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À la suite du mouvement populaire des 30 et 31 octobre 2014 qui a contraint le président Blaise Compaoré à démissionner, une nouvelle page s’est ouverte au Burkina Faso. Les principaux acteurs de l’insurrection[1] que sont les leaders de la société civile et des partis politiques de l’ex-opposition ont engagé le pays dans une « transition » politique. Durant cette période intermédiaire entre la fin du régime Compaoré et l’institution d’un nouveau régime[2], les forces vives de la nation entendent répondre à une aspiration sociale profonde : inscrire le pays dans une dynamique de rupture totale avec l’ordre politique précédent. En d’autres termes, il s’agit de jeter les bases d’une nouvelle communauté politique qui rompt avec l’autocratie, les crimes politiques, la mauvaise gouvernance et la corruption qui ont longtemps été reprochés au régime Compaoré (CRNR, 2015). Les outils qui sont généralement mobilisés pour répondre à ces défis complexes s’inscrivent dans ce qui est communément appelé la « justice transitionnelle ». Celle-ci repose sur quatre piliers principaux qui forment son cadre normatif, à savoir : le droit à la vérité sur les crimes commis, le droit à la justice, le droit à la réparation et le droit aux garanties de non-répétition (Joinet, 1997 ; Orentlicher, 2005). Grâce à ces mesures, la justice transitionnelle vise à conduire les sociétés qui sortent de situations de violations graves des droits de la personne vers la réconciliation nationale, la consolidation de l’État de droit et l’édification de la démocratie (de Greiff, 2010 : 17-29). Pourtant, à l’instar de certains pays du « printemps arabe » comme la Tunisie ou l’Égypte, le Burkina Faso connaît une justice transitionnelle qui ne vise pas à proprement parler une transition démocratique, puisque celle-ci a eu lieu depuis l’adoption de la Constitution de 1991 qui a mis fin aux régimes militaires successifs que le pays a connus. La justice transitionnelle burkinabè fait suite à un mouvement de révolte populaire dont l’objectif est surtout de rompre complètement avec les vingt-sept années de régime Compaoré, avec notamment l’exclusion de ses anciens dirigeants de l’exercice du pouvoir d’État[3]. C’est dans ce contexte que s’inscrit la présente réflexion, qui cherche à répondre à la question suivante : à partir de la période transitionnelle à celle post-transitionnelle du Burkina Faso, quels sont les facteurs qui déterminent les dynamiques à privilégier et, partant, l’orientation du processus de justice transitionnelle ?

Pour répondre à cette interrogation, nous soutenons la thèse que la justice transitionnelle est fondamentalement un « champ politique » (Bourdieu, 1981 : 1-24) dans lequel s’exercent des rapports de forces entre différents acteurs, chacun cherchant à orienter le processus en faveur de ses intérêts politiques. Pour parvenir à leurs fins, les acteurs mobilisent des forces qui peuvent être sociales[4], politiques[5], juridiques[6], voire militaires[7].

Pour faire la démonstration de notre thèse, nous appuyant sur une approche diachronique, nous présenterons dans une première partie la justice transitionnelle en tant que « champ politique ». Dans une deuxième partie, nous montrerons que pour déterminer le cours de la justice transitionnelle, les acteurs de la société civile et des partis politiques de l’ex-opposition ont d’abord entrepris de renforcer leur légitimité sociale en adoptant un discours « révolutionnaire » sankariste[8] en phase avec les aspirations du peuple burkinabè au changement (force sociale). Ensuite, ils ont cherché à contrôler les organes exécutifs et législatifs de la transition par le choix de leurs dirigeants (force politique). Dans une troisième partie, nous démontrerons comment la mise en oeuvre de la justice transitionnelle a été déterminée par les rapports de forces en faveur des acteurs précités. Par ailleurs, dans ce contexte de concurrence des rapports de forces, nous exposerons, dans une quatrième partie, d’une part, la tentative de prise du pouvoir par des forces politico-militaires de l’ancien régime afin de réorienter le processus de justice transitionnelle et, d’autre part, la mise à l’échec de ce projet par une résistance populaire organisée sous le leadership des acteurs de la société civile et de l’ex-opposition politique. Enfin, nous montrerons, dans une cinquième partie, qu’en raison d’une reconfiguration des rapports de forces après les élections présidentielles, la justice transitionnelle, sous le nouveau régime Kaboré, semble privilégier d’autres dynamiques dont notamment un réalisme politique au détriment du mouvement « révolutionnaire ».

La justice transitionnelle en tant que « champ politique »

Selon Pierre Bourdieu, le « champ politique » est « un microcosme, c’est-à-dire un petit monde social relativement autonome à l’intérieur du grand macrocosme social » (2000 : 52). Le champ politique se définirait « à la fois comme champ de forces et comme champ des luttes visant à transformer le rapport de forces qui confère à ce champ sa structure à un moment donné » (ibid. : 7). L’intérêt du recours à une telle théorie est à la fois épistémologique et heuristique. Le champ politique permet non seulement de rendre intelligibles les rivalités incessantes entre différents acteurs en période de transformation politique, mais il favorise aussi la compréhension de l’évolution de la justice transitionnelle dans le temps en fonction des rapports de forces.

Pour mieux saisir les enjeux politiques qui sont au coeur du champ politique de la justice transitionnelle au Burkina Faso, il nous paraît essentiel d’examiner au préalable l’histoire contemporaine de ce processus. Dans une perspective diachronique, l’origine de ce cadre d’analyse peut être située aux procès de Nuremberg et de Tokyo consécutifs à la Deuxième Guerre mondiale (Teitel, 2014 : 35), procès qui peuvent être considérés comme constituant « officiellement » « l’acte de naissance de la justice transitionnelle » (Hazan, 2007 : 17-41). En effet, ils confirmaient la cristallisation d’un nouveau paradigme dans la discipline du droit international : la responsabilité pénale individuelle et la primauté du droit international sur le droit national en matière de répression des crimes internationaux[9]. Il convient toutefois de noter que la caractérisation de cette phase de justice transitionnelle par la criminalisation des actes attribuables à des agents de l’État était avant tout le produit de concurrences politiques acerbes. Le recours au droit et aux tribunaux pour répondre aux actes commis par l’Allemagne et le Japon découlait en réalité d’un rapport de forces en faveur des alliés vainqueurs de la guerre. Dans ce contexte de transition, les relations dialectiques consubstantielles entre le droit et la politique[10] prenaient un accent tout particulier : il s’agissait d’inscrire les pays vaincus sur les fondements de la démocratie libérale (Kemp, 2012 : 253) dans le but d’édifier une paix durable. Ce projet politique d’éthique kantienne (Kant, 1792) de la « paix par le droit » (Kant, 2006 ; Andrieu, 2012 : 65-194) va par la suite sous-tendre l’adoption des tribunaux pénaux internationaux de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda mis en place par le Conseil de sécurité des Nations Unies, respectivement en 1993 (UN Doc. S/Res/827 : 1993) et en 1994 (UN Doc. S/Res/955 : 1994), pour répondre aux crimes graves commis dans ces deux régions. En outre, à la suite des transitions démocratiques consécutives à la fin de la guerre froide, une seconde phase de la justice transitionnelle apparaît notamment en Amérique latine. Alors que les procès de la fin de la Deuxième Guerre mondiale se caractérisaient par une politique de « justice des vainqueurs » (Kolb, 2008 : 31-32), la justice transitionnelle se déroule, cette fois-ci, le plus souvent, sur fond de « compromis politique » entre différents acteurs en raison surtout du caractère hautement déstabilisant du recours au modèle de la justice pénale punitive. Du fait de l’instabilité politique et normative qui définit ces périodes, Nicolas Guilhot et Philippe C. Schmitter les appréhendent « comme des situations politiques “sous-déterminées” où l’absence de règles claires et les conflits entre différents acteurs sur la nature de ces règles rendent les évolutions politiques extrêmement imprévisibles » (2000 : 618). Dans plusieurs pays sortant de la dictature militaire en Amérique latine, l’état du droit ne se prêtait pas à des procès équitables. La mise en oeuvre d’une justice pénale était parfois délicate du fait de l’inexistence d’un droit incriminant les actes ou compte tenu de la présence d’un droit légalisant les violences passées[11]. En Uruguay, par exemple, les poursuites étaient difficiles car le régime militaire avait légalisé certains de ses actes de répression (Lefranc, 2008 : 5). Dans de telles situations, les acteurs politiques présentent le plus souvent les enjeux nationaux à travers la dichotomie de la justice et de la paix. Il en découle généralement le choix d’une realpolitik privilégiant la paix au détriment du modèle de justice punitive mis en oeuvre à Nuremberg (Bassiouni, 2002 : xv-xvi). Ces contextes sont aussi couramment marqués par l’absence, à proprement parler, de vainqueurs et de vaincus, ce qui justifie la fréquence des lois d’amnistie et le recours aux commissions dites de vérité et réconciliation (Lefranc, 2008 : 3). En Afrique du Sud, par exemple, au lendemain du régime d’apartheid (entre 1960 et 1994), pour assurer une « transition en douceur », les transactions politiques aboutissent à l’adoption de la Truth and Reconciliation Commission (TRC), une institution chargée d’octroyer l’amnistie en contrepartie de la vérité et de promouvoir la réconciliation nationale (Minow, 1998 : 53). La justice, dans ces périodes, ne se conçoit point dans une acception restrictive se limitant à la rétribution, elle se veut plus large, en intégrant l’idée de la restauration des communautés affectées par les violences dans le but de parvenir à une paix durable (Lefranc, 2008 : 5-7). La justice transitionnelle s’appréhende ainsi comme une branche des droits de la personne qui considère comme interreliées la justice, la paix et la démocratie (Andrieu, 2014 : 7). Dans ces conditions, l’expression « justice transitionnelle » porte à controverse. Pour certains auteurs, ce n’est pas la justice qui serait en transition, mais plutôt des sociétés, à la fin d’une dictature ou d’un conflit de grande ampleur, caractérisées par la commission de crimes graves (Hazan, 2007 : 11). En revanche, pour d’autres, la justice transitionnelle serait bien une « justice de transition », en raison notamment de l’exceptionnalité politique et normative qui caractérise le contexte (Venema, 2012 : 89). Dès la fin du XXe siècle, à la faveur de la mondialisation, la justice transitionnelle entre dans une phase de normalisation à la suite de l’apparition de nouvelles formes de conflits et d’instabilité politique au sein des États (Teitel, 2014 : 36-37). Elle se caractérise par une politisation élevée du droit et la possibilité de compromis sur les standards de l’État de droit (ibid.). En outre, elle se définit, d’une part, par son expansion verticale, c’est-à-dire la multiplication des acteurs et des niveaux dans lesquels elle s’opère et, d’autre part, par son expansion horizontale, consistant en son extension à une pluralité de contextes divers, comprenant des situations non démocratiques de transition, des transitions d’un conflit violent vers la paix, des contextes dans lesquels il n’y a point de transition politique (Hansen, 2014 : 105-106). Qui plus est, la discipline s’intéresse aussi à des situations dans lesquelles il serait simplement question de revendications socioéconomiques en lien, ce faisant, avec le développement (Duthie, 2008). Dans toutes ces situations, la justice transitionnelle se caractérise par des marchandages politiques entre différents acteurs. Les dynamiques privilégiées sont le plus souvent tributaires des rapports de forces en présence. Deux objectifs lui sont généralement associés : elle se définit comme une opération de pacification et de réconciliation après des violations graves des droits de la personne (transition vers la paix), ou comme un processus de démocratisation consécutif à un régime autoritaire (transition vers la démocratie) (Nagy, 2014 : 218). Dans le contexte du Burkina Faso, cette double dimension de la justice transitionnelle demeure un défi constant. En effet, depuis la chute du régime Compaoré, le pays fait l’objet de revendications sociales exigeant, d’une part, des réponses adéquates aux violations graves des droits de la personne du passé et, d’autre part, la consolidation du processus de gouvernance démocratique amorcé depuis le début des années 1990.

Au demeurant, la justice transitionnelle reste incontestablement un champ politique dans lequel s’exercent des rapports de forces qui visent à déterminer les dynamiques à privilégier dans le processus. Au Burkina Faso, dès le début de la transition politique, les principaux acteurs de la société civile et de l’ex-opposition politique vont chercher à engranger le maximum de forces afin de conduire la justice transitionnelle dans le sens de leurs intérêts communs circonstanciels, à savoir, la promotion d’un mouvement « révolutionnaire » de refondation du pays. Toutefois, ils seront confrontés à un acteur de poids, l’Armée. Celle-ci entend demeurer au coeur du pouvoir politique comme par le passé. Les différents acteurs, y compris l’Armée, s’engagent alors dans des manoeuvres stratégiques pour le contrôle des organes de la transition dans le but de déterminer l’orientation de la justice transitionnelle.

Les manoeuvres stratégiques pour le contrôle des organes de la transition

Depuis son indépendance le 5 août 1960, à l’exception du régime de Maurice Yaméogo (1960-1966), le Burkina Faso a continuellement été dirigé par des militaires, arrivés au pouvoir généralement à la faveur d’un coup d’État[12]. Dès la chute du régime Compaoré, les leaders de la société civile et des partis politiques de l’ex-opposition adoptent la stratégie d’influer sur les négociations qui visent à créer un nouvel ordre politique et social dans le pays. Leur objectif est de profiter de la fenêtre d’opportunité ouverte par le départ inattendu du président pour satisfaire leurs intérêts politiques et, surtout, déterminer le cours de la justice transitionnelle qui serait mise en oeuvre. Pour ce faire, dans le but de renforcer leur légitimité sociale, ils prennent position en faveur d’un régime civil. La société civile, en particulier, adopte en plus une approche de réanimation de la rhétorique identitaire du sankarisme[13].

Devant la vacance du pouvoir, l’Armée, historiquement présente au coeur du pouvoir politique (Sampana, 2015 : 34-49), n’entend pas être à la marge du processus de transition. Ainsi, c’est d’abord le chef d’état-major des armées, le général Honoré Nabéré Traoré, qui s’autoproclame chef de l’État. Quelques instants plus tard, c’est le commandant adjoint du Régiment de sécurité présidentiel (RSP) de l’ex-président, le lieutenant-colonel Yacouba Isaac Zida, qui se déclare chef de l’État. Cette confusion au niveau de la hiérarchie militaire découle d’un conflit de leadership longtemps présent au sein de l’Armée burkinabè. Blaise Compaoré avait créé cette division en faisant du RSP une unité spéciale d’élite militaire très bien armée pour assurer sa garde prétorienne, bien que le régiment soit théoriquement rattaché à l’Armée de terre[14]. Dans ce contexte de rapport de forces militaires, c’est le RSP qui sort vainqueur. Le chef d’état-major des armées et toute l’Armée républicaine sont obligés de s’aligner derrière le RSP et de lui manifester leur soutien. Zida devient ainsi le président de la transition. Ce faisant, ce qui était au départ une prise du pouvoir par le peuple devient purement un « coup d’État » (Ouedraogo et Ouedraogo, 2015 : 8-10). Les militaires du RSP ne semblaient pas du tout prêts à perdre les intérêts et les privilèges qu’ils s’étaient acquis sous le régime Compaoré (Banégas, 2015 : 148). Face à cette prise du pouvoir du RSP, les leaders de la société civile et des partis politiques de l’ex-opposition, dans une alliance stratégique, manifestent leur désaccord total à une transition militaire (Marceau, 2014). Ils auront un allié important : la communauté internationale exige une transition civile, sous peine de sanction (Ahmat, 2014). Acculés par les pressions, les militaires décident d’abandonner le pouvoir. Les différents acteurs entament alors des négociations dans le but d’élaborer une charte qui régirait la transition politique. Après de houleuses tractations, la Charte nationale de la transition est adoptée le 13 novembre 2014[15] (Tiéné et Tiassou, 2014). Celle-ci institue les organes suivants : un président civil pour conduire la transition, un gouvernement et un Conseil national de la transition (CNT) faisant office de Parlement de la période transitoire. Dans un délai d’une année, les autorités de la transition doivent organiser des élections présidentielles et législatives dans lesquelles elles ne pourront toutefois pas se présenter[16].

Les acteurs des négociations savaient que le choix des dirigeants des trois piliers du pouvoir que sont le président de la transition, le premier ministre et le président du CNT, déterminerait le cours de la justice transitionnelle qui serait mise en oeuvre. Selon les dispositions de la Charte, un collège de 23 personnes, dont « cinq (5) membres représentant les partis politiques ; cinq (5) membres représentant les organisations de la société civile ; cinq (5) membres représentant les forces de défense et de sécurité ; et huit (8) membres représentant les autorités religieuses et coutumières » (art. 8)[17], se réunit pour choisir le président de la transition. Une fois le collège réuni, des tractations s’engagent, chaque corporation voulant que les organes de la transition soient sous son contrôle. Mais l’Armée va user de son poids militaire pour s’assurer qu’elle contrôle entièrement le pouvoir de la transition. Le collège élit Michel Kafando comme président de la transition. Ce qui l’aurait démarqué de sa concurrente principale Joséphine Ouedraogo, ce sont, notamment, sa qualité de candidat proposé par l’Armée (Saidou, 2017 : 7), son intégrité et sa longue carrière de diplomate (Paré, 2014a). Après son investiture, dans une démarche qui confirme l’influence de l’Armée, Kafando nomme au poste de premier ministre son prédécesseur, Yacouba Isaac Zida, le 19 novembre 2014[18] (Le Pays, 2014). Cette nomination démontre, comme par le passé, la subordination du pouvoir civil au pouvoir militaire (Boukari-Yabara, 2015 : 31).

Quant au président du CNT, il devait être élu par les 90 membres de l’assemblée répartis, selon l’article 12 de la Charte, de la manière suivante : 25 représentants des forces de défense et de sécurité, 30 représentants des partis de l’ex-opposition, 25 représentants de la société civile et 10 représentants de l’ex-majorité. Alors qu’ils étaient au départ trois candidats en lice pour le poste de président, c’est finalement Chériff Moumina Sy qui est élu avec 71 voix, contre 14 pour son concurrent Ibrahim Koné (Paré, 2014b), choix qui reposerait sur son opposition de longue date au régime Compaoré (Yarga, 2015). En outre, l’appartenance de la majorité des membres du CNT à l’ex-opposition et à la société civile en faisait une institution qui choisirait un candidat qui privilégierait la dynamique de rupture. La configuration du pouvoir de la transition paraissait ainsi affirmer une distribution des forces plus favorable à l’Armée qu’à la société civile et aux partis politiques de l’ex-opposition. En effet, la première avait réussi à placer ses candidats comme président de la transition et premier ministre, alors que les seconds n’avaient pu engranger que le poste de président du CNT.

Devant l’avantage comparatif de l’Armée, la société civile et les partis de l’ex-opposition se sentent en position de faiblesse. Ils entreprennent de faire pression sur le président de la transition ainsi que sur le chef du gouvernement pour qu’ils se rangent du côté de la dynamique « révolutionnaire » de rupture. Ces pressions, conjuguées probablement aux ambitions politiques personnelles de Zida, amènent progressivement ce dernier à s’émanciper de ses frères d’armes du RSP. Se met alors en place un trio circonstancié formé par Kafando, Zida et Sy, dont l’objectif est d’orienter le processus de justice transitionnelle en faveur du changement souhaité par la majeure partie des Burkinabè. Mais en ne maîtrisant pas totalement la force militaire des membres du RSP en particulier, les autorités de la transition adopteront une attitude circonspecte dans leur élan de mettre en oeuvre une justice transitionnelle aux dynamiques « révolutionnaires ».

Un processus de justice transitionnelle aux dynamiques « révolutionnaires » prudentes

Dès le début de la transition politique, les autorités de la transition privilégient la rupture avec le régime Compaoré, en rouvrant des dossiers judiciaires sensibles, dont les affaires Thomas Sankara et Norbert Zongo, en apportant leur soutien aux travaux de la Commission de la réconciliation nationale et des réformes (CRNR), et en engageant le pays dans des réformes multisectorielles et la modification du Code électoral.

La réouverture des dossiers judiciaires Thomas Sankara et Norbert Zongo

L’affaire Thomas Sankara remonte à l’accession de Blaise Compaoré au pouvoir le 15 octobre 1987 à la faveur d’un coup d’État. Au cours de ces événements, le président du Conseil national de la révolution (CNR) burkinabè, le capitaine Sankara, est assassiné avec treize de ses proches collaborateurs et gardes du corps dans les locaux du Conseil de l’entente (Kaboré, 2002 : 221). Les dépouilles mortelles sont ensuite mises dans des sacs plastiques pour être enterrées illico presto au cimetière de Dagnoen, un quartier situé à la sortie est de Ouagadougou (Andriamirado, 1989 : 32-33). Cette affaire qui implique Blaise Compaoré fera l’objet de longues péripéties judiciaires sous son régime[19], sans que l’on sache exactement les circonstances de la mort du « père de la révolution burkinabè ». Quant à l’affaire Norbert Zongo, elle remonte à 1998. Alors qu’il était journaliste d’investigation de l’hebdomadaire L’Indépendant, Zongo est trouvé assassiné et carbonisé le 13 décembre 1998 avec trois de ses compagnons d’infortune, dont son frère Ernest et deux de ses collaborateurs, Blaise Ilboudo et Ablassé Abdoulaye Nikiema (son chauffeur), à sept kilomètres de la localité de Sapouy dans la province du Ziro. Ce quadruple assassinat devenu, plus tard, « l’affaire Norbert Zongo », ne connaîtra point, sous le régime Compaoré, une justice véritable qui situe les responsabilités et qui punit les auteurs de ces crimes[20].

Lorsque le trio Kafando, Zida et Sy arrive au pouvoir avec le soutien de la société civile et des partis politiques de l’ex-opposition, malgré leur appréhension du RSP, ils décident de ramener les affaires Sankara et Zongo devant la justice. Comme ces affaires touchent de près les plus hautes autorités de l’ancien régime et certains responsables du RSP, leur réouverture devant la justice constitue des signaux forts de l’amorce d’une justice transitionnelle effective au Burkina Faso. La reprise de ces affaires marque, pourrait-on dire, « l’an zéro d’une nouvelle ère » (Hazan, 2007 : 12-13) de rupture avec l’impunité des crimes politiques dans le pays. Le président Kafando prend un décret autorisant l’exhumation et l’expertise des restes de Sankara et des corps des treize personnes tuées le 15 octobre 1987 (Décret no 2015-233/PRES-TRANS/PM/MJDHPC du 11 mars 2015). Par ailleurs, le 16 juillet 2015, le CNT met en accusation Blaise Compaoré et plusieurs de ses ministres devant la Haute Cour de justice (Zouré, 2015). L’ex-président est accusé de « faits de haute trahison et d’attentat à la Constitution », tandis que les ministres de son dernier gouvernement sont poursuivis pour « faits de coups et blessures volontaires, complicité de coups et blessures, assassinats et complicité d’assassinats » (ibid.). Comment expliquer ce courage des autorités de la transition en faveur de la justice ? Du fait du rejet du régime Compaoré et de sa méthode de gouvernance par une bonne partie des Burkinabè, le trio Kafando, Zida et Sy semblait être motivé par des intérêts convergents qui visaient à poser des actes forts en phase avec les aspirations du peuple au changement. Les intentions de Kafando et de Sy pouvaient être tout simplement le désir de voir un changement réel s’opérer au Burkina Faso et, surtout, de profiter de leur pouvoir pour édifier dans le pays une nouvelle ère de justice, de démocratie et de bonne gouvernance. Quant à Zida, bien qu’il puisse avoir la même motivation que les deux derniers, il semblait en plus nourrir, à court terme, des ambitions de promotion dans sa carrière militaire et, à moyen ou long terme, une carrière politique présidentielle. Ce faisant, en tant que stratège politique, il aurait choisi au regard des circonstances de s’afficher en faveur de la dynamique de rupture dans le pays. Une telle confluence d’intérêts des trois acteurs conduit à la mise en accusation des dignitaires de l’ancien régime. Cependant, même si le volet judiciaire de la justice transitionnelle amorce une certaine effectivité, il ne reste pas moins soumis à des limites. Par exemple, les autorités de la transition ne demandent pas à la Côte d’Ivoire l’extradition de Compaoré ni n’interpellent le commandant du RSP, le général Gilbert Diendéré, alors que ce dernier fait l’objet de forts soupçons d’être l’un des auteurs de l’assassinat de Sankara. Du reste, bien que le trio au pouvoir possédait les forces politiques et judiciaires, une force semblait être hors de son contrôle durant la transition. Il s’agissait du pouvoir militaire dans lequel le RSP constituait une force dissuasive qui tempérait les ardeurs au changement des autorités de la transition. Compte tenu de cette menace, le pouvoir de la transition semblait manifester un soutien, pourrait-on dire méfiant, aux travaux de la Commission de la réconciliation nationale et des réformes.

Un soutien méfiant aux travaux de la Commission de la réconciliation nationale et des réformes

La Charte nationale de la transition, adoptée sous le leadership des acteurs de la société civile et des partis politiques de l’ex-opposition, instituait auprès du premier ministre (voir l’art. 17 de la Charte) une Commission de la réconciliation nationale et des réformes (CRNR) (Décret [de création] no 2014-026/PRES-TRANS du 4 décembre 2014). La CRNR avait pour but « d’établir les fondements d’une société véritablement démocratique, juste, libre et inclusive au Burkina Faso » (ibid.). Pour ce faire, elle avait une mission à plusieurs volets ; elle se devait :

de formuler les réformes pertinentes nécessaires au développement politique et socioéconomique inclusif de la nation ; d’établir les conditions d’apurement du passif de la gestion politique et économique de l’État ; de créer les conditions et les cadres propices à la manifestation de la vérité, de la justice, du pardon et de la réconciliation nationale ; de jeter les bases de la réhabilitation des valeurs positives consensuelles telles l’intégrité et la solidarité, le travail et la discipline, le civisme et la tolérance.

Art. 3 du Décret nº 2015-175/PRES-TRANS du 13 février 2015

Cette mission immense dévolue à la CRNR qui devait être exécutée dans un délai de cinq mois semblait témoigner d’une volonté réelle d’opérer des transformations structurelles profondes au Burkina Faso. Cependant, non seulement la CRNR ne paraîtra pas une priorité pour les autorités de la transition, mais en plus elles ne sauront pas profiter de l’occasion pour réaliser les changements tant attendus par les Burkinabè. En effet, alors que la Loi organique portant attribution, composition, organisation et fonctionnement de la CRNR a été adoptée le 23 janvier 2015 (Loi organique no 003-2015/CNT), la commission ne sera effectivement installée qu’en mars 2015. En outre, avant même qu’elle ne commence ses travaux, un de ses membres, un acteur de la société civile, Siaka Coulibaly, démissionne. Le motif de son départ apparaît on ne peut plus préoccupant. Il soutient que la CRNR a été vidée de sa substance du fait qu’elle n’a pas compétence à « se saisir et documenter toute affaire de crime de sang et de crime économique et auditionner toute personne à cet effet » et que, de ce fait, la commission « ne pourra en aucune manière faire la vérité sur le passif politique du pays, ne pourra non plus contribuer à la justice sur les crimes passés et au final ne pourra pas réconcilier les Burkinabè » (Pickou, 2015). En ne dotant pas la CRNR des pouvoirs nécessaires pour une transformation réelle du pays, les autorités de la transition faisaient preuve de grandes réserves, vraisemblablement pour ne pas heurter le pouvoir militaire dont elles n’avaient pas la maîtrise totale. Malgré ce contexte délicat, la CRNR dépose son rapport intitulé « Les voies du renouveau » (Rapport de la CRNR, 2015) auprès du Premier ministère le 13 septembre 2015. Le rapport recommande des actions fortes pour :

la rénovation politique et institutionnelle ; la modernisation du système électoral ; la gestion efficace des médias et de l’information ; les défis de la gouvernance des finances publiques et de l’économie, la réhabilitation de la santé et de l’éducation ; le péril environnemental et la « bombe foncière » ; le besoin de vérité et de justice ; l’impératif de réconciliation nationale.

Ibid. : 113

En outre, elle recommande la création d’un Haut Conseil pour la réconciliation et l’unité nationale (HCRUN) et, plus tard, d’un organe de suivi-évaluation pour la mise en oeuvre des réformes et de la réconciliation nationale. Par Décret du 6 novembre 2015, les députés du CNT adoptent la Loi portant attribution, composition, organisation et fonctionnement du HCRUN (Loi no 074-2015/CNT du 6 novembre 2015). Le HCRUN est chargé de situer les responsabilités sur les crimes politiques et autres violations graves des droits de la personne commis au Burkina Faso de 1960 à 2015 et non encore élucidés. Pour ce faire, il doit traiter 5065 dossiers déjà enregistrés et ceux en cours d’enregistrement. Le HCRUN peut convoquer toute personne physique ou morale sans qu’elle ne puisse se prévaloir d’une amnistie, d’un privilège, d’une immunité ou d’une prescription. Le HCRUN a une durée de cinq ans prolongeables et doit produire des rapports annuels. L’adoption tardive de ce Haut Conseil porte à penser que les autorités de la transition ne voulaient pas trop s’emballer de la mission difficile de cette institution et voulaient refiler la « patate chaude » au nouveau régime qui sortirait des prochaines élections présidentielles. Il convient cependant de souligner que le délai court accordé à la CRNR ne lui permettait pas d’opérer des réformes significatives pendant la transition. Dans tous les cas, la menace du RSP constituait un boulet au pied des autorités de la transition, ce qui les obligeait à tempérer leur ardeur à mettre en oeuvre une justice transitionnelle « révolutionnaire ». Bien qu’elles adoptent une attitude circonspecte à l’égard des travaux de la CRNR, les autorités de la transition maintiennent néanmoins un discours populiste, serinant régulièrement que « plus rien ne sera comme avant », et adoptent des actions ciblées allant dans le sens de la rupture tant souhaitée par la majorité des Burkinabè. Elles amorcent des réformes multisectorielles, dont la modification du Code électoral afin de sanctionner les auteurs du projet de modification de la Constitution, intention qui a conduit à l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014.

Les réformes multisectorielles et la modification du Code électoral

Dès leur accession au pouvoir, le trio Kafando, Zida et Sy, en harmonie de circonstance avec la société civile et l’ex-opposition politique, entreprend des réformes importantes qui vont dans le sens de l’effectivité de la justice transitionnelle au Burkina Faso. Celles-ci portent, entre autres, sur le Code électoral (Loi no 005-2015/CNT du 7 avril 2015), sur la prévention et la répression de la corruption (Loi no 004-2015/CNT du 3 mars 2015), sur l’Autorité supérieure de contrôle d’État (Loi organique no 082-2015/CNT du 24 novembre 2015), sur la Haute Cour de justice (Loi organique no 017-2015/CNT du 7 avril 2015), sur l’Armée (Loi no 019-2015/CNT et Loi no 020-2015/CNT du 5 juin 2015), sur la dépénalisation des délits de la presse (Loi no 085-2015/CNT et Loi no 086-2015/CNT du 17 décembre 2015). Dans le domaine social, le gouvernement adopte un Programme socioéconomique d’urgence de la transition (PSUT) d’un coût global de 25 milliards de francs CFA (environ 45 millions de dollars américains), qui met l’accent sur le soutien aux initiatives des jeunes et des femmes, et le renforcement des infrastructures éducatives et sanitaires (Agence d’information du Burkina, 2015). Ces programmes adoptés en urgence pour montrer au peuple que la transition « travaille au changement » entrent parfois en collision avec les missions qui échoient à la CRNR, entraînant souvent des incompréhensions au sein de l’opinion nationale. Ce fut le cas par exemple quand la CRNR travaillait sur les textes relatifs aux médias et que le gouvernement faisait adopter au même moment des lois sur la même matière (lois précitées sur la dépénalisation des délits de la presse), ou lorsque le gouvernement faisait réviser les statuts de l’Armée sans attendre les recommandations de la CRNR, etc. Par ailleurs, la CRNR avait élaboré un avant-projet de Constitution qu’elle avait soumis aux autorités de la transition pour adoption. Seul le CNT de Chériff Sy avait montré de l’empressement et avait procédé à une révision a minima, en supprimant en particulier le Sénat et en révisant l’article 37 de la Constitution pour limiter le nombre de mandats présidentiels à deux consécutifs (Siguiré, 2015).

Parmi les nombreuses réformes engagées, il nous paraît essentiel de porter une attention particulière sur la Loi de modification du Code électoral. L’analyse de cette loi permet d’appréhender le rôle important que joue le droit dans tout processus de justice transitionnelle. Les différents acteurs savaient que s’ils avaient la maîtrise du droit, ils pouvaient en user pour déterminer l’orientation du processus de justice transitionnelle et éventuellement empêcher leurs adversaires politiques de revenir au pouvoir. Dans cette perspective, les autorités de la transition adoptent la Loi no 005-2015/CNT du 7 avril 2015portant modification de la Loi no 014-2001/AN du 3 juillet 2001 portant Code électoral. Elles y intègrent une nouvelle disposition qui complète les critères d’inéligibilité aux élections législatives et présidentielles, en l’occurrence l’article 135 qui stipule :

Sont inéligibles :

  • les individus privés par décision judiciaire de leurs droits d’éligibilité en application des lois en vigueur ;

  • les personnes pourvues d’un conseil judiciaire ;

  • les individus condamnés pour fraude électorale ;

  • toutes les personnes ayant soutenu un changement anticonstitutionnel qui porte atteinte au principe de l’alternance démocratique, notamment au principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels ayant conduit à une insurrection ou à toute autre forme de soulèvement.

C’est le dernier tiret de cette disposition qui porte à controverse. Pourtant, il n’est pas nouveau en soi. Il provient de l’article 25(4) de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance du 30 janvier 2007, un traité ratifié par le Burkina Faso en 2010 (Décret no 2010-052/PRES/PM/MAECR/MATD/MPDH/MEF du 11 février 2010). Le problème que pose cette disposition est surtout l’objectif politique qui lui est assigné par les acteurs au pouvoir en période transitionnelle. L’utilisation du droit comme instrument de pouvoir apparaîtra clairement dans les contentieux liés à la modification du Code électoral. L’addition de la nouvelle disposition aux critères d’inéligibilité est très vite perçue par les membres de l’ex-majorité comme un projet visant à les exclure des compétitions électorales à venir. Qui plus est, ils considèrent la nouvelle loi comme étant anti-démocratique et contraire à l’esprit d’inclusion prôné par la Charte nationale de la transition. Une telle utilisation politique du droit n’est toutefois pas inusitée. Par exemple, dans le contexte transitionnel de la Tunisie, en mars 2011, la Commission de la réforme politique a proposé d’exclure des compétitions électorales les anciens ministres de Zine el-Abidine Ben Ali, les personnes qui ont occupé des postes de responsabilité au sein de son parti, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), et celles qui l’appelaient à être candidat en 2014, c’est-à-dire les munachidines[21] (Andrieu, 2014 : 198). L’Instance supérieure pour l’indépendance des élections (ISIE) avait en conséquence établi une liste de 3100 noms sur la base d’archives diverses en plus des 5000 noms de munachidines réunis par la Commission de la réforme politique. Dans la situation du Burkina Faso, en optant pour l’exclusion des membres de l’ancien régime des compétitions électorales, les députés du CNT voulaient favoriser l’émergence d’un nouvel ordre politique et social. La Loi de modification du Code électoral ou la « Loi Chériff » – comme certains l’appellent – visait, selon les mots du président du CNT Chériff Sy, à « déstructurer le régime qui a été construit. Le déstructurer intellectuellement, institutionnellement, pour poser les fondements d’une nouvelle société » (Yarga, 2015). Dans ces conditions, les membres de l’ancien régime saisissent le Conseil constitutionnel par requête du 10 avril 2015 pour contester la constitutionnalité des articles 135, 166[22] et 242[23] du nouveau Code électoral. Statuant sur leur requête, le Conseil la déclare irrecevable au motif que sa saisine « pour contrôle de constitutionnalité, prévue par l’article 155[24] de la Constitution, est faite par lettre dûment signée par les autorités habilitées par l’article 157[25] de la Constitution » (Décision no 2015-016/CC du 6 mai 2015). Autrement dit, pour les sages du Conseil constitutionnel, la requête, ayant été signée par les conseils des requérants, ne peut être recevable. Non satisfaits de cette décision, les requérants intentent une action devant la Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Dans son jugement du 13 juillet 2015, la juridiction communautaire soutient que « la sanction du changement anticonstitutionnel de gouvernement vise des régimes, des États, éventuellement leurs dirigeants, mais ne saurait concerner les droits des citoyens ordinaires » (Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP) & autres c. l’État du Burkina Faso, Jugement no ECW/CCJ/JUG/16/15 du 13 juillet 2015, parag. 30). La Cour reproche à l’État burkinabè de faire une application trop large de la loi sur l’inéligibilité des personnes ayant soutenu le projet de modification de la Constitution. En conséquence, elle déclare que le nouveau Code électoral du Burkina Faso « est une violation du droit de libre participation aux élections » et « ordonne […] à l’État du Burkina de lever tous les obstacles à une participation aux élections consécutifs à cette modification » (ibid. : parag. 38). Bien que ce jugement soit critiquable sur le fond[26], la réponse qui lui a été donnée par les autorités de la transition met en exergue l’utilisation stratégique du droit en période de flux politique. Du fait des grands enjeux de ces moments, le droit est utilisé par les acteurs qui sont au pouvoir pour satisfaire leurs intérêts politiques.

Devant la décision de la Cour communautaire qui s’impose en principe aux États membres de la CEDEAO, les acteurs politiques de l’ancien régime crient victoire. À l’instar de tous les autres partis politiques, ils déposent les candidatures de leurs membres aux élections législatives et présidentielles auprès de la Commission électorale indépendante (CNI), qui les valide toutes. Mais des recours en contestation de l’éligibilité de ces candidats sont introduits par des citoyens auprès du Conseil constitutionnel sur le fondement de l’article 193[27] du Code électoral.

Dans sa décision sur les requêtes qui lui sont adressées, la juridiction suprême en matière de contentieux électoral ne considère point la décision de la Cour de justice de la CEDEAO comme faisant partie du droit positif burkinabè. Elle soutient que, « étant donné que l’État du Burkina Faso n’a pas mis en oeuvre la décision du 13 juillet 2015 de la Cour de justice de la CEDEAO, […] l’article 166 du Code électoral est une disposition qui reste en vigueur » (Décision no 2015-021/CC/EL du 25 août 2015 : 5). En conséquence, elle déclare inéligibles aux élections législatives du 11 octobre 2015 tous les candidats de l’ancien régime pour lesquels il a été démontré qu’ils ont soutenu la modification de l’article 37 de la loi fondamentale (ibid.). Toutefois, en ce qui concerne l’élection présidentielle, le Conseil adopte un raisonnement différent dans une requête contre la candidature du président du Mouvement du peuple pour le progrès (MPP), Rock Marc Christian Kaboré, alléguant que ce dernier avait lui aussi soutenu la modification de la Constitution pendant qu’il était encore membre du parti de Blaise Compaoré, le CDP. Dans sa décision du 10 septembre 2016, le Conseil considère que, étant donné que « lui-même et son parti [le MPP] ont pris une part active à la lutte contre la modification de l’article 37 de la Constitution qui a abouti à l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014 ; qu’il y a lieu de déclarer les recours mal fondés pour ce qui le concerne » (Décision no 2015-0zG/CC/EpF du 10 septembre 2015).

On peut raisonnablement s’étonner de ce double standard du Conseil constitutionnel. Une telle démarche peut amener à soutenir qu’en raison de la période de « conjectures critiques » de la transition (Collier et Collier, 1991 : 29-31), l’institution a choisi de se mettre du côté de la dynamique « révolutionnaire » de rupture avec le régime précédent. Ce faisant, au lieu d’être le garant de l’État de droit, elle a plutôt opté pour user de son pouvoir d’interprétation du droit dans le dessein politique d’exclure les candidats de l’ancien régime des compétitions électorales à venir. Jelena Subotić met le doigt sur cette utilisation instrumentale du droit lorsqu’elle souligne qu’en période transitionnelle, le droit peut facilement devenir pour ceux qui sont au pouvoir un moyen de se débarrasser de leurs adversaires politiques (2014 : 128). Toutes choses qui amènent Sandrine Lefranc à affirmer que la justice transitionnelle est « politique bien plus qu’elle n’est juridique et judiciaire » (2014 : 136). La voie interprétative suivie par le Conseil constitutionnel n’était pas assurément l’unique, mais celle-ci semble avoir été privilégiée en vertu d’une volonté politique d’exclusion. Le Conseil aurait pu décider autrement, par exemple soit en levant tous les obstacles à une libre participation aux élections comme l’a recommandé la Cour de justice de la CEDEAO (Soma, 2015) ; soit en se prévalant du caractère ambigu de l’article 135 de la loi modificative (Ibriga, 2015) pour donner raison aux défendeurs ; soit en considérant l’article 135 caduc et interpréter les requêtes qui lui sont adressées au regard de son bloc de légalité qui intègre la décision de la Cour de justice de la CEDEAO (Ouedraogo, O.L., 2015). En décidant en faveur de l’exclusion des dirigeants de l’ancien régime, le Conseil constitutionnel adopte une posture stratégique entérinant juridiquement un rapport de forces favorable aux acteurs de la société civile et de l’ex-opposition qui contrôlaient les institutions politiques de la transition. Cette attitude partisane aura pour conséquence de contraindre le RSP, la branche militaire de l’ancien régime, à entreprendre un coup de force afin de mettre de son côté les forces politiques et juridiques nécessaires pour changer le cours de la justice transitionnelle amorcée.

La tentative de prise du pouvoir pour réorienter le processus de justice transitionnelle

Après la démission de Blaise Compaoré, une autre exigence des « révolutionnaires » burkinabè était la dissolution du RSP. Pour nombre de Burkinabè, ce régiment constituait la machine répressive de l’ancien régime et, par conséquent, était considéré comme le responsable de la majorité de ses crimes politiques, dont en particulier l’affaire Norbert Zongo. Ce contexte d’hostilité à leur égard, conjugué à l’exclusion de leurs alliés objectifs – les dirigeants de l’ancien régime des compétitions électorales à venir –, amène le RSP à entrer en opposition ouverte à la transition. Le 30 décembre 2014, tout comme le 4 février 2015, des soldats du régiment font irruption en plein Conseil des ministres de la transition pour exiger la satisfaction de certaines doléances (Banégas, 2015 : 149). Le président parvient à les apaiser. Or, en juillet 2015, ils font une nouvelle fois pression sur l’exécutif pour exiger un remaniement du gouvernement en raison de tensions qui les opposeraient au premier ministre Zida (Radio France internationale, 2015). Le président est obligé de faire partir du gouvernement le colonel Auguste Barry, un des fidèles alliés de Zida, à la tête du ministère de la Sécurité. Ce changement au sein du gouvernement affaiblit largement Zida, en le dépouillant du peu de pouvoir militaire qu’il détenait en tant que ministre de la Défense, en plus de son portefeuille de premier ministre. Ces actions à répétition confirment que ce corps d’élite de l’Armée constitue une véritable menace au processus de justice transitionnelle engagé. Cela va sans dire que dans un État où l’Armée est fortement politisée, son contrôle devient parfois crucial pour orienter dans un sens ou l’autre le processus de justice transitionnelle.

Sous la pression populaire exigeant le démantèlement du groupe, le président de la transition, dans une démarche pourrait-on qualifier de diplomatique, choisit d’instituer une Commission de réflexion sur la restructuration du régiment. Il confie la mission, vraisemblablement par crainte, au commandant en chef du corps, à savoir le général Diendéré. À la fois juge et partie, celui-ci dépose le 9 avril 2015 son rapport, intitulé Rapport de la Commission de restructuration du Régiment de sécurité présidentielle (Ministère de la Défense nationale…, 2015), qui conclut sans surprise au maintien du corps avec quelques aménagements, notamment un changement de dénomination et des ajustements techniques et administratifs (ibid. : 19-20). En tant que force militaire dissuasive, le RSP ne voulait visiblement pas disparaître et ainsi perdre son contrôle sur le pouvoir politique. Mais dans la même période, la CRNR (2015 : 84) dépose son rapport auprès du Premier ministère, dans lequel elle recommande clairement la dissolution du régiment. Voyant l’étau se resserrer inéluctablement sur eux, les soldats du RSP décident d’entreprendre comme ultime recours un coup de force le 16 septembre 2015 afin de mettre fin à la transition. Pour eux, seule une prise du pouvoir par les armes est susceptible de mettre un terme au processus de justice transitionnelle amorcé. Pendant que le Conseil des ministres hebdomadaire se tient au palais présidentiel de Kosyam, les militaires du RSP font irruption dans la salle de réunion et y séquestrent le président de la transition et le premier ministre Yacouba Isaac Zida, ainsi que les membres de son gouvernement. Le lendemain, le RSP annonce la création du Conseil national de la démocratie (CND) dont Gilbert Diendéré serait le président et dissout les organes de la transition (Lefaso.net, 2015a). La transition vit ainsi un coup d’État et le processus de justice transitionnelle aux dynamiques « révolutionnaires » s’arrête.

Dans ce contexte, les acteurs de la société civile et des partis politiques entament des actions de recomposition et/ou de réaffirmation des alliances politiques et stratégiques. Treize partis politiques de l’ancienne mouvance présidentielle réunis au sein de la Coalition pour la république (CPR) apportent leur soutien au CND (Conseil national de la démocratie, 2015). Mais la communauté internationale (Conseil de sécurité des Nations Unies, 2015) et le Groupe international de soutien et d’accompagnement à la transition au Burkina Faso (GISAT-BF) condamnent vigoureusement la prise du pouvoir par le régiment (Lefaso.net, 2015b). L’Union africaine (UA) qualifie ce coup d’État d’acte terroriste et exige le retour au pouvoir des autorités de la transition (Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine, 2015). Une délégation de la CEDEAO arrive à Ouagadougou le 18 septembre 2015 pour des négociations de sortie de crise (Ouedraogo, 2015). Au même moment, la résistance s’organise dans presque toutes les principales villes du Burkina. Les partis politiques membres du Cadre de concertation des partis politiques (CCPP) et les organisations de la société civile appellent les Burkinabè « à la désobéissance civile par une résistance active sur toute l’étendue du territoire » et invitent « tous les travailleurs à respecter les mots d’ordre lancés par l’Union d’action syndicale (UAS) dans le cadre de cette lutte démocratique » (Kaboré, 2015). À Ouagadougou, les populations sortent massivement dans la rue pour défier les soldats du RSP qui n’hésitent pas à tirer à balles réelles pour réprimer les manifestants (Tribune de Genève, 2015). Ces actions confirment que la justice transitionnelle est un champ politique dans lequel s’affrontent des forces sociales, politiques et militaires, chacune cherchant à avoir le contrôle du processus afin de l’orienter dans le sens de ses intérêts.

Pendant que les différentes forces étaient en concurrence, la médiation se poursuivait. Celle-ci aboutit à un projet d’accord le 20 septembre 2015 portant sur treize points, dont le rétablissement des institutions de la transition et le retour de Michel Kafando comme président, l’arrêt du vote des lois par le CNT, le pardon et l’amnistie pour les crimes commis par le RSP[28]. Le projet d’accord devrait par la suite être soumis à approbation à l’occasion d’un sommet extraordinaire des chefs d’État de la CEDEAO qui aurait lieu à Abuja au Nigéria, le 22 septembre. Mais il apparaît aux yeux des Burkinabè, qui ont accepté d’affronter les soldats du RSP au péril de leur vie, comme un mépris à leur lutte, une insulte frontale à l’égard des personnes tombées sous les balles du RSP. Tout compte fait, on pourrait soutenir que par ce projet d’accord, c’est le RSP qui sortait complètement gagnant. Il obtenait le retrait des militaires indésirables du gouvernement de transition, l’intégration de ses alliés de l’ex-majorité (le CDP) dans les compétitions électorales à venir, le report de la question de la réforme de l’Armée et de la dissolution du RSP après l’élection présidentielle, ainsi que l’amnistie pour les crimes perpétrés lors du coup d’État. Quant au peuple burkinabè, il n’engrangeait que le retour au pouvoir des autorités civiles de la transition et la fin de la répression contre les civils.

Devant un tel accord, Chériff Sy annonce qu’il ne peut cautionner ces propositions et demande la vigilance et la fermeté aux organisations politiques et à la société civile. Il demande en outre à l’Armée d’assumer ses responsabilités « pour mettre un terme aux actes criminels du général Diendéré » (Lefaso.net, 2015c). Au demeurant, il soutient que les seuls points qui doivent être pris en compte par les parties aux négociations sont la remise en place des institutions de la transition, la dissolution immédiate du RSP et l’arrestation du général Diendéré et des officiers ralliés à sa forfaiture (ibid.). Cette prise de position semble totalement en phase avec les aspirations de la majorité des Burkinabè à se débarrasser du RSP. Une bonne partie du peuple est convaincue que tant que ce corps serait aux commandes, le pays ne pourrait jamais rompre définitivement avec l’ère Compaoré et embrasser le chemin d’une véritable démocratie. Face à cette situation, l’Armée républicaine décide de faire son entrée en matière. Dans la journée du 21 septembre 2015, les chefs de corps des Forces armées nationales font la déclaration suivante :

Toutes les Forces armées nationales, dans leur ensemble, sont en train de converger vers Ouagadougou dans le but de désarmer le RSP sans effusion de sang. Nous leur demandons de déposer immédiatement les armes et de rejoindre le camp [militaire] Sangoulé Lamizana. Eux et leurs familles seront sécurisés.

Lefaso.net, 2015d

Ce faisant, trois colonnes de soldats loyaux aux autorités de la transition quittent les garnisons de l’ouest (Bobo-Dioulasso et Dédougou), de l’est (Kaya et Fada N’gourma) et du nord (Ouahigouya), dans des blindés légers en direction de Ouagadougou pour désarmer le RSP (Africahotnews, 2015). À la suite de cette information, les soldats de l’unité d’élite, se sentant sous pression, déclarent par un communiqué,

[c]onfirmer [leur] engagement à remettre le pouvoir aux autorités civiles de la [t]ransition à l’issue de l’accord définitif de sortie de crise sous l’égide de la CEDEAO ; accept[er] la libération du lieutenant-colonel Yacouba Isaac Zida en signe d’apaisement conformément au projet d’accord ; [s’]engag[er] à oeuvrer pour la cohésion de l’Armée ; [et] [p]résent[er] toutes […] [leurs] excuses à la Nation et à la Communauté internationale.

Lefaso.net, 2015e

Effectivement, dans la matinée du 22 septembre 2015, le premier ministre Yacouba Isaac Zida est libéré. Dans une déclaration, il « félicite le peuple [burkinabè] pour sa lutte farouche pour la liberté, la paix et la démocratie » (Lefaso.net, 2015f). Pendant ce temps, l’Armée républicaine négocie toujours avec le RSP pour sa reddition. Mais celui-ci maintient sa condition d’attendre le communiqué final du Sommet extraordinaire des chefs d’État d’Abuja au Nigéria qui serait publié le 22 septembre 2015. L’exigence de ce préalable amène à se demander si le RSP ne comptait pas sur certains chefs d’État pour qu’ils valident le projet d’accord en sa faveur. Toutefois, le régiment semble ignorer que le rejet du RSP et du projet d’accord par la majorité des Burkinabè arriverait à dissuader les chefs d’État à soutenir le coup d’État. Ainsi, contrairement aux attentes du CND, le communiqué final du Sommet condamne fermement le coup de force du régiment et apporte un soutien total aux autorités de la transition (CEDEAO, 2015).

Ces événements démontrent l’importance de la maîtrise des forces politiques et militaires dans tout processus de justice transitionnelle. En effet, du contrôle de ces deux variables dépendent généralement le pouvoir judiciaire et, partant, l’orientation d’un processus de justice transitionnelle. Le 23 septembre 2015, des chefs d’État de la CEDEAO arrivent à Ouagadougou et procèdent à la remise en selle de Michel Kafando. Pour ce qui est du bilan officiel du coup d’État en termes de victimes, il s’établit à quatorze morts et 251 blessés (Lefaso.net, 2015g). On peut déduire de ces actions que bien que le cours d’un processus de justice transitionnelle soit le plus souvent tributaire de la mobilisation des forces internes et externes, les premières ont été les plus déterminantes dans le contexte particulier du Burkina Faso. Dès leur prise de fonction, le gouvernement de la transition adopte un décret relatif à la dissolution du RSP et au déversement de ses soldats dans l’Armée républicaine (Décret no 2015-1052 /PRES-TRANS du 25 septembre 2015). Les soldats du groupe retranchés dans le camp militaire Naba Koum II sont arrêtés par l’Armée sans qu’il y ait officiellement de victimes (Kafando, 2014). Quant au général Diendéré, il trouve refuge au Nonce apostolique de Ouagadougou et, après deux jours de négociations, les autorités de la transition obtiennent son arrestation (France24, 2015). Le RSP perd ainsi totalement son pouvoir militaire de contrôle politique. Les autorités de la transition possèdent désormais les forces sociales, politiques, juridiques et militaires nécessaires pour poursuivre la justice transitionnelle telle qu’amorcée au début de la transition.

Par ailleurs, les autorités de la transition font de l’organisation des élections leur priorité. Ces élections ont eu lieu le 29 novembre 2015 et consacrent la victoire de Rock Marc Christian Kaboré du MPP au premier tour du scrutin, avec 53,46 % des suffrages exprimés, suivi de son principal concurrent Zéphyrin Diabré de l’UPC, qui obtient 29,62 % des votes (Conseil constitutionnel du Burkina Faso, 2015). En élisant Kaboré au pouvoir à la suite de la période de transition politique, la majorité des Burkinabè espèraient qu’il dirigera le nouveau Burkina Faso dans une dynamique de rupture complète avec le régime Compaoré et qu’il metttra en oeuvre surtout un processus de justice transitionnelle effectif. Or, depuis sa prise du pouvoir, le nouveau régime suscite des inquiétudes. Il semble privilégier une approche de justice transitionnelle différente de celle amorcée sous la transition politique.

Le régime Kaboré ou la poursuite d’une justice transitionnelle réaliste ?

Avec l’arrivée au pouvoir du régime Kaboré, bon nombre de Burkinabè espéraient voir se poursuivre le processus de justice transitionnelle aux dynamiques « révolutionnaires » amorcé sous la transition. Mais presque une année après l’investiture du nouveau président, des déceptions commencent à se faire sentir parmi la population. En effet, plusieurs anciens dignitaires du régime Compaoré mis en accusation sous la transition devant la Haute Cour de justice et placés en détention préventive bénéficient à présent de liberté provisoire (Ouattara, 2016). En outre, les mandats d’arrêt internationaux lancés sous la transition contre Blaise Compaoré, en raison notamment de l’affaire Thomas Sankara et des morts consécutifs à l’insurrection populaire d’octobre 2014, et contre Guillaume Soro, le président de l’Assemblée nationale ivoirienne, pour son implication présumée dans le coup d’État de septembre 2015, semblent tous avoir été annulés (Jeune Afrique, 2016). Pour ce qui concerne, en particulier, l’ancien président Blaise Compaoré, exilé en Côte d’Ivoire, il semble que les nouvelles autorités burkinabè soient devant le choix difficile soit de le poursuivre au risque de créer des tensions avec ce pays avec lequel le Burkina Faso entretient des relations économiques importantes, soit d’abandonner les poursuites afin de maintenir de bonnes relations entre les deux pays. Il nous semble que le régime Kaboré ait opté pour la seconde en privilégiant un réalisme politique. Les nouvelles autorités savent que n’ayant pas apprécié le renversement de leur mentor politique Blaise Compaoré, Abidjan peut bien lui prêter main-forte pour déstabiliser le pays, d’où leur choix de privilégier la voie diplomatique dans le règlement des tensions (Saidou, 2017 : 8-11). Ce ralentissement de l’ardeur « révolutionnaire » de la justice transitionnelle qui avait cours sous la transition pourrait s’expliquer par le choix du nouveau président de privilégier ce qui lui paraît être les intérêts prioritaires du pays en ce moment. Il semblerait ainsi préférer une « logique de stabilisation des relations avec la Côte d’Ivoire » (Saidou, 2016 : 8) qui lui permettrait de se focaliser sur les défis internes de sécurité et de relance économique, en étant prudent sur les questions de justice.

Conclusion

La justice transitionnelle est fondamentalement un champ politique dans lequel s’exercent des rapports de forces entre les acteurs en présence. L’objectif de chacun est d’orienter le processus dans le sens de ses intérêts. Dans le contexte particulier du Burkina Faso, nous avons démontré que le processus a été fortement déterminé durant la période de transition par les acteurs de la société civile et de l’ex-opposition politique, en raison de leur contrôle des forces sociales, politiques et judiciaires. En outre, nous avons montré que compte tenu de la non-maîtrise des forces militaires par les autorités de la transition, la justice transitionnelle a connu une tentative de réorientation de son processus par des forces politico-militaires favorables à l’ancien régime. Tous ces éléments ont engendré une résistance populaire organisée sous le leadership des acteurs de la société civile et de l’ex-opposition politique. Cet état de fait démontre que ce sont les rapports de forces comparatifs entre les acteurs qui déterminent généralement les dynamiques privilégiées dans un processus de justice transitionnelle. Cette thèse se confirme d’autant plus sous le nouveau régime Kaboré. En effet, dans le contexte de régime constitutionnel régulier se manifestant par le contrôle par le nouveau pouvoir, d’une part, des organes exécutifs, législatifs, judiciaires et militaires et, d’autre part, dans une certaine mesure, des actions de la société civile, la justice transitionnelle post-transitionnelle procède d’une approche différente de celle amorcée sous la transition. Le nouveau régime privilégie un réalisme politique au lieu de la dynamique « révolutionnaire » de rupture. Cela nous amène à soutenir que les résultats futurs de la justice transitionnelle en cours au Burkina Faso mitigeraient probablement les besoins de vérité, de justice et de réparation des victimes des crimes en fonction des intérêts politiques du régime en place. Une alternative à cela pourrait être une nouvelle configuration des rapports de forces en faveur d’autres acteurs, par exemple la société civile, ce qui obligerait les acteurs politiques à orienter le processus de justice transitionnelle dans une autre direction.