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Introduction 

L’Observatoire National de la Protection de l’Enfance indique qu’en moyenne, 284 000 enfants bénéficient chaque année en France d’une mesure de protection de l’enfance. Ces mesures font suite à un danger ou un risque de danger tel que mentionné dans l’article 375 du code civil Français : « Si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d’assistance éducative peuvent être ordonnées par justice à la requête des père et mère conjointement, ou de l’un d’eux, de la personne ou du service à qui l’enfant a été confié ou du tuteur, du mineur lui-même ou du ministère public ». il reste toutefois difficile d’appréhender distinctement les notions de danger, négligences et de maltraitances tant elles sont susceptibles de différer selon les territoires, les institutions, et les perceptions subjectives.[1]

La mesure de protection peut être une décision de placement de l’enfant en foyer ou domicile d’assistants familiaux, notamment lorsqu’un éloignement parents-enfants semble nécessaire : cela représente 47 % des mesures[2]. Dans d’autres cas, une intervention d’éducateurs spécialisés au domicile parental peut être préconisée. Les mesures de protection peuvent être « administratives », lorsque la famille a donné son accord pour être accompagnée, il s’établit alors un contrat entre les services de l’Aide Sociale à l’Enfance et les responsables légaux de l’enfant. Si la famille refuse la mesure, ou qu’il est perçu un danger réel, imminent, pour l’enfant, la mesure sera alors judiciaire, c’est un juge qui fixera les conditions de la mesure. Depuis les années 2000, les politiques publiques incitent fortement les établissements et professionnels à travailler avec les familles et non plus seulement l’enfant, ce qui s’inscrit de manière plus large dans une orientation des politiques publiques vers le soutien à la parentalité (Martin, 2014). Les familles et particulièrement les parents, sont désormais qualifiés de « partenaires » ou « d’acteurs de l’accompagnement ». Dans cette logique, les départements, responsables de la mise en œuvre de la protection de l’enfance, cherchent à réduire le nombre de mesures judiciaires qui représentent aujourd’hui 72 % des situations, au profit des contrats administratifs : un objectif qui avance difficilement.

La recherche dont il est question ici se réalise sur le département du Nord de la France, un territoire dont les indicateurs de vulnérabilité sociale et économique sont élevés, en comparaison avec la situation nationale[3]. Les analyses présentées s’appuient sur des données issues des travaux de recherche menés pour l’obtention du doctorat de sociologie, visant à comprendre les relations entre les professionnels de la protection de l’enfance et les parents d’enfants placés.

La question des technologies socionumériques ne faisait pas partie des enjeux préalablement repérés. En effet, la demande initiale du Groupement était de recueillir des éléments de compréhension quant aux liens entre familles et professionnels de la protection de l’enfance. Les professionnels et services de protection de l’enfance sont enjoints à la mise en œuvre de coopérations avec les familles, dans un objectif de maintien du lien parents-enfants. Il s’avère que cela n’est pas sans poser certaines difficultés : il existe des réticences de professionnels face à des parents jugés maltraitants ou négligents, mais aussi des prises de distances de la part des familles. Ces interrogations concrètes s’ancrent dans des questionnements théoriques profonds. Comment penser le lien entre parents et enfants dans un contexte où le quotidien n’est pas partagé ? Nous savons pourtant qu’il constitue une dimension fondamentale dans l’expérience de la parenté (Weber, 2005). Comment aussi penser des formes de coopérations entre professionnels et familles alors que ces dernières n’ont pas –ou rarement- demandé l’intervention des services sociaux (Chauvenet, 1998 ; Israël 1999) ?

Rapidement, nous avons constaté la présence importante des technologies socionumériques sur le terrain d’enquête. Elles suscient de vifs échanges entre professionnels sur la conduite à tenir, et en particulier lorsque ces technologies sont utilisées pour les échanges parents-enfants – alors qu’une mesure vient acter un éloignement. Pour les travailleurs sociaux, cela rendrait plus difficile l’encadrement et la gestion des relations. Nous avons dès lors souhaité explorer davantage cette question inattendue, en tentant de comprendre comment les parents concernés utilisent les technologies socionumériques. Quelles sont les fonctions de ces « échanges invisibles » ? Cet article tente ainsi de lever le voile sur ces usages parentaux.

Nous partons pour cela du postulat que les usages de ces technologies constituent des sujets de discussions et d’analyses pertinents qui mériteraient de s’y attarder plus longuement. En effet, « ils agissent, façonnent, perturbent et transforment » la vie sociale (Le Douarin, 2014) et ainsi, analyser leurs usages revient à comprendre des dynamiques à l’œuvre. Il apparaît dès lors fondamental d’opérer un décloisonnement (Dagiral, Martin, 2017), en mobilisant la sociologie du numérique au sein de recherches dont ce n’est pas nécessairement le premier angle d’analyse.

Méthodologie

Cette recherche a été réalisée dans le cadre d’une Convention Industrielle de Formation par la Recherche, au sein du G.A.P. (Groupement des Associations Partenaires), un groupement de protection de l’enfance comprenant 25 sites d’accueil d’enfants en internat, des services travaillant à domicile avec les familles et des accueils de jour. La méthode utilisée est de type ethnographique, avec quatorze mois d’immersion dans quatre des services du groupement : trois foyers d’accueil pour enfants et un service d’accompagnement des familles à domicile. Les deux premiers foyers d’accueil se situent dans l’agglomération Lilloise, c’est à dire sur un territoire urbanisé, dynamique et accessible par les transports publics. La majorité des familles des enfants accueillis habitent les environs. Le troisième service, implanté dans le Douaisis, est certes au cœur d’une ville de plus de quarante-deux mille habitants, mais l’offre de transports, de loisirs et de formation y est moindre. Les familles, dans leur majorité, résident dans les villes ou villages environnants ou plus éloignées, jusqu’à cent kilomètres de distance avec le foyer. Enfin, le dernier service n’accueille pas d’enfants, les professionnels se déplacent dans le Douaisis aux domiciles des familles pour lesquels ils ont un mandat d’intervention. Lors de cette immersion, il s’agissait de regarder les interactions directes parents-professionnels et de porter une attention aux discours et aux récits d’accompagnements vécus. Un journal de bord a été utilisé pour le report de données pour chaque lieu d’immersion, permettant dans un second temps d’identifier des éléments significatifs. Des entretiens avec cinquante-cinq adultes professionnels et des membres de familles accompagnées s’ajoutent au matériau ethnographique, pour approfondir certains éléments, notamment les trajectoires biographiques. Suite aux observations spécifiques sur les échanges numériques, nous avons eu l’opportunité d’en rediscuter avec les parents en particulier lors des entretiens. Ils sont alors nombreux à avoir évoqué aisément ce rapport aux technologies, allant jusqu’à montrer de leur propre initiative certains échanges entiers par ces outils.

L’ensemble des personnes rencontrées a été préalablement informé de la démarche et du respect complet de son anonymat. Aucun nom réel n’a été reporté sur les documents utilisés pour le retraitement des données : seuls des noms d’emprunts sont usités, et les informations mentionnées ne délivrent qu’un minimum de données contextuelles, permettant de protéger au mieux l’anonymat des sources. La présentation de la démarche s’est faite collectivement aux professionnels, par établissement, lors de temps de réunion à l’issue desquels le consentement de l’équipe était recueilli. Pour les familles, la présentation s’est faite individuellement, en détaillant les enjeux et objectifs de la recherche menée, pour leur demander leur accord éventuel. Les professionnels et les familles ont eu en plus une proposition d’entretien individuel, précisant également les modalités, les enjeux, et les conditions de respect de l’anonymat.

Résultats

De l’analyse produite nous retirons deux éléments principaux au regard de nos questions. D’une part, elle nous permet aujourd’hui de noter que dans le contexte du placement, ces technologies opèrent comme supports de maintien et de renforcement des relations familiales. Si d’autres études nous avaient déjà montré le rôle de ces technologies dans le maintien des liens (Danet, Martel, Miljkovitch, 2017 ; Caradec, Le Douarin, 2009 ; Le Douarin, 2014), nous les aborderons ici dans le contexte spécifique du placement pensé comme une situation de vulnérabilité. D’autre part, elle démontre que le recours au numérique peut être un outil de résistance privilégié pour les groupes sociaux vulnérables – en l’occurrence ici des familles issues des classes populaires, dans un rapport parfois conflictuel aux institutions. In fine, ces usages spécifiques peuvent se concevoir comme des tactiques (De Certeau, 1990) contribuant à redéfinir des marges de manœuvre aux parents, face à l’expérience de vulnérabilité.

Nous rendrons compte de cette analyse en regardant dans une première partie qui sont les parents d’enfants placés et quels étaient leurs usages numériques antérieurement au placement des enfants. Si ces usages étaient relativement marqués par des effets de classe, de genre et de génération, il apparaît que l’expérience du placement vient sensiblement réinterroger ces effets. Devant le constat d’une augmentation de l’équipement numérique[4] et du développement de nouvelles compétences et d’habitudes[5], nous avons émis l’hypothèse que ces technologies occupent un rôle de compensation face à l’éloignement physique (Caradec, Le Douarin, 2009) et viennent soutenir le lien parent-enfant, ce que nous regarderons dans une seconde partie. Ce dernier est en effet fragilisé non seulement par l’éloignement, mais également par la mesure de protection qui relève pour les parents d’une sanction sociale symbolique, par la reconnaissance de leur défaillance dans l’éducation des enfants. En allant observer de plus près les usages et en interrogeant les utilisateurs, il apparait que le recours aux technologies socionumériques constitue un réel support dans le maintien du lien. L’utilisation des SMS, MMS et des réseaux sociaux donne l’occasion d’expérimenter des interactions différentes. Contrairement aux échanges physiques, le support numérique permet de garder le contenu ; parents et enfants préservent ces « preuves de lien » rassurantes. Il offrira également la possibilité de mettre en scène les quotidiens de chacun, en sélectionnant ce que l’on souhaite donner à voir de son environnement. Les technologies socionumériques se sont révélées être aussi des outils de résistance intéressants pour les parents d’enfants placés. Nous rendrons compte dans une dernière partie de leur utilisation pour contourner les règles posées par les établissements d’accueil, mais aussi pour maintenir leur rôle de parents et enfin, pour s’informer et s’entraider entre parents. Il apparaît dès lors que les technologies numériques peuvent se penser dans des usages tactiques, de la part de groupes sociaux désavantagés.

Des effets de classe, de genre et de génération dans l’usage des technologies socionumériques par les parents d’enfants placés

La majorité des familles accompagnées par les services de protection de l’enfance sont parmi les populations les plus pauvres (Plantet, 2010), en raison des mécanismes de repérage des situations de danger, mais aussi car les pratiques éducatives en milieux populaires courent davantage le risque d’être repérées (Serre, 1998). Sur l’ensemble des familles rencontrées, à l’exception d’une famille plus dotée (une mère cadre du secteur privé), toutes appartiennent aux classes populaires, elles sont au chômage, en intérim, ou employées sur des postes peu qualifiés, elles sont locataires du secteur privé ou auprès de bailleurs sociaux et résident sur des territoires qualifiés de « prioritaires ».

En premier lieu, la vulnérabilité sociale et économique va nécessairement amener ces familles à rencontrer des travailleurs sociaux. Les mesures de protection de l’enfance se déclenchent à la suite d’une enquête et à l’origine, d’un signalement, ou de la transmission d’une information préoccupante et peuvent provenir de toute personne qui s’inquiète pour la santé, la sécurité d’un enfant. Pour beaucoup, ces alertes viennent des Centres de Protection Maternelle Infantile, établissements qui fournissent des soins gratuits pour les bébés et enfants jusqu’à 6 ans. Ce sont en majorité les familles des classes populaires qui fréquentent ces établissements en raison de la gratuité des services. Elles font l’objet d’une attention particulière, renforcée par la loi du 26 janvier 2016 ciblant les populations vulnérables et/ou précaires comme public prioritaire[6].Des travailleurs sociaux sont aussi salariés dans ces centres (ou travaillent en partenariat avec eux), ainsi, dès la première grossesse, les assistants de service social ou éducateurs spécialisés sont déjà en mesure d’avoir un regard sur les pratiques éducatives des familles des classes populaires. De surcroît, ces familles seront amenées à rencontrer des travailleurs sociaux par d’autres biais : l’assistant de service social de secteur pour une demande d’aide financière, ou le travailleur social du bailleur pour le logement HLM, le conseiller en insertion, etc. Tout au long de leur vie, ces familles sont sous le regard des travailleurs sociaux qui, par leur formation, auront une vigilance sur les pratiques éducatives ; quand les familles de milieux aisés ne seront pas autant confrontées à devoir justifier leurs positionnements parentaux auprès d’institutions.

En second lieu, les mesures de protection de l’enfance sont parfois liées à des « négligences », ou « risques de danger ». Or, ces notions ne sont pas définies de manière consensuelle et il s’avère que leur appréciation peut relever de positionnements subjectifs. Par ailleurs, les travailleurs sociaux ont bénéficié de formations dans lesquelles sont diffusés et légitimés des repères normatifs tels que la norme d’épanouissement individuel de l’enfant, de réalisation de soi à l’école, d’éveil personnel, plutôt propres aux classes moyennes et supérieures (Chamboredon et Prévot, 1973 ; Serre 2009). Dès lors, l’appréciation de certaines situations familiales pourra parfois s’apparenter à des formes de disqualification des usages et pratiques parentales en milieux populaires (tel que juger qu’un logement est mal entretenu, ou que les loisirs ne sont pas adaptés, l’alimentation n’est pas saine, etc.).

Cette rencontre avec les travailleurs sociaux est aussi une expérience genrée, car elle va plus particulièrement toucher les mères. Premièrement car la proportion des familles monoparentales en situation de pauvreté est très largement supérieure à celle des foyers biparentaux (Dell, Legendre et Ponthieux, 2003). Or d’après l’INSEE (2015), les familles monoparentales sont à 85 % composées d’une mère avec ses enfants. Cette situation de pauvreté s’explique par plusieurs éléments, la séparation conjugale est notamment un facteur de baisse de niveau de vie pour les femmes (qui parfois n’ont pas eu d’emploi salarié pendant leur période conjugale, ou ont diminué leur temps de travail avec l’arrivée d’enfants), comme l’a montré entre autre Xavier Molénat (Molénat, 2015). Aussi, les pensions alimentaires ne sont pas toujours honorées : 30 à 40 % seraient partiellement payées ou non-payées selon le ministère de la santé et des solidarités (2017), et les Caisses d’Allocations Familiales peuvent prendre du temps avant de compenser. La monoparentalité peut aussi dans certains cas entraîner une baisse des interactions sociales (Neyrand, Rossi, 2004) et donc favoriser l’isolement. En conséquence, la monoparentalité est un facteur de risque de fragilité économique et sociale et accentue la probabilité de rencontre avec les travailleurs sociaux dans le parcours. Mais il est aussi intéressant de noter que même dans le cadre des couples parentaux, ou des couples séparés mais dont le père reste présent dans la vie de l’enfant, ce sont majoritairement les mères les interlocutrices des travailleurs sociaux (Tillard, Rurka, 2013). C’est le cas lorsqu’il y a une intervention à domicile (dans ce cas, l’enfant vit soit avec ses deux parents, soit, s’ils sont séparés, le plus souvent avec sa mère, de ce fait, la mère est assez logiquement plus sollicitée) mais cela est aussi observable lorsque l’enfant est placé en établissement : les contacts téléphoniques et physiques sont largement plus nombreux entre les mères et les professionnels qu’avec les pères.

Il est tout à fait vrai que les mères d’enfants placés vont parfois donner l’impression de se saisir de leur plein gré de ces éléments relatifs à ce que Joan Tronto nomme le « care », cette « activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde” (comprenant) nos corps, nous-mêmes et notre environnement »(Tronto, 2009) dans laquelle nous pouvons inclure les tâches domestiques liées aux enfants, les activités relatives au bien-être de l’enfant et/ou de la famille, ou encore le fait de parler des émotions, sentiments et de préserver la mémoire familiale. Cette impression de spontanéité s’apparente en réalité à une incorporation des attentes envers les femmes à se saisir de ce travail de care, pouvant même constituer pour certaines femmes de milieux populaires une forme de valorisation identitaire, en particulier lorsque d’autres sphères ne sont pas investies (comme le travail salarié par exemple) (Skeggs, 2015).

Considérant ces données, la rencontre avec les services de la protection de l’enfance peut être envisagée comme une expérience de classe et une expérience genrée. Or, comme l’a déjà relevé Fabien Granjon (Granjon, 2008) les usages numériques sont aussi à relier aux rapports sociaux, de classe, de sexe et d’âge, quand bien même ces effets ne permettent pas de conclure à des usages homogènes de groupe. Si les individus issus des classes populaires sont certes de mieux en mieux équipés, ils expérimentent pourtant une inégale répartition des compétences liées aux usages numériques (Frydel 2005 ; Coavoux 2012 ; Pasquier 2018), Ils ne sont pas amenés à développer ce type de compétences dans le cadre de formations et ne développent pas leurs usages dans le cadre professionnel (Valenduc, 2008)dans la sphère domestique, l’utilisation est majoritairement tournée vers l’utile, par exemple pour acquérir de nouvelles connaissances (Granjon et al., 2008). Les femmes et majoritairement celles issues des classes populaires, apprécient, elles aussi, ces technologies au regard de leur valeur utilitaire, pour un usage qui sert au couple et à la famille (Fribourg, 2008) – résultant de dispositions incorporées les enjoignant davantage à la prise en charge du de la vie quotidienne de la maisonnée.

Les parents rencontrés dans le cadre de la recherche, interrogés sur leur rapport au numérique, rejoignent les constats évoqués : avant le placement de leur enfant, ils avaient déjà tous, à l’exception de deux, un accès internet à domicile et un téléphone portable par adulte (mais pas nécessairement un Smartphone), parfois un téléphone portable aussi pour l’enfant (peu fréquemment pour les moins de treize ans, fréquemment pour les quatorze ans et plus). Leur usage était plutôt restreint et pour les mères, ces technologies étaient majoritairement utilisées pour la gestion du quotidien : s’organiser pour les courses, gérer les sorties des enfants… A ces effets de classes et de genre s’ajoutent aussi des effets de générations : les parents interrogés ont entre 32 et 49 ans et bien qu’ils soient aujourd’hui familiers d’un certain nombre de fonctions basiques offertes par les technologies numériques, ils n’ont pas eu d’apprentissage spécifique pendant l’enfance, ni à l’école. Si certains étaient déjà avant le placement de leur enfant inscrit sur un réseau social tel que Facebook, leur utilisation était très ponctuelle. En revanche, leurs enfants ont été socialisés à ces technologies, à l’usage de l’informatique à l’école et aux messageries instantanées et aux réseaux sociaux par un apprentissage seul et entre pairs. Les adolescents de plus de treize ans sont les utilisateurs privilégiés de ces technologies, même si les plus jeunes ont autant, sinon plus, été socialisés à ces technologies, ils sont moins souvent propriétaires d’objets numériques, leurs usages sont de fait plus visibles et faciles à réguler pour les professionnels (avec notamment le contrôle des ordinateurs du foyer, gardés dans les bureaux des professionnels).

Il ressort de la recherche que le moment de placement vient réinterroger le rapport à ces technologies, en particulier chez les parents. Ils sont nombreux, dans les premiers mois du placement, à investir dans de l’équipement en s’achetant un smartphone et à en acheter un pour leurs enfants s’ils n’en avaient pas, éventuellement une tablette. Cet investissement étant rapide et conséquent, il résultera le plus souvent de stratégies d’achats (Granjon et al., 2008) comme la mobilisation de l’entourage amical pour des ventes d’occasions entre particuliers, ou le recours au crédit. En dépit de ces stratégies, les familles particulièrement peu dotées resteront désavantagées dans l’accès au numérique. Pour les adolescents déjà propriétaires de smartphones, le placement sera l’occasion d’augmenter le forfait téléphonique et d’ajouter l’accès à internet aux options. Certains parents vont aussi s’inscrire sur les réseaux sociaux, en particulier Facebook, mais aussi sur des forums, par un apprentissage « en allant », issu de tâtonnements individuels, de demande d’aide aux membres de la famille ou amis possédant certaines compétences. Une enquêtée relatera ainsi :

Moi je savais pas me servir de tous ces trucs-là (rires) [montre les applications sur son smartphone] mais on va dire j’appris sur le tas, mon aînée m’a montré des choses, mon garçon aussi, (…) j’ai un peu déréglé le téléphone quelques fois (rires) mais je suis contente ça valait le coup de faire ce sacrifice on l’a payé cher mais voilà mon garçon il est un peu plus avec moi comme ça (…)

Ainsi, le recours au numérique s’intensifie et les usages se diversifient, bien qu’ils restent influencés par les appartenances sociales des parents.

Les technologies socionumériques, des supports de liens familiaux…

La rencontre avec les services de protection de l’enfance étant une expérience de classe, l’ensemble des familles rencontrées, à l’exception de la famille plus dotée dont nous avons fait mention, connaissent dans leur entourage familial ou amical des situations d’enfants placés. Certains parents ont eux-mêmes connus le placement pendant l’enfance. Ainsi, bien que le placement soit une expérience possible, une situation connue et parfois même demandée par les parents qui vivent des difficultés, cela reste une potentielle source de souffrance. Le placement implique la séparation, parfois un éloignement important lorsque le foyer d’accueil est situé à distance du domicile et les visites autorisées sont souvent limitées, en particulier lorsque le placement a été décidé par le juge, comme c’est le cas pour l’extrême majorité des familles d’enfants placés dans le Nord. Pour faire face à cette mise à mal de leur fonction parentale, les parents ont recours à des formes de supports, comme l’appui sur les personnes de leur entourage. Pour Danilo Martuccelli et Vincent Caradec, les supports permettent à l’individu de se tenir face au monde (Caradec, Martuccelli, 2005). Or les technologies socionumériques peuvent avoir cette fonction, pour répondre « aux besoins et aux défis ordinaires (…) dans un contexte qui, au-delà de leurs raisons structurelles, demande aux individus l’énergie nécessaire pour y faire face », à travers de expériences d’autant plus délicates que les échecs sont vécus comme des fautes personnelles » (Le Douarin, 2014).Il s’agit bien pour ces parents de faire face à l’éloignement et aux souffrances qui peuvent en découler, la technologie venant accompagner un changement de vie au regard de trois éléments : l’opportunité d’interactions différentes, des contenus qui laissent une trace et une mise en scène du quotidien.

Une opportunité d’interactions différentes

Pour la totalité des adolescents placés de plus de quatorze ans, les rapports écrits précédents le placement font état de relations conflictuelles au domicile avec les membres de la famille, le plus souvent les parents. Parfois, ces conflits sont même le motif premier du placement. L’éloignement du domicile est l’occasion d’expérimenter d’autres formes d’interactions. Tout d’abord, les parents s’autorisent parfois à écrire ce qu’ils ne disent pas en direct. Lors d’un entretien, une mère relate :

quand je l’ai vu à l’audience pour renouveler le placement je savais pas trop quoi lui dire à M. et puis il y avait du monde et tout ça, j’étais pas trop à mon aise en fait, mais le soir je lui ai quand même envoyé un texto pour dire que je l’aime parce que je m’en voulais de pas lui avoir dit, je voulais pas qu’il pense que je l’aime pas.

Le numérique semble permettre une forme de protection autorisant la prise de risque, parce qu’il ne confronte pas en direct l’auteur à la réaction du réceptionneur. Ce qui est écrit par les parents, principalement par SMS, ce sont en grande majorité des éléments positifs : s’organiser pour la prochaine visite, passer un message d’un membre de l’entourage, quelques mots d’amour. Le numérique implique de réfléchir avant à ce qu’on va envoyer à l’autre, alors que dans les interactions physiques, l’émotion peut parfois prendre le dessus. Une autre mère relate que lorsqu’elle voit sa fille de seize ans les échanges sont toujours virulents, elles ont d’ailleurs peu de temps de visite. Pourtant, elles restent en contact en s’envoyant ponctuellement des SMS.

Par ailleurs, dans les communications numériques s’invitent les émoticônes, ce langage composé de représentations de visages, mais aussi de lieux, d’objets, d’actions, transmettant un message par l’image. Ils sont présents sur les applications utilisées par les parents et leurs enfants (Facebook et Messenger, Snapchat) et sur les claviers des smartphones. A cela s’ajoute sur certaines plates formes telles que Messenger des Stickers (« autocollants ») désignant une des illustrations fixes ou animées et des GiFs (images numériques animées). Les trois éléments ont pour point commun d’offrir une représentation visuelle, venant suppléer ou agrémenter les mots. Ils sont prisés par les parents dans les interactions numériques, en particulier les émoticônes, utilisés comme prolongements de l’écrit, pour renforcer les messages positifs ou chaleureux : ce sont en majorité des visages souriant, des cœurs, des clins d’œil. Ils ont également pour objectif de limiter le risque d’incompréhensions, de malentendus sur l’émotion véhiculée : un clin d’œil accompagne le message ironique, à prendre au second degrés ou marquant une complicité, le sourire ou le cœur accompagne le conseil : « couche toi de bonne heure »,« couvre-toi pour venir », évitant qu’il soit perçu comme un ordre froid.

Au-delà du contenu mûrement réfléchi, les moments d’échanges sont aussi choisis. Contrairement aux relations au domicile où les interactions sont multiples et parfois imprévisibles au cours de la journée, les technologies permettent d’anticiper et choisir le « meilleur moment » pour engager une communication, ou pour y répondre. Nous avons ainsi pu observer des moments privilégiés comme l’heure du coucher pour souhaiter une bonne nuit à leur enfant, ou au réveil pour souhaiter une bonne journée : une façon de montrer que l’on pense à l’autre dans un moment repéré comme étant important pour la vie familiale, prolongeant parfois un rituel existant au domicile.

Des contenus qui laissent des traces

Par ailleurs, les outils numériques privilégiés par les parents pour la communication avec leurs enfants sont ceux qui permettent de conserver une trace de l’échange, tels que les SMS, MMS ou la messagerie Facebook - contrairement à une application comme Snapchat où la photo et le message envoyé disparaissent après quelques secondes. Une mère explique : « quand j’ai pas le moral je regarde les SMS qu’il m’a envoyé, je me dis que tout n’est pas perdu avec lui puisqu’il y a quand même quelque chose, c’est pas beaucoup mais des petits mots ça fait plaisir », une autre résume ainsi « les paroles s’envolent, les écrits restent (…) ». La relecture des contenus est l’occasion de se rassurer sur le lien. Les adolescents eux aussi relisent les messages envoyés par leurs parents, alors même qu’ils n’y répondent pas toujours. Les photos envoyées sont elles aussi gardées, enregistrées dans le smartphone. Outre les interactions parents-enfants, les réseaux sociaux sont des lieux où les contenus demeurent. Les parents vont consulter les pages Facebook, les comptes Twitter de leurs enfants. En pénétrant dans leurs quotidiens, ils s’imprègnent d’éléments de la vie de ces adolescents : les lieux fréquentés, les amis, les goûts. Le stockage et la relecture de ces données permet d’accumuler des connaissances sur l’autre, sur cet adolescent avec lequel on ne vit pas que l’on connait quand même, par les temps de visites mais aussi par tout ce qui s’échange, se trouve et se lit grâce aux technologies numériques.

Eventuellement, les traces des échanges permettent aux parents de témoigner du lien qui les unit à leurs enfants auprès d’autres personnes, auprès des travailleurs sociaux particulièrement. Devant un professionnel mettant en doute la qualité des relations parent/enfant, ils sont en mesure de prouver la présence d’échanges, mais également de sélectionner les échanges qu’ils souhaitent (en effaçant pas exemple ceux qui pourraient attester de conflits).

Le quotidien mis en scène

Dans le cadre d’un éloignement physique entre parents et enfants, les technologies socionumériques ont montré qu’elles pouvaient permettre de « se voir et se montrer des choses de ses environnements respectifs » (Danet et al, 2017). En analysant précisément les contenus des interactions, nous constatons que ces environnements sont non seulement montrés, mais mis en scène (Goffman, 1973). La majorité des photos envoyées, par MMS ou par messagerie Facebook, font référence au quotidien en famille. Il s’agira par exemple d’allusions aux repas (une mère envoie une photo des glaces qu’elle a achetées en prévision du weekend où son fils vient en visite), mais aussi des photos des espaces familiers (des chambres notamment), ou encore de nombreuses photos des animaux domestiques de la maisonnée. De leur côté, les adolescents vont moins recourir à l’envoi de photos, mais lorsqu’ils le font, c’est le plus souvent pour témoigner de ce qui ne va pas dans le lieu de placement : des repas qui ne leur plaisent pas, une chambre mise en désordre par d’autres enfants, ou encore des bleus sur le corps s’ils ont été malmenés par leurs pairs. En somme, ces échanges s’inscrivent dans une « réalisation dramatique » (Goffman, 1973) dans laquelle il s’agit pour tous de s’affirmer dans un rôle : celui de parent bienveillant et en particulier, de mère bienveillante et celui d’enfant non-content d’être éloigné de son domicile (dans certains cas, à l’inverse, l’enfant pourra mettre en scène un quotidien idéalisé au foyer, mais là encore, l’objectif sera de faire réagir la famille, en suscitant la tristesse et la colère). Une adolescente rencontrée lors de l’observation envoyait quotidiennement plusieurs photos par jours à sa mère, sensées témoigner de ses mauvaises conditions d’accueil dans le foyer et des messages pour lui évoquer le comportement des éducateurs envers elle, de manière caricaturée, décrivant des privations, des « regard méchants », des sanctions régulières. En réaction, la mère appelait le foyer, au rythme des SMS et MMS reçus, pour demander des justifications, parfois jusqu’à cinq fois par jour. Cette situation – certes peu fréquente dans cette mesure, mais révélatrice de dynamiques existantes - donne l’occasion à la mère de s’affirmer dans le rôle de protectrice de sa fille de manière ostensible et à la jeune fille de revendiquer que sa mère serait plus en mesure d’assurer sa sécurité et son bien-être que les professionnels de l’établissement. Une opportunité de réaffirmer les rôles de chacun.

Pour les parents, la photo constitue le support privilégié de mise en scène son quotidien, mais l’écrit peut aussi remplir cette fonction par la description des journées passées, la transmission de nouvelles de membres de la famille ou du voisinage, les anecdotes sur la vie de la maison. Au-delà de l’affirmation des rôles, se dessine aussi dans la mise en scène, la volonté de faire cohabiter des quotidiens éloignés, en permettant à l’autre de regarder sa journée ou son environnement. La connaissance de ce quotidien contribue à faire des participants de l’échange des intimes, réduisant la distance physique qui les sépare et minimisant la coupure franche que peut représenter le placement.

Dans ces échanges se glisseront aussi des allusions à des évènements antérieurs, à des histoires qui ont marqué la vie familiale ou à des éléments qui ont suscité de l’émotion. C’est le cas d’une mère qui envoie à sa fille les photos prises lors du repas d’anniversaire de la grand-mère l’année passée (avant le placement de sa fille), ou encore d’une mère qui ponctue son message d’une expression tirée d’une scène de téléréalité qu’elle avait l’habitude de suivre avec sa fille. Ces éléments constituent de véritables secrets d’initiés (Goffman, 1973), des petites références partagées que l’on vient raviver par l’usage du numérique et qui vont affirmer l’appartenance d’un individu à un groupe, permettant à ce groupe de se sentir différent de ceux qui ne sont pas dans le secret. Outre le fait qu’ils aient une fonction d’exclusion des individus hors du groupe, ceux qui ne sont pas initiés - les professionnels de l’établissements, les autres enfants - ne possèdent pas les références pour comprendre l’allusion ou la portée émotionnelle de l’échange, ils permettent aussi de réaffirmer ce lien d’appartenance, dans un moment où ce lien est précisément mis à mal par l’expérience du placement.

Le recours aux technologies numériques s’impose ainsi par ces trois déclinaisons comme un support original, mobilisé par les familles pour maintenir, restaurer ou conforter le lien à leurs enfants placés. Elles mettent à disposition un autre espace où peuvent s’expérimenter d’autres interactions, où l’on donne à voir ce que l’on souhaite, et qui ne disparaît pas. Le smartphone, principal agent mobilisé, permet dès lors « d’emporter son réseau relationnel dans les déplacements, et permet de vérifier la solidité des relations » (Metton, 2007). La sanction sociale que peut représenter le placement et l’éloignement géographique sont alors relativement contournées, confirmant le constat de Vincent Caradec et Laurence Douarin, les outils communicationnels s’inscrivant dans une logique de compensation face à l’éloignement géographique, en particulier dans le cadre familial (Caradec, Le Douarin, 2009). Outre des supports de lien, il apparaît également que les outils numériques puissent favoriser l’émergence de formes de résistance.

…Et des outils de résistance

La notion de résistance a récemment fait l’objet de débats en sociologie (Caldéron, Cohen, dir., 2014). Elle a longtemps été plébiscitée pour désigner des résistances collectives, en particulier dans le monde ouvrier. Aujourd’hui, son acception élargie peut venir désigner « des conduites individuelles et collectives, des affrontements ou des détournements, une protestation affirmée ou masquée, des oppositions traditionnelles ou inattendues » (Caldéron, Cohen, dir., 2014). Des pratiques isolées, mêmes invisibles, peuvent ainsi être qualifiées de résistance au regard du sens qu’elles prennent pour les individus concernés (Bouquin et al., 2008).

La notion est ici mobilisée pour présenter des comportements de parents d’enfants placés (et parfois de leurs enfants) qui visent à se réapproprier des marges de manœuvre au sein de rapports de domination (de classe, et de genre pour les mères) sur lesquelles ils n’ont pas d’emprise. Ces résistances ne visent dont pas le renversement des rapports sociaux. Il s’agira parfois de résister à l’institution en la mettant en difficulté, en contournant ses règles par exemple. Il est aussi question de résister à son statut de parent en difficulté, celui dont les enfants sont placés, qui est accompagné par des éducateurs, en trouvant des façons de réaffirmer sa place, d’accroître ses connaissances et ses soutiens.

Contourner les règles des échanges

Certains établissements et services fixent des règles aux échanges entre les parents et les enfants, en limitant le nombre d’appels par semaine, particulièrement dans les débuts de placements, ou lors de placement dits d’évaluation, c’est-à-dire des placements de courte durée, quelques semaines, visant à évaluer la nécessité ou non d’une mesure de protection pour l’enfant. Ces restrictions sont souvent mal acceptées par les parents, pourtant ils seront peu nombreux à manifester ostensiblement leur désaccord : ils ne souhaitent pas être mal perçus par les travailleurs sociaux. Les outils numériques permettront aux parents de contourner ces règles, facilitant les échanges discrets, hors du regard des professionnels. Ces derniers sont tout à fait au courant des pratiques mais ne peuvent réellement agir dessus : l’accès aux ordinateurs fixes dans les établissements est certes encadré, mais il est perçu comme délicat d’interdire complétement l’usage du téléphone portable aux adolescents, et impossible d’exiger de voir les échanges, le contenu du smartphone étant envisagé comme un relevant de l’intime. La communication directe entre parents et adolescents permettra également de « s’arranger » sans passer par les professionnels de l’institution, les mettant devant le fait accompli. Cela peut être le cas dans la mise en œuvre des droits de visite et d’hébergement concernant le moyen de transport de l’enfant, les heures d’arrivées et de départs (sous réserve que l’application de ces droits ne soit pas définie strictement en amont comme cela peut être le cas, en particulier lors des placements judiciaires). Les professionnels dans les établissements s’entendent dire que « c’est bon ! j’ai vu avec ma mère je prends le train de 18h c’est elle qui vient me chercher à la gare après » et autres répliques d’adolescents équipés, qui ont géré par SMS principalement leur visite du weekend. Cette organisation devrait théoriquement se discuter entre les parents et les professionnels, toutefois, lorsque ces échanges respectent les droits établis, il est difficile pour les professionnels de contester l’arrangement pris directement entre le parent et son enfant. Certaines familles en froid avec les services sociaux peuvent alors, grâce à l’outil numérique, éviter une interaction directe avec les professionnels. Ces contournements des règles institutionnelles s’inscrivent comme une forme de résistance, car elles sont susceptibles de mettre en difficulté les professionnels ; les technologies socionumériques viennent ainsi subtilement aménager une marge de manœuvre aux parents dans la gestion de leurs interactions.

Réaffirmer son rôle de parent

Par ailleurs, ces technologies pourront aussi permettre aux parents de réaffirmer leur rôle auprès de l’enfant, en dépit de l’expérience du placement souvent vécue comme une remise en cause de leurs compétences. En premier lieu, les réseaux sociaux leur garantiront un accès au quotidien de leur enfant, comme nous l’avons précédemment mentionné et sous réserve que l’enfant ai accepté la demande d’ajout de son parent (Facebook nécessite une acceptation contrairement à une application comme Snapchat). Or les professionnels au sein des établissements d’accueil sont rarement en lien avec les enfants sur les réseaux sociaux et n’ont de fait pas accès à certaines informations que l’enfant ne déposera que sur ces réseaux. Certains ne maîtrisent pas le fonctionnement de ces réseaux, d’autres mettent en doute leur utilité et quelques-uns affirment que les contenus déposés par les adolescents sur ces réseaux relèvent de l’intime, une frontière qu’ils [les professionnels] ne devraient pas franchir. Nous avons l’exemple d’un adolescent qui, traversant une période de crise, s’enferme un soir dans sa chambre et refuse aux professionnels d’entrer. Le service reçoit à ce moment-là un appel de la tante de ce jeune homme, expliquant qu’il est en danger, il a tenu des propos suicidaires sur Facebook et aurait posté des photos de scarifications. Tout en étant dans le même bâtiment, les professionnels n’avaient donc pas le même niveau d’information sur la situation que la famille, qui se trouve en position de devoir expliquer aux éducateurs ce que vit l’adolescent. Or ce sont habituellement les professionnels qui sont en mesure de donner des informations aux familles sur leurs enfants, ce renversement de situation peut être valorisant pour les familles, qui retrouvent le sentiment d’être celles qui connaissent le mieux leur enfant. Ces informations récoltées pourront aussi permettre aux parents de mettre en défaut la structure, comme un père qui constate par l’intermédiaire de Snapchat que son fils fume via une mini vidéo postée sur la plateforme et qu’il est en dehors du foyer à une heure où il devrait être rentré. Il mettra alors en doute la capacité de la structure à assurer la santé et la sécurité de son fils et par là, interrogera le bienfondé de la mesure de placement.

De manière générale, l’obtention d’informations sur le quotidien des enfants pourra être valorisée par les parents auprès de la structure d’accueil ou des autres partenaires (référent Aide Sociale à l’Enfance, éventuellement le juge), démontrant leur intérêt pour la vie de l’enfant et leur souci qu’il soit accueilli dans de bonnes conditions. Il s’agit donc d’une forme de résistance vis-à-vis de l’institution, mais aussi une résistance face à son statut de parent en difficulté, refusant de dépendre des professionnels pour avoir des nouvelles de son enfant.

S’informer et s’entraider

Les parents vont aussi se servir des technologies numériques pour accroître leurs connaissances sur le fonctionnement de la protection de l’enfance, sur les dispositifs existants et sur les ressources mobilisables ; cette utilisation s’inscrivant dans un usage-type des technologies socionumériques des classes populaires. Certains parents font des recherches sur l’association qui accueille leurs enfants, sur les autres dispositifs existants (en particulier lorsque la structure qui accueille leurs enfants ne leur semble pas adaptée) et quelque uns se renseignent sur le fonctionnement général de l’Aide Sociale à l’Enfance. En effet, ce système est complexe et l’immense majorité des familles ne sait pas à qui elle doit s’adresser en cas de problème ou de désaccord avec professionnels, ou tout simplement pour en éclaircir le fonctionnement. Les travailleurs sociaux dans leur majorité n’explicitent pas les mécanismes de l’Aide Sociale à l’Enfance, supposant que les familles, parfois accompagnées de longue date, les connaissent parfaitement, ou par manque de temps lors des entretiens parents-professionnels. Les forums thématiques seront ainsi mobilisés (comme la plateforme « Doctissimo » par exemple : des parents, en particulier des mères, s’y inscrivent pour échanger avec d’autres parents et recevoir des conseils, conforter leurs avis. Certaines vont aussi s’appuyer sur des groupes Facebook pour échanger autours de situations. L’approfondissement de ses connaissances et la confortation dans ses opinions, sont sources de valorisation pour les mères. Elles se sentent moins démunies face aux travailleurs sociaux auxquels elles n’osent pas toujours poser des questions - cela reviendrait à reconnaitre qu’elles ne comprennent pas ou ne maîtrisent pas le fonctionnement de l’Aide Sociale à l’Enfance- ni à entrer en conflit avec eux, craignant de ne pas avoir les arguments nécessaires, ou que cela ne joue en leur défaveur à l’avenir. L’inscription sur ces réseaux tels que les forums ou les groupes Facebook sera aussi l’occasion de tisser des liens avec d’autres parents, permettant parfois de relativiser sa situation (« il y a des gens qui vivent des choses encore plus difficiles que nous ») ou de se sentir moins seul : une mère raconte avoir des contacts tous les jours avec d’autres parents sur un groupe Facebook de parents d’enfants hyperactifs : « au début on parlait de nos enfants et des difficultés mais maintenant on s’écrit aussi pour des nouvelles ou autre, ça reste du virtuel mais bon ça fait du bien ».

Cette forme de résistance peut, ici aussi, s’employer vis-à-vis de l’institution, pour contredire ou argumenter devant les professionnels de la protection de l’enfance. Elle sera surtout pour les parents la possibilité de se sentir moins démuni face à l’expérience du placement et s’inscrit donc en premier lieu comme une résistance à son statut de parent en difficulté. Les trois formes de résistances présentées existaient avant la généralisation de ces technologies par d’autres biais, elles se trouvent cependant grandement facilitées par l’utilisation du numérique. En effet, elles peuvent se pratiquer du domicile parental, elles sont discrètes et relativement simple d’accès, d’autant plus si d’autres personnes de l’entourage accompagnent cet apprentissage. Pour reprendre les propos d’une mère précédemment citée, s’il s’agit de recours « au virtuel », les intentions et les effets produits sont eux, bien réels. Ces pratiques ont des effets concrets sur les liens parents-enfants : les jeunes accueillis sont témoins des désaccords de leurs parents avec les professionnels ou des « manœuvres familiales » pour sortir de leur position de vulnérabilité. A nouveau, il apparaît certain que les pratiques virtuelles ne peuvent être opposées aux pratiques réelles (Casilli, 2010).

Au regard de ces éléments, nous pouvons émettre l’hypothèse que ces résistances contribuent à (ré)-inscrire les enfants dans des loyautés familiales[7], en témoigne par exemple un adolescent, affirmant aux professionnels : « de toute façon, ce n’est qu’une question de temps, vous verrez, ma mère elle fait tout ce qu’il faut pour me sortir d’ici ». La mère dont il est ici question s’inscrit pleinement dans ces pratiques de résistance, collectant des informations et photos susceptibles de mettre en défaut l’établissement[8].

Notons toutefois que les parents les plus démunis socialement rencontreront davantage de difficultés dans cet accès, en particulier s’ils ont des difficultés de lecture et d’écriture. Egalement, bien que les pratiques mentionnées soient répandues, elles n’en restent pas moins des comportements individuels qui ne remettent pas en cause des rapports sociaux (de classe et dans une certaine mesure, de genre). Nous les pensons toutefois comme des résistances, telles que décrites par Foucault dans leur versant pratique, pensées comme autant « d’actions pratiques dispersées qui sont autant de singularités, mais dont on peut supposer qu’elles présentent un certain caractère d’exemplarité » (Brossat, 2004).

C’est aussi précisément parce que ces résistances s’inscrivent dans des marges de manœuvre limitées que nous les analysons en termes d’outils et non d’instruments de l’organisation familiale (Denouël, 2017). Cela supposerait une capacité de la part des parents de se servir des technologies numériques d’une manière stratégique, quand en réalité ces usages répondent plutôt à la nécessité de faire face à une réalité non maîtrisée.

Conclusion 

Si les usages des technologies socionumériques n’étaient pas à l’origine un axe d’observation dans la recherche menée, il était impossible ne pas remarquer leur place prépondérante et les enjeux sous-tendus par leur usage dans ce contexte particulier du placement. L’approfondissement de cette thématique révèle plusieurs éléments intéressants. En premier lieu, il apparaît que le placement de l’enfant peut être une expérience personnelle venant reconfigurer des usages préalablement influencés par les appartenances de classes, de genre et d’âge. Il ne les transforme pas intégralement : conformément à leur appartenance de classe, les parents vont avoir une approche majoritairement utilitaire des outils numériques (maintenir le lien, résister) et les mères vont investir dans ces outils leur permettant de maintenir une cohésion familiale, en lien avec des incorporations normatives préalables. Les pères, certes aussi utilisateurs, seront plus majoritairement spectateurs en observant les publications sur les réseaux sociaux, ou en étant informé par les mères des interactions – bien qu’ils soient aussi parfois à l’initiative d’interactions numériques. Toutefois, cette expérience implique une augmentation nette et soudaine de l’équipement, développe les apprentissages et permet de renégocier des marges de manœuvre, tant vis-à-vis de l’institution accueillant l’enfant que vis-à-vis de son statut de parent vulnérable. En cela, ces usages peuvent s’apparenter à des formes de tactiques (De Certeau, 1990). Comme Beverley Skeggs le rappelle, « les tactiques détournent constamment les événements pour les transformer en chances : les options tactiques relèvent plus du jeu avec les contraintes qu'avec les possibilités. Elles sont déterminées par l'absence de pouvoir alors que les stratégies découlent, elles, de l'existence de pouvoir » (Skeggs, 2015). Les parents d’enfants placés sont situés dans des rapports désavantageux face aux professionnels de la protection de l’enfance : ils ne pourront transformer ni renverser ces rapports, mais pourront utiliser les outils numériques dans un sens qui n’est pas prévu par les institutions et ainsi jouer avec les contraintes qui leurs sont posées. Le numérique devient dès lors la chance d’un agir différent, dont les parents ne se priveront pas, en dépit du coût financier élevé que cela peut représenter. L’accessibilité est certes facilitée par des équipements et des forfaits de moins en moins chers, mais représente tout de même une part importante de budget, d’autant que les stratégies d’achat mobilisées pourront impliquer un surcoût en comparaison d’un achat traditionnel (avec le recours au crédit mensualisé notamment, comprenant des taux d’intérêts importants). L’investissement portera surtout sur l’achat de smartphones : ces derniers offrent la possibilité de centraliser plusieurs outils numériques tels que les SMS, MMS, internet et les applications de réseaux sociaux comme Facebook et Snapchat.

Ces constats nous amènent par ailleurs à interroger la place de ces technologies en famille. Les interactions numériques, souvent pensées comme concurrentielles à la vie familiale (Le Douarin, 2014), ont par ailleurs montré qu’elles pouvaient être des supports dans le cas d’éloignement géographique (Caradec, Le Douarin, 2009). Nous assistons ici aussi à leur mobilisation comme support permettant non seulement de maintenir le lien, mais d’agir sur celui-ci en restaurant ou renforçant des rôles par l’utilisation réfléchie sur les contenus et les moments et faisant appel à des représentations traditionnelles de la vie familiale et des rôles de chacun.

Se pose alors la question de la perception des usages du côté des professionnels de la protection de l’enfance. Un certain nombre d’entre eux discerne la dimension tactique de ces usages familiaux et peut dès lors se sentir en difficulté devant le constat de ce qu’il leur échappe, ces échanges invisibles et ces résistances ponctuelles. Se pose aussi la question pour eux de la protection des enfants lorsque le lien avec les familles est jugé dangereux, comme l’ont très justement relevé Potin, Henaff et Trellu (2018). Pour autant, il semble que ces technologies pourraient constituer un levier d’action pertinent dans le travail des professionnels. En effet, les politiques publiques imposent dorénavant aux établissements accueillant des enfants protégés de maintenir le lien parent-enfant. L’objectif est d’éviter le placement des enfants, ou d’en réduire la durée lorsque celui-ci est inévitable : les lois de 2007, de 2016 et les délibérations-cadres du département du Nord vont en ce sens. Outre les justifications morales mises en avant, le fait d’éviter les séparations, elles s’inscrivent aussi dans une volonté de réduction des budgets alloués au secteur. Le placement d’un enfant coûte en moyenne cent soixante euros par jour et par enfant, une dépense remise en question par les financeurs désireux de privilégier des formes de protection sans accueil physique, avec des hébergements ponctuels, ou des interventions éducatives au domicile des familles. L’emploi des technologies numériques pourrait venir soutenir ces nouvelles orientations. D’une part, car elles offrent la possibilité de maintenir le lien, ce qui pourrait contribuer à réduire la durée des placements, certains retours en familles étant difficiles à mettre en œuvre tant les années de placement ont altéré les relations entre l’enfant et ses parents. Au-delà de la relation parent-enfant, se pose aussi la question du lien entre frères et sœurs, quand parfois plusieurs enfants sont placés sur des établissements et services. Les visites sont difficiles à mettre en place car elles nécessitent la coordination de plusieurs établissements ; le numérique ne peut certes pas se substituer aux rencontres physiques mais peut constituer un outil intéressant. Il en va de même pour la famille élargie, grands-parents, oncles et tantes entre autres, qui pourraient bénéficier de ces supports. D’autre part, ces mêmes technologies pourraient être employées par les professionnels dans leur communication avec les parents afin de rassurer ces derniers parfois inquiets sur les conditions d’accueil de leurs enfants ou sur la vie quotidienne de l’établissement. Nous pouvons émettre l’hypothèse que les interactions régulières et médiatisées par le numérique diminueraient les incompréhensions entre familles et professionnels, parfois à l’origine de conflits. Cela nécessiterait toutefois la formation des travailleurs sociaux, dont les compétences numériques sont inégalement réparties, ainsi que l’équipement des lieux d’accueil et des familles. Loin d’être une solution clé-en-main, le numérique s’impose donc au moins comme un outil incontournable, contribuant à redéfinir des expériences de vulnérabilité.