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Introduction

Les politiques d’asile sont traversées par une tension entre protection et répression (Fischer et Hamidi, 2016). Les travaux qui ont porté sur les processus de détermination du statut de réfugié au sein des administrations et des tribunaux nationaux (Gill et Good, 2019 ; Tomkinson et Miaz, 2019) ont ainsi mis en évidence les dynamiques de suspicion et de rejet qui imprègnent le travail d’instruction, et qui sont en lien avec les discours politiques sur les « faux réfugiés » (Jubany, 2016 ; Kobelinsky, 2013). Abordant une autre dimension des politiques d’asile, quelques travaux ont montré comment la « managérialisation » des processus de détermination du statut de réfugié, basée sur des critères de production et d’efficacité (Soennecken, 2013), et les exigences de rendement qui en résultent peuvent se traduire par une multiplication des décisions de rejet et par une chute des proportions de reconnaissance (Akoka et Spire, 2013 : 72). Cet article poursuit ces analyses en s’interrogeant, à partir du cas suisse, sur un autre aspect du processus de détermination du statut de réfugié et des conditions de la prise de décision en matière d’asile (Miaz, 2019), à savoir la manière dont les objectifs « d’accélération des procédures », de productivité et d’efficacité influencent la mise en oeuvre du droit d’asile. Ce questionnement invite à déplacer la focale d’analyse des pratiques des street-level bureaucrats (Lipsky, 2010) qui instruisent les demandes d’asile vers celles des « cadres intermédiaires » de l’administration (Barrier, Pillon et Quéré, 2015) qui relaient ces injonctions à la productivité, et vers les instruments d’action publique (Lascoumes et Le Galès, 2005) qui visent à faciliter la prise des décisions et leur rédaction.

Cet article analyse ainsi, en deux temps, comment les objectifs d’accélération, de productivité et d’efficacité imprègnent le travail d’instruction des demandes d’asile et se traduisent concrètement dans les injonctions des cadres intermédiaires, dans leurs stratégies et priorités de traitement (Partie 1), ainsi que dans des instruments d’aide à la décision (Partie 2). Ces deux dimensions d’analyse s’insèrent dans la même configuration, où chaque dimension rétroagit sur les autres. Les pratiques des cadres intermédiaires, en particulier leurs injonctions à la productivité et leurs stratégies de traitement, se combinent ainsi à des instruments d’aide à la décision et à la rédaction mis en place par les cadres eux-mêmes ou avec leur concours, et s’inscrivent dans une même logique d’accélération des procédures d’asile et d’industrialisation de la prise de décision.

Deux arguments principaux traversent ces deux parties. Premièrement, l’examen individuel des requêtes entre en tension avec une gestion collective de celles-ci. En effet, non seulement ce traitement individuel s’inscrit dans des logiques organisationnelles de gestion des « flux » migratoires — la conjoncture du nombre et de l’origine des demandeurs d’asile influençant les priorités et stratégies de traitement —, mais il se fait aussi toujours à l’aune de lignes directrices institutionnalisées, les « Pratiques d’asile », qui désignent des documents internes définissant des « lignes directrices » pour le traitement des demandes d’asile de chaque pays d’origine. Cette analyse nous conduit à nous interroger sur la forme syllogistique des décisions. Celles-ci sont le plus souvent prises en référence aux normes secondaires d’application (Lascoumes, 1990) définies par l’institution qui orientent la perception qu’ont les spécialistes asile des décisions possibles (Miaz, 2019). Deuxièmement, je montre que les cadres intermédiaires sont des acteurs importants du chaînage de l’action publique (Dumoulin et Roussel, 2010). De leurs injonctions à la productivité (dont ils se font les intermédiaires) à leur recours à des critères d’efficacité pour recruter des collaborateurs, de leurs stratégies de traitement à leur contrôle des décisions et à leur implication dans l’élaboration des normes secondaires d’application, ces acteurs disposent d’un pouvoir discrétionnaire et normatif dans l’orientation et l’encadrement des pratiques de mise en oeuvre de la politique d’asile.

Méthodes et données

Cet article repose sur une enquête de type ethnographique au sein du Secrétariat d’État aux migrations (SEM), l’administration en charge de l’instruction des demandes d’asile. Entre septembre 2010 et février 2011, j’ai effectué des observations au sein d’un centre d’enregistrement et de procédure (CEP), où les migrants déposent leur demande d’asile et, entre septembre 2011 et août 2012, au sein de la division chargée de la procédure d’asile à Berne. En tant qu’observateur, j’ai assisté à des auditions de requérants d’asile et j’ai suivi des formations. J’ai aussi pu consulter la documentation interne à l’intention des spécialistes asile. J’ai mené 59 entretiens semi-directifs[1], dont 40 avec des spécialistes asile (ou collaborateurs du SEM) qui instruisent les requêtes, 17 avec des cadres (3 adjoints juridiques, 1 cadre responsable des questions de qualité des décisions, 6 chefs de section, 6 chefs de section suppléants et 1 chef de division), 1 avec un chef de section et son suppléant, et 1 avec les deux personnes responsables des questions de « persécutions liées au genre ». Enfin, cet article repose aussi sur une analyse sociohistorique de l’évolution du droit et de la politique d’asile à partir de dossiers de presse et d’archives (documentation juridique, débats et interventions parlementaires, manuels de procédure, rapports, messages du Conseil fédéral, matériel de vote, directives internes, etc.).

Street-level bureaucrats, cadres intermédiaires et instruments d’action publique

Les travaux portant sur les street-level bureaucrats ont mis en évidence leur rôle dans la fabrique de l’action publique et le pouvoir discrétionnaire dont ils sont dépositaires (Brodkin, 2012 ; Hupe, Hill et Buffat, 2015 ; Lipsky, 2010). Dans cette continuité, plusieurs recherches se sont intéressées aux administrations et aux tribunaux chargés de statuer sur les demandes d’asile (Akoka et Spire, 2013 ; Fassin et Kobelinsky, 2012 ; Gill et Good, 2019 ; Jubany, 2016 ; Tomkinson, 2018 ; Tomkinson et Miaz, 2019). Elles ont permis d’analyser en profondeur les pratiques d’instruction des dossiers, caractérisées, en France par exemple, par la suspicion qui pèse sur les récits des demandeurs, soumis à une véritable « épreuve de vérité » (Kobelinsky, 2013). En Suisse aussi, il apparaît que les décideurs du SEM partagent un « habitus institutionnel » marqué par une attitude suspicieuse et sceptique (Affolter, 2018) qui façonne leurs pratiques d’instruction en mettant l’accent sur la recherche d’invraisemblances (Miaz, 2017).

Cet article poursuit ces analyses en concentrant davantage la focale sur les effets de l’objectif d’accélération des procédures et des injonctions à la productivité bureaucratique sur l’application du droit d’asile aux cas particuliers, en prenant pour objet les pratiques d’instruction, les instruments d’aide à la décision — analysés comme des instruments d’action publique (Lascoumes et Le Galès, 2005) —, ainsi que les stratégies de traitement fixées par les cadres intermédiaires. Dans la littérature existante sur la mise en oeuvre des politiques d’asile, peu de travaux permettent de bien saisir l’impact de ces cadres intermédiaires (May et Winter, 2009) et de leurs injonctions à la productivité (Brodkin, 1997, 2011) sur les dynamiques de mise en oeuvre. Pourtant, ces cadres disposent aussi d’un pouvoir discrétionnaire (Evans, 2010) et ils peuvent, à leur niveau, négocier le contenu concret de l’action publique (El Qadim, 2014) en influençant la mise en oeuvre du droit et des politiques publiques à travers différents types d’instruments (directives, normes secondaires d’applications, injonctions, etc.). Comme l’indiquent à juste titre Julien Barrier, Jean-Marie Pillon et Olivier Quéré, « ces cadres se caractérisent par le fait de traduire des orientations politico-administratives de portée générale dans des règles, des outils, des plans d’action, des routines ou des schémas organisationnels particuliers, destinés à structurer et réguler le travail des professionnels de première ligne » (Barrier, Pillon et Quéré, 2015, 18). Ainsi, ces acteurs sont des éléments importants du chaînage de l’action publique (Dumoulin et Roussel, 2010) et disposent d’un certain pouvoir (discrétionnaire) dans l’orientation et l’encadrement des pratiques de mise en oeuvre de la politique d’asile.

1. Pression sur la productivité et stratégies de traitement : le rôle des cadres intermédiaires dans l’instruction des demandes d’asile

La première loi sur l’asile (LAsi) en Suisse est entrée en vigueur en 1981. Alors que la question de l’asile était jusque-là définie par des termes humanitaires, son cadrage politique se transforme dès le début des années 1980 : les discours sécuritaires sur les « abus » et les « faux réfugiés » deviennent centraux dans le débat public ; ils se développent et influencent les mesures adoptées (Miaz, 2017 ; Stünzi 2018). On assiste ainsi à ce qu’Étienne Piguet qualifie de « frénésie législative » (Piguet, 2013), puisqu’on dénombre un peu moins d’une trentaine de modifications directes ou indirectes de la LAsi, dont dix révisions et sept référendums depuis 1981. Deux objectifs principaux servent de justification à ces nombreuses révisions : celui de « l’accélération des procédures » et celui de « la lutte contre les abus », qui viennent concurrencer celui visant à « préserver la tradition humanitaire de la Suisse » en protégeant les réfugiés. La lutte contre les abus se traduit par l’adoption de différentes mesures de durcissement sécuritaire (Stünzi, 2018) et par le renforcement d’une logique du soupçon dans le travail d’instruction (Miaz, 2017). L’accélération des procédures s’exprime quant à elle par des mesures visant à rendre plus rapides le traitement des demandes d’asile, la notification des décisions et l’exécution des renvois, introduisant également une dimension de gestion des « flux migratoires ». Les discours sur l’accélération des procédures se combinant à ceux de la lutte contre les abus pour justifier les révisions législatives, les mesures adoptées pour rendre plus rapide le traitement des demandes d’asile concernent en réalité principalement les décisions négatives, en particulier celles qui sont jugées « manifestement infondées[6] » (Miaz, 2017).

1.1 Une « politique du chiffre »

Le travail d’instruction des demandes d’asile se caractérise donc par une pression sur la productivité. Comme l’expliquent plusieurs chefs de section et spécialistes asile, ils doivent « produire[7] », parce que leurs supérieurs « veulent des chiffres[8] », et cela génère une « pression de faire de l’output[9] ». Cette pression est en partie liée à l’objectif d’accélération des procédures, mais aussi, selon plusieurs cadres et spécialistes asile du SEM[10], à la dimension centrale de l’asile sur la scène politique suisse : les statistiques sur l’asile suscitent une attention accrue, notamment au Parlement. De plus, depuis les années 2000, les réformes de la nouvelle gestion publique[11] (NGP) ont promu une plus grande efficacité et efficience bureaucratique, orientée principalement vers les résultats (Giauque et Emery, 2008). Cela a des conséquences pour les acteurs de terrain : leurs tâches sont considérées comme des « produits » et sont comptabilisées pour mesurer le niveau de productivité (Poertner, 2017). Ainsi, au SEM, ce sont principalement les décisions et les auditions qui sont comptabilisées dans l’évaluation de la production des spécialistes asile. Cette pression à produire du chiffre n’est pas nouvelle. Le traitement des demandes d’asile est imprégné d’une logique productiviste et managériale qui vise à régler un maximum de cas, mais aussi à réduire le nombre de cas pendants. Durant un entretien, un chef de section en vient à comparer le domaine de l’asile à une « grosse boîte de production », expliquant qu’il incombe à l’administration de « faire le maximum de décisions » en développant une stratégie « pour arriver à une bonne production[12] ».

Les exigences de productivité pèsent fortement sur les pratiques des agents. Elles s’exercent d’abord via le « triage » effectué par les cadres intermédiaires qui attribuent les dossiers aux spécialistes asile de leur section, en fonction des priorités de traitement. Elles passent aussi par le suivi et l’évaluation (quantitative et qualitative) du travail des collaborateurs, ainsi que par les jeux spéculaires entre les collaborateurs, qui donnent lieu à une forme de benchmarking informel. Les chefs de section peuvent fixer un objectif pour l’ensemble de leur équipe (par exemple, 70 décisions par mois[13]) et un objectif annuel individuel pour chaque collaborateur (par exemple, 200 auditions et/ou décisions par année par collaborateur[14]). À cet égard, en l’absence de directives communes, les pratiques des chefs de section diffèrent. Certains ne fixent pas d’objectifs individuels, par exemple parce que les objectifs de la section sont remplis facilement, ou alors parce qu’ils souhaitent inciter les collaborateurs à ne pas se limiter aux objectifs individuels minimaux.

Ces injonctions à la productivité, entendues surtout en matière de rapidité du traitement des dossiers, correspondent à une certaine définition de la « qualité » des décisions, selon laquelle ces dernières doivent être prises rapidement et aller « droit au but », au détriment d’une approche qui irait « trop » dans les détails, que ce soit dans l’instruction (en multipliant les mesures pour parvenir à un haut degré de certitude) ou dans la décision. C’est ce qu’explique un chef de section suppléant :

Nous devons attendre de nos gens une certaine productivité quantitative. Cela ne me sert à rien, si quelqu’un écrit une magnifique décision d’asile, pour laquelle il pourrait recevoir le prix Nobel, mais qu’il a besoin d’un mois pour rendre la décision. Là, nous avons aussi une responsabilité à l’égard du peuple suisse et des contribuables, de faire non seulement des décisions justes/correctes [richtige Entscheide], mais aussi des décisions de qualité juste/correcte [richtige Qualität][15].

Durant mon terrain, certains spécialistes asile qui prenaient trop de temps pour instruire des dossiers jugés par d’autres rapidement décidables étaient rappelés à l’ordre. Leurs supérieurs estimaient ainsi qu’ils perdaient trop de temps à « chercher la vérité » et à rédiger des décisions qui ressemblent « presque à un arrêt du Tribunal administratif fédéral », avec de longs états de fait et de longs développements juridiques. Ces exemples montrent que les injonctions à la productivité peuvent entrer en contradiction avec certains rapports au rôle — marqués par une approche plus humanitaire et minutieuse, cherchant notamment à lever tout doute avant de prendre une décision — et avec certains ethos professionnels juridiques — soucieux de rendre des décisions solidement argumentées en droit — présents dans l’institution[16].

Ainsi, en lien avec les exigences de productivité et d’efficacité bureaucratiques, la « capacité à décider » rapidement est un critère important dans l’engagement des nouveaux collaborateurs, à côté des exigences en matière de formation (de niveau universitaire) et des caractéristiques recherchées en fonction du poste et des « équilibres » de la section (homme/femme, germanophone/francophone/italophone, etc.). Les cadres qui sont chargés d’engager des collaborateurs dans leur équipe sont donc attentifs à des caractéristiques qui ont trait : à leur capacité décisionnelle dans le domaine spécifique de l’asile, à des compétences dites « humaines » ou « relationnelles », et à une « politisation » qui ne doit pas trop être en contradiction avec l’institution ou, du moins, qui ne les empêche pas d’accomplir leurs tâches en conformité avec les prescriptions institutionnelles. Ces éléments font l’objet d’une mise à l’épreuve durant l’entretien d’embauche à travers un « exercice pratique » (il peut s’agir de dresser un procès-verbal, ou de rédiger un état de fait ou une décision), qui s’additionne aux questions posées durant l’entretien. Cet exercice permet aux cadres de vérifier que les candidats sont « capables de décider », qu’ils sont relativement « en accord avec [le SEM] » et qu’ils n’auront pas trop de « problèmes de conscience » qui affecteraient l’exécution des tâches décisionnelles[17] :

Parce que c’est ça : il faut des gens qui peuvent décider. Parce qu’on ne peut pas instruire un dossier pendant une année. Donc, on a quand même des quotas à atteindre[18]. Donc, on teste vraiment si la personne, t’as le sentiment qu’elle est un peu indécise ou qu’elle est trop soucieuse ou qu’elle aurait de la peine à trancher. Ça, c’est plutôt quelqu’un que tu ne vas pas engager[19].

Cheffe de section

L’efficacité et la productivité sont donc des éléments centraux qui définissent le rôle des spécialistes asile. Le contrôle de la production des collaborateurs par les cadres intermédiaires, notamment à l’occasion de l’évaluation annuelle, peut ainsi mener à des rappels à l’ordre si les objectifs ne sont pas atteints. Les spécialistes asile intériorisent cette logique les incitant à rendre des décisions rapides et conformes à la ligne définie par l’institution, ce qui peut les conduire à privilégier des décisions plus « faciles » à rédiger, par exemple, en rendant une décision de non-entrée en matière sur la demande d’asile pour non-présentation de documents d’identité (comme nous le verrons plus loin) ou en prononçant une décision négative basée sur l’invraisemblance du récit. Comme le montre bien Laura Affolter, les collaborateurs du SEM préfèrent rendre ce type de décisions basées sur l’invraisemblance, entre autres raisons, parce que celles-ci sont moins étroitement contrôlées par leurs supérieurs hiérarchiques et parce qu’il leur semble plus facile d’établir et de produire des faits en vue de la décision dans le cadre de l’examen de la vraisemblance (au moyen de techniques et de stratégies d’interrogatoire) que d’établir avec certitude ce que les demandeurs d’asile ont vécu dans leur passé ou les persécutions qu’ils risquent de subir à l’avenir (Affolter, 2018).

1.2 Stratégies de traitement et gestion de l’immigration

L’accélération des procédures et les injonctions à la productivité sont aussi relayées par les stratégies et priorités de traitement que fixent les cadres intermédiaires. À travers deux exemples que j’ai observés durant mon terrain au SEM, j’aimerais montrer que l’examen individuel des demandes d’asile s’inscrit dans une gestion collective de l’immigration et que l’accélération du traitement des demandes concerne en réalité le plus souvent les décisions négatives.

Une partie de mon terrain au SEM (2011-2012) a coïncidé avec une augmentation du nombre de demandes d’asile, comprenant notamment de nombreux requérants originaires de pays pour lesquels le taux de protection — octrois de l’asile et admissions provisoires additionnés — était très bas (notamment les pays des Balkans, la Tunisie et le Nigéria). Au sein du SEM, la pression sur les spécialistes asile s’est accrue durant cette période, d’autant plus que l’institution sortait d’une réorganisation jugée responsable de lenteurs dans le traitement des dossiers[20]. L’augmentation du nombre de demandes, la réorganisation et les coupes budgétaires des années 2000 ont créé un engorgement des étapes à tous les niveaux de la procédure : instruction des dossiers ralentie, manque de places dans les centres d’enregistrement fédéraux et dans les centres d’hébergement cantonaux. Au sein du SEM, les chefs de section et de division ont fixé des objectifs chiffrés à chaque collaborateur en matière de nombre de décisions (trois) et d’auditions (deux) par semaine, ainsi que des priorités de traitement en fonction des pays de provenance et de la nature des dossiers. Il s’agissait non seulement de traiter en priorité les cas rapidement décidables, mais surtout de traiter les cas rapidement « renvoyables », afin de « vider les lits[21] » (Betten leeren) et de désengorger les centres d’accueil fédéraux et cantonaux, le SEM subissant la pression des autorités cantonales[22].

Fixer cette priorité de traitement permettait de poursuivre un double objectif : d’une part, sur la base de la « Pratique d’asile » concernant ces pays, il s’agissait de rendre rapidement un grand nombre de décisions de non-entrée en matière sur la demande d’asile ; d’autre part et en conséquence, il s’agissait de réduire le nombre de dossiers liés à ces pays de provenance en décourageant par avance les demandeurs d’asile futurs, venant en Suisse pour y rester. Ainsi, à travers ces priorités de traitement, les cadres ont essayé d’influencer les « flux migratoires » vers la Suisse, « d’éviter l’explosion des demandes » en essayant de les « juguler[23] ». Cette stratégie reposait sur l’idée selon laquelle les rejets rapides de ces demandes décourageraient les futurs demandeurs originaires de ces pays de venir en Suisse. Dans cet exemple, l’accélération du traitement des demandes d’asile servait principalement une politique de rejet et de dissuasion.

Un peu avant cette période, une procédure accélérée avait été mise en place concernant les décisions positives rendues pour un pays d’origine avec un taux d’octroi du statut de réfugié élevé. Cela reposait notamment sur des formulaires plus rapides à remplir que les notices internes généralement utilisées pour les décisions positives. Toutefois, cette approche générique pour ces décisions positives a rapidement été abandonnée (constatation également observée par Poertner, 2017). En effet, alors que l’urgence de trouver des places dans les centres d’enregistrement et d’hébergement se faisait sentir et que les cadres s’accordaient sur l’objectif d’accélérer les procédures, un traitement rapide et massif de ces dossiers qui trouvaient généralement une issue positive générait des demandes supplémentaires alourdissant encore plus le travail de l’administration. Un chef de section parle d’un « appel d’air[24] », soit à travers les regroupements familiaux, soit par un « effet d’attraction ». Face à cette situation, la procédure accélérée pour ces décisions positives a été abandonnée, car jugée « contre-productive[25] ».

Ces deux exemples montrent bien que la conjoncture des pays d’origine des requérants et la « Pratique d’asile » qui leur est associée (notamment les taux de protection) jouent fortement sur les stratégies mises en place et sur le type de demandes d’asile dont on veut accélérer le traitement. Si les cadres intermédiaires précisent généralement qu’ils ne veulent pas « décourager les gens » parce qu’« on est là pour aider et protéger ceux qui ont besoin de protection[26] », toujours est-il que les stratégies de traitement élaborées au sein du SEM illustrent cette tension constitutive de la politique d’asile entre, d’un côté, une volonté de ne pas être « trop attractif[27] », voire d’être dissuasif (Piguet, 2013) — « parce qu’on ne veut pas qu’ils viennent non plus » — et, de l’autre, une mission de protection, en lien avec la « tradition humanitaire » de la Suisse. Les priorités de traitement constituent donc des médiations importantes de l’application du droit (Miaz, 2019). Le traitement individuel des demandes d’asile se réalise à la faveur d’une gestion collective des « flux migratoires ». Ces priorités de traitement ont un impact sur les statistiques et sur le traitement général des demandes d’asile. Pour la période durant laquelle ces priorités de traitement ont été établies, alors que le taux de reconnaissance du statut de réfugié pour 2011 était de 19 % et de 10 % pour les admissions provisoires, ces taux tombent respectivement à 10 % et 6 % en 2012. Au contraire, la proportion de décisions de non-entrées en matière passe de 49 % à 56 % du total des demandes d’asile entre 2011 et 2012 — et les décisions négatives avec renvoi passent de 12 % à 14 %[28]. De plus, en 2012, si l’Érythrée est le principal pays d’origine des nouvelles demandes d’asile déposées, devant le Nigéria, la Tunisie et la Serbie, ce sont bien pour les demandeurs originaires de ces trois pays que sont rendues le plus de décisions, avec des taux d’octroi du statut de réfugié proches de 0 % et une importante proportion de décisions de non-entrée en matière (92,4 % pour le Nigéria), alors que le taux d’octroi pour l’Érythrée est de 64,4 % pour cette année-là. Par contraste, si l’on prend l’année 2015, durant laquelle Laura Affolter a effectué son enquête de terrain au SEM, la conjoncture a complètement changé, avec une hausse très importante du nombre de demandes d’asile, principalement déposées par des demandeurs d’asile d’origines érythréenne, afghane, syrienne, irakienne et sri lankaise. Leurs demandes bénéficient de « Pratiques d’asile » plus favorables, associées à des taux d’octroi de l’asile ou d’admission provisoire plus élevés. Durant cette période, les demandes étaient traitées par les spécialistes asile afin d’éviter d’accumuler les « cas pendants » (Affolter, 2018), et cela a favorisé une augmentation générale du taux de protection (asile et admission provisoire).

On le voit, l’application du droit d’asile repose pour beaucoup sur la façon dont les cadres du SEM articulent des objectifs contradictoires dans la gestion du traitement des demandes d’asile et dont ils procèdent à des arbitrages entre ces objectifs en établissant des stratégies et des priorités de traitement. Ces dernières sont étroitement liées à la conjoncture du nombre et de l’origine des demandeurs d’asile, laquelle est associée à certains types de décisions par la « Pratique d’asile », dont le rôle dans l’accélération des procédures est abordé dans la partie suivante.

2. Vers une automatisation de la décision et sa rédaction ?

Ces pratiques des cadres intermédiaires se combinent à différents instruments, mis en place par les cadres eux-mêmes ou avec leur concours, et qui participent à la même logique d’accélération des procédures. Ainsi, les objectifs de rapidité de traitement, de productivité et d’efficacité bureaucratiques prennent aussi appui sur des instruments d’aide à la décision et à sa rédaction, en particulier les « Pratiques d’asile » : une directrice interne définit la « ligne » de l’institution à l’égard du pays considéré, et les outils d’aide à la rédaction. Si ces instruments relèvent d’abord d’un effort de rationalisation et d’homogénéisation des pratiques décisionnelles dans un contexte marqué par la judiciarisation des décisions d’asile et par la sophistication du droit en la matière (Miaz, 2017), ils contribuent aussi à une forme de routinisation, d’industrialisation et d’automatisation.

2.1 Les « Pratiques d’asile » : outils d’accélération et d’homogénéisation des décisions

Si la connaissance des principaux articles de loi est nécessaire pour permettre aux spécialistes asile de prendre leur décision, deux autres éléments apparaissent bien plus déterminants dans leur prise de décision. D’une part, il y a l’interprétation qui en est faite par l’institution dans des normes secondaires d’application (Lascoumes, 1990) qui intègrent les lignes directrices élaborées par l’administration et par la jurisprudence du TAF. Ces normes se transmettent dans des documents spécifiques par pays d’origine (« Pratiques d’asile[29] »), dans le manuel « Asile et Retour », ainsi que par des formations ou par du coaching réalisé par des collègues plus expérimentés. D’autre part, il existe tout un répertoire de connaissances — les informations sur les pays d’origine, produites en partie au sein du SEM (Rosset, 2015) — relatives à la situation sociopolitique des différents pays de provenance et auxquelles se réfèrent les spécialistes asile pour évaluer les demandes.

Les motifs d’asile font donc l’objet d’un examen contextualisé, c’est-à-dire qu’ils sont analysés au regard d’une évaluation de la situation qui prévaut dans le pays d’origine. Mes observations montrent que, lorsque les collaborateurs du SEM traitent une demande d’asile, la nationalité du requérant constitue un des premiers éléments « pertinents » à considérer, à l’aune duquel les motifs sont ensuite évalués, généralement en référence à une « Pratique d’asile » (Asylpraxis). Ce terme utilisé au sein de l’institution renvoie aux lignes directrices définies par pays d’origine pour le traitement des demandes d’asile : en particulier, les mesures d’instruction à entreprendre et les décisions à rendre en fonction des motifs invoqués et de la situation de la personne. Les « Pratiques d’asile » qui concernent les principaux pays de provenance sont disponibles dans des documents écrits qui contiennent des directives de traitement et de qualification, sous la forme de principes directeurs et de notes explicatives relatives à la situation du pays d’origine. Ces documents sont élaborés par des spécialistes asile et par des cadres intermédiaires (chefs de section et de division), et ils sont validés par les cadres, voire par la direction du SEM, lors de changements jugés importants. En plus de ces éléments, ces documents intègrent également la jurisprudence du Tribunal administratif fédéral et de la Cour européenne des droits de l’homme, des références à la doctrine juridique, ainsi qu’un ensemble de documentations sur les pays d’origine. En définitive, ces « Pratiques d’asile » désignent une sorte de doctrine et de jurisprudence internes au SEM, à l’intention des collaborateurs, et destinées à guider et à encadrer au plus près le travail administratif d’instruction et de qualification des demandes d’asile.

Pour l’institution, ces « Pratiques d’asile » sont essentielles afin d’assurer une certaine « unité de pratique » entre les agents — dans une institution répartie sur plusieurs sites différents. Il faut éviter que « le collaborateur X accorde l’asile [dans un cas, et que], par contre, la collaboratrice Y n’accorde pas l’asile pour la même chose[30] », d’autant que les spécialistes asile ne sont pas tous formés en droit[31]. Ces lignes directrices orientent d’autant plus les pratiques décisionnelles que toutes les décisions rendues sont contrôlées à travers le principe de la « double-signature » selon lequel chaque décision doit être signée par le spécialiste asile en charge du dossier et par un de ses supérieurs hiérarchiques[32]. Les cadres intermédiaires peuvent ainsi influencer le travail d’instruction des demandes et vérifier sa conformité à l’égard de la « Pratique d’asile ».

Au-delà de l’unité de pratique, ces instruments visent aussi à accélérer le traitement des demandes d’asile. Comme le souligne un spécialiste asile qui travaille depuis une vingtaine d’années au sein du SEM, « le but des [Pratiques d’asile], c’est [aussi] que 80 % des cas puissent être réglés relativement rapidement[33] ». Ainsi, ces documents offrent des lignes directrices (relativement contraignantes) pour statuer plus vite sur les demandes d’asile. En pratique, même si l’examen de la demande demeure individuel, les agents ont toutefois a priori une idée de ce qui est reconnu ou non comme motif d’asile, des catégories de personnes qui peuvent prétendre à l’obtention d’une admission provisoire, ainsi que de celles qui doivent faire l’objet d’une décision négative ou de non-entrée en matière. Comme l’indique un spécialiste asile, les « Pratiques d’asile » fournissent des éléments d’appréhension et d’analyse pour orienter la conduite de l’audition et la prise de décision :

Alors ça les [Pratiques d’asile], moi je trouve que c’est vraiment l’outil principal, parce qu’il y a vraiment tous les éléments qui sont dedans pour aider au mieux à rédiger la décision, c’est-à-dire que ça donne des infos sur les documents d’identité ou bien les moyens de preuve que les requérants de chaque pays peuvent amener. Ensuite, il y a une série de questions qui sont données et qui doivent être posées déjà en audition sommaire qui sont nécessaires. Ensuite, notamment déjà en vue du renvoi, si après on doit renvoyer, toutes les démarches qui doivent être entreprises au niveau du renvoi[34] […].

Comme le montre l’exemple suivant, ces normes secondaires d’application orientent considérablement le traitement individuel des demandes d’asile. Suite aux auditions de deux frères d’origine bosniaque que j’ai pu observer, la collaboratrice responsable du dossier m’explique que l’origine des requérants l’oriente fortement vers une décision de non-entrée en matière. Si elle précise qu’il peut y avoir des surprises pendant l’audition et qu’elle ne préjuge donc pas de la décision qu’elle va prendre, « avec ces pays qu’on traite [les Balkans], on sait déjà que ce n’est pas du tout asile. Donc ça va être négatif, c’est clair ». De plus, la Bosnie étant considérée comme un « pays sûr » (safe country), elle est également incitée à prendre une décision de non-entrée en matière.

  • Question : Avant, tu as dit que tu « devais » faire une non-entrée en matière ? C’est quoi qui te fait dire ça ?

  • Spécialiste asile : Ouais, c’est la loi en fait. Et c’est notre pratique […]. On fait la décision qui est adaptée aux motifs. Je pourrais faire une [décision négative] matérielle aussi avec ça, avec ces motifs. Mais là, déjà, ce serait un délai de recours plus long, ils auraient trente jours. Et ces gens-là, on peut les renvoyer. On peut organiser le retour assez vite, parce qu’ils ont donné leur passeport. Et avec la NEM, la non-entrée en matière, ça va vite. Après cinq jours, la décision entre en force. Et après, on peut déjà organiser le retour. Ce n’est pas faux si je fais une [décision négative] matérielle maintenant, mais c’est aussi une question d’efficacité. Parce que la non-entrée en matière, c’est vraiment plus rapide à faire aussi, à écrire. Pour la décision matérielle, on doit aussi avoir plus d’arguments, plus de motifs. Et là, on n’a rien, donc c’est évident qu’il faut faire une non-entrée en matière[35].

Cette citation montre bien comment la « Pratique d’asile » permet à cette spécialiste asile d’orienter sa prise de décision, d’abord vers une décision négative, puis, en lien avec une question d’efficacité, vers une décision de non-entrée en matière. On voit à travers cet exemple comment l’intériorisation de l’objectif bureaucratique d’efficacité combiné à la connaissance de la « Pratique d’asile » définie par l’institution oriente la prise de décision de cette spécialiste asile dans un cas considéré comme étant assez « évident » (les requérants invoquant des problèmes de santé).

Notons encore que la conformité des décisions aux normes secondaires d’application établies par le SEM est contrôlée par les cadres intermédiaires via le principe de la double-signature, selon lequel chaque décision doit être signée par le collaborateur en charge du dossier et par son supérieur hiérarchique. Comme je l’ai montré dans un autre article (Miaz, 2019), ces contrôles peuvent varier d’un chef à l’autre et d’un collaborateur à l’autre. L’exercice de ces contrôles confère donc aux cadres intermédiaires un certain pouvoir discrétionnaire d’autant plus fort que les spécialistes asile anticipent la réaction de leur supérieur.

2.2 Les outils d’aide à la rédaction : standardiser les décisions

À côté de ces instruments qui orientent la prise de décisions, certains outils visent à faciliter leur rédaction. En effet, celle-ci doit respecter des contraintes formelles et rédactionnelles liées à l’anticipation d’un éventuel recours[36]. Ainsi, pour rédiger leur décision, les agents disposent de guides, de formations, de modèles pré-écrits, de décisions de leurs collègues, d’éléments de composition (Textbausteine) et de l’Autotext.

La décision se divise en plusieurs parties : une « introduction », les considérants « en faits », les « considérants en droit », le dispositif de décision, les voies de droit et les annexes. Pour rédiger les considérants en droit, les agents disposent de différents outils à leur disposition. Ils peuvent non seulement utiliser l’Autotext qui offre un modèle de décision avec des parties pré-écrites, notamment la référence aux articles de loi, mais ils peuvent aussi mobiliser des éléments de composition qu’il s’agit ensuite de relier aux faits invoqués par le requérant. Les éléments de composition sont des argumentations pré-écrites que les agents ont la possibilité d’utiliser dans leurs décisions et qu’il s’agit de relier à des éléments du dossier. Les propos d’une spécialiste asile illustrent bien ce caractère standardisé, industrialisé, presque automatisé, de la décision :

Quand j’ai terminé mon audition, je sais exactement dans quel sens je vais rédiger la décision. On a des canevas pour chaque type de décision. […] Et on a aussi des éléments de composition. C’est une banque de données avec tous les arguments possibles qu’on peut utiliser. Ça, c’est au niveau du droit. Et puis, ce qu’il faut faire, c’est remplir tout ce qui concerne les faits, qui sont vraiment propres à l’audition. Et ensuite, utiliser ces éléments de composition, choisir les éléments de composition qu’on veut utiliser. […] Mais c’est rare d’avoir un cas unique, on a souvent des cas qui se répètent, donc, on se reporte à d’anciennes décisions aussi. On fait un peu de copier-coller. Ce n’est pas des actes de grande création. […] C’est quelque chose qui devient un peu mécanique, […] c’est un schéma qui est quand même rigide, vraiment rigide. Donc ce n’est pas un acte de création, ce n’est pas une composition. C’est vraiment complètement dirigé. [Dès lors], c’est difficile de vous parler de la méthodologie un peu comme ça parce qu’il y a peu de liberté. On choisit les grands axes et ensuite tout est automatique. Tout suit comme ça facilement[37].

Ainsi, les éléments de composition et l’Autotext s’ajoutent aux « Pratiques d’asile » pour contribuer à une forme d’industrialisation et d’automatisation de la prise de décision et de sa rédaction. Dans l’extrait d’observation suivant, on peut voir comment la spécialiste asile s’appuie sur différents outils qui lui permettent d’aller plus vite dans la rédaction de l’argumentation juridique de sa décision. En recourant à l’Autotext et aux éléments de composition, elle n’a pas à se soucier de l’argumentation juridique de la décision, mais elle doit surtout rédiger les éléments « de faits » sur lesquels elle se base et qui offrent des points d’appui pour les considérants « en droit » afin d’accélérer la rédaction de son argumentation, mais aussi d’en standardiser la forme. On notera qu’il s’agit d’une décision de non-entrée en matière rendue en notification orale[38], instrument visant spécifiquement à accélérer les procédures en rendant des décisions plus rapidement lorsque la demande est considérée comme étant « manifestement infondée ». Ici, après avoir examiné en audition les motifs d’asile invoqués par le requérant et avoir conclu que sa décision serait de toute façon rejetée (parce que ses motifs ne sont pas jugés pertinents et que des éléments de son récit sont invraisemblables), la spécialiste asile rend une décision de non-entrée en matière pour non-remise de documents de voyage ou d’identité (art. 32 al. 2 let. a LAsi[39]). De cette manière, elle n’a pas à donner les motifs de son refus et argumente peu sur les questions de pertinence et de vraisemblance du récit du demandeur. La rédaction des décisions prend généralement plus de temps et l’argumentation choisie se révèle habituellement plus complexe que dans l’exemple qui suit.

En janvier 2011, j’assiste à l’audition d’un requérant d’asile originaire d’un pays d’Afrique de l’Ouest par une spécialiste asile, diplômée en science politique. Après l’audition, elle rédige rapidement sa décision qu’elle rendra en notification orale. Elle prévient donc l’interprète : « J’ai juste besoin d’une vingtaine de minutes pour faire la décision », précise-t-elle. Elle m’explique qu’avec la notification orale, la décision sera plus sommaire (moins argumentée). Elle me montre qu’il y a différents modèles pré-écrits de décision à disposition que l’on peut ensuite modifier en fonction des faits et des arguments invoqués. Elle utilise aussi l’Autotext (avec les articles de loi déjà rédigés) et elle me montre qu’elle peut consulter des décisions d’autres collègues pour s’en inspirer. « On peut se plagier », me dit-elle. Elle doit de toute façon écrire l’état de fait spécifique au dossier de cette personne en première partie de la décision et argumenter ensuite « en droit » dans la seconde. Malgré le modèle pré-écrit, pendant qu’elle rédige, elle argumente et étaye la décision. Elle fait de nombreux renvois aux procès-verbaux des deux auditions. Une fois la décision terminée, elle va la faire relire par son chef afin qu’il la signe à son tour (selon le principe de la double-signature)[40].

Ainsi, il existe une forme de standardisation, d’industrialisation et d’automatisation des décisions qui passe non seulement par des lignes directrices qui déterminent l’application du droit en fonction de catégories de personnes et de motifs rapportées à des pays d’origine spécifiques, mais aussi par la création de décisions « pré-écrites » qui facilitent le travail des agents, dans un contexte institutionnel de gestion de l’immigration guidée par un objectif « d’accélération des procédures » visant à liquider rapidement le plus grand nombre de cas possibles.

Conclusion

La « politique du chiffre » et les pressions sur la productivité, en lien avec l’importance de l’asile sur la scène politique suisse et avec les discours sur l’accélération des procédures, constituent une dimension majeure du travail d’instruction des demandes d’asile. Les statistiques détaillant le nombre de décisions rendues sont donc une préoccupation centrale des cadres intermédiaires de l’administration. Cela a des conséquences importantes pour les spécialistes asile dont le travail est évalué en partie à l’aune de leur « production » : leur « capacité à décider rapidement » devient alors un élément de définition de leur rôle, ainsi qu’un critère de recrutement. Dans ce contexte de travail incitant à rendre des décisions rapides avec différents instruments visant à accélérer, à standardiser, à industrialiser, voire à automatiser la prise des décisions et leur rédaction, les agents n’ont pas (ou alors peu) de temps pour soulever les dilemmes[41] auxquels ils font face. Du moins, l’institution met-elle en place des instruments pour réduire au maximum leur présence.

Les objectifs d’efficacité et de productivité, de même que l’analyse des stratégies de traitement et des instruments, comme les « Pratiques d’asile » ou les outils d’aide à la rédaction, mettent en évidence combien l’examen individuel des demandes s’inscrit dans une gestion collective de celles-ci et, plus généralement, de l’immigration. Les motifs et les situations des requérants sont toujours examinés individuellement, mais la qualification juridique de ces situations peut aller très vite si elles correspondent à des catégories pour lesquelles la « Pratique d’asile » est clairement définie. De plus, les stratégies et les priorités de traitement définies par les cadres intermédiaires du SEM, qui cherchent à agir sur les « flux migratoires » (par dissuasion notamment), réinscrivent les pratiques et les décisions individuelles qu’elles orientent dans une gestion plus générale de l’effectif des demandeurs d’asile et de l’immigration dans ce domaine. Dans un exemple, j’ai montré que, dans un contexte marqué par un manque de places d’hébergement et une surcharge de travail au sein du SEM, les cadres ont priorisé le traitement des dossiers qui pouvaient être rapidement renvoyés, en basant leur évaluation sur la « Pratique de l’office » et sur les taux de protection dans les pays d’origine en question. Si cet exemple renforce mon analyse de la tension entre examen individuel et gestion collective, il montre aussi que l’accélération du traitement des demandes d’asile et les injonctions à la productivité tendent souvent à servir la dimension répressive du contrôle des demandes d’asile (le rejet et le renvoi), dans la mesure où les objectifs plus sécuritaires (Stünzi, 2018) de « lutte contre les abus » et de dissuasion sont deux autres caractéristiques majeures de l’évolution de la politique d’asile depuis les années 1980 (Piguet, 2013).

Enfin, cet article a montré le rôle important que jouent les cadres intermédiaires dans le chaînage de la politique d’asile. Leur gestion du personnel, y compris le recrutement de nouveaux collaborateurs, leurs contrôles de la productivité et des décisions, les stratégies et les priorités de traitement qu’ils établissent, ainsi que leur implication dans l’élaboration de normes secondaires d’applications et d’autres instruments d’action publique leur confèrent des pouvoirs discrétionnaires et normatifs. Ces acteurs ont donc une importance fondamentale puisqu’ils orientent les pratiques des agents de terrain. Dès lors, il faut en tenir compte dans le cadre d’une analyse relationnelle des pratiques de mise en oeuvre, au moins en tant que médiations (et contraintes) de l’application du droit et de la concrétisation de l’action publique.