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L’excellent recueil dirigé par Gisella M. Vorderobermeier s’ouvre sur une question qui ne peut qu’interpeller le lecteur : « l’habitus (traductionnel) est-il un concept contrariant (en traductologie)? » (p. 10). Cette double interrogation qui, par l’emploi des parenthèses, porte autant sur la notion d’habitus que sur son application dans le champ traductologique, peut sembler désuète. En effet, bien établi dans la discipline pour sa capacité à transcender la tension objet-sujet, exacerbée entre autres par les approches polysystémiques, le fameux « système de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes » (Bourdieu, 1980, p. 88) n’en est plus au stade de l’essai. Qui plus est, l’habitus est devenu l’un des concepts-clés d’un tournant sociologique qui a placé le traducteur au centre de la réflexion traductologique. Alors, que peut encore nous apporter cet ouvrage?

Les auteurs des onze contributions réunies dans Remapping Habitusin Translation Studies tiennent, d’une part, à réfléchir sur l’accueil critique du concept d’habitus en traductologie et, d’autre part, à réexaminer son rôle et sa pérennité dans la discipline. L’exercice n’est pas innocent : comme le suggère Jean-Marc Gouanvic dans le premier chapitre, l’intérêt accordé aux mécanismes de l’habitus dans un champ d’études en plein essor s’insère dans une dynamique autoréflexive vitale de positionnement disciplinaire (p. 39). Pensé pour déceler la logique des pratiques sociales (individuelles et collectives) au-delà du niveau de la conscience – et donc, appliqué en traductologie pour appréhender les paradoxes et tendances de l’activité du traducteur en relation avec la doxa –, l’habitus a fait l’objet de nombreuses critiques (cf. King, 2000; Lahire, 2003). Les plus fréquentes lui reprochent son déterminisme – la subordination de l’individu et des interactions humaines au contexte social – et son champ d’application de facto national et monolingue, peu adéquat pour saisir une activité traductionnelle qui, par définition, voyage au-delà des langues et des cultures. Tout en assimilant ces critiques et en intégrant les études traductologiques qui ont tenté d’y remédier (p. ex. Inghilleri, 2005; Sela-Sheffy, 2006; Wolf, 2007; Meylaerts, 2010), Remapping Habitus offre un panorama rafraichissant et original qui confronte l’habitus à une série de perspectives (psychologiques, anthropologiques, imaginaires, discursives, commerciales, philosophiques) tout à fait stimulantes.

Dans une introduction de qualité, Gisella M. Vorderobermeier retrace la genèse d’un habitus qui plonge ses racines dans les traditions thomiste et aristotélicienne, nous rappellant que Pierre Bourdieu lui-même a complètement repensé le concept. La directrice de l’ouvrage interroge les enjeux traductologiques de l’habitus, en particulier sa capacité médiatrice (entre subjectivisme et objectivisme) et générative. Jean-Marc Gouanvic pose ensuite la question de la « solubilité » de l’habitus tel qu’il a été conçu par Bourdieu, en traductologie. Une lecture attentive des écrits de Bourdieu, accompagnée d’une étude contrastive passionnante – les trajectoires des traducteurs français Maurice-Edgar Coindreau et Marcel Duhamel –, amènent l’auteur à déclarer indésirable l’extraction du concept d’habitus d’un noeud de notions bourdieusiennes telles que celles de « champs » ou d’« illusio ». Toujours selon Gouanvic, il n’existerait pas de champ autonome des traducteurs. Leur habitus dépendrait dès lors des enjeux, capitaux et lois des champs dans lesquels ils traduisent (les champs cibles littéraire, économique, juridique, etc.). Dans le chapitre suivant, Rakefet Sela-Sheffy expose une approche radicalement différente. Partant de la nécessité de prendre en considération la multiplicité de dispositions au sein d’un groupe de traducteurs, l’auteure met en avant deux concepts psychologiques primordiaux provenant de recherches microsociologiques sur le « travail identitaire » (v. Goffman, 1956) : les intentions et l’auto-perception. Ces apports transdisciplinaires lui permettent de situer l’habitus dans un ensemble de ressources négociables par l’individu. De son corpus de traducteurs israéliens émerge alors un champ de pouvoir différentié basé sur l’auto-estime (élite vs. non élite), où seuls les traducteurs d’élite, qui se perçoivent tour à tour comme gardien culturel, médiateur culturel ou artiste, s’autorisent à alterner les stratégies de domestication et d’étrangéisation.

La deuxième partie du recueil rassemble des études qui entrent explicitement en dialogue intra- et interdisciplinaire. Jugeant que le rapport du chercheur aux normes manque de neutralité, Sameh F. Hanna affirme, dans la lignée des premiers écrits anthropologiques de Bourdieu, que « the habitus of the mapper should not itself escape mapping » (p. 70). Par le biais d’une étude de cas éclairante au sujet des traducteurs de Shakespeare vers l’arabe, il se penche sur la notion d’hexis traductionnel (Charlston, 2013), c’est-à-dire la manifestation textuelle plutôt consciente de l’habitus en fonction des normes de traduction. Kalliopi Pasmatzi fait également un usage – parfois un peu forcé – de la notion d’hexis traductionnel pour analyser la traduction grecque, parue en 1995, de Captain Corelli’s Mandolin, un roman historique traitant de la guerre civile grecque. Dans une étude orientée vers le produit, elle dresse les liens entre le texte traduit, le champ littéraire grec dominé par le politique et la recherche d’honneur. Pour Nadja Grbic, l’habitus constitue plutôt un outil complémentaire à son instrumentalisation de la boundary theory et de la sociologie de la profession. Elle observe la façon dont le processus de construction d’une sphère professionnelle d’interprètes des signes en Autriche se nourrit de l’acquisition, de la négociation et de la transformation de différents habitus spécifiques. Pour clôturer cette deuxième partie, Kristiina Abdallah combine la notion d’habitus avec celle d’acteur de Bruno Latour (2005). Comme Sella-Sheffy, elle utilise les interviews – dont on peut évidemment questionner la validité pour saisir un processus en théorie inconscient – afin de retracer un réseau de production dont elle tente d’extraire l’habitus (collectif) professionnel ainsi que les habitus individuels. Alors que l’approche latourienne se concentre sur l’association d’acteurs humains et non-humains agissant pour et à l’encontre des individus, les concepts bourdieusiens d’habitus et d’hystérésis – soit l’idée que l’habitus ne s’adapte pas immédiatement aux modifications du champ[1] – permettent d’étudier la façon dont les traducteurs résolvent leurs problèmes d’insatisfaction professionnelle.

La troisième partie s’attèle à la relation primordiale entre théorie et empirie. Torikai Kumiko met en avant le potentiel performatif de « l’histoire orale » pour lier habitus et données biographiques, et ainsi repérer les paradoxes entre ce que les traducteurs font et ce qu’ils disent ou croient qu’ils font. Gisella M. Vorderobermeier s’inspire de l’anthropologie différentielle des formes symboliques de Bourdieu, en particulier de ses dimensions temporelles (protention-projet), pour construire une enquête à grand échelle destinée à reconstruire l’habitus de traducteurs littéraires et à stabiliser un habitus professionnel. Finalement, la contribution originale de Vasso Yannakopoulou examine l’interaction entre modus operandi (habitus) et opus operatum (stratégies) pour tracer un habitus traductionnel à micro-niveau et établir les patrons et déviances de style dans une traduction grecque d’Hamlet.

Dans la dernière partie du recueil, qui évalue le potentiel social, politique et critique de l’habitus, Moira Inghilleri s’efforce à démontrer les similitudes et les divergences entre « habitude » (Dewey, 1917) et habitus. Elle laisse entendre que la différence entre les deux approches se situe dans le potentiel de l’interaction communicationnelle. Le pragmatisme linguistique, marginalisé par Bourdieu comme épiphénomène de la structure sociale, joue, selon l’auteure de ce remarquable article, un rôle prépondérant dans la reproduction et le changement social. Finalement, María Carmen África Vidal Claramonte compare la tâche de l’historien à celle de traducteur en se servant de l’exemple de l’entrée « Francisco Franco » dans la biographie nationale espagnole. En envisageant la traduction dans un sens large, elle entrevoit l’histoire comme un champ au sein duquel le traducteur-historien et le lecteur ne partagent pas le même habitus et où les malentendus sont garantis.

Bref, dans cet ouvrage, l’habitus entre dans une relation dialogique tonifiante avec un ensemble de concepts et de réflexions transdisciplinaires qui facilitent et légitiment son instrumentalité en traductologie. Lorsqu’il est pris tel quel, c’est-à-dire dans un cadre bourdieusien uniquement (p. ex. dans la contribution de Gouanvic), l’habitus du traducteur n’est pas autorisé à s’appuyer sur un champ autonome, mais plutôt sur un ensemble de champs et de producteurs plus légitimes. Emprisonné dans une structure prédéterminée et par définition conçue pour les champs monolingues et nationaux, le traducteur peut difficilement se positionner par rapport aux autres agents de changement. C’est pourquoi la plupart des contributions tentent de resituer l’habitus dans un cadre plus interactionniste, en faisant notamment appel aux premiers écrits anthropologiques de Bourdieu (ex. Hanna) ou à des approches issues d’autres disciplines (ex. la Boundary Theory, le travail identitaire, la sociologie de la traduction) qui octroient plus de liberté à l’agent[2]. Placé hors du contexte dans lequel il a été pensé, par exemple, dans un réseau de production ou dans une sphère professionnelle émergente, l’habitus devient un outil analytique souple capable de prendre en compte la complexité des trajectoires individuelles et collectives et de gérer un ensemble de données, autrement difficilement combinables.

Dans cette optique, alors que l’agencement des contributions en quatre parties est globalement bien pensé et l’index, particulièrement utile, on peut s’interroger sur la pole position de la contribution de Gouanvic qui, en ignorant la réception critique de la théorie bourdieusienne en traductologie, referme le dialogue entamé dans l’introduction. De même, pourquoi clôturer le recueil par la contribution de Claramonte, dont l’approche discursive et constructiviste, intéressante en soi, s’éloigne visiblement des enjeux du recueil? Dommage également que la synthèse de l’ouvrage soit laissée aux lecteurs. Un des intérêts majeurs de l’ouvrage se situant justement dans la multiplicité de perspectives et de concepts moins connus, une mise au point finale aurait sans conteste accentué la valeur de la publication. Remarquons aussi que, à plusieurs endroits, et même lorsque les études de cas en démontrent justement la souplesse, l’utilisation de l’habitus paraît forcée. Bien que dénoncée dans l’introduction, la démarche centrée sur l’application du concept, qui voit en l’habitus une fin plutôt qu’un moyen, fait malheureusement parfois perdre aux yeux du lecteur l’engagement conceptuel initial.

Enfin, il faut constater que la plupart des contributions abordent l’insertion du traducteur dans un champ cible uniquement, sans prendre en considération les aller-retours du traducteur entre champs cible et source. Dans la même veine, les idées de temporalité, de permanence et de processus, abordées de multiples façons dans le volume (ex. les contributions de Vorderobermeier et Inghilleri), continuent à « contrarier » : comment capturer une dynamique à la fois individuelle et collective liée à une activité souvent temporaire, mais basée sur des dispositions relativement permanentes? Lorsqu’elle imagine un champ de la traduction, Michaela Wolf (2007) évoque un entre-deux transitoire, qui ne peut être envisagé comme une entité statique génératrice d’identité, mais comme un processus – un espace animé par la contradiction et la négociation qui accueille de façon éphémère des agents qui l’abandonnent une fois la transaction réalisée. Si cette direction n’est adoptée que par quelques auteurs (p. ex. Abdallah et Grbic), elle est néanmoins sous-jacente à l’ensemble de l’ouvrage et ouvre de nouvelles pistes pour appréhender le profil et les dispositions multiples des traducteurs.

En conclusion, Remapping habitus est un ouvrage stimulant qui exhibe les forces et faiblesses d’un concept-clé et contribue ainsi de façon pertinente au tournant sociologique de la traductologie. Dans l’introduction, Gisella M. Vorderobermeier disait espérer que le volume arrive à trouver et à maintenir un juste équilibre entre consolidation méthodologique d’une part et inventivité critique de l’autre; l’objectif est, à notre sens, largement atteint.