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« Les gens crèvent de n’avoir plus rien pour quoi mourir. »

– Fabrice Hadjadj, 2005, p. 43

Olivier Roy soutient dans son livre Le djihad et la mort (2016) − et sur toutes les tribunes qui lui sont offertes − que le terrorisme djihadiste est un nihilisme. Le célèbre politologue, spécialiste de l’islam, affirme que les djihadistes, parmi lesquels on compte une proportion significative de nouveaux convertis en quête[1] de radicalité, cherchent avant tout à mourir. Selon lui, cette pulsion mortifère rompant avec la tradition et témoignant bien souvent d’un mépris des considérations stratégiques et pragmatiques[2] n’aurait pas pour but de construire une réelle alternative ici-bas, mais de chercher la destruction pour elle-même. Ainsi, ceux et celles qui rejoindraient n’importe quelle organisation promouvant ce nouveau djihad n’auraient qu’une seule et même motivation. De la part d’un pareil auteur, c’est plutôt décevant, dans la mesure où cette vision est réductrice, uniformisante et repose possiblement sur l’éternel conflit générationnel. Pourtant, si « l’ennui nihiliste est haine d’une vie qui se révèle décevante au regard du rêve » (L’Heuillet, 2009, p. 206), maints autres individus d’allégeances diverses et d’âges tout aussi variés en souffrent aussi, certes, à des degrés et des intensités variables en comparaison à ceux et celles trainés au banc des accusés, mais qui permettent de montrer l’inadéquation de l’étiquette ou du diagnostic.

Les terroristes djihadistes sèment et récoltent la mort, mais cela ne suffit pas pour aller étroitement de pair avec le nihilisme nietzschéen, la négation de l’être ou avec la doctrine d’après laquelle rien n’existe d’absolu, et ce, pas nécessairement en soi, mais en vertu de leur usage d’une rhétorique martyrologique. Que cette dernière ne corresponde plus exactement à la tradition ni chiite ni sunnite n’a rien d’étonnant en ces « temps de religion sans culture » (Roy, 2012), de faits alternatifs et de prolifération des images. D’ailleurs, cette rhétorique révèle un trop-plein qui, même s’il n’épargne personne, renvoie à un univers symbolique foisonnant, lequel unit dans un partage de ce qui, à priori, ne se partage pas, c’est-à-dire la mort. Une mort devenue martyre, c’est-à-dire mémoire et même histoire, mais surtout pas rien et pas que destruction.

À l’instar de plusieurs[3] ayant répondu à Olivier Roy, je me propose de réfuter sa thèse, dont l’apport concerne plus spécifiquement le martyre et sa rhétorique. Pour mettre en lumière une parcelle de cet univers où puisent les djihadistes contemporains et montrer que la mort n’y est pas une fin, je présente ce en quoi le martyre s’avère d’hier à aujourd’hui un phénomène d’inversion, peut-être parce que « la négation est l’opération même de l’acte de symboliser » (Freud, cité dans L’Heuillet, 2009, p. 183). Après avoir brièvement expliqué le rôle du chiasme[4], cette « figure de rhétorique formée d’un croisement des termes » (Le Nouveau Petit Robert, 1993, p. 363) qui donne au martyre sa forme, je m’attarde aux plus pertinents et pérennes renversements à l’oeuvre dans ce phénomène bimillénaire. Par souci de concision, quelques exemples récents provenant de la presse écrite et de différents travaux académiques permettent d’illustrer les rapports invertis choisis[5], soit ceux entre passivité et activité, victimes et vainqueurs, individu et société, ainsi qu’entre au-delà et ici-bas.

Le martyre : le phénomène d’inversion oublié

Olivier Roy, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, se contredit fréquemment dans Le djihad et la mort, deux thèmes qui imposent le respect, la rigueur et la nuance, comme il le laisse entendre lui-même quand il suggère de distinguer le concept traditionnel du djihad de sa nouvelle mouture[6] − sans toutefois le faire. Il avance que les jeunes qui rejoignent l’État islamique sont déjà radicalisés tout en affirmant que l’État islamique répond à leur quête de radicalité. Est-ce que leur radicalisation précède leur recrutement (2016, p. 71) ou non? À mes yeux, ce n’est pas clair, surtout quand l’auteur déboute son affirmation concernant la conviction religieuse douteuse de plusieurs recrues[7] lorsqu’il écrit qu’ils sont sincèrement croyants (2016, p. 73) ou s’étend sur le « grand récit » de l’État islamique, une expression bien trop récurrente dans cet ouvrage quand on pense qu’aucun récit ne peut vraiment être grand depuis que « les lendemains qui chantent », soit ces espoirs modernes d’améliorer le monde par le progrès, la science et/ou la révolution, sont terminés[8]. Quoi qu’il en soit, Roy considère que ledit récit se trouve à la croisée de deux imaginaires, c’est-à-dire les référents religieux classiques et la culture dite jeune; un constat qui n’a rien de nouveau sous le soleil, mais qui l’aveugle quand même sur le troisième imaginaire qu’est le martyre, à moins qu’il voie et n’ait que mépris pour ce qui vient pourtant changer la donne. En effet, le martyre, parce qu’il prend la forme d’un chiasme mettant en évidence un contraste − voire d’abord et surtout une transposition − s’avère un noeud ou un lieu où advient la conversion, la terrible révolution sur soi, soit la mise à mort qui met au monde dans la mesure où elle permet de survivre à l’oubli.

Cela dit, si certains djihadistes sont déjà radicalisés et sincèrement croyants, on ne peut pas dire qu’ils sont nihilistes. On ne peut douter qu’ils soient convaincus de quelque chose. On doit donc leur concéder un moindre espoir. Qu’on le veuille ou non, ces jeunes et ces moins jeunes, semblables à des Épiméthée « ne pensant pas avant[9] » et étant aux prises comme Pandore avec une boite d’où ne s’échappent que des maux – hormis justement l’espoir –, rêvent ultimement de quelque chose. Même si ce doit être de mourir, ils le font autrement que banalement ou comme d’autres qui, eux, mettent clairement et volontairement un terme à leurs jours[10]. Comme Elster (2009) et Blom (2011), on doit demander si être prêt à mourir implique nécessairement de vouloir mourir, si les jeunes djihadistes voient bel et bien la mort comme une fin en soi et s’ils la veulent tous, elle seulement, comme s’il n’y avait plus de chemin mais seulement une destination. N’est-il pas possible d’y voir plutôt un désir de faire absolument quelque chose, quitte justement à en mourir, c’est-à-dire inverser cet ordre d’idées et y reconnaitre une réponse ultime à l’impuissance partagée par plusieurs? N’empêche que ce désir de mort en martyr – si c’est bien l’affaire la mieux partagée entre terroristes – est encore un désir qui ne peut être négligé. Si, en plus, ce désir n’est pas partagé par tous et qu’il peut s’avérer autant une réalité qu’une potentialité, il ne doit éclipser ni les autres désirs évoqués dans les derniers mots des djihadistes ni les finalités instrumentales et communicationnelles de leurs actes mortels. Bien que ces jeunes puissent devenir des agents de destruction et des meurtriers, nous avons quand même la responsabilité de les écouter[11] et de ne pas négliger leurs désirs de vengeance/représailles, d’honneur/célébrité, d’action/aventure et de salut, lesquels s’affirment et/ou se confirment dans la rhétorique martyrologique.

La rhétorique martyrologique

Le mot grec martus désigne à la fois « le dieu qu’on prend à témoin », « le témoin, soit la personne qui a vu » ou encore « celui ou celle qui a connaissance de quelque chose par souvenir et qui peut en parler » (Chantraine, 1968, p. 669). Il est à l’origine du mot français martyre, lequel est l’acte de mise à mort ou les tourments infligés qu’un martyr endure pour sa religion, sa foi et, par extension, pour une cause » (Le Petit Robert, 1993, p. 1361). Ainsi, il faut admettre que le martyr ne meurt jamais pour rien ou simplement pour embrasser la mort – laquelle n’est d’ailleurs pas rien −, à moins de refuser ce titre à ceux et à celles qui passent à l’acte violent et, par conséquent, refuser de voir que « la figure du martyre fait dorénavant bel et bien partie du contexte socioculturel » (Sei, 2015, p. 5) de ceux et celles qui la voient comme telle. Avancer que les djihadistes voient la mort comme une fin en soi est, selon moi, une autre façon de les dépouiller autant de leur singularité et de leur maigre mais ultime agentivité – pouvoir final et fatal – que de la possibilité qu’ils peuvent avoir de la voir plutôt comme un moyen de s’inscrire, transfigurés, dans un grand récit (justement!) dont la rhétorique, si elle était parfaitement inefficace, impertinente ou simplement insensée n’aurait probablement plus la cote depuis des années. Or, dans les trois traditions monothéistes, le martyre − soit le modèle qui atteste la vérité ainsi que cette vérité que vient à incarner le modèle pour ceux et celles qui vivent à sa suite, lui vouent un culte et/ou l’imitent −, perdure et n’a pas perdu sa pertinence sous prétexte qu’il fait couler encore plus de sang d’innocents. Il n’en demeure pas moins que ce type de témoignage en acte a besoin de témoins, car si personne ne le voit, ne le consigne et/ou ne le publicise, il n’est rien ou n’est plus qu’une mort ordinaire, un suicide semblable à celui qui advient au bout d’une corde, dans l’intimité d’une baignoire ou au fond d’une rivière refermant ses eaux obscures sur la principale personne intéressée.

Pour que le martyre advienne, il faut plus que de la souffrance et du sang versé. Il faut surtout un public pour que le témoin/témoignage se passe comme dans une course à relais, nourrisse l’imaginaire et participe à la formation et à la consolidation d’une communauté religieuse et/ou politique, parce que touchant autant au croire qu’au pouvoir. Cela dit, si on peut s’autoproclamer djihadiste, on ne peut toutefois s’autoproclamer martyr (van Henten et Avemarie, 2002, p. 7). Invariablement, l’autre a un rôle immense à jouer dans ce théâtre de la cruauté, que ce soit avant la scène finale avec les vidéos-témoignages rarement, voire jamais, réalisés en tête-à-tête avec la caméra, pendant la mission-suicide ou l’attaque sans issue avec l’inclusion forcée d’autrui dans le massacre, ou après avec la diffusion souvent planétaire de ladite scène.

D’ailleurs, autant la terminologie grecque qu’arabe le mettent en lumière. En effet, la racine trilitère des termes coraniques shâhid (substantif ou nom passif, soit l’acte de voir) et shahîd (intensif ou nom actif, soit la déclaration) provenant du verbe shahadda, qui signifie « voir, témoigner, attester et devenir un modèle » (Aggoun, 2006, p. 55), désigne généralement le témoignage. Dans les hadiths et la charia, le shahid ou shahîd signifie « la mort dans le chemin d’Allah » (Dizboni, 2005, p. 71) et peut aussi être traduit par « celui qui témoigne par son sang », « celui qui est tombé au service de Dieu afin que la parole divine soit plus haute » (Aggoun, 2006, p. 55-56). Le terme est plus fréquemment employé au sens de martyr, tel qu’au verset 154 de la sourate II, (Masson, 1967, p. 29) : « Ne dites pas de ceux qui sont tués dans le Chemin de Dieu : “Ils sont des morts”. Non!… Ils sont vivants, mais vous n’en avez pas conscience », qui relève d’interprétations et de traductions postcoraniques. Dans la tradition (sunna), shahid est utilisé pour désigner les hommes mourant dans la voie de Dieu et, par extension, au combat, d’abord contre les païens, puis contre les musulmans hérétiques. Étonnamment, Lewinstein – qui insiste sur l’influence chrétienne en provenance de la Syrie, comme Wensinck (1941, p. 97) et Afsaruddin (2006, p. 25) − ne voit aucune « connexion intrinsèque » entre témoignage et sacrifice de soi. Pour lui, celui qui est tué dans la voie de Dieu n’est pas un martyr (Lewinstein, 2002, p. 79), alors que pour Dizboni (2005, p. 72) et Afsaruddin (2006, p. 26-27), le sacrifice physique est une preuve de l’authenticité de la foi, une extension du sens coranique. D’ailleurs, aujourd’hui, on observe une naturalisation du sacrifice dans différents discours, soit le martyre comme perspective d’avenir. Il faut dire que les sourates fréquemment invoquées parlent d’innombrables récompenses pour ces modèles auxquels s’ajoutent les hadiths qui contribuent à faire du don de soi dans la guerre le sommet des aspirations, une épreuve divine permettant de distinguer les vrais croyants des non-croyants et une institution d’autant plus sacrée qu’elle est prosélyte. Il convient également de rappeler que la racine trilitère susmentionnée donne aussi les mots masshad et mushahid, lesquels servent respectivement à nommer le spectacle et le spectateur (Courban, 2010, p. 62) et qui confirment que le martyr doit être vu, soit qu’un autre doit être présent pour attester ce type de témoignage. Or, l’altérité est totalement niée dans la geste extrême des martyrs contemporains selon les tenants de la thèse nihiliste qui, de la sorte, oblitèrent qu’elle en est un des éléments clés. Ils n’admettent donc pas que malgré la destruction à l’oeuvre, il y a quelque chose qui se crée, modifiant souvent et parfois transcendant le présent et la réalité. Le fait de nier que les morts advenant dans ce cadre ont des effets immédiats ici-bas, qu’ils soient militaires, politiques et/ou religieux, ne freine pas la guerre au terrorisme, les politiques sécuritaires, les changements de comportement et les durcissements identitaires causés par un indéniable sentiment de vulnérabilité, et ne récuse pas non plus le langage, un élément soi-disant essentiel de tout nihilisme (L’Heuillet, 2009, p. 171). Identifier les terroristes djihadistes comme des nihilistes n’empêche pas la prolifération des discours et des images où prennent appui les quelques inversions vers lesquelles il convient maintenant de se tourner; inversions qui font en sorte que les martyrs d’aujourd’hui sont non seulement des armes de destruction, mais aussi des armes de production/propagation, laquelle impressionne autant qu’elle déstabilise, ainsi que le laisse entendre la lettre d’allégeance à l’État islamique d’une jeune fille du commando de Notre-Dame[12].

Passivité et activité

La première inversion observable dans la mort en martyr concerne la passivité et l’activité. Bien que plusieurs aient associé le martyre à une résistance passive (Berthelot, 2006; Weiner et Weiner, 1984, p. 41-42), il faut comprendre que, dès sa première occurrence dans la littérature au iie siècle avant notre ère, la mort est accueillie activement plutôt qu’acceptée passivement. Directement lié à la résistance, le martyre implique « un désir d’agir et de se voir soi-même comme un agent autonome et libre, plutôt que condamné à la passivité par un système rigide » (Elster, 2009, p. 235). D’ailleurs, il est devenu plus que jamais offensif, dans la mesure où il ne se contente pas de railler le pouvoir, mais annihile ceux et celles qui, complices, contribueraient à sa problématique pérennité. Qu’il n’y ait pas qu’une mort subie, mais une potentielle volonté de la partager et/ou de la vivre avec ses ennemis, implique plus d’actions que dans les cas de mises à mort rapportés par la tradition. C’est, certes, une mutation notable du phénomène antique, mais l’acte de destruction d’autrui prenant désormais part au martyre musulman pousse un peu plus loin l’ironie du sort qui s’observait alors, car peu d’opposants ont pu éviter d’être écorchés au passage par la plume vindicativement acérée des auteurs de martyrologes.

Résistance active donc, le martyre n’est pas exclusivement destruction ou seulement porteur de lui-même. De tout temps, il met en lumière le tristement célèbre fait que seule la mort exprime la haute valeur accordée à la vie. En effet, c’est parce que les attaquants tiennent à une certaine vie ou tiennent à une vision de celle-ci qui soit à la hauteur de leur fantasme que leur mort, dans la rhétorique martyrologique, a une valeur. C’est aussi parce que, du fait de leur jeunesse, ils représentent la vie qui bat intensément ou démesurément, soit au point d’en mourir, leur mort est bel et bien sacrificielle et donc accompagnée d’honneurs dans maintes sociétés, comme c’était le cas à Sparte. Ainsi, un trépas librement consenti continue d’être glorieux, surtout quand l’idéal hoplitique de la belle mort n’est pas loin, comme l’iconographie du film 300 reprise dans les pages du magazine Dabiq publié par l’État islamique vient le reconfirmer. La mort choisie, assumée, conquise est belle parce qu’elle est héroïque. S’élancer ainsi vers sa propre fin pour d’autres fins que soi, exige nécessairement un immense contrôle et pas qu’un manque de conscience ou une simple envie d’en finir. « Vaincre ou mourir pour la patrie », plutôt que de rester les bras croisés, demeure donc un thème idéologique et un impératif catégorique qui vaut une gloire immortelle, laquelle peut être perçue comme la seconde vie dans un autre monde tant convoité.

Victimes et vainqueurs

La deuxième inversion à l’oeuvre dans le martyre fait en sorte que les victimes sont les vainqueurs. En effet, la martyrologie fait de l’accusé, du criminel ou du vaincu – celui ou celle qui meurt – le détenteur de la vérité qui respecte la loi et triomphe des pouvoirs généralement considérés impies. Il y a donc là un renversement de la relation du maitre et de l’esclave, car ceux qui sont, à priori, démunis d’un quelconque pouvoir ou d’une importante force de frappe, représentent alors « un véritable défi au système », pour parler comme Baudrillard (2002, p. 35). Ils occupent, de fait, la position dominante, ce pourquoi, on peut dire que tous se trouvent en quelque sorte à la merci du jeune marginalisé pouvant dès lors incarner le justicier, voire le sauveur. Par son martyre, il est transfiguré en un individu d’exception, un « élu » choisi par Dieu ou par sa communauté; son suicide est effacé et le meurtrier est racheté. Il accède par sa mort sur le chemin de Dieu à l’élite des justes, selon les quelques sourates où apparait le mot shahid, et ce, grâce à un échange simoniaque[13] comme le laissent entendre notamment le verset 111[14] de la sourate IX et le verset 245[15] de la sourate II. En effet, dans ces dernières, l’accord entre Dieu et ceux qui luttent dans sa voie est présenté comme « une transaction commerciale ou une vente avantageuse de la vie dans ce monde contre la vie dans l’autre monde » (Bonner, 2004, p. 39). Il est dit que le shahid a sa place dans le paradis sans devoir attendre le jugement dernier (sourate XXII, 58[16]) et que le guerrier mort au combat est placé au-dessus des autres (sourate III, 157[17]). Ainsi, le vaincu vainc en ayant en quelque sorte payé sa dette[18] par le don ultime de soi, soi-disant par et pour l’amour de Dieu.

On ne peut donc être étonné que, aux yeux de plusieurs, le martyre apparaisse comme la perspective d’avenir par excellence et le contraire du vide. Le fait que les anonymes deviennent célèbres y contribue aussi, car le martyre sacralise n’importe quel anonyme sans faits d’armes notoires, il permet d’émerger dans le domaine public et de bénéficier de bien plus que des quinze minutes de gloire dont parlait Warhol. Wafa Idriss, la première Palestinienne à commettre un attentat-suicide lors de la 2e Intifada, en est un bon exemple, bien qu’elle ne s’inscrive pas dans une mouvance djihadiste[19]. Il faut toutefois dire que celle qui fut baptisée la « kamikaze 47[20] » et « la fiancée de Haïfa » afin de rendre hommage à son union avec le sol de la Palestine a manifestement inspiré autant le djihad islamique palestinien que le Fatah, car à sa suite, les attaques de femmes se multiplièrent (Cragin et Daly, 2009), tout comme les posters à leur effigie ainsi que les fatwas permettant de les inclure dans l’ordre symbolique. La jeune femme de Ramallah, qui a également été comparée à rien de moins que la Vierge Marie[21], devint le modèle d’une « nouvelle féminité qui ne portait pas de maquillage dans ses bagages, mais des explosifs pour remplir l’ennemi d’horreur » (cité dans Carr, 2008, p. 401). En somme, on peut dire que cette personne contribua grandement à la fabrique des martyrs, ce qui ne représente pas nécessairement une victoire sur le terrain politique, mais en est assurément une sur celui de la production/propagation allant à l’encontre de la simple destruction.

Individu et société

La troisième inversion concerne l’individu et sa société, dans la mesure où l’abnégation personnelle devient une image de la force collective. Il n’est d’ailleurs pas rare que la valeur de la cause sociale, politique et/ou religieuse du groupe concerné augmente avec le sacrifice de ses membres, tout comme sa cohésion et son prestige. C’est que, malgré un désir de rachat individuel ou de passage à la postérité (devenir mémoire semblant alors plus important que d’être), les djihadistes se mettent toujours en branle pour une cause qui les dépasse. En fait, il semble nécessaire que l’action contribue à l’éventuel salut de la communauté ou représente une défense de ses intérêts, sinon de son identité (que cette dernière soit nationale, comme en Palestine, ou se veuille transnationale, comme c’est le cas quand la mythique Umma est évoquée), pour que le salut personnel devienne accessible. Ne sont-ce pas les survivants qui transforment le mort en martyr sans attendre l’aval des théologiens précisément parce que leur communauté en sort soudée, grandie, renforcée par la volonté des djihadistes − c’est-à-dire ceux qui font peur, même désarmés, parce qu’ils veulent aller au paradis, aux dires de combattants des forces armées kurdes.

L’image de résistance ou de quasi-invincibilité qu’offrent « les troupes de choc formées de centaines de types qui foncent en hurlant de joie […] et dont certains ne tombent qu’à la sixième balle » (Labarre, 2014) et toutes les autres démonstrations de puissance au coeur de la féroce propagande de l’État islamique sont cruciales pour retrouver l’honneur perdu aux mains des ennemis les ayant collectivement asservis et ainsi renverser ce rapport de pouvoir dans lequel plusieurs sentent avoir tenu trop longtemps les rôles de subordonnés. Cela dit, l’ultraviolence, souvent mise en scène pour méduser, ne provient pas que d’un désir mortifère et ne sert pas qu’à tuer et terroriser. Elle permet de rappeler que les martyrs à venir, comme le groupe auquel ils ont prêté allégeance, ne sont pas faibles et que, par eux se dominant, leur communauté est vouée à dominer. En fait, la souveraineté personnelle, sans parler du courage et de l’abnégation des martyrs, rejaillit sur leur société aspirant à cette même souveraineté, si elle ne prouve pas qu’elle outrepasse d’ores et déjà cette quête. Pour le dire autrement ou comme l’avance le psychiatre palestinien, Eyad Sarraj, « prendre littéralement sa vie en main, et même sa mort, en même temps que la vie et la mort des autres, représente le pouvoir absolu » (cité dans Carr, 2008, p. 402) tant de l’individu que de la collectivité qui embrasse fermement le martyre.

Au-delà et ici-bas

Le dernier renversement qu’opère le martyre suppose que l’au-delà prime sur l’ici-bas, l’invisible plus que le visible et que la justice terrestre n’égale en rien la justice céleste. À mes yeux, ce point résume ou contient les autres, c’est-à-dire qu’il s’avère à la fois élémentaire et plus riche, même si ces croyances peuvent constituer un effet plus qu’une cause de ces morts particulières, le martyre pouvant aussi inverser l’ordre entre ces deux éléments. Les djihadistes, à l’instar des premiers martyrs judéens et chrétiens, sont au service d’une cause qui, loin d’être un rejet définitif de tout idéal, accroit l’importance de la transcendance sur l’immanence et privilégie, par conséquent, les idéaux aux dépens de la réalité.

Certes, la mort en martyre et l’ultraviolence ne sont pas les meilleures tactiques pour restaurer un califat, mais elles s’inscrivent à merveille dans l’imaginaire eschatologique fleurissant sans ambages dans le pré carré de la mort-justice aux côtés du martyr qui, mis à mort ou remis à la mort, ne meurt pas, car « le mort est toujours vivant, étant présent auprès de Dieu » (Othman, 2015). Ce verset, véritable leitmotiv pour justifier l’élan ou le saut vers Dieu, est substitué, à l’occasion, par l’expression euphémistique « vouloir déjeuner avec le prophète », qui dit aussi que les aspirants au martyre sont prêts à mourir et qui en dit tout aussi long sur la vision de cette mort. Cette dernière, pas triste finalité et pas chant du cygne, est surtout la possibilité de la rencontre avec le sceau de la prophétie, rencontre suprême digne ou signe de l’élection, sinon le tant espéré retour dans le giron divin, sans détour et sans délai. Ainsi, quand le martyre représente la voie rapide pour accéder au centre, au bout ou à la fin du monde, voire pour sortir du monde et du temps et prendre place dans une éternelle béatitude, on ne devrait pas être étonné que ses candidats soient lesdits marginalisés de nos sociétés, mais on ne devrait peut-être pas réduire leur pensée à une simple finalité. En fait, quand les récompenses de l’au-delà dépassent en délices tout ce qui peut être reçu ici-bas, on devrait peut-être comprendre que le monde réel perde de son importance aux yeux de certains.

On devrait être encore capable d’empathie pour ne pas réduire à rien le surinvestissement et l’idéalisation d’un objectif eschatologique, lequel motive maints quidams depuis des siècles, mais quand même considéré comme une passion des xxe et xxie siècles par Zizek (cité dans Baudrillard, 2002, p. 54), et ce, parce qu’il y a justement trop de réel. Épuisant potentiellement les jeunes prématurément, ce trop-plein, qui est « un véritable enfer sur terre » (Steiner, 1986, p. 92), peut mener à des irruptions ayant peu, prou ou rien à voir avec celui-ci. L’imaginaire djihadiste, qui souffre par ailleurs d’un similaire trop-plein, en est une. Il propose de renverser l’ordre du monde en ouvrant une brèche par où du réel puisse s’échapper ou soit éclipsé par « la violence [qui] procure un effet d’irréalité » (L’Heuillet, 2017, p. 13), comme si son idée d’instaurer un chaos ne devait pas tant servir à faire advenir la fin ou à échapper au vide et peut-être à la mort de Dieu qu’à simplement faire déborder la coupe… du réel. Dans ledit grand récit de l’État islamique, le désenchantement et le pessimisme concernent les mécréants plus que les martyrs, qui atteignent l’au-delà en renonçant à la réalité, qui embrassent à pleine bouche la cause de Dieu − et surtout pas la mort ou rien − précisément pour échapper à la médiocrité spirituelle occidentale, comme l’écrit Slama (2015). L’autre monde, bien qu’il ne soit que du vent aux yeux desdits mécréants, doit pouvoir prendre forme ici et maintenant, pas seulement entre l’Irak et la Syrie ou dans le berceau de la civilisation qui doit aussi éventuellement en être le cercueil, mais dans les quêtes d’absolu, dont certaines, sinon la plupart, sont désormais trop souvent tournées en ridicule, considérées comme du néofascisme ou réduites au nihilisme, ce qui s’avère une accusation qui pose plus de problèmes qu’elle n’en résout selon Burgat (2015).

Cette accusation non seulement ne permet pas de régler quoi que ce soit en ce qui concerne ceux et celles qui pensent que l’autre monde, ou le monde tel qu’il devrait être, viendra s’il n’existe déjà grâce au nouveau califat, mais elle indique que, comme eux, certains sont voués à renouveler ou à récupérer les vieux concepts pour les remettre au gout du jour, pour nourrir et réactiver les imaginaires qui butent trop souvent sur la dure réalité et/ou peinent à prendre une place adéquate pour nous en sauver. Elle montre que certains demeurent incapables de comprendre, puisque cela dépasse l’entendement, et réduisent l’imaginaire djihadiste à une risible broutille, sinon une supercherie pour crédules (Slama, 2015). Par ailleurs, elle met bien en lumière qu’il est plus qu’ardu de prendre la mesure de ce qui a lieu et mise précisément sur la démesure en ne s’attardant qu’aux facteurs sociaux, économiques, politiques et psychologiques. Elle montre que certains ne peuvent concevoir que la mort, en devenant un message ou une revendication, n’est pas rien ou n’est pas parfaitement inutile puisqu’un individu, en s’appropriant sa mort, soit l’événement le plus important de sa vie ou donnant son sens à la vie comme le proposaient maints philosophes antiques, lui redonne ses droits à être un acte positif, créateur de sens.