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Introduction

En vue de la Déclaration de Beijing (2020), le Bureau fédéral de l’égalité entre hommes et femmes de la Suisse a dressé un bilan de la situation helvétique à l’attention de l’ONU en juin dernier (Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, 2018). Ce dernier relève avec satisfaction les dispositions prises au niveau national en matière de lutte contre les violences faites aux femmes. Cependant, il constate que l’inégalité des chances dans la vie professionnelle entre hommes et femmes perdure (conditions de travail dans les professions majoritairement féminines, discrimination salariale, conciliation entre travail et famille). Les principes d’égalité ne sont donc pas encore incarnés dans la société suisse et la nécessité de former des citoyennes et des citoyens égaux reste un défi majeur pour les autorités. Le canal de l’éducation leur paraît ainsi une évidence pour sensibiliser la population suisse dès le plus jeune âge. Sur le plan fédéral et cantonal, la nécessité d’offrir une formation dans le cadre du cursus de base des futurs enseignantes et enseignants du primaire est ainsi induite par plusieurs impulsions légales, notamment la Constitution fédérale et son article sur l’égalité entre les femmes et les hommes, ainsi que les lois scolaires cantonales et les recommandations de la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’Instruction publique (CDIP, 1993/2006). Néanmoins, sans l’adhésion du corps enseignant, le processus d’évolution vers l’égalité est compromis. Des résultats récents (PNR60, 2014) montrent que pour près de 90 % des enseignantes et enseignants, il n’y a pas de traitement inégalitaire dans le contexte scolaire. Cette absence de prise de conscience de la problématique des inégalités de genre se retrouve aussi auprès du public en formation à l’enseignement, et cela, malgré les données statistiques existantes (OFS, 2019) ou autres témoignages journalistiques. De ces constats découle une problématique pour les institutions de formation du corps enseignant.

Force est de constater que la plupart des programmes scolaires ne prévoient pas de cours spécifique d’éducation au genre et que les enseignantes et enseignants se concentrent essentiellement sur les disciplines scolaires et les contenus prescrits. En conséquence, la mise en pratique d’activités ou de cours d’éducation au genre dans les classes dépend de leur bon vouloir, même lorsqu’elles et ils sont en formation initiale. Au vu de cette situation, les ingénieries de formation à l’enseignement, qu’elles soient initiales ou continues, ne devraient-elles pas renforcer l’acquisition de connaissances conditionnelles ou stratégiques en proposant une variété de situations de l’éducation au genre et une mise en pratique plutôt que de viser l’acquisition de connaissances déclaratives, voire procédurales (Tardif, 1997), ceci afin de permettre aux enseignantes et enseignants de secondariser les savoirs relatifs à l’égalité entre les sexes ?

Ainsi, en tant que formatrices et formateur d’enseignantes et d’enseignants, nous remettons en cause notre manière d’aborder la thématique du genre et sommes motivées et motivés à analyser notre modèle de formation à travers la présente recherche, qui devrait permettre de relever les éléments de formation pertinents ou non en vue d’effectuer des régulations.

1. Un demi-module de formation

La formation à l’égalité entre les sexes dispensée à la Haute école pédagogique du canton de Vaud (HEP) aux futurs enseignantes et enseignants des degrés primaires a lieu en deuxième année de formation et occupe la moitié d’un module de trois crédits ECTS, dédié pour son autre part à l’interculturalité. Elle est composée de deux séances de cours magistraux de 90 minutes et de trois séminaires consécutifs, également de 90 minutes. Durant les séminaires, les interactions entre étudiantes et étudiants sont privilégiées. Les apports théoriques alternent avec les moments d’échanges sur les thématiques étudiées. Un travail personnel est attendu de la part des étudiantes et étudiants sous la forme d’une lecture obligatoire (Collet, 2017), d’une participation active lors de débats portant sur des questions relatives aux inégalités hommes-femmes, ainsi que d’analyses réflexives liées aux pratiques enseignantes.

La certification de ce module ⸺ cours et séminaires ⸺ se déroule sous la forme d’un examen écrit, individuel, sans documentation et d’une durée de deux heures. Ce dernier comprend au choix une citation ou une étude de cas à analyser et à expliciter en faisant référence aux lectures et aux contenus du cours ou des séminaires.

Ce demi-module de formation est conçu dans le but de sensibiliser les étudiantes et étudiants aux inégalités de genre entre filles et garçons de même qu’entre femmes et hommes (Gianettoni et al., 2015). Il comprend une analyse des différents agents de socialisation tels que la famille, les objets de l’environnement, les médias et l’école (Collet, 2017). Il tend aussi à faire comprendre comment l’enseignante ou l’enseignant participe au processus d’instauration des stéréotypes sociaux de genre (Duru-Bellat, 2016). En référence au processus historique et aux cadres légaux et réglementaires, un autre but poursuivi est de mettre en lumière les moyens d’agir sur les pratiques professionnelles en interrogeant le contenu des manuels scolaires en usage et celui d’ouvrages de littérature jeunesse (Dafflon Novelle, 2006), l’impact des interactions au sein de la classe (Hatchuel, 1997 ; Le Prevost et Lootvoet, 2010 ; Mosconi et Loudet-Verdier, 1997) ainsi que les représentations véhiculées par la langue française. Enfin, des moyens pédagogiques favorisant l’appréhension de conduites égalitaires entre filles et garçons sont analysés afin de veiller à réduire le risque de reproduction des stéréotypes de genre tout en proposant aux étudiantes et étudiants des pistes d’actions.

Les objectifs de formation visés et certifiés sont :

  • La maîtrise d’un certain nombre de concepts tels que le genre, le sexe, les rapports sociaux de sexe, le curriculum caché, la socialisation différenciée, les stéréotypes, etc.

  • L’élargissement des connaissances au sujet des études de genre et de leur origine.

  • La sensibilisation aux enjeux relevant du genre dans le champ de la formation et du travail.

  • Le développement d’une pratique d’enseignement égalitaire.

Les critères de certification comprennent :

  • La prise en compte de la citation ou de l’étude de cas pour approfondir l’argumentation et l’étayer avec des références théoriques.

  • La différence entre le sexe biologique et le genre, mise en lien avec l’idéologie exprimée dans la recherche.

  • L’identification des phénomènes sociaux ayant un impact sur le développement de l’identité.

  • La présence des processus d’intégration et de transmission des inégalités.

  • La mise en évidence du rôle et de l’influence de l’école, de ses acteurs et actrices, notamment le rôle de l’enseignante ou de l’enseignant dans le processus de différenciation genrée.

Les deux cours magistraux sont donc mis à profit pour contextualiser le thème de l’inégalité hommes-femmes et apporter des connaissances au sujet des contextes sociétal et scolaire à travers les sources statistiques et historiques. Les concepts fondamentaux, issus principalement de la sociologie, sont présentés lors des cours magistraux et mis en action durant les séminaires pour l’analyse de situations et l’éclairage de faits relevant des inégalités genrées souvent relayés dans la presse. La plupart des étudiantes et étudiants ont entendu parler des inégalités hommes-femmes, mais la majorité d’entre elles et d’entre eux découvrent alors les processus sociologiques qui en sont les causes. Lors des cours magistraux, il s’agit de transmettre aux étudiantes et étudiants une culture commune quant aux définitions conceptuelles avant d’analyser durant les séminaires les effets concrets sur les interactions et les pratiques en classe. Durant la formation, quelles que soient les modalités, nous veillons à placer les étudiantes et étudiants en posture réflexive par l’analyse critique, la mise en débat, le conflit sociocognitif, etc.

Tableau 1

Contenus des cours et séminaires du demi-module BP33PIG Genre et éducation pour l’année scolaire 2018-2019 (Guyaz, Martin et Tinembart, 2018)

Contenus des cours et séminaires du demi-module BP33PIG Genre et éducation pour l’année scolaire 2018-2019 (Guyaz, Martin et Tinembart, 2018)

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2. Corpus et méthode d’analyse

Lors des dernières sessions d’examens, force a été de constater que les arguments et les propos des étudiantes et étudiants, relevés dans leurs copies, semblaient conformistes, peu approfondis, voire manquant d’étayage conceptuel. C’est pour cette raison que nous avons décidé de remettre en question notre ingénierie de formation à partir d’une analyse comparative des copies de certification des étudiantes et étudiants. Nous postulons que la faible densité d’enseignement et l’impossibilité d’une mise en pratique dans les classes incitent les apprenantes et apprenants à émettre des discours convenus, et empêchent une réelle incarnation de la problématique de l’égalité genrée.

Ainsi, en analysant qualitativement un corpus d’environ trois cents travaux certificatifs, notre contribution tente de répondre à la question suivante : dans quelle mesure, notre dispositif de formation permet-il aux étudiantes et étudiants de secondariser les contenus et les concepts de l’égalité genrée travaillés durant les cours et séminaires ?

Cette notion de secondarisation empruntée à Bautier et Goigoux (2004) peut être définie comme « une transformation et une reconfiguration cognitives des individus […] », ici des futurs enseignantes et enseignants, « consistant à se hisser du niveau de la maîtrise pratique du monde et des savoirs, à celui d’un rapport et d’une maîtrise symboliques du monde » (Philippot et Baillat, 2009, p. 64). Pour ce faire, nous avons récolté les copies de deux volées d’étudiantes et étudiants (320 travaux certificatifs) et avons établi une grille de critères et d’indicateurs permettant de questionner le niveau d’appropriation par l’enseignante ou l’enseignant novice des concepts pertinents à mobiliser pour analyser et adapter ses futures pratiques afin qu’elles soient égalitaires. Nos premiers résultats, retranscrits dans la présente communication, se fondent sur un corpus de 60 copies analysées anonymement et successivement par trois personnes à l’aide d’une grille de critères commune. Celle-ci se focalise sur la présence ou l’absence des concepts étudiés (sexe biologique et genre, socialisation différenciée et genrée, agentification, identité genrée, etc.), sur le niveau des définitions (propos de sens commun ou définition conceptuelle étayée), sur l’étayage théorique de l’argumentation (références à des autrices et auteurs articulées aux propos) et sur des propositions de pratiques enseignantes efficientes pour respecter l’égalité de genre en classe. Cette analyse qualitative relève et retranscrit systématiquement toutes les réponses des étudiantes et des étudiants en les introduisant dans la grille critériée qui se présente sous la forme d’un tableau à double entrée. Ainsi, il est possible de repérer à la fois les réponses de chaque étudiante et de chaque étudiant (axes horizontaux) et d’analyser l’ensemble des réponses par critère et indicateur (axes verticaux). Puis, les trois tableaux ont été mis en commun et confrontés pour isoler les différences de traitement des données. Celles-ci ont été observées à nouveau en équipe afin qu’il y ait consensus dans l’analyse. Enfin, les constats ont été discutés et formulés par l’équipe.

3. Premiers résultats

3.1 Présence ou absence des concepts étudiés

Afin de concrétiser nos résultats de recherche, nous relevons ci-après les propos des étudiantes et étudiants concernant des concepts qui nous semblent fondamentaux pour comprendre les inégalités genrées. Ainsi, nous choisissons de présenter le traitement des concepts de « genre et sexe biologique », de « socialisation genrée » et d’« inégalité genrée ».

3.1.1 Genre et sexe biologique

Dans une majorité de copies, une distinction sexe biologique/genre apparaît. Cependant, nous relevons que le premier concept n’est pas systématiquement défini, comme si son sens allait de soi et ne nécessitait pas qu’on s’y arrête, alors que le genre fait l’objet de définitions dans plus de 75 % des cas.

Sylvain[1] : « Le genre est une construction socioculturelle et contient des caractères acquis selon l’environnement genré de l’enfant, contrairement au sexe, qui a une dimension biologique et contient des éléments innés.

Antoine : Le sexe d’un enfant est inné, il est défini biologiquement, il permet de définir s’il est mâle ou femelle, alors que le genre caractérise l’homme et la femme selon la société ! »

Lorsqu’il est défini, le sexe est compris strictement au sens des organes génitaux externes et visibles. Toute personne naîtrait donc mâle ou femelle, le sexe étant considéré comme un élément inné, stable et définitif.

Alisée : « Lorsqu’on parle de sexe, on évoque des différences sexuelles, on parle donc de mâle et femelle et c’est un caractère inné. »

Nathalie : « Ainsi, si l’individu vient au monde avec un sexe biologique, il acquiert au travers du processus de socialisation différenciée et genrée, un sexe social correspondant au genre. »

Deux dimensions sont donc absentes de la majorité des productions : la bicatégorisation à l’oeuvre dans nos sociétés et l’assignation du sexe à la naissance. Cette bicatégorisation est le fruit d’une construction sociale, d’une volonté de catégoriser les individus en deux groupes distincts en ne considérant aucun autre facteur que celui des organes génitaux externes. La science démontre depuis plusieurs décennies que la bicatégorisation ne répond pas aux réalités vécues par l’ensemble des individus et qu’elle tend à enfermer une partie d’entre eux dans une catégorie à laquelle ces derniers ne s’identifient pas (Dayer, 2017).

Le concept de genre est également défini de manière partielle. La dimension de construction sociale est celle qui est la plus développée. On lit que le genre fait référence à un contexte donné et à une période donnée.

Quelques étudiantes et étudiants seulement font référence à Mosconi (2013, 2014) ou à Collet (2017) en évoquant les rapports de pouvoir induits par la bicatégorisation. Ainsi les étudiantes et étudiants semblent avoir intégré que chacune et chacun connaît des stimulations et répond à des attentes distinctes selon le sexe assigné à la naissance, mais que les individus ne sont pas nécessairement conscients de la hiérarchisation à l’oeuvre.

Nathalie : « Le genre engendre donc des rapports hiérarchiques entre les sexes, offre des opportunités ou limite les possibilités en fonction du sexe (Mosconi, 2013, 2014). »

Céline : « L’idée que [sic.] le genre est un rapport social de pouvoir du groupe des hommes sur le groupe des femmes, qui institue des normes de sexes différenciatrices (Collet, 2017). »

Une même notion de valence différentielle, développée par Héritier (1996) est présente en très faible proportion. Cette différence d’appréciation de la valeur du féminin et de celle du masculin n’est donc pas comprise. Pourtant, nous abordons au cours 2, au travers de diverses recherches et statistiques, la problématique des choix professionnels au prisme du genre. Une division du travail entre les femmes et les hommes est très présente dans la profession enseignante par exemple. De fait, nous observons actuellement une surreprésentation des femmes dans les premiers degrés de la scolarité primaire en Suisse (environ 98 %) et, inversement, une majorité d’hommes occupent les postes du secondaire et de l’université, postes considérés comme les plus valorisés sur les plans financier et symbolique. Le concept d’orientation scolaire et professionnelle s’avère central pour comprendre les enjeux en présence pour les individus et la société. Le prendre en considération, de même que ses enjeux, tendrait à moyen et long termes à un meilleur équilibre dans la société et le monde du travail. Il apparaît que les femmes qui vont à l’encontre des normes sociales en se dirigeant vers une filière majoritairement occupée par les hommes peuvent gagner en valeur, alors que les hommes qui optent pour un choix atypique verront leur masculinité dépréciée (Cacouault-Bitaud, 2001).

3.1.2 Socialisation genrée

L’ensemble des étudiantes et étudiants citent le processus de socialisation qui a lieu dès la naissance de l’enfant et qui se poursuit au cours de son enfance et de son adolescence.

Gabrielle : « Les enfants intègrent des comportements dès leur jeune âge. »

Cependant, très peu d’entre elles et d’entre eux décrivent les formes possibles de socialisation telles que l’imitation, l’injonction ou l’interaction. Les étudiantes et étudiants semblent pourtant conscientes et conscients que ces processus sont intrinsèquement liés à l’intégration de normes et de valeurs véhiculées dans le milieu socio-économico-culturel de l’enfant.

Line : « L’environnement social nous construit. »

Or, lorsqu’elles et ils présentent les étapes ou les mécanismes du processus de socialisation et les impacts genrés qu’il peut avoir, elles et ils se contentent d’affirmer que les parents interprètent différemment les comportements des filles et des garçons. Aucune ni aucun n’établit un lien de cause à effet entre la socialisation différenciée induite par les adultes et la construction d’une identité genrée chez l’enfant.

Robert : « Nous sommes tous confrontés à une socialisation genrée dès notre plus tendre enfance. »

Claudine : « Pendant le processus de socialisation, les enfants acquièrent des valeurs et des normes qui existent dans son [sic.] groupe culturel. »

L’enfant est présenté comme un acteur qui intériorise volontairement et consciemment un rôle genré sous l’impulsion d’agents tels que la famille, les enseignantes et enseignants, les jouets, la littérature jeunesse ou encore les manuels scolaires.

Elen : « L’enfant adhère ou n’adhère pas aux stéréotypes qui figurent dans les manuels. »

Dans l’ensemble des propos, les objets comme les manuels ou les jouets sont personnifiés et s’animent lorsqu’ils exercent une influence dans la construction de l’identité genrée de l’enfant. L’interaction objet-enfant est considérée comme une interaction entre « deux êtres vivants ».

Eliane : « Les médias, les manuels ont un effet genré sur les enfants. »

L’objet est considéré indépendamment de ses contenus. De fait, les stéréotypes sont toujours présentés comme émanant uniquement des individus et non pas comme étant véhiculés également par des objets.

Pascale : « Les stéréotypes sont transmis par les adultes. »

Laurence : « Les stéréotypes sont des valeurs partagées, des croyances à l’égard d’un groupe d’adultes qui influence l’enfant. »

Joanne : « Les parents transmettent plus ou moins des stéréotypes. »

L’école est aussi considérée comme une sorte d’entité agissante, mais n’est pas décrite comme un ensemble d’acteurs.

Joanne : « L’école est un agent de socialisation. »

La construction de l’identité genrée est ainsi dissociée de l’école bien que celle-ci soit considérée comme une zone d’influence.

Sylvie : « L’école a beaucoup d’influence sur la promotion de certaines idées. Elle peut diminuer ou au contraire augmenter les idées des élèves. »

En conséquence, la construction de l’identité genrée semble être vue comme un processus appartenant au cercle familial. Les étudiantes et étudiants n’emploient pas le terme « élève » lorsqu’elles et ils le relient au processus de socialisation, mais elles et ils utilisent uniquement le vocable « enfant », comme si l’institution scolaire était un monde à part qui a une influence sur l’enfant, mais qui ne participe pas au processus de socialisation proprement dit.

Diane : « L’institution scolaire influence le développement de l’enfant, car elle véhicule des stéréotypes. »

Le terme « élève » n’apparaît que lorsqu’il est mis en relation avec celui d’« enseignante ou enseignant ». La relation entre l’élève et la maîtresse ou le maître est alors décrite comme une interaction entre une personne adulte percluse de stéréotypes orientant ses choix, dont les pratiques ont un impact sur les élèves. C’est comme si les enseignantes et enseignants étaient toujours conscientes et conscients de leurs représentations stéréotypées et genrées.

Mireille : « L’enseignante fait des choix en se basant sur des stéréotypes. »

De fait, le phénomène de prise de conscience du stéréotype genré ou de la stéréotypisation n’est jamais évoqué. Il est décrit comme un état présent, une composante presque « biologique » de l’enseignante ou de l’enseignant.

Heidi : « L’enseignante a des stéréotypes genrés. »

3.1.3 Inégalité genrée

Si le stéréotype (parfois aussi la menace du stéréotype) est défini correctement dans la majorité des copies en se référant aux écrits de Sanchez-Mazas (Collet, 2017), les étudiantes et étudiants n’expliquent pas les conséquences des stéréotypes genrés dans l’attribution des rôles aux filles ou aux garçons ou dans la socialisation différenciée des enfants. Certes, elles et ils évoquent leurs influences potentielles sur les orientations scolaires et professionnelles des élèves, mais les phénomènes de transmission et de reproduction des inégalités sont souvent passés sous silence.

François : « La confrontation régulière à ces stéréotypes, qui sont définis par Sanchez-Mazas comme des croyances partagées au sujet des caractéristiques de personnes en fonction de leur appartenance à un groupe, a aussi une influence sur les choix à long terme des élèves, puisque les filles feraient preuve d’une anticipation raisonnable dans le choix de leurs études afin de pouvoir assurer leur rôle ménager. »

Les étudiantes et étudiants relèvent correctement le fait que les parents ou les enseignantes et enseignants n’agissent pas ou ne réagissent pas de la même manière lorsqu’elles ou ils font face à une fille ou un garçon. Les étudiantes et étudiants déclarent souvent que les adultes attribuent des rôles en fonction du sexe, et constatent qu’il y a dans la famille une socialisation genrée, mais ne relient pas ces processus à la production d’inégalités entre les filles et les garçons et entre les femmes et les hommes.

À nouveau, les conséquences ne sont pas mises en lien avec les divers processus. De même, les enjeux ne sont pas pris en considération. Aucune étudiante ni aucun étudiant ne relève les inégalités dans la société actuelle, que ce soit en ce qui touche les salaires, les choix professionnels, la répartition des tâches au sein du foyer ou encore la possibilité de faire carrière et d’appartenir aux classes dirigeantes.

3.2 Pertinence des définitions conceptuelles et étayage

Comme nous avons pu le constater précédemment, la plupart des concepts étudiés lors des cours et des séminaires sont présents et définis correctement dans les copies des étudiantes et étudiants. Ces concepts sont rattachés avec pertinence aux autrices et auteurs présentés par les formatrices et le formateur et dont les textes ont été mis à leur disposition sur une plateforme de partage de données. L’ouvrage de référence (Collet, 2017) qui est une synthèse des études de genre est régulièrement cité sans pour autant qu’un concept particulier ne soit spécifié.

Les étudiantes et étudiants émettent des affirmations et les attribuent aux autrices et auteurs correspondants. N’ayant pas leurs notes de cours à leur disposition, elles et ils sont donc forcés de les citer de mémoire, et c’est généralement congruent. Néanmoins, elles et ils n’arrivent pas à construire une véritable argumentation qui confronte l’avis de plusieurs autrices et auteurs. Les étudiantes et étudiants, pour ainsi dire, ne discutent pas les concepts. Leurs propos se cantonnent à une série d’affirmations dont la construction comporte trois éléments : la désignation du concept, la formulation d’une brève définition de sens commun et la mention de l’autrice ou de l’auteur correspondant entre parenthèses.

Les copies sont donc rédigées sous la forme de discours déclaratifs et non pas de discours argumentatifs. En effet, nous n’avons constaté aucune argumentation symptomatique ni aucune argumentation comparative[2]. Parfois se dégage une argumentation causale lorsque les étudiantes et étudiants abordent le processus d’agentification, notamment lorsqu’elles et ils font le lien entre les comportements respectifs des filles et des garçons et leur interprétation par les parents. Par contre, nous n’avons relevé que quelques liens causals entre le processus d’agentification, celui de socialisation différenciée et leurs impacts sur la construction de l’identité genrée. De fait, aucun lien causal entre les pratiques des enseignantes et enseignants et la production d’inégalités genrées n’apparaît dans les copies analysées.

3.3 Congruence de l’argumentation avec les concepts et les autrices et auteurs de référence

La plupart des réponses énoncent des concepts et des références à des autrices et auteurs. Une logique de restitution pour un examen est ainsi respectée. Les autrices et auteurs les plus présents concernent les chercheuses et chercheurs qui ont analysé les manuels scolaires, à l’instar de Sylvie Cromer et de Carole Brugeilles (2008), ou la littérature jeunesse, comme Anne Dafflon Novelle (2006). Les étudiantes et étudiants mettent en évidence la fonction transmissive des ouvrages quant aux modèles de rôles sociaux stéréotypés.

Yaelle : « Les manuels scolaires et la littérature enfantine véhiculent des stéréotypes et les idées reçues. Il faut une prise de conscience. »

Reine : « La lecture enfantine est véhicule de stéréotypes. »

D’autres étudiantes et étudiants relèvent également le concept de curriculum caché et font référence aux travaux de Nicole Mosconi (2004) et Philippe Perrenoud (1993), tout en se limitant à l’action enseignante et au contexte scolaire.

Christine : « L’enseignant-e véhicule de manière inconsciente des stéréotypes qui participent au curriculum caché. »

Cependant, les propositions énoncées par les étudiantes et étudiants sont rarement articulées avec la problématique de l’égalité genrée. Nous sommes confrontées et confronté à des logiques de discours juxtapositifs. La plupart des assertions relèvent de la nécessité de faire un résultat positif à une épreuve certificative. Nous faisons alors face au phénomène que nous pourrions assimiler au biais de désirabilité sociale. En effet, le corps estudiantin insiste d’abord sur la posture enseignante dans une logique injonctive : il faut être conscient de la problématique, il faut motiver les élèves à une pratique égalitaire, il faut dépasser les stéréotypes, il faut utiliser le langage épicène, il faut promouvoir l’égalité, etc. Plus qu’une argumentation étayée conceptuellement, les étudiantes et étudiants optent pour des propos incitatifs, pensant qu’il y a un discours engagé et politique à produire en sus de la proposition de mise en place d’un dispositif didactique adéquat pour obtenir un résultat positif. Nous restons donc dans une logique de restitution ou d’injonction.

Nous constatons également le peu de curiosité de nos étudiantes et étudiants, qui se contentent des textes mis à leur disposition, sans interroger la littérature de référence de manière plus approfondie. Seuls les autrices et auteurs mis en évidence durant les cours et les séminaires apparaissent dans les copies. Nous constatons également que la partie historique présentée durant les cours est totalement absente des propos des étudiantes et étudiants. Elles et ils ne semblent pas relier la problématique de l’inégalité à un long processus historiquement situé et ne considèrent pas l’évolution de la partition genrée de la société comme un levier pour rendre intelligible la situation actuelle. C’est comme si, aujourd’hui, l’égalité entre les femmes et les hommes était réalisée et qu’il fallait juste mettre en évidence certains phénomènes qui lui sont liés. Les propos relevés dans les copies sont comme désincarnés.

3.4 Propositions de pratiques enseignantes

La plupart des propositions de pratiques enseignantes efficientes envisagées par les étudiantes et étudiants et tenant compte de l’égalité genrée peuvent être comprises et mises en oeuvre dans une classe. Cependant, elles souffrent d’un manque d’étayage.

Régine : « Faire des groupes mixtes pour différentes activités et faire un retour après l’activité pour voir comment cela s’est passé et faire prendre conscience aux élèves que le genre n’agit pas sur la performance. »

Richard : « Répartir le temps de parole, éviter les commentaires sexués, mettre en débat les élèves (publicité). »

Christelle : « Proposer des activités qui intéressent à la fois les filles et les garçons, mettre en évidence les situations d’inégalité et mettre en débat, exploiter le langage épicène et rejeter toute formulation sexiste. »

Les pratiques enseignantes égalitaires relevées ont été présentées lors des séminaires. Là encore, nous assistons à une restitution sans originalité. Les étudiantes et étudiants ne relient pas non plus ces pratiques à diverses disciplines et ne proposent pas d’adaptations subséquentes. De fait, les propositions, aussi pertinentes soient-elles, n’informent pas suffisamment sur la compréhension par l’étudiante ou l’étudiant des effets des pratiques sur les élèves. En effet, elles ne répondent pas à certaines questions, à savoir pourquoi cela serait pertinent et non contreproductif, comment mettre en place ce dispositif et quels seraient les apprentissages susceptibles d’être réalisés par les élèves.

Un fait plus marquant à relever est celui de la présentation d’un matériel officiel qui n’est même pas cité. En effet, lors du dernier séminaire, les formatrices et le formateur ont présenté aux étudiantes et étudiants le matériel L’école de l’égalité, qui est élaboré par les bureaux de l’égalité cantonaux et validé par les autorités scolaires des différents cantons de Suisse romande.

Ceci est d’autant plus surprenant que ce matériel est composé de fiches reproductibles tenant compte du plan d’études officiel, adaptées à l’âge des élèves et proposant des séquences didactiques dans diverses disciplines. Or, nous faisons l’hypothèse que, comme les étudiantes et étudiants rencontrent peu ce matériel dans leur établissement de stage, elles et ils ne le considèrent pas comme permettant des pratiques égalitaires efficientes. Cependant, c’est une hypothèse qui reste à vérifier.

4. Effets sur l’ingénierie de formation

L’analyse des données nous amène à redéfinir l’ingénierie du module. Nous distinguons pour ce faire quatre niveaux d’intervention afin d’optimiser à la fois l’intégration des savoirs chez les étudiantes et étudiants à plus long terme et leur capacité à les mobiliser en situation.

Le premier niveau concerne leur implication pendant les séminaires. À l’instar de Fisher (2018), nous postulons que la mise en oeuvre d’une forme de pédagogie féministe, au sens d’un « enseignement qui est antisexiste, antihiérarchique et qui met l’accent sur l’expérience » (p. 64), mènerait à une conscientisation des phénomènes et des enjeux en présence. Cette pédagogie nécessite de créer un climat de travail de confiance pour ensuite engager les personnes dans une co-construction des connaissances, favorisant « la prise de parole et l’affirmation (devant le reste du groupe, incluant l’enseignante), permettant de réduire la distance entre l’enseignante et sa classe, entre autres bénéfices » (Hooks, 1994, cité par Lamperon, 2016, p. 171).

Nous percevons cependant deux types de limites à ce genre de démarche : les conditions de sa mise en oeuvre restent délicates en regard des contraintes institutionnelles. La première limite concerne le volume de formation : uniquement trois interventions en séminaire de 90 minutes avec des groupes qui oscillent entre 20 et 29 participantes et participants. Une seconde réside dans la spécificité de notre public : relevons comme Shor (1980) la difficulté « d’ouvrir les étudiant·e·s à une autre approche de la vie quotidienne et à un type de pensée critique que leurs conditions de vie n’encouragent généralement pas » (Shor, 1980, cité par Fisher, 2018, p. 72).

Le deuxième niveau d’intervention complète le premier ; il consiste à élaborer une modalité d’accompagnement des étudiantes et étudiants à distance, tout au long du semestre. En effet, la difficile intégration des contenus par les participantes et participants, au-delà d’une mémorisation à court terme, s’explique par la temporalité des éléments de formation : deux cours magistraux et trois séminaires répartis entre mi-septembre et décembre, et une certification planifiée fin janvier. Nous envisageons d’engager chacune et chacun dans un forum de discussion, « un lieu virtuel où se construit le discours d’un groupe, où l’apprenant s’approprie de nouvelles connaissances en conversant avec d’autres. » (Henri et Lundgren-Cayrol, 2001, cité par l’Institut national des Sciences appliquées, Toulouse, 2019). Cette modalité répondrait à nos préoccupations : chacune et chacun devant développer des arguments et les confronter à ceux du groupe et donc parfois se repositionner, s’exprimer en prenant le temps de réfléchir et de choisir ses mots. Les formatrices et formateurs auraient un rôle de médiation et d’accompagnement.

Les étudiantes et étudiants seraient invités à se connecter au forum de la formatrice ou du formateur qui anime son groupe de séminaire et chacune et chacun développerait un argumentaire sur au moins deux sujets proposés au cours du semestre, en se basant sur les contenus travaillés et les lectures effectuées. Les sujets seraient issus de situations de vie en classe, de faits d’actualité ou d’une lecture. Ils nécessiteraient une prise de distance et une mobilisation des concepts présentés, ainsi qu’un positionnement professionnel. Ces prises de position en ligne et les échanges qu’elles susciteraient devraient participer à une meilleure intégration des savoirs, voire provoquer un effet sur la posture même des futurs professionnelles et professionnels, et compléteraient par ailleurs le premier niveau développé ci-dessus.

Le troisième niveau, que nous nommons la politisation de la thématique, fait écho aux deux premiers. Il est question de davantage prendre appui sur des faits divers ou des situations relatées, notamment dans les médias, pour engager les étudiantes et étudiants à développer une pensée critique argumentée et étayée.

Enfin, l’analyse des copies d’examen a révélé une méconnaissance du matériel pédagogique à visée égalitaire et des ressources à la disposition des professionnelles et professionnels. Le lancement public de la nouvelle collection L’école de l’égalité, qui consiste en une méthodologie officielle qui couvre tous les degrés de la scolarité obligatoire et sera distribuée dans les cantons romands, aura lieu le 23 janvier 2020. Il s’agit de repenser à la fois la temporalité et la modalité de sa présentation. Comme évoqué précédemment, l’analyse en duo d’une fiche par cycle et sa restitution au collectif s’avère peu efficace. Comment donc amener les étudiantes et étudiants à s’emparer de ce moyen et susciter l’envie de le mettre en oeuvre ?

Propos conclusifs

Cette recherche, dans sa phase exploratoire, a permis de mettre en évidence les connaissances réellement acquises par les étudiantes et étudiants, sans pour autant avoir l’assurance de leur intégration ni de leur concrétisation dans des pratiques. Nous sommes donc confrontées et confrontés à des connaissances déclaratives (Tardif, 1997), fruits d’une simple mémorisation. Les connaissances procédurales sont perceptibles au fil des propos des étudiantes et étudiants, mais le problème majeur réside dans le fait qu’elles et ils ne semblent pas en mesure de les expliciter. En conséquence, il est difficile d’attendre de nos étudiantes et étudiants qu’elles et ils intègrent des connaissances stratégiques. Ce dernier constat met en évidence que, pour acquérir de telles connaissances, l’étudiante ou l’étudiant devrait être en présence de diverses situations dans lesquelles elle ou il serait amené à un choix de procédures à adopter. Or, toutes les activités proposées sont précédées d’un modèle à appliquer, à l’instar de l’analyse des manuels scolaires. Nous présentons la grille d’analyse de Cromer et Brugeilles (2008), puis nous demandons aux étudiantes et étudiants de l’appliquer aux ouvrages qu’elles et ils utilisent dans les différentes classes. Nous pourrions inverser la démarche : les étudiantes et étudiants établiraient leur propre grille d’analyse après avoir lu différents textes et listé les critères pertinents de manière consensuelle et étayée. Elles et ils éprouveraient ensuite leur grille et compareraient leurs résultats avec ceux de Cromer et Brugeilles (2008). Cela leur permettrait de s’impliquer davantage et surtout d’effectuer des choix étayés.

Ainsi, il apparaît nécessaire de revoir les contenus de formation, mais surtout la manière dont ils sont présentés à la population étudiante afin de la rendre plus autonome dans ses apprentissages et de lui donner la possibilité de mettre en action les connaissances déclaratives apprises. Il s’agirait également d’en favoriser la confrontation et de renforcer la collaboration entre les étudiantes et étudiants en augmentant la possibilité de débattre. Nous pourrions proposer des activités sous la forme de résolution de problème et non pas de questions-réponses. Le travail coopératif serait un bon levier pour que les effectifs étudiants apprennent à argumenter sur les inégalités hommes-femmes en possédant les étayages théoriques essentiels.

L’ingénierie de notre formation est donc à revoir dans une visée plus participative et plus active pour notre corps étudiant. Des outils tels que la classe inversée, la pédagogie coopérative ou l’étude de cas s’offrent ainsi à nous.

Nous sommes conscientes et conscients que cette première étape de recherche a des limites, notamment celle du peu de copies analysées, puisque celles-ci ne concernent qu’une seule volée d’environ 300 étudiantes et étudiants. Il serait intéressant de la comparer avec les volées précédentes pour éprouver nos constats.

De plus, la limite la plus discutable nous semble être celle de l’autocentration. Nous avons formé nos étudiantes et étudiants, puis nous adoptons la posture de la chercheuse ou du chercheur pour faire l’analyse des résultats qui se basent sur des propos relevés dans des copies d’examens certificatifs. L’examen n’est pas forcément la source idéale ⸺ mais c’est la seule dont nous disposons ⸺ pour éprouver le niveau d’intégration des contenus d’un cours. En effet, l’évaluation certificative peut comporter de nombreux biais (Figari et Achouche, 2001) liés aux attentes des personnes formatrices ou étudiantes, aux consignes, aux conditions d’examens, etc. Il s’agirait donc de consolider également notre démarche de recherche par des entretiens semi-dirigés afin que les étudiantes et étudiants aient la possibilité de développer leurs propos.

Cependant, cette recherche s’est montrée porteuse d’autorégulation, puisque nous pouvons d’ores et déjà prendre des mesures en termes d’ingénierie de formation pour la prochaine volée d’étudiantes et d’étudiants. Elle incite à approfondir la réflexion visant à cerner au mieux les contenus et les modes de formation les plus efficients pour faire prendre conscience aux futurs enseignantes et enseignants du rôle fondamental qu’elles et ils ont à jouer pour qu’une véritable parité soit réalisée dans nos sociétés actuelles.