Corps de l’article

Aujourd’hui, il n’est aucun pays pour lequel l’éducation scolaire ne serait pas un instrument indispensable pour son développement et son intégration dans le monde[1]. Au Québec, cette vision a été instituée par la Commission royale d’enquête (1965), communément connue sous le nom de Commission Parent (du nom de son président et recteur de l’Université Laval, Mgr Alphonse Marie-Parent). Dans la foulée d’un vaste programme de réformes caractérisant ce qui sera qualifié plus tard de Révolution tranquille, ladite Commission a reçu le mandat d’élaborer un projet de réforme de l’éducation qui devait permettre au gouvernement de répondre aux besoins de main-d’oeuvre qualifiée, mais aussi de rattraper le retard de la province par rapport au reste du Canada dans ce domaine[2].

Le système éducatif envisagé par le rapport final de la Commission Parent et entériné par le gouvernement se veut démocratique et s’appuie sur le principe de « reconnaissance du droit à l’éducation » qui peut se résumer comme suit : accorder à chaque jeune et adulte les moyens de s’instruire jusqu’au niveau le plus élevé selon ses aspirations, et ce, indépendamment de son origine sociale et de ses caractéristiques personnelles[3]. Dans son rapport, la Commission recommande de mettre en place des mesures permettant d’assurer l’égalité des chances d’accès à l’école. Dans cette perspective, le gouvernement envisage de rendre tous les niveaux d’enseignement accessibles et de mettre fin à différentes formes de ségrégation dont les plus dominantes étaient jusqu’alors basées sur l’origine sociale, la langue maternelle et le genre[4].

Au coeur de cette politique d’égalité d’accès à l’école se trouve l’enseignement secondaire, considéré comme le pôle principal de démocratisation du système scolaire pour deux raisons majeures. La première est que celui-ci constitue le premier palier de la formation d’une main-d’oeuvre qualifiée dans un contexte d’industrialisation croissante où économie et éducation sont plus que jamais imbriquées l’une dans l’autre[5]. La deuxième raison a trait à l’objectif de la démocratisation de l’enseignement supérieur, jusqu’alors élitiste et accessible à une infime minorité. Pour répondre à ces deux impératifs, une série de mesures est mise en oeuvre par le gouvernement, mais reste centrée sur deux dispositifs clés[6]. Le premier est l’institutionnalisation d’un enseignement primaire et secondaire obligatoire et gratuit sur l’ensemble du territoire de la province pour tous les jeunes en âge scolaire. Le second est la mise en place d’un système d’enseignement supérieur à deux paliers successifs : le collège d’enseignement général et professionnel (cégep) et l’université.

En 1967, les premiers cégeps sont créés et seront progressivement disséminés partout, de telle sorte que chaque région dispose d’au moins un établissement[7]. Afin de les rendre davantage accessibles, la Commission Parent recommande de diversifier l’enseignement secondaire en filières dont les diplômes seraient équivalents[8]. La création des cégeps permettra d’élargir l’accès à l’enseignement postsecondaire, plus particulièrement pour les étudiants francophones, qui affichaient un certain retard par rapport aux anglophones.

L’accessibilité et la démocratisation de l’université se concrétisent, quant à elles, par deux mesures principales : 1) l’extension des institutions existantes (McGill University et Bishop’s University, Sir-George-Williams University qui deviendra en 1974 Concordia University pour les anglophones, Université Laval, Université de Montréal et Université Sherbrooke pour les francophones), et 2) la création du réseau de l’Université du Québec (UQ) en 1968 qui compte aujourd’hui une dizaine de constituantes dans différentes régions de la province.

À partir du milieu des années 1970, le Québec amorce un virage vers la massification de l’enseignement à tous les niveaux, y compris celui des études supérieures, comme en témoignent les statistiques du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS][9] : par exemple, entre 1975 et 2011, le taux d’obtention d’un diplôme d’études collégiales (DEC) est passé de 21 % à 40 % et celui d’obtention d’un baccalauréat de 14,9 % à 33,2 %. Cette massification témoigne d’une indéniable démocratisation de tous les niveaux d’enseignement. Toutefois, le système ne serait pas pour autant devenu équitable.

Traditionnellement, les recherches québécoises portant sur la persistance de la reproduction des inégalités ont davantage mis l’accent sur l’influence des rapports de pouvoir et de luttes d’intérêts entre les groupes sociaux préoccupés de préserver ou d’accroître leurs privilèges sociaux. Si les réformes ont toujours été axées sur la démocratisation de l’éducation, la dynamique des transformations du système scolaire a généré de nouveaux mécanismes de production et de reproductions des inégalités. Les premières études sociologiques menées sur cette question dans les années 1980 et 1990 soulignent que les inégalités devant l’école se sont déplacées et reconfigurées dans l’école. Plusieurs de ces études ont été centrées sur le concept de parcours scolaires[10]. En dépit de l’égalité d’accès, la reproduction sociale des inégalités a été associée à la différenciation des cheminements scolaires qui s’opère toujours au prisme du genre et de l’origine ethnoculturelle et sociale. Cette différenciation a été elle-même attribuée aux inégalités de performance et d’aspirations scolaires observées entre les filles et les garçons, les anglophones et les francophones, ainsi qu’entre les jeunes issus de familles aisées et leurs pairs de familles plus modestes[11]. Au début des années 1990[12], Pierre Dandurand faisait remarquer que, vingt-cinq ans après la mise en oeuvre de la réforme Parent dans sa forme achevée, la démocratisation s’avérait partielle sur le plan qualitatif.

Une analyse plus récente de Doray et Guindon[13], à partir d’une sélection de certaines statistiques, aboutit à des conclusions similaires : derrière cette massification de l’enseignement secondaire au Québec se dissimule toujours une reproduction sociale persistante. Bien que l’enseignement secondaire soit accessible à la presque totalité des jeunes, certaines formes de ségrégation prennent de plus en plus de place. L’expansion de la logique de concurrence entre les écoles et la hiérarchisation des disciplines, les sciences trônant au sommet, ont conduit à la stratification inter et intra établissement. Une étude récente de Kamanzi et Pilote[14] parvient à la même conclusion, montrant qu’il existe un lien étroit entre les filières suivies au secondaire et l’origine sociale de l’élève, mesurée par le revenu et la scolarité des parents. En aval, d’autres travaux de recherche récents soulignent un déplacement et une recomposition des inégalités dans l’enseignement postsecondaire, qui se sont intensifiées au cours des dernières décennies[15], figeant ainsi le projet de démocratisation dans un état inachevé[16]. En somme, cette persistance de la reproduction des inégalités a été attribuée à la dynamique des rapports de pouvoir et de luttes d’intérêts entre les groupes sociaux préoccupés de préserver ou d’accroître leurs privilèges sociaux[17].

Bien que les explications basées sur les rapports sociaux soient pertinentes et demeurent d’actualité, le propos de cet article est que leur influence se maintient grâce aux transformations du système scolaire balisées par les politiques publiques. Comme le soulignent Nolan, Esping-Andersen, Whelan, Maitre et Sander[18], la persistance de la reproduction des inégalités sociales à travers les générations est fortement liée au fonctionnement des institutions sociales locales, qui change continuellement sous l’impulsion des politiques publiques. Dès lors que celles-ci ne sont pas statiques, mais plutôt dynamiques et mises à jour au gré des facteurs conjoncturels internes et externes à la société, il s’avère arbitraire d’analyser objectivement la production de l’influence des rapports sociaux en dehors des politiques publiques qui les encadrent. Autrement dit, il devient impératif de tenir compte aussi du fait que la production et la reproduction des inégalités sociales découlent de l’articulation des responsabilités assumées, d’une part, par les familles et les communautés et, d’autre part, par l’État[19].

Après la réforme Parent, les inégalités scolaires au Québec se sont progressivement reconfigurées par le biais du marché scolaire promu par les politiques publiques, et ce, au nom du renforcement de la démocratisation et de l’amélioration de la qualité de l’éducation[20]. L’article tente de montrer que l’avènement et l’expansion du marché scolaire observés depuis la fin des années 1980, particulièrement dans l’enseignement secondaire, contribuent à entretenir, voire à exacerber, les inégalités scolaires et la reproduction sociale. Avant d’illustrer notre propos par une analyse des données empiriques, nous proposons un bref aperçu des écrits sur le concept de marché scolaire et son application au Québec.

Bref aperçu des écrits sur le marché scolaire

Afin de démocratiser l’éducation, plusieurs pays développés ont mis en place des politiques d’égalité d’accès à tous les niveaux d’enseignement. L’une des principales mesures ayant marqué ces politiques a été l’institutionnalisation de l’enseignement obligatoire et gratuit jusqu’à la fin du secondaire. Dans le but de conjuguer les principes démocratiques d’égalité et de liberté, les gouvernements ont également institutionnalisé, à des degrés et conditions variés, le droit des parents de choisir l’école pour leurs enfants[21]. Parallèlement, ils ont accordé aux établissements le droit de sélectionner, classer les élèves et leur dispenser des formations différenciées afin d’améliorer la qualité de la formation et favoriser leur réussite. Cette différenciation par les établissements se fonde sur des arguments qui, selon Felouzis[22], peuvent se résumer en trois points. Premièrement, il faut offrir aux élèves talentueux et doués une formation à la hauteur de leurs compétences et qui répond à leurs ambitions, et aux élèves faibles ou moins doués une formation moins exigeante, moins ambitieuse, mais réaliste et qu’ils sont à même de réussir. Le deuxième argument est d’ordre pédagogique et soutient que pour augmenter les chances de réussite de tous, il faut regrouper les élèves en classes homogènes de manière à ajuster les contenus et les approches pédagogiques à leur rythme d’apprentissage. Enfin, le troisième argument est que cette différenciation contribue à la valorisation des élèves faibles ou moins doués : leur assigner des programmes de formation professionnelle de courte durée et en lien avec leur intérêt permet d’éviter ou de réduire le risque d’échec et de sentiment de dévalorisation personnelle auquel ils seraient exposés en cas de formation de longue durée. En tout, la sélection et l’orientation des élèves selon leurs compétences répondraient à l’objectif d’accroître l’efficacité, la qualité de l’éducation et, plus largement, d’améliorer l’équité et la justice scolaire[23].

La liberté des parents et des élèves à choisir l’école et le droit des établissements à sélectionner et à offrir des formations différentes ont induit une nouvelle dynamique sociale de concurrence entre parents et établissements scolaires qui s’est accentuée particulièrement à partir des années 1980 sous l’impulsion de l’expansion du new public management, devenu progressivement le principal moteur de la régulation des politiques publiques dans plusieurs pays[24]. Les analystes ont qualifié cette dynamique de « marché scolaire »[25].

Le débat sur les effets du marché scolaire sur la démocratisation de l’éducation demeure cependant divisé, comme en témoignent les revues des écrits effectuées par Belfied et Levin[26] aux États-Unis, ainsi que Waslander, Pater et van der Weide[27] dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). D’un côté, les défenseurs des principes du marché en éducation (la liberté des parents à choisir l’école et la mise en concurrence des établissements scolaires), particulièrement aux États-Unis, stipulent que leur application contribue à améliorer l’efficacité du système scolaire tout en réduisant les inégalités d’accès à une éducation de qualité. À cet égard, nombre d’études recensées par Belfied et Levin[28] montrent qu’il existe un lien significatif entre, d’une part, la compétition et, d’autre part, les performances des élèves et le taux d’obtention d’un diplôme. D’un autre côté, nombreux sont les auteurs qui soutiennent que le marché scolaire est un vecteur de ségrégation à la base des inégalités sociales. La sélection des élèves et le choix de l’école par les parents sont tels que les établissements les mieux cotés ou performants sont majoritairement fréquentés par les élèves forts et issus de milieux favorisés[29].

Si l’influence du marché scolaire sur la production des ségrégations sociales est indéniable, il faut souligner qu’elle est tributaire de plusieurs facteurs contextuels d’ordre démographique, politique ou économique dont le poids relatif varie entre pays[30]. Ainsi qu’en témoignent l’étude comparative de Dronkerset Avram[31] et une vaste revue des écrits effectuée par Waslander, Pater et van der Weide[32], cette influence est variable entre les contextes sociétaux. Dès lors, il s’avère pertinent d’examiner à partir de données empiriques et objectives jusqu’à quel point la régulation du marché permet de préserver la justice sociale ou, au contraire, génère des inégalités. Dans cette perspective, la présente étude propose d’analyser les effets du marché scolaire au Québec. Avant d’appuyer notre analyse par des données empiriques, la section suivante en décrit brièvement les principales caractéristiques.

Structure du marché scolaire au Québec

Comme ailleurs dans les sociétés semblables, deux facteurs principaux ont marqué l’accentuation du marché scolaire au Québec : 1) la possibilité pour les parents de choisir l’établissement ou le programme d’apprentissage et 2) l’autonomie des établissements à se doter de projets particuliers. Ces deux facteurs ont progressivement nourri des mécanismes de compétition entre les établissements, particulièrement entre les réseaux privés et publics[33].

Si la concurrence entre les deux réseaux remonte au début des années 1970 à la suite de la loi 56 (1968) autorisant les établissements privés à sélectionner les élèves, c’est à la suite des États généraux sur la qualité de l’éducation[34], organisés en 1986 par le gouvernement du Parti libéral du Québec en collaboration avec plusieurs associations paraétatiques et privées, qu’elle sera renforcée. Dans leur rapport, ces mêmes États généraux affirment que « l’école présente une égale inadéquation pour les élèves doués et pour les élèves moins doués. Les premiers s’y mordent, les seconds s’y désespèrent[35] ». Ils insistent sur l’importance d’améliorer la qualité de l’éducation pour que le système scolaire du Québec se positionne à l’échelle internationale[36]. Le gouvernement affiche son soutien à un tel système. Alors que la qualité de l’enseignement dans les établissements publics est fortement remise en question par plusieurs membres de ces États généraux, l’école privée reçoit des éloges et est perçue comme un modèle dont l’école publique est appelée à s’inspirer pour s’améliorer[37]. En d’autres termes, il est suggéré que la première adopte les pratiques de la seconde pour attirer et retenir les bons élèves, leur offrir un enseignement de niveau élevé et faire davantage preuve d’efficacité. Sans le déclarer comme tel, l’État autorise, voire encourage, les établissements publics à sélectionner, à classer les élèves et à offrir des programmes enrichis aux seuls élèves forts. Les établissements publics sont désormais autorisés à élaborer des projets particuliers axés sur des objectifs et des contenus d’enseignement enrichis dans une partie ou la totalité des matières afin de recruter ces élèves forts ou doués. Ces projets doivent cependant être approuvés par le gouvernement lui-même. En contrepartie, celui-ci s’engage à financer tous les projets d’établissements axés sur l’amélioration de la réussite scolaire et incluant des programmes d’excellence, qu’ils soient proposés par un établissement public ou privé. Dès lors, le système scolaire québécois entre dans une nouvelle phase de rapprochement entre les réseaux public et privé, mais qui se caractérise désormais, non pas par l’harmonisation comme l’avait recommandé la Commission Parent, mais plutôt par ce que l’on peut qualifier, à la suite de Merle[38], ainsi que de Delvaux et van Zanten[39], d’interdépendance compétitive.

Dix ans après ces États généraux de 1986, la concurrence sera renforcée par de nouvelles dispositions juridiques. La loi 180 votée en 1997 vise en effet à faciliter la mise sur pied des projets pédagogiques particuliers par les établissements eux-mêmes. Elle accorde de nouveaux pouvoirs de décision aux établissements qui sont désormais autorisés à adopter, à mettre en oeuvre et à évaluer leurs projets éducatifs (article 74). Par la même loi, les établissements jouissent du pouvoir de choisir l’orientation de l’enrichissement ou de l’adaptation des programmes d’enseignement du ministère de l’Éducation en vue d’élaborer des programmes d’études locaux qui répondent aux besoins particuliers des élèves (article 85). À partir de 2006, à la suite de l’adoption du projet de loi 73, les projets particuliers sont davantage décentralisés ; ce n’est plus le ministère de l’Éducation qui doit les approuver, mais les commissions scolaires dans le cas du public, et le conseil d’administration de l’établissement dans le cas du privé. Une autorisation ministérielle n’est exigée que si l’école souhaite déroger à la liste des matières prévue par le régime pédagogique.

En résumé, bien que le système scolaire mis en place après le rapport de la Commission Parent demeure unifié sous le contrôle du gouvernement, il a connu d’importantes transformations. Le souci de rapprocher les établissements publics et privés en vue d’améliorer la qualité de la formation au public a accentué une culture du marché. Qu’ils soient publics ou privés, les établissements scolaires sont de plus en plus en concurrence entre eux pour recruter ou sélectionner les bons élèves. Dès lors, ils sont amenés à différencier les programmes pour répondre aux besoins particuliers des élèves de différents niveaux de performance. Bien que les diplômes obtenus à l’issue des programmes enrichis et ordinaires soient théoriquement reconnus comme équivalents, ils ne le sont pas dans les faits. Sur le plan social, ils sont caractérisés par une différenciation horizontale et une hiérarchisation des apprentissages favorisant et entretenant un climat de compétition au sein même des établissements et une culture de ségrégation par le biais de la sélection des élèves.

L’hypothèse spécifique de cette étude est que cette différenciation et cette hiérarchisation sont à la base de la reproduction sociale qui s’opère à trois niveaux successifs : 1) l’accès inégal aux différents types d’établissements (publics versus privés) ou aux programmes d’enseignement (enrichis versus ordinaires), 2) les inégalités d’accès à l’enseignement postsecondaire et 3) l’obtention du diplôme. La section suivante décrit les données utilisées et la démarche méthodologique pour valider cette hypothèse.

Méthodologie

Sources données et échantillon

Une grande partie des données utilisées dans cet article nous a été fournie par le ministère de l’Éducation du Québec à partir du fichier des données administratives. L’échantillon est composé de 24 084 élèves faisant partie de la cohorte d’élèves entrés en 1re année du secondaire en 2002-2003 ayant été choisis aléatoirement. Ledit échantillon représente 25 % de cette cohorte. Il s’agit de la première cohorte entrée à l’école secondaire après la mise en oeuvre de la réforme « Renouveau pédagogique » en 1996-1997, la deuxième plus importante dans l’histoire du Québec après la Réforme Parent (1964). L’objectif principal du « Renouveau pédagogique » était de franchir l’étape de l’égalité d’accès à l’école à celle de l’égalité des acquis et de réussite à tous les niveaux d’enseignement[40].

La base de données contient des données longitudinales permettant de décrire et d’analyser le cheminement scolaire de chaque élève sur une durée de 10 ans après les études primaires, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de 22 ans pour la majorité des sujets. À cet âge, la plupart des élèves ayant suivi un parcours régulier vers les études postsecondaires sont supposés avoir obtenu le diplôme d’études collégiales et quelques-uns un diplôme universitaire. Le tableau 1 décrit l’échantillon en fonction du type d’établissement fréquenté au secondaire.

Modèle d’analyse

Tableau 1

Répartition des sujets selon le type d’établissement secondaire fréquenté

Répartition des sujets selon le type d’établissement secondaire fréquenté

-> Voir la liste des tableaux

La présente étude examine à la fois l’influence directe et indirecte des caractéristiques sociales de l’élève (l’origine socioéconomique, l’origine migratoire des parents, la langue maternelle ou d’usage à la maison et le genre) par le biais du type d’établissement secondaire ou de filière fréquentée. Autrement dit, nous montrons que les caractéristiques sociales de l’élève influent sur le type d’établissement secondaire ou de filière, qui influent à leur tour sur l’accès aux études postsecondaires et l’obtention du diplôme. Pour ce faire, nous appliquons le modèle d’équations structurelles[41] constituées de trois équations simultanées respectivement analogues à ces trois variables (type d’établissement, accès aux études postsecondaires et obtention du diplôme) :

Mesure des variables étudiées

Deux variables dépendantes en lien avec l’inégalité dans les études postsecondaires sont étudiées, à savoir l’accès et la persévérance à ces études. La première est mesurée par l’entremise du plus haut niveau d’études de l’établissement fréquenté et la seconde par le plus haut niveau du diplôme détenu à la fin de la période d’observation. Dans les deux cas, les sujets ont été regroupés en trois catégories : 1) secondaire, 2) cégep et 3) université. Ces variables étant ordinales, nous appliquons l’analyse de régression logistique ordinale avec la fonction ologit[42]. Plus précisément, nous utilisons le modèle de logits cumulatifs qui consiste à comparer la probabilité associée aux catégories cumulées supérieures de la variable étudiée (pr (Yi ≥j) à celle associée aux catégories cumulées inférieures pr(Yi ≤ j) sous l’influence des facteurs X1, X2, …, Xk.

La variable médiatrice « marché scolaire » est mesurée par le type d’école secondaire ou de classe fréquentées. Les sujets ont été regroupés en trois catégories : 1) ceux qui ont fréquenté une école publique, mais ont suivi exclusivement des programmes ordinaires ; 2) ceux qui ont fréquenté une école publique, mais ont suivi des cours enrichis (par exemple, programme d’éducation internationale, sciences, arts, sport-études) et 3) ceux qui ont fréquenté une école privée. Cette variable étant nominale, l’analyse s’appuiera sur le modèle de régression logistique multinomiale ou polytomique nominale à partir de la fonction mlogit. Celui-ci consiste à comparer les probabilités associées aux différentes modalités de variable étudiée (pr (Yi= j)) sous l’influence des facteurs X1, X2, …,Xk. Dans le cas présent, trois probabilités sont comparées : 1) pr(y=1) : établissement public ordinaire ; 2) pr(y=2) : établissement public enrichi ; 3) pr(y=3) : établissement privé. Sur le plan empirique, le but de l’analyse est de comparer la probabilité de fréquenter un établissement privé ou public avec programmes enrichis à celle de fréquenter un établissement public ordinaire, sous l’effet des caractéristiques sociales de l’élève X1, X2, …Xk.

En guise de variables modératrices, le modèle inclut les quatre caractéristiques sociales suivantes, sélectionnées en fonction des données disponibles dans la base de données utilisée : 1) l’origine socioéconomique de l’élève, 2) l’origine migratoire des parents, 3) la langue maternelle et 4) le genre. L’origine socioéconomique a été mesurée par deux indicateurs de la composition sociale de la localité de résidence des parents : 1) le pourcentage des ménages du quartier, ou autre unité de recensement, ayant un revenu annuel supérieur au revenu médian de la région, et 2) le pourcentage des diplômés d’université dans la même localité. Ces deux indicateurs permettent d’estimer le capital économique et culturel caractérisant l’environnement dans lequel a évolué l’élève. Soulignons, d’entrée de jeu, qu’il s’agit d’une mesure indirecte et approximative de l’origine socioéconomique, car les deux indicateurs sont de nature écologique et permettent seulement d’estimer la probabilité que l’élève ait des parents ayant un diplôme d’études universitaires ou un revenu élevé. Signalons, par ailleurs, que ces deux variables ont été créées à partir des données tirées du Recensement canadien de 2006. L’origine migratoire a, quant à elle, été mesurée par le pays de naissance des deux parents de l’élève. En nous inspirant des catégorisations proposées par les études antérieures[43] et en tenant compte de la taille des sous-échantillons, les sujets ont été regroupés en sept catégories correspondant à des régions géographiques : 1) Canada (n=19 999), 2) un seul parent est né au Canada (n=1504), 3) Asie orientale (n=128), 4) Asie du Sud-Est et Îles-du-Pacifique (n=379), 5) Afrique du Nord et du Moyen-Orient (n=482), 5) Afrique subsaharienne (n=130), 6) Europe et pays anglo-saxons (n=424) et 7) Amérique latine et Caraïbes (n=672). En ce qui concerne la langue maternelle, les sujets ont été regroupés selon l’usage à la maison en trois catégories : (1) francophones (n=19 967), (2) anglophones (n=2405) et (3) allophones (n=1423).

Enfin, en guise de variables de contrôle, l’analyse tiendra compte de la présence de difficultés scolaires majeures et des situations de redoublement, les seules variables en lien avec le parcours scolaire de l’élève qui sont disponibles dans la base de données.

Présentation des résultats

Au Québec, il existe un lien étroit entre le marché scolaire et les inégalités scolaires, en aval et en amont. En aval, la structure du marché scolaire est un facteur de production des inégalités sociales aux études postsecondaires. L’analyse descriptive (tableau 2) révèle que neuf élèves sur dix ayant fréquenté un établissement privé (95 %) ou public avec programmes enrichis (91 %) accèdent au cégep, soit une proportion deux fois plus élevée que celle de leurs pairs du public avec des programmes exclusivement ordinaires (46 %). Les différences sont similaires en ce qui a trait à l’obtention du diplôme. Dix ans après l’entrée en 1re année du secondaire, la proportion de ceux qui détenaient un diplôme d’études collégiales était de 60 % pour les premiers, 55 % pour les seconds et 24 % pour les troisièmes.

L’écart est plus élevé à l’université, que ce soit pour l’accès aux études ou pour l’obtention du diplôme. Ainsi, comme l’indiquent les résultats, la proportion des élèves du privé (53 %) et du public enrichi (46 %) qui accèdent à l’université est trois fois supérieure à celle de leurs pairs du public ordinaire (17 %). De même, la proportion de ceux qui y obtiennent un diplôme est respectivement quatre et trois plus élevée chez les premiers (12 %) et les seconds (8 %), comparativement aux derniers (3 %). Par ailleurs, il importe de souligner que l’écart est plus élevé entre les élèves du public ordinaire et ceux du public enrichi qu’entre ces derniers et ceux du privé.

En amont, le marché scolaire est influencé par les caractéristiques sociales de l’élève, comme l’indique le tableau 3. En particulier, la proportion des élèves qui fréquentent une école privée ou suivent des programmes enrichis dans une école publique varie selon la composition sociale des ménages. Elle s’accroît avec le pourcentage de parents diplômés d’universités et des ménages ayant un revenu annuel supérieur à la médiane régionale. Cette proportion varie, par ailleurs, en fonction de l’origine migratoire des parents de l’élève. À l’exception de ceux dont les parents sont originaires de l’Asie orientale (43 %), ainsi que de l’Afrique du Nord et Moyen-Orient (33 %), les élèves issus des familles immigrées sont moins enclins à fréquenter un établissement secondaire privé, comparativement à ceux dont les parents sont natifs du Canada. La situation est plus ou moins similaire en ce qui a trait aux programmes enrichis dans les établissements publics, mais l’ampleur des disparités est relativement faible. De même, les élèves issus des familles francophones (dont la langue d’usage à la maison est le français), ainsi que les filles sont plus enclins à fréquenter une école privée ou publique avec programmes enrichis.

Tableau 2

Répartition des étudiants selon le type d’établissement fréquenté au secondaire, le plus haut niveau d’études de l’établissement fréquenté et du diplôme obtenu (%)

Répartition des étudiants selon le type d’établissement fréquenté au secondaire, le plus haut niveau d’études de l’établissement fréquenté et du diplôme obtenu (%)

Note : (1) secondaire ; (2) cégep ; (3) université

-> Voir la liste des tableaux

L’analyse par le modèle d’équations structurelles qui suit vise à examiner simultanément l’influence directe et indirecte des variables associées aux caractéristiques sociales de l’élève sur la production et la reproduction des inégalités d’accès à l’enseignement postsecondaire et sur l’obtention du diplôme.

Tableau 3

Répartition des élèves/étudiants selon les caractéristiques sociales de l’élève le type d’établissement secondaire fréquenté (%)

Répartition des élèves/étudiants selon les caractéristiques sociales de l’élève le type d’établissement secondaire fréquenté (%)

-> Voir la liste des tableaux

Influence directe

Les résultats (tableau 4) montrent que la probabilité d’accès aux études supérieures (cégep/université) et d’obtenir un diplôme varie de façon statistiquement significative selon l’origine sociale et migratoire des parents de l’élève, la langue maternelle, ainsi que le genre. Dans les deux cas, elle a tendance à augmenter avec le pourcentage des adultes diplômés d’universités et des ménages ayant un revenu annuel élevé (supérieur à la médiane régionale) dans le quartier où résident les parents de l’élève. De même, cette probabilité est davantage élevée chez les filles et les étudiants issus des familles anglophones.

Les résultats révèlent aussi que les élèves issus des familles immigrées sont plus susceptibles d’accéder aux études postsecondaires que ceux dont les parents sont Canadiens de naissance. En ce qui a trait à l’obtention du diplôme, la situation est cependant quelque peu contrastée. D’un côté, la probabilité d’obtenir un diplôme est plus élevée chez les élèves des parents d’origine asiatique ; d’un autre, celle-ci est relativement moins élevée chez ceux d’origine latino-américaine et caribéenne, en comparaison avec leurs pairs dont les parents sont nés au Canada. Pour les autres, la probabilité est comparable.

Influence indirecte

En deçà de l’influence directe exercée par l’origine socioéconomique et ethnoculturelle et le genre sur l’accès et la persévérance aux études, l’analyse met en évidence une influence indirecte de ces mêmes variables qui s’effectue par la médiation du type d’établissement fréquenté. Alors que celui-ci exerce une influence sur la probabilité d’accéder aux études et d’obtenir un diplôme, l’analyse révèle qu’il est lui-même associé de façon statistiquement significative à l’origine socioéconomique et ethnoculturelle de l’élève, ainsi qu’à son genre. Toutes choses étant égales par ailleurs, la probabilité de fréquenter un établissement privé ou public offrant des programmes enrichis est statistiquement plus élevée chez les filles, les élèves venant des familles francophones ou résidant dans des quartiers favorisés sur le plan du capital économique et culturel. Elle varie, par ailleurs, selon l’origine migratoire des parents. À cet égard, la probabilité de fréquenter un établissement privé est plus élevée chez les élèves issus des parents immigrés d’un pays de l’Asie orientale, de l’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient et de l’Europe ou d’un pays anglo-saxon. À l’inverse, elle est relativement plus faible chez les élèves dont les parents sont originaires de l’Amérique latine et des Caraïbes, de l’Afrique subsaharienne, de l’Asie du Sud-Est. En ce qui a trait aux programmes enrichis dans les écoles publiques, l’analyse révèle deux différences significatives importantes par rapport à la catégorie de référence (Canada) : l’une chez les élèves originaires de l’Amérique latine et des Caraïbes et l’autre chez leurs pairs originaires de l’Asie orientale.

Tableau 4

Coefficients de régression logistique multinomiale et ordinale du modèle d’équations simultanées du type d’établissement secondaire fréquenté, de l’accès aux études postsecondaire et de l’obtention du diplôme

Coefficients de régression logistique multinomiale et ordinale du modèle d’équations simultanées du type d’établissement secondaire fréquenté, de l’accès aux études postsecondaire et de l’obtention du diplôme

forme: 2114045n.jpg

-> Voir la liste des tableaux

En conclusion, l’influence des caractéristiques sociales sur la production et la reproduction des inégalités sociales dans l’enseignement postsecondaire au Québec s’opère en partie par le biais de la stratification du marché scolaire et la concurrence inter et intra-établissement.

Discussion et conclusion

L’objectif principal de cette étude était de réinterroger les facteurs à la base de la reproduction sociale des inégalités scolaires au Québec dans le contexte actuel pourtant marqué par un enseignement de masse à tous les niveaux. Nous avons posé l’hypothèse selon laquelle la persistance de cette reproduction est l’effet d’interaction entre les rapports sociaux de pouvoir (de classe, d’ethnie et de genre) et l’organisation des politiques publiques en éducation. Les résultats confirment notre hypothèse, révélant que cette interaction s’opère par le biais de la stratification du marché scolaire de plus en plus intensifiée par la sélection et le classement des élèves, ainsi que la différenciation et la hiérarchisation des apprentissages.

À partir des années 1980, l’homogénéisation des apprentissages a progressivement fait place au droit des établissements secondaires, qu’ils soient publics ou privés, à se doter de projets particuliers et à différencier les apprentissages selon les habiletés, les goûts et les aspirations de l’élève. Parallèlement, les établissements publics ont été soumis à la pression d’améliorer la qualité de la formation et de faire preuve de performance. Pour faire face à cette pression, mais surtout pour contrer le mouvement de migration croissante des « bons » élèves vers les établissements privés, plusieurs établissements publics, particulièrement ceux qui sont situés en milieu urbain, ont adopté des pratiques de sélection des élèves et d’autres stratégies de compétition, en particulier par l’offre de programmes enrichis dans une partie ou l’ensemble des matières d’enseignement. Dès lors, on assiste à un glissement vers le renforcement de la logique de marché où la sélection et la compétition priment sur l’inclusion de tous les élèves dans les classes et les établissements[44]. Dans les zones urbaines où la présence des écoles privées est importante, les établissements publics sont « obligés » de se doter de projets particuliers, notamment le programme d’éducation internationale (PEI), pour faire face à la concurrence[45]. Dès lors, l’intensification de la concurrence inter et intra-établissements a comme conséquence la stratification horizontale du marché scolaire[46].

Bien qu’elle soit envisagée au nom de l’amélioration de la qualité de l’enseignement, la promotion des projets particuliers est de plus en plus considérée par certains analystes comme un vecteur de ségrégation et de remise en question de la finalité de la justice scolaire[47]. Comme en témoignent les résultats de cette étude, la fréquentation des écoles sélectives, qu’elles soient publiques ou privées, est étroitement liée aux caractéristiques sociales de l’élève : le genre, ainsi que l’origine sociale et ethnoculturelle. En outre, les résultats mettent en évidence un lien étroit entre la fréquentation de ces mêmes établissements et l’obtention d’un diplôme d’études postsecondaires. Dès lors, nous pouvons conclure que la persistance de la reproduction des inégalités sociales en éducation au Québec est le résultat des effets combinés des rapports sociaux de pouvoir de classe, d’ethnie et de genre et de l’organisation actuelle des politiques publiques en éducation.

Ces résultats corroborent ainsi les conclusions des études antérieures menées ailleurs dans des sociétés similaires qui montrent que le marché scolaire est un instrument de reproduction sociale[48]. Des recherches à l’échelle internationale révèlent que les pratiques de différenciation scolaire à la base de ce marché ne sont jamais à l’abri des ségrégations sociales, comme en témoigne une revue des écrits récemment élaborée par Rompré[49]. Au Québec, cette ségrégation touche particulièrement les élèves issus des familles à revenu modeste et dont les parents sont moins scolarisés, de certaines communautés immigrantes dites racisées ou ségréguées et autochtones[50]. Alors que le diplôme d’études supérieures est plus que jamais une condition essentielle pour accéder à un emploi de qualité, le marché scolaire est en voie de devenir le nouvel instrument de reproduction sociale et de clôtures institutionnelles :

[…] il existe des chemins, des voies […] plus ou moins balisés au sein du système scolaire qui permettent d’instaurer des clôtures institutionnelles et d’accéder progressivement à des espaces du système éducatif protégés des effets de la massification scolaire qui délivrent des enseignements d’excellence[51].

Au final, l’étude montre que, si les recherches québécoises sur l’influence de l’origine socioéconomique et ethnoculturelle sur la production des inégalités scolaires au sein de l’école ont connu un essor important, la question des choix scolaires demeure peu traitée. Les résultats de cette étude montrent qu’en contexte actuel, le marché scolaire et ses mécanismes politiques de régulation constituent une nouvelle piste incontournable pour mieux comprendre la réémergence des ségrégations scolaires et des obstacles à l’idéal de la démocratisation de l’éducation :

Au-delà du simple enjeu scientifique et disciplinaire, il apparaît nécessaire pour la sociologie – et, bien entendu, pour la recherche en éducation – d’adopter une posture critique vis-à-vis d’un discours politique faisant du libre choix des familles un idéal à atteindre[52].

Mais comment comprendre cette ségrégation dans un contexte guidé par l’idéal de la justice sociale ? Deux pistes d’explication semblent pertinentes à cet égard. La première a trait aux tensions entre les principes d’égalité et de liberté. Au nom de la justice, le droit des parents à choisir l’école pour leurs enfants favorise, dans une certaine mesure, la tendance à l’homogénéisation sociale et scolaire des établissements. Cette homogénéisation se trouve renforcée par l’autonomie des établissements à sélectionner et à classer les élèves selon leurs besoins, leurs capacités et leurs intérêts et à leur offrir une formation différenciée et inégale sur le plan des contenus des matières d’enseignement, des ressources pédagogiques, des activités scolaires et parascolaires, de l’organisation et la gestion du temps, des rapports sociaux (communication, information)[53]. Dès lors, le marché scolaire devient un outil stratégique pour les familles de classes moyennes et supérieures, qui cherchent à préserver leurs privilèges, car il prédispose les élèves à un avenir scolaire et professionnel inégal :

En effet, au sein des écoles, le tri des élèves ne s’effectue pas que sur la base de la performance, mais aussi sur le plan socioéconomique, compte tenu du coût souvent élevé des projets particuliers. Il peut aussi se faire par des critères culturels (l’intérêt pour un art, par exemple) et motivationnels[54].

La deuxième piste renvoie aux différences de socialisation. L’homogénéisation et la ségrégation qui découlent de la sélection scolaire des établissements privés et des programmes particuliers peuvent avoir des implications sur la socialisation et l’intégration scolaires des élèves à maints égards. Elles entraînent et légitiment l’offre d’un programme réel nettement différencié et inégal selon les filières et les secteurs (public et privé), mais également d’un programme « caché » différencié en termes d’habitus socioscolaires. La fréquentation des écoles ou des filières sélectives tendrait à entraîner et à accroître continuellement des aspirations scolaires et professionnelles ainsi que l’engagement à performer et à persévérer dans les études. De plus, ces aspirations seraient continuellement stimulées par les attentes élevées de réussite et de persévérance exprimées directement ou indirectement par les enseignants, les parents, le personnel des services d’orientation scolaire, de même que les influences mutuelles à travers la compétition et la collaboration entre les élèves eux-mêmes. À l’inverse, ces aspirations seraient plutôt ajustées à la baisse chez ceux qui fréquentent les programmes ordinaires au sein des établissements sélectifs. En d’autres mots, le fait d’avoir été sélectionné pour fréquenter une école privée ou suivre un programme enrichi accroîtrait le sentiment de mérite, de confiance à la réussite scolaire et sociale et vice versa.

Pour certains analystes, la concurrence marchande qui caractérise le système éducatif actuel du Québec, surtout en milieu urbain, semble de moins en moins compatible avec ses visées de justice, d’équité et de cohésion sociale que le discours des politiques publiques en éducation n’a pourtant cessé de répéter[55]. À ce sujet, l’avis du Conseil supérieur de l’éducation[56] rappelle les avantages et les risques de la multiplication de projets pédagogiques particuliers au secondaire, souvent enrichis et sélectifs. Celui-ci soulève le risque d’exclusion et d’atteinte à la cohésion scolaire dont ces projets sont porteurs, soulignant un certain nombre de dérives possibles : l’éclatement de la formation commune, l’exclusion de certains jeunes et l’écrémage de la classe ordinaire. On se rappellera que la socialisation est l’une des principales finalités de la triple mission assignée au système scolaire québécois par la récente réforme « Renouveau pédagogique » :

L’école est appelée à jouer un rôle d’agent de cohésion sociale en contribuant à l’apprentissage du vivre-ensemble et à l’émergence chez les jeunes d’un sentiment d’appartenance à la collectivité. Elle constitue une communauté où le désir d’autonomie et le besoin d’identification à des groupes de référence sont perçus comme des impulsions à canaliser pour faire l’apprentissage de la fraternité[57].

L’homogénéisation et la ségrégation qui découlent de la sélection scolaire des établissements privés et des programmes particuliers au public peuvent constituer un obstacle au vivre-ensemble des jeunes appartenant à une même génération. Bien que basée sur les critères scolaires, cette séparation peut favoriser, à long terme, l’évitement entre les jeunes issus de l’élite sociale et ceux d’origine modeste :

Elle [l’école] cherche ainsi à prévenir les risques d’exclusion, dont la menace est d’autant plus réelle au deuxième cycle du secondaire que les adolescents expriment parfois leur besoin d’affirmation de soi par le rejet de l’autre. Il revient donc à l’école de se préoccuper du développement socioaffectif des élèves, de promouvoir les valeurs qui sont à la base de la démocratie et de veiller à ce que les jeunes agissent, à leur niveau, en citoyens responsables[58].

Pourtant, c’est le contraire qui tend à se produire, car, à l’intérieur des établissements, se développent aujourd’hui des mécanismes de classement et de séparation des élèves, d’homogénéisation et de hiérarchisation des classes en fonction de leurs niveaux de compétences. Sans l’afficher, ni être tout à fait conscientes des conséquences, plusieurs écoles sont amenées à concentrer et à isoler les élèves issus des familles modestes et souvent en difficulté scolaire dans les mêmes classes, à privilégier les classes composées de meilleurs élèves et à entretenir la logique de compétition pour maintenir ou améliorer leur position dans la hiérarchie annuellement mise à jour à travers les palmarès des établissements[59]. Cela porte le risque de mettre en échec ceux qui auraient pourtant pu réussir. Cette pratique est inquiétante, car :

À moyen terme, on peut en effet craindre la création d’écoles ghetto, l’écrémage du réseau public et donc une émulation difficile pour celles et ceux qui y restent, un regard constamment négatif sur le réseau public et une désaffectation envers les carrières en enseignement (au public), etc.[60].

Si dans le contexte actuel, cette différenciation est inévitable, une réflexion sur les politiques éducatives s’impose pour accroître la mixité sociale et scolaire des élèves et éviter ou, à tout le moins, freiner la hiérarchisation des classes et des établissements basée sur l’origine sociale à laquelle les différentes réformes scolaires ont voulu mettre fin depuis les années 1960[61]. C’est pourquoi, dans son avis récent, le CSE invite le gouvernement à « réaffirmer les visées inclusives du système scolaire québécois et à promouvoir l’éducation inclusive. Il s’agit de montrer que celle-ci est non seulement compatible avec un système scolaire performant, mais qu’elle permet de « tirer tout le monde vers le haut » en favorisant le développement du plein potentiel de chacun, au-delà du seuil de réussite scolaire[62].

En définitive, le marché scolaire ne pourrait être conciliable avec la démocratisation de l’éducation que si sa configuration est encadrée par des principes et des pratiques pédagogiques davantage inclusives en ce qui a trait à la répartition des ressources matérielles, à la collaboration entre les élèves et à leur admission dans les filières ou établissements scolaires souhaités[63]. Cela suppose que des efforts collectifs de la part des familles, des communautés, des institutions scolaires et de l’État soient consentis afin d’« agir en amont sur les obstacles à l’apprentissage et de privilégier les réponses collectives qui permettent de répondre aux besoins individuels[64] ».