lui-même pris dans cette condition. Norman Ajari insuffle un message combatif contre l’insensibilité et l’indifférence de « la petite bourgeoisie blanche et occidentale » qui ne se préoccupe pas de la brutalité inhérente au monde social, et de l’indigne et quotidienne condition noire. La force de l’ouvrage relève de cette urgence philosophique de penser les enjeux de la « dignité noire ». Et la pensée d’une ontologie politique noire permet d’introduire de la complexité dans l’ordre politique et social, non pas à partir d’une dichotomie entre Noir et Blanc, comme cela pourrait être facilement reproché par les opposants actuels aux études postcoloniales et décoloniales, mais plutôt à partir d’une ouverture vers un monde partagé dignement. Si le xxie siècle ouvre la philosophie à une pensée décoloniale en France, ce livre formule la nécessité épistémique et politique de penser la condition noire et son caractère décisif pour la critique sociale et la dignité humaine.