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Introduction

L’intérêt pour le jeu vidéo historique et ses effets sur l’apprentissage de l’histoire s’est accru récemment, comme en témoigne la publication de livres exclusivement consacrés à ce thème (Chapman, 2016; Kapell et Elliott, 2013; Kee, 2014; McCall, 2011; Rufat et Minassian, 2012). Cela n’est pas surprenant considérant le nombre de jeux vidéo à thème historique, variant du jeu de tir à la première personne, en passant par les jeux de simulation et de stratégie, mais aussi les jeux d’aventure. On peut retrouver jusqu’à 449 jeux et expansions avec l’étiquette « historique » dans le magasin en ligne Steam[1]. L’offre est donc variée et plusieurs grands studios se partagent ce créneau de vente. Dans cette catégorie, Sid Meier a lancé en 1991 la franchise populaire Civilization qui a fêté ses 25 ans avec la publication de Civilization VI en 2016. Ce dernier volet a attiré des critiques élogieuses pour le renouvellement de ses mécaniques de jeu et des ventes record au lancement (Scott-Jones, 2016).

La franchise Civilization est d’ailleurs le jeu vidéo historique qui a probablement le plus attiré l’attention des chercheurs en histoire et en éducation pour sa représentation du passé et la mobilisation de nombreux concepts historiques et géographiques. En effet, plusieurs recherches empiriques ont démontré des effets bénéfiques à l’usage de ce jeu au niveau secondaire. Parmi ces recherches, celle de Squire (2004) est pionnière puisqu’elle explore l’intégration de Civilisation III dans un cadre scolaire et illustre que les élèves semblent mieux raisonner et mobiliser les concepts historiques simulés dans le jeu. Dans la lignée de cette recherche, d’autres ont mis en lumière que les élèves retiendraient mieux les savoirs historiques (Lee et Probert, 2010) et manifesteraient une meilleure compréhension des concepts (Probert, 2013). Ils sont aussi capables d’identifier et de discuter des enjeux de développement d’une nation (Pagnotti et Russell, 2012) tout en reconnaissant certaines lacunes dans la représentation du passé, en particulier celles des barbares (Joly-Lavoie et Yelle, 2016a). Toutes ces recherches soulignent que la motivation et l’engagement des élèves dans la tâche sont aussi accrus. Les effets sur la conceptualisation, la motivation des élèves et la mobilisation de savoirs variés semblent donc faire de ce jeu une ressource pertinente à utiliser en classe. Cela dit, toutes ces recherches avec des élèves du secondaire ne concernent que les volets III (2001) et IV (2005) de la série[2]. Conséquemment, peu de recherches empiriques sont disponibles à propos des plus récentes versions.

Toutefois, il est possible de consulter des analyses de contenu du jeu dont la plus récente traite de Civilization VI (Lammes et de Smale, 2018) et une autre aborde Civilization V sorti en 2010 (Ford, 2016). Ces deux analyses discutent des valeurs inscrites dans les mécaniques du jeu dont certaines sont néolibérales, eurocentrées, voire colonialistes. Cependant, si Ford (2016) note que jouer à ce jeu pourrait renforcer une vision impérialiste du progrès humain, Lammes et de Smale (2018) reconnaissent que Civilization VI pourrait aussi conduire à la construction de certaines représentations problématiques. Ces derniers soulignent également que le jeu peut servir d’espace de réflexion déterminé par les expériences et les actions entreprises par les joueurs.

Intéressés aux apports éducatifs et pédagogiques des jeux vidéo, il nous semble pertinent de continuer ce type d’analyse afin de réfléchir au potentiel didactique et éducatif d’un jeu vidéo historique du type de Civilization. Pour nous distinguer des recherches précédentes, nous proposons d’explorer une nouvelle mécanique du jeu en lien avec les formes de gouvernement (monarchie, république, démocratie, etc.) et les actions civiques offertes. Bien que l’introduction de formes de gouvernement date du premier opus où il suffisait de découvrir certaines technologies pour profiter de différentes formes de gouvernement, Civilization VI propose de redéfinir les mécaniques gouvernementales et civiques en proposant des choix stratégiques de développement exclusivement dédiés aux progrès social et civique. Notre analyse a donc porté sur l’éducation à la citoyenneté afin d’identifier les effets potentiels sur la perception de l’action civique par les joueurs. Autrement dit, nous avons cherché à répondre à la question suivante : Civilization VI peut-il simuler la démocratie et, par conséquent, éduquer à la démocratie ?

Pour répondre à cette interrogation, nous avons réalisé une analyse de contenu illustrée par l’expérience du jeu, mais aussi par la considération de ses mécaniques (règles du jeu, graphiques, encyclopédie intégrée au jeu, etc.). Dans ce qui suit, le cadre théorique qui sous-tend l’analyse réalisée est présenté puis le cadre méthodologique sera explicité. Nous présenterons ensuite les résultats de l’analyse de contenu ainsi que des éléments de discussion pour l’intégration d’un tel jeu dans un cadre scolaire.

1. Cadre théorique

Afin de clarifier notre intention, il convient d’expliciter plusieurs fondements théoriques en lien avec la didactique de l’histoire, c’est-à-dire comment enseigner et apprendre l’histoire, mais aussi l’éducation à la citoyenneté, car elle est souvent associée avec l’étude des sciences humaines.

1.1. Enseignement de l’histoire, pensée historienne et éducation à la citoyenneté

L’histoire est le résultat d’un questionnement et d’une enquête qui sont présentés le plus souvent sous la forme d’un récit (Veyne, 1971). Il est alors possible de mettre en intrigue ce récit fondé sur des preuves issues de sources primaires. Les faits historiques n’existent pas en soi, ils sont construits, car des historiens ont posé certaines questions et y ont répondu en partie par une démarche rigoureuse d’analyse et d’interprétation des traces du passé (Prost, 1996). Cette démarche implique la mobilisation d’habiletés spécifiques à l’étude de l’histoire : émettre des hypothèses, interpréter des sources primaires, contextualiser, corroborer, mobiliser des concepts historiques, etc.

À l’école, il ne s’agit pas de faire des élèves de petits historiens, mais de développer une attitude réflexive sur la connaissance historique. Plusieurs auteurs mentionnent qu’il est nécessaire de développer une pensée historienne qui n’est pas innée et qui nécessite l’exercice de certaines habiletés ou dimensions en classe (Lee et Shemilt, 2003; Seixas et Morton, 2013; Wineburg, 2001). Par exemple, Wineburg (2001) décline la pensée historienne en quatre euristiques ou habiletés réflexives propres à l’histoire : 1) attribuer la signifiance historique à une source (pourquoi est-elle importante ?); 2) inférer et critiquer une source par une lecture attentive (que peut-on apprendre à partir de cette source ?); 3) mobiliser des connaissances historiques spécifiques au contexte (que doit-on savoir pour mieux comprendre la source ?); et 4) corroborer avec d’autres sources (peut-on valider le témoignage d’une source par une autre source ?).

Lee et Shemilt (2003) indiquent que la pensée historienne ne progresse pas de la même manière chez tous les individus puisqu’il faut à la fois mobiliser des concepts substantifs de l’histoire (démocratie, révolution, vassal, colonialisme, etc.) et des concepts procéduraux (expliquer, utiliser une preuve, comparer, etc.). La progression de la pensée historienne ne dépend pas alors de l’accumulation de savoirs par mémorisation, mais bien de la mise en oeuvre de différentes habiletés grâce à des activités en classe dédiées exclusivement à cet effet. Les outils utilisés en classe, comme le manuel, une source historique, ou dans notre cas le jeu vidéo historique, doivent soutenir l’apprentissage de savoirs, de concepts et d’habiletés historiques.

Comme l’histoire est souvent utilisée pour justifier une position idéologique ou un programme politique, son enseignement peut viser différentes finalités qui auront une incidence sur la cohésion sociale (Seixas, 2000). De nouveau, il ne suffit donc pas de seulement connaître les institutions démocratiques ou les droits et devoirs d’un citoyen, mais bien de rendre les élèves, futurs citoyens, plus réflexifs et éclairés sur leur passé et leur présent, donc d’éduquer à la citoyenneté.

Certains curriculums intègrent l’éducation à la citoyenneté au cours d’histoire, c’est le cas notamment du Québec, ou proposent des cours à part entière, comme en Ontario ou en France. Ces cours visent généralement à connaître les institutions démocratiques, les droits et devoirs des personnes citoyennes ainsi que les périodes de changements historiques ayant mené aux modes de gouvernance que l’on connaît aujourd’hui. Plusieurs reconnaissent des effets bénéfiques à l’éducation à la citoyenneté par l’étude de l’histoire ou de la géographie. Entre autres, interpréter l’histoire permettrait d’identifier les acteurs (individuels ou collectifs) historiques, mais aussi les actions possibles qui ont mené au changement historique (Seixas et Morton, 2013). Autrement dit, l’étude de l’histoire devrait servir à délibérer et à raisonner sur le bien commun, passé et présent, afin d’exercer des habiletés intellectuelles pour prendre de bonnes décisions individuellement et collectivement (Barton et Levstik, 2004).

1.2. Démocratie, citoyenneté et progrès social

Étant donné que les bienfaits de l’association histoire et éducation à la citoyenneté puisent dans l’étude du passé, des sociétés et des régimes politiques qui se sont succédé, il est nécessaire pour les élèves d’étudier la formation des régimes politiques et le rôle des individus ou des groupes sociaux ayant contribué aux changements historiques et au progrès social. Cette relation entre le passé et le présent dans la formation citoyenne est essentielle à saisir, car c’est par elle que l’on comprend mieux pourquoi et comment éduquer à la citoyenneté. Puisque la démocratie est le régime politique du Canada et de plusieurs autres pays, qu’il est intégré dans les programmes scolaires, il nous apparaît évident de comprendre comment ce régime a prévalu historiquement à travers divers changements sociaux et politiques.

1.2.1. Regard historique sur la démocratie et la citoyenneté

Dans les sociétés occidentales, le concept de démocratie constitue le socle à partir duquel se réfléchit l’action citoyenne. La démocratie n’a pas toujours existé, ni le statut légal de citoyen. On attribue généralement sa naissance à la société athénienne vers le Ve siècle av. J.-C. La démocratie est alors dite directe, c’est-à-dire que les citoyens s’expriment et participent directement aux processus de décision. Bien que plusieurs groupes sociaux n’aient pas eu le statut de citoyen (p. ex. : femmes, métèques, enfants, etc.), les citoyens ont consolidé la protection de leurs droits par la reconnaissance du droit inscrit dans des lois; par extension, ils auraient libéralisé l’ensemble de la société athénienne incluant ceux qui n’avaient pas ces droits (Ober, 2000). Si cette thèse peut être remise en cause puisque les droits ne s’étendaient effectivement pas à toutes les personnes athéniennes, il faut souligner que cette première expérience démocratique aura montré les qualités de l’égalité entre les citoyens, la participation active ou la protection et la reconnaissance de certains droits (Olbrys et Samaras, 2007).

Sans faire une histoire de la démocratie et de la personne citoyenne, le régime démocratique est aujourd’hui le plus répandu, même si certaines dérives autoritaires sont encore très présentes (Dabène, Geisser et Massardier, 2008). Certains processus ont accéléré la démocratisation à l’échelle planétaire depuis l’expérience athénienne. D’autres, comme l’impérialisme romain, les grands empires colonialistes européens ou le régime totalitaire nazi marquent toutefois un recul de la démocratie libérale, au sens des droits accessibles à toutes les personnes. Il faut cependant remarquer que dans ces périodes inégalitaires, la démocratie existait bien ainsi que la personne citoyenne. Faut-il rappeler qu’Hitler a été porté au pouvoir lors d’élections démocratiques ? Les changements démocratiques sont donc variables selon les sociétés et le progrès social présente plusieurs vitesses.

Les thèses marxistes du changement historique, dit matérialiste – par lequel tout changement s’explique par les rapports sociaux d’inégalités qui mèneraient ultimement à renverser l’oppression – pourraient expliquer la variabilité de la démocratisation. Par exemple, Novack (1972/2002), puisant aux thèses marxistes et trotskystes, décrit le progrès social par la loi du développement inégal et combiné. Il explique que le progrès social est tributaire de certaines conditions préexistantes[3] qui se combinent à travers le temps au profit de certains groupes ou certaines nations et au détriment d’autres, profitant des inégalités sociales pour se développer. Bien que l’idée de la progression historique soit ici fondée sur l’accumulation de richesse et le contrôle des moyens de production, on pourrait aussi y voir une explication davantage économiste qu’historique. En effet, Popper (1979) critique ces thèses marxistes en raison de leur déterminisme historique où le cours de l’histoire mènerait inéluctablement à la révolution et à la société sans classes. Il note au passage qu’il n’est pas possible de prédire le cours de l’histoire, car cela ne serait pas rationnel.

Pourtant, ce besoin d’expliquer le progrès social reste une tendance forte lors du XXe siècle à la suite des deux guerres mondiales, aux mouvements de décolonisation et aux tensions de la Guerre froide. Les années 1980 sont d’ailleurs marquées par la notion de développementalisme selon laquelle le passage à la démocratie passerait nécessairement par une transition plus autoritaire de certains pays qui rentreraient dans l’ordre suite à la libéralisation (ouverture des marchés) de leur économie (Geisser, Dabène et Massardier, 2008). Or, si le cours de l’histoire a prouvé quelque chose, c’est que la Chine reste un régime autoritaire malgré leur libéralisation économique. De plus, Geisser et al. (2008) remarquent que nous faisons maintenant face à un démocratisme d’un autre ordre, celui de voir encore la démocratie comme un régime de gouvernance nécessairement pluriel et universel alors que plusieurs dérives autoritaires sont observables au sein même des démocraties actuelles. C’est probablement la raison pour laquelle certains insistent pour une éducation à la démocratie afin de rester vigilants face à ces dérives autoritaires.

1.2.2. Éducation à la citoyenneté et à la démocratie

Patrick et Vontz (2001) proposent une telle éducation en quatre dimensions : 1) les connaissances civiques (les institutions, les droits des personnes citoyennes, etc.); 2) les habiletés intellectuelles civiques (penser de manière critique à la vie civique, analyser un phénomène politique, etc.); 3) les compétences de participation civiques (délibérer et prendre des décisions, militer pour améliorer la vie civique, etc.); et 4) les dispositions civiques (respecter et protéger les droits civils, promouvoir le bien commun, etc.). Au-delà des finalités et du développement d’habiletés civiques et réflexives, la pratique est tout aussi importante pour construire la conscience citoyenne. En effet, il est autant nécessaire de comprendre les institutions politiques que de participer activement aux délibérations et de s’engager dans des actions au niveau de son école ou de son quartier (Parker, 2008). Ces actions civiques à l’école sont variables selon les finalités poursuivies et conduisent à former différents types de citoyens (Westheimer et Kahne, 2004) : le citoyen responsable (par exemple, celui qui agit individuellement pour recycler), le citoyen participatif (agit collectivement pour organiser une collecte de denrées pour les plus démunis) et le citoyen orienté vers la justice (agit collectivement pour remettre en question et agir sur la pauvreté systémique).

1.3. Pourquoi un jeu vidéo peut-il soutenir l’enseignement de l’histoire et l’éducation à la citoyenneté ?

Les dimensions et les actions citoyennes dépendent de notre vision de ce qu’est un bon citoyen, de sa capacité d’agir, de sa compétence à délibérer et critiquer, mais aussi de l’importance que l’on accorde aux différentes habiletés intellectuelles exercées par la pensée historienne et la conscience citoyenne. La représentation de l’histoire et des institutions démocratiques dans un jeu vidéo historique de simulation peut autant renseigner les élèves sur ces institutions ou les actions civiques possibles que leur faire expérimenter une forme de citoyenneté dans un environnement virtuel. De plus, un tel jeu peut aider à réfléchir au progrès social sur une longue durée et à examiner les conditions d’existence de la démocratie, mais aussi des rôles et des droits des personnes citoyennes au fil du temps.

L’expérience d’un jeu vidéo est déterminée par son interactivité déployée grâce à un environnement virtuel contrôlé et régulé par des règles spécifiques (Uricchio, 2005). Un jeu vidéo permet de manipuler des avatars qui incarneront les choix opérés par le joueur, mais à l’intérieur d’un cadre normé et construit par les créateurs du jeu. Cette expérience du jeu conduirait implicitement à explorer des valeurs inscrites, intentionnellement ou non, dans le design du jeu vidéo (Flanagan et Nissenbaum, 2014). L’ensemble des règles et du monde virtuel expérimenté dans un jeu vidéo contraint les actions possibles du joueur, mais n’impose pas nécessairement sa vision aux joueurs (Apperley, 2013). C’est pourquoi un jeu vidéo permet de manipuler des concepts historiques et d’expérimenter différents scénarios (Charsky et Mims, 2008; Pagnotti et Russell, 2012) pouvant conduire à une interprétation fort variable de l’histoire et de l’éducation à la citoyenneté.

Chapman (2016) propose de distinguer deux catégories de jeu vidéo historique : 1) la simulation réaliste; et 2) la simulation conceptuelle. La simulation réaliste représente des jeux dont l’environnement historique est soigné en portant une grande attention à l’authenticité des bâtiments, des armes utilisées ou des costumes, mais qui ne se soucient pas nécessairement de recréer des évènements historiques avec rigueur. C’est le cas généralement des jeux d’aventure (p. ex. : Assassin’s Creed) ou de tir à la première personne (p. ex. : Battlefield, Call of Duty). La simulation conceptuelle nous intéresse davantage puisqu’elle vise à recréer des mécanismes historiques.

Pour exemple, Civilization vise à développer une nation sur une longue durée à partir de choix économiques, diplomatiques, technologiques, etc., et par conséquent, simule le changement historique à travers ces choix. Chapman (2016) ajoute que le design du jeu véhicule alors plus que des valeurs, mais aussi un certain discours qui transparaît par une rhétorique procédurale (c’est-à-dire par les mécaniques du jeu) illustrant une vision du monde et du développement humain. À cet effet, plusieurs analyses de la franchise Civilization ont déjà identifié des biais idéologiques tels que l’eurocentrisme (Whelchel, 2007), la progression téléologique de l’histoire par de grands personnages (Joly-Lavoie et Yelle, 2016b), l’importance de l’État-nation (Wainwright, 2014), l’impérialisme (Ford, 2016), le militarisme et l’absence d’agentivité pour les peuples barbares ou autochtones (Mir et Owens, 2013). Si les éléments fondateurs de la franchise (exploration, appropriation, expansion, etc.) n’ont pas changé dans le nouvel opus et prolongent probablement ces biais, plusieurs nouvelles mécaniques du jeu entourant la citoyenneté et les institutions démocratiques nous portent à réexaminer le contenu du jeu et son expérience afin de cerner leurs portées didactique et civique.

2. Cadre méthodologique

Nous avons tenté de rendre explicites dans le cadre théorique les liens entre l’étude du passé, la démocratie et les dimensions civiques essentielles à l’éducation à la citoyenneté. Plusieurs modalités d’enseignement pourraient soutenir l’éducation à la citoyenneté, mais nous rappelons l’objectif de notre recherche qui est de cibler les effets potentiels sur l’apprentissage par l’usage d’un jeu vidéo simulant certains éléments en lien avec la démocratie. Autrement dit, Civilization VI peut-il simuler la démocratie, et par conséquent, éduquer à la citoyenneté ? Nous proposons une étude de cas exploratoire et descriptive du volet le plus récent du jeu vidéo historique de la collection Civilization : Civilization VI. Puisque nous nous intéressons autant au design du jeu (règles, mécaniques, etc.), à son contenu (personnages, textes, etc.) qu’à son expérience, le devis proposé se fonde sur deux outils d’analyse : une grille d’observation et un journal de bord. La grille vise à quantifier les occurrences en lien avec la citoyenneté et les institutions gouvernementales. Cette grille recense le nombre d’évènements ou d’actions liés au citoyen et aux modes de gouvernance dans le jeu. Le journal de bord sert à consigner des notes descriptives de nos actions ainsi que nos réflexions didactiques – le journal constitue un aide-mémoire (Baribeau, 2005). Ce n’est donc pas une analyse systématique de tous les éléments du jeu (p. ex. : l’économie, la religion, la militarisation, etc.) ni de l’expérience du jeu vécue par des élèves : nous nous concentrons sur la représentation de la démocratie, de ses institutions et du rôle des citoyennes et citoyens puisque des éléments nouveaux sont introduits dans Civilization VI.

Notre devis méthodologique n’est pas une expérimentation en classe, mais adopte la posture d’un chercheur-joueur (Lankoski et Björk, 2015) qui joue, analyse et réfléchit à l’expérience vécue dans cet environnement virtuel et ce que cela pourrait impliquer pour d’autres joueurs ou élèves. Lankoski et Björk (2015) soulignent que l’analyse formelle des mécaniques d’un jeu dépend du temps passé à jouer et à comprendre les différentes stratégies du jeu. Le temps d’une partie typique dans Civilization VI peut varier selon les options choisies[4], mais en utilisant différentes stratégies et civilisations, nous avons pu explorer toutes les mécaniques du jeu durant six parties totalisant une soixantaine d’heures. Les limites de cette recherche sont circonscrites au cadre théorique choisi et à l’angle spécifique de notre analyse thématique (l’éducation à la citoyenneté). Plusieurs choses pourraient être dites sur d’autres dimensions du jeu et cela induirait des interprétations variées de la qualité didactique de ce jeu vidéo. Selon Lankoski et Björk (2015), l’analyse formelle des mécaniques du jeu devrait conduire à distinguer les éléments constitutifs du jeu qui ne changent pas (primitives) des principes implicites animant le jeu (principles). La recherche s’intéresse autant aux éléments constitutifs qu’à ses principes et leur riche description permet d’assurer la validité des résultats (Lankoski et Björk, 2015).

3. Présentation des données

Les cadres théorique et méthodologique encadrent l’analyse du contenu de Civilization VI. Au regard de l’analyse formelle proposée par Lankoski et Björk (2015), la présentation des résultats sera organisée en trois sections. La première décrit de manière générale les éléments constitutifs du jeu, c’est-à-dire les éléments qui sont toujours en jeu lors d’une partie. Autrement dit, ce sont les mécaniques générales du jeu. La deuxième partie examine la manière dont la démocratie et les autres modes de gouvernement sont représentés dans le jeu. La troisième partie s’intéresse à la représentation de la personne citoyenne et des rôles qui lui sont attribués dans le jeu. Ces trois parties permettront d’alimenter la discussion sur les effets potentiels de Civilization sur l’apprentissage de la démocratie et de la citoyenneté grâce à une telle ressource.

3.1. Description générale des éléments constitutifs du jeu

Civilization VI est un jeu de stratégie au tour par tour, c’est-à-dire que chaque joueur opère des choix lors de son tour et attend que les autres procèdent ainsi avant de revenir à son tour. Ce genre de jeu se caractérise par la gestion de ressources et la prise de décision à chaque tour, ce qui se distingue des jeux de stratégie en temps réel où toutes les décisions sont prises en continu (p. ex. : Age of Empires). Une partie s’étale généralement de l’ère antique jusqu’à l’ère de l’information (vers 2050) en sachant qu’un tour n’équivaut pas nécessairement à une année qui passe. Plusieurs actions sont possibles à chaque tour : fonder une ville, construire des bâtiments, déplacer des unités, choisir la recherche d’une technologie, etc. Ces actions sont limitées par les ressources que le joueur exploite sur le territoire des villes ou qui sont générées par des bâtiments spécialisés.

Il existe quatre types de ressources exploitables qui octroient des bonus variables pour le développement d’une civilisation : de base (riz, blé, cuivre, pierre, etc.), stratégiques (fer, cheval, pétrole, uranium), de luxe (fourrures, diamant, cannelle, jade, etc.) et les artefacts archéologiques (maritimes ou terrestres). Ces ressources sont distribuées aléatoirement sur la carte du jeu et peuvent devenir vitales à contrôler puisqu’elles octroient des bonus spécifiques. Le riz ou le blé se trouvent généralement près de cours d’eau et sur des plaines, et servent à augmenter les unités de nourriture pour accroître une ville. Les ressources dites stratégiques sont plus difficiles à trouver et apparaissent au fur et à mesure des technologies découvertes. Par exemple, il est nécessaire de contrôler une ressource de chevaux pour pouvoir produire des unités militaires montées sur cheval. Le pétrole ou l’uranium n’arrivent que tard dans la partie et sont nécessaires pour entraîner des unités militaires spécifiques (armes nucléaires, chars d’assaut, etc.).

En plus de ces ressources exploitables, il est nécessaire de produire certaines ressources, c’est-à-dire générées uniquement par des bâtiments spécialisés construits dans une ou plusieurs de vos villes. Ces ressources dépendent des bâtiments, des merveilles, des routes commerciales, des personnes illustres et des ressources exploitées, et sont au nombre de cinq : l’or permet d’acheter des unités, des bâtiments ou de faire des échanges; la nourriture est nécessaire pour nourrir ses citoyens et accroître une ville; la culture permet de débloquer des modes de gouvernement et des politiques sociales; la science permet de débloquer des technologiques ou des unités spéciales; la foi permet la création d’une religion et sa propagation par des unités religieuses. Il est donc essentiel de fonder plusieurs villes afin d’accéder à plusieurs types de ressources pour assurer la survie et le développement économique, militaire, scientifique, culturel et religieux d’une civilisation.

Au début d’une partie, le joueur peut choisir d’incarner une civilisation par le biais d’un des grands personnages historiques propres à celle-ci. Par exemple, il est possible d’incarner Theodore Roosevelt avec les États-Unis, Cléopâtre avec l’Égypte ou Montezuma pour les Aztèques. Chaque civilisation et chaque personnage ont des bonus particuliers (Montezuma permet l’exploitation de ressources de luxe qui augmente la force d’attaque de ses unités militaires), des unités uniques (Roosevelt débloque l’avion de chasse Mustang P51) ou des bâtiments uniques (Cléopâtre débloque le Sphinx). En outre, chaque civilisation contrôlée par l’ordinateur présente des agendas particuliers qui restent dissimulés tant que vous n’entretenez pas des relations diplomatiques avec ces dernières. Puisque chaque civilisation est unique et possède des avantages particuliers, leur choix est surtout motivé par le type de victoire poursuivie. Il existe cinq victoires possibles : culturelle (dépend des points de culture, de tourisme et du nombre de touristes étrangers attirés); domination (conquérir les capitales des autres civilisations); scientifique (réussir le lancement d’un satellite, envoyer un homme sur la Lune et établir une colonie sur Mars); religieuse (convertir la moitié des villes de toutes les civilisations présentes sur la carte); ou selon le score après un nombre de tours précis si aucune des victoires précédentes n’est réalisée.

3.2. La représentation de la démocratie et des modes de gouvernement

3.2.1. Les éléments constitutifs de la progression sociale et civique

Le développement d’une civilisation passe par l’accumulation de richesses, l’appropriation de territoires, la fondation de villes et le développement technologique. Les précédents volets de la franchise proposaient un seul arbre de développement technologique, intégrant autant des découvertes technologiques que la création de nouvelles unités ou des modes de gouvernement. Par exemple, Civilization IV (2001) confondait dans le même arbre le développement de technologie pratique (le travail du bronze) et de politiques sociales (l’esclavage) alors que les deux n’ont pas la même fonction : un moyen de production et un mode de gouvernance (Ghys, 2012). La nouveauté proposée dans Civilization VI (2016) est de séparer le progrès technologique du progrès civique/social en instaurant deux arbres de progression distincts : un technologique et un social/civique.

Le progrès civique se poursuit dans l’arbre des dogmes qui permet de débloquer des modes de gouvernement (monarchie, démocratie, etc.), mais aussi des doctrines, autrement dit des politiques sociales, afin de profiter de certains bonus militaires, économiques, culturels ou religieux. Pour progresser, il faut produire des points de culture générés par la construction de certains bâtiments (monuments ou merveilles), le développement d’un quartier culturel dans une ou plusieurs villes (musée, amphithéâtre ou station de radio), la création de routes commerciales, l’envoi d’émissaires dans des cités-États spécialisées dans la culture ou l’attraction de personnes illustres (en particulier des artistes). Ainsi, choisir de construire la merveille unique Cité interdite génère cinq points de culture par tour alors que la construction d’un musée dans une ville en générera deux avec un bonus supplémentaire pour les oeuvres ou les artefacts exposés. Le joueur peut alors progresser plus ou moins rapidement dans l’arbre des dogmes selon les ressources consacrées à la production de points de culture. Un joueur pourrait très bien avancer rapidement dans l’arbre technologique traditionnel grâce à des points de sciences et débloquer plus lentement si les points de culture sont insuffisants dans l’arbre des dogmes.

L’arbre des dogmes propose plusieurs embranchements (jusqu’à quatre selon les ères) qui permettent au joueur d’explorer différentes phases de progression selon les conditions de victoire poursuivies. L’arbre respecte également une certaine chronologie historique en bloquant la découverte de certains dogmes tant que d’autres n’ont pas été découverts ou si ce dogme est lié à une ère historique postérieure à laquelle le joueur n’a pas encore accès parce que sa civilisation n’est pas encore assez évoluée technologiquement. Par exemple, le dogme Humanisme ne peut se débloquer qu’à l’ère de la Renaissance et nécessite plusieurs dogmes prérequis alors que le dogme Idéologie est nécessaire pour débloquer le mode de gouvernement démocratique, communiste ou fasciste à l’ère moderne et peut conduire directement au dogme Guerre froide (voir figure 1). Cette progression contrainte est bienvenue puisqu’elle permet d’ancrer le changement historique et social dans des contextes historiques qui ont permis ces changements. Cela évite de plus certains anachronismes, déjà nombreux, dans le jeu. Cependant, rien n’empêche le joueur d’incarner Roosevelt et d’instaurer un régime communiste.

Figure 1

Embranchements du dogme Idéologie

Embranchements du dogme Idéologie

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3.2.2. Dogmes, doctrines et modes de gouvernement

En examinant l’ensemble des dogmes proposés par le jeu (voir tableau 1), deux remarques s’imposent. Premièrement, les dogmes proposés sont nombreux (n = 138), variés et débloquent autant de doctrines (n = 103), de merveilles (n = 19), de modes de gouvernement (n = 9), d’unités spéciales (n = 3) ou de quartiers spécialisés pour les villes (n = 4). Deuxièmement, les doctrines ont une forte propension militaire ou économique pour chaque ère, bien que certaines doctrines soient éventuellement remplacées par des doctrines plus récentes (p. ex. : Commerce triangulaire à l’ère de la Renaissance devient obsolète par E-commerce à l’ère de l’Information[5])

Tableau 1

Dénombrement des dogmes selon l’ère historique

Dénombrement des dogmes selon l’ère historique

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Les doctrines sont importantes puisqu’elles offrent des bonus particuliers pour le mode de gouvernement choisi, mais chaque gouvernement a un nombre limité de doctrines activables (voir tableau 2). Il faut donc bien choisir son mode de gouvernement ainsi que l’agencement des doctrines afin d’être performant pour remplir certaines conditions de victoire. Chaque mode de gouvernement possède un bonus unique qui favorise différentes stratégies telles que la création de richesses, le développement urbain, la militarisation, l’expansion culturelle ou religieuse. Par exemple, la République maritime permet d’établir deux routes commerciales supplémentaires, favorisant l’économie, alors que le Fascisme octroie +4 de puissance pour les unités militaires, favorisant la militarisation. En outre, si les modes de gouvernement nécessitent des dogmes prérequis (en général deux), ces derniers peuvent être obtenus plus rapidement à la condition de réaliser certaines actions qui sont appelées Inspiration dans le jeu. Ainsi, on peut obtenir le mode de gouvernement Théocratie plus rapidement si on réussit à convertir six villes à sa religion. Ces inspirations peuvent changer rapidement la donne puisqu’elles permettent de réduire de moitié le temps pour obtenir un dogme. Une mécanique similaire est intégrée à l’arbre technologique avec les Eureka. L’inspiration et l’eureka permettent alors d’obtenir un développement plus personnalisé et dépendent davantage des choix opérés par les joueurs.

Tableau 2

Modes de gouvernement

Modes de gouvernement

Tableau 2 (suite)

Modes de gouvernement

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Si l’on regarde les modes de gouvernement modernes (fascisme, communisme et démocratie), plusieurs éléments sont à considérer dans l’expérience du jeu. Tout d’abord, les inspirations sont cohérentes avec le mode de gouvernement (p. ex. : construire trois écoles militaires pour développer le fascisme), sauf pour la démocratie qui nécessite la construction de quatre réseaux d’égouts dans les villes. On pourrait argumenter que la démocratie n’existe que par l’urbanisation planifiée et l’assainissement des grands centres urbains. Glaeser et Millett Steinberg (2017) remarquent que les liens entre la démocratie et l’urbanisation sont évidents dans certains cas. En effet, selon cette recherche, le développement urbain a probablement joué un grand rôle dans l’accroissement de la population et particulièrement dans la coordination de l’action collective. Cependant, les plus grands régimes totalitaires, dont le régime nazi ou stalinien, concentraient aussi une forte population qui pourtant n’a pas conduit à une représentation démocratique. En fait, il faut consulter l’encyclopédie interne du jeu, Civilopedia, pour comprendre le choix des concepteurs du jeu de relier démocratie et création d’un réseau d’égouts. L’article portant sur les réseaux d’égouts mentionne que Londres a connu un épisode de « Grande Puanteur » de 1858 qui « entraîna la création du premier système d’eaux usées “moderne”, fondé par le parlement ». Par conséquent, le choix de l’inspiration pour la démocratie est bien lié à une certaine représentation parlementaire, mais il ne devient cohérent qu’après avoir consulté la Civilopedia. A priori, ce choix semble douteux, mais s’avère intéressant en creusant un peu. Il faut mentionner qu’on peut très bien adopter la démocratie et ne jamais se soucier de la raison de ce choix qui est explicitée uniquement dans l’encyclopédie du jeu.

Si les choix des dogmes sont limités selon le mode de gouvernement choisi (p. ex. : la démocratie a trois dogmes économiques et deux diplomatiques alors que le fascisme a quatre dogmes militaires et un dogme diplomatique), des dogmes antérieurs ou des dogmes jokers permettent au joueur d’ajouter des dogmes qu’ils jugent nécessaires (p. ex. : ajouter des dogmes économiques pour le fascisme qui en a qu’un seul par défaut). Ainsi, lors d’une partie avec un gouvernement démocratique, nous avions deux doctrines communistes (Défense de la mère Patrie et Collectivisation), une doctrine démocratique (Arsenal de la démocratie), deux doctrines économiques de la Renaissance (Commerce triangulaire et Bureau des colonies), deux doctrines militaires de l’ère moderne (Levée en masse et Propagande) et deux doctrines de l’ère médiévale (Confédération commerciale et Confédération marchande). Notre gouvernement démocratique avait donc trois doctrines militaires actives grâce à deux jokers alors qu’un seul emplacement militaire est autorisé par défaut. Ce gouvernement ainsi que l’association de ces différentes doctrines hétéroclites nous permettaient d’assurer un développement militaire et économique afin de continuer à produire des unités militaires et assurer notre expansion sur d’autres continents tout en étant dans un régime démocratique. Cela pose certaines incongruités au regard de la démocratie, mais elles pourraient conduire à des éléments d’analyse intéressants avec des systèmes démocratiques actuels fortement militarisés et interventionnistes (p. ex. : États-Unis, Russie, France, etc.).

3.2.3. Principes démocratiques et civiques

Nonobstant ces associations hétéroclites de modes de gouvernement et de doctrines sociales, il faut également considérer la représentation générale de la démocratie par Civilisation VI. Le tableau 3 présente les doctrines qui sont débloquées lors de l’activation d’un mode de gouvernement moderne. Ces doctrines sont optionnelles, mais illustrent une certaine vision capitaliste pour un gouvernement démocratique. En effet, sur quatre nouvelles doctrines, deux sont en lien avec la productivité économique (Union économique et Arsenal de la démocratie) et une pour la satisfaction des citoyens (New Deal). Nous y voyons une adéquation entre démocratie et capitalisme, l’un n’allant pas sans l’autre. Pourtant, dans l’encyclopédie du jeu, Civilopedia, l’article portant sur la démocratie est ambigu. S’il est reconnu que la démocratie assure un gouvernement durable, les libertés civiles, le respect des droits de l’Homme et la représentation, il est aussi souligné que la démocratie souffre généralement « d’instabilité, d’apathie, de paralysie et de violence lors de certains défis nationaux ». Non seulement il n’est pas question de capitalisme ou d’économie, mais en plus c’est un mode de gouvernement qui est aussi bénéfique que difficile à soutenir pour une civilisation. Évidemment, il ne s’agit pas de faire l’apologie de la démocratie. Présenter les limites d’un mode de gouvernement fait preuve d’esprit critique, mais le texte est si court et les mécaniques du jeu sont si incohérentes avec le paratexte, que finalement l’éducation à la démocratie nous semble problématique en soi dans le jeu.

Tableau 3

Gouvernements modernes et doctrines

Gouvernements modernes et doctrines

(M) = doctrine militaire; (É) = doctrine économique; (D) = doctrine diplomatique

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Une fois un mode de gouvernement (ou une doctrine) débloqué dans l’arbre des dogmes, il est possible d’en changer immédiatement dans l’interface consacrée à la gouvernance. Il est également possible de changer de doctrines ou de gouvernement en cours de route afin de bénéficier de bonus temporaires en payant une taxe en or. Il n’existe qu’une seule pénalité de changement de gouvernement : lorsque l’on choisit un mode de gouvernement antérieurement adopté. C’est alors l’anarchie sur le territoire contrôlé par le joueur, la production de ressources est réduite, la croissance de ville est ralentie et il n’y a plus de bonus en lien avec le mode de gouvernement ou les doctrines choisis. L’anarchie est aussi longue que l’écart temporel (le nombre de tours) entre les modes de gouvernement et le temps passé dans un mode de gouvernement. Par exemple, si le joueur a passé plusieurs tours en monarchie, qu’il adopte la démocratie pour ensuite retourner à la monarchie, l’anarchie sera très longue. C’est une stratégie possible pour le joueur, mais qui peut s’avérer très pénalisante et pousse nécessairement le joueur à adopter un mode de gouvernement toujours plus moderne, car un plus grand nombre de doctrines (et donc de bonus) sont activables (voir tableau 2). Le jeu ne favorise pas la réflexion sur la réalité de l’anarchie historiquement, ni sur ses attributs ni sur son rôle dans le changement historique. En outre, cela implique que la démocratie est aussi bénéfique que le fascisme puisque les deux sont modernes par rapport à la monarchie[6].

Les trois modes de gouvernement modernes sont sur un pied d’égalité, le joueur peut très bien ne débloquer que celui qu’il souhaite ou n’en débloquer aucun si la monarchie lui convient très bien. Cela efface en grande partie les causes de l’apparition de ces modes de gouvernement, écartant également les contingences propres à certains contextes historiques qui ont mené aux changements historiques et aux luttes sociales qui sont pourtant nécessaires à étudier pour une meilleure éducation historique et citoyenne (Barton et Levstik, 2004). C’est d’autant plus inquiétant qu’il est possible de passer du dogme Idéologie[7] au dogme Guerre froide, sans pour autant avoir développé le mode de gouvernement démocratique ou communiste (voir figure 1). La guerre froide a existé en raison d’oppositions idéologiques et l’apparition du communisme y est essentielle (voire inéluctable dans les thèses marxistes). Là encore, la simplification du jeu pourrait entraîner une compréhension limitée du changement historique et du progrès social.

3.3. La représentation de la citoyenneté et des rôles de la personne citoyenne

Jusqu’ici, nous avons traité des modes de gouvernement et du fonctionnement général de certaines mécaniques du jeu sans toutefois discuter de la représentation du rôle de la personne citoyenne dans Civilization VI. Nous rappelons que le joueur personnifie une civilisation à travers un grand personnage historique éternel puisqu’il reste en vie tout au long de la partie. En effet, en incarnant Montezuma Ier avec les Aztèques, le joueur incarne le même personnage durant toute la partie pendant près de 500 tours jusqu’en 2050 alors que Montezuma est décédé en 1469. D’ailleurs, les citoyens de vos villes sont presque tout aussi éternels, sauf si la ville est conquise ou rasée par une autre civilisation. La famine dans une ville est possible, mais n’entraîne pas la mort de citoyens, seulement la stagnation du développement d’une ville. Sans nourriture, il n’y a pas de croissance, mais il n’y a pas de régression ou de ruines d’une ville.

La vue isométrique[8] du plateau de jeu renforce la position omnipotente du joueur qui contrôle le destin de sa nation et de ses citoyens. Toutes les décisions sont prises par le joueur et sont imposées aux villes qui sont responsables du progrès d’une nation. La gouvernance est de fait clairement associée à un mode autoritaire. L’espace entre les villes ne sert qu’à accroître le territoire urbain comme si l’espace ne pouvait pas servir à autre chose que l’urbaniser[9]. De surcroît, la gestion des villes est vitale pour assurer la production de différentes ressources et est tributaire du nombre de citoyens dans une ville. Les personnes citoyennes ont pour rôle d’exploiter les ressources sur le territoire urbain ou de générer des ressources lorsqu’elles sont assignées à un bâtiment spécialisé (p. ex. : temple, musée, usine, etc.). Les villes augmentent leur nombre de citoyens lorsque ceux-ci produisent suffisamment d’unités de nourriture, après un certain nombre de tours, et s’ils ont accès à des activités, c’est-à-dire à des bâtiments spécialisés consacrés au bonheur des habitants (p. ex. : aréna, zoo, merveilles, etc.). Lorsque le nombre d’activités est insuffisant, la ville subit des pénalités de production jusqu’à tomber dans un état de contestation où des unités militaires rebelles apparaissent aléatoirement à proximité d’une ville et peuvent saboter certaines améliorations d’une ville.

Outre l’état de contestation, seule l’anarchie (qui est facilement évitable) semble avoir un effet pénalisant sur la stratégie du joueur. Les citoyens sont donc associés à un rôle de producteur de ressources et à un rôle de consommateur de loisirs qui ne contestent que lorsqu’ils n’ont pas suffisamment de nourriture ou de loisirs. Il faut souligner que certaines révolutions ont pour prémisses la pauvreté et la famine, c’est le cas de la révolution bolchévique en 1917 en Russie. Cela dit, le rôle du citoyen est aussi de participer aux décisions locales, nationales et parfois internationales en s’impliquant dans diverses associations ou dans différentes activités civiques comme le sous-entend la typologie de Westheimer et Kahne (2004) ou les dimensions civiques de Patrick et Vontz (2001). Tout cela est complètement écarté du système civique dans Civilization, probablement pour simplifier l’expérience du jeu.

Il n’existe pas de représentation parlementaire ou municipale, ni de liberté d’expression, ni même de représentation du genre ou d’orientations politiques des personnes citoyennes. Le citoyen est l’équivalent d’une ressource qui est par ailleurs anonyme, androgyne et dépersonnalisée. Il n’a de citoyen que le nom et n’exerce pas vraiment ses droits et ses libertés individuelles ou collectives. Nous sommes même loin du citoyen dont la participation est active dans la cité athénienne (Ober, 2000). Le jeu n’incarne aucun des types de citoyenneté relevés par Westheimer et Kahne (2004) puisque la personne citoyenne n’a qu’un rôle de production. Même en état de contestation, ce n’est pas le citoyen qui conteste, mais des unités militaires rebelles qui sont générées automatiquement et qui apparaissent magiquement de nulle part. Les seules caractéristiques individuelles du citoyen sont son métier (qui peut être changé par le joueur en un seul clic pour le changer de bâtiment spécialisé) ou sa religion (qui peut facilement être changée par la conversion instantanée grâce aux unités religieuses). Cela renforce d’autant plus le caractère dépersonnalisé du citoyen. L’agentivité du citoyen individuellement et collectivement est donc nulle puisqu’elle est tributaire des choix du joueur omnipotent/autoritaire. Le citoyen ne sert qu’à travailler et à consommer sans égards à ses propres croyances politiques, idéologiques ou religieuses. Peut-être faut-il y voir la représentation d’une histoire matérialiste déterministe dont les structures sociales influencent les personnes au détriment de leurs propres actions, car le changement est inéluctable lorsque certaines conditions économiques sont réunies (Novack, 1972/2002). Bien que nous ne souscrivions pas à cette vision déterministe et marxiste de l’histoire, ce jeu semble renforcer ce principe alors que paradoxalement le capitalisme est le principal moteur de la progression sociale et civique. Novack (1972/2002) reconnaissait toutefois que ces sauts dans l’histoire nécessitent des périodes fortes d’aliénations et d’inégalités propres à l’avènement et au fonctionnement capitaliste.

En outre, les problèmes sociaux générés par l’accroissement, l’urbanisation et la surconsommation sont largement ignorés dans le jeu vidéo : la pollution n’existe pas, l’exploitation du nucléaire n’est pas contestée (sauf si certaines civilisations sont pacifistes et détestent l’usage de l’arme nucléaire), le chômage est quasi absent, le commerce se fonde sur l’accumulation de richesses, les ressources stratégiques sont inépuisables, il n’y a pas de classes sociales ou d’inégalités des revenus parmi les citoyens, etc. Pourtant, certains jeux de stratégie intègrent des mécaniques permettant aux citoyens de s’organiser en factions ou partis politiques, assurant ainsi une représentativité et une expression de leur orientation politique. C’est le cas de Democracy 3 (Positech Games, 2013), Tropico 5 (Haemimont Games, 2014) ou Endless Space 2 (Amplitude Studios, 2017). Dans ces jeux, le joueur est forcé de prendre en compte ces différentes factions dans ses décisions s’il ne veut pas se retrouver avec plus de contestation ou s’il veut se faire réélire. Ces différents groupes militent pour certains aspects de la vie sociale et manifestent de manière évidente leur mécontentement. Le joueur réalise très vite qu’il n’est pas aisé de satisfaire l’ensemble des factions dans ce type de jeux et ces mécaniques contribuent à la compréhension de la participation citoyenne. Pourtant, Civilization VI n’intègre aucunement la redevabilité des élus ni la liberté d’expression, de regroupement et de manifestation des citoyens qui les ont élus.

Discussion et conclusion

Civilisation VI a intégré plusieurs nouvelles mécaniques en lien avec la démocratie, la citoyenneté ou la diversité de doctrines politiques. Notre question de recherche en lien avec l’analyse de la représentation de ces éléments dans le jeu pour l’éducation à la citoyenneté nous conduit à une réponse mitigée. Il nous semble évident que le jeu présente plusieurs incongruités dans sa représentation de la démocratie et du rôle des personnes citoyennes dans une société. La dépersonnalisation du citoyen et la possibilité d’adopter toutes sortes de doctrines qui n’ont pas nécessairement de liens historiques avec les modes de gouvernement nous apparaissent problématiques. Cependant, nous ne recommandons pas non plus d’ignorer ce jeu ni de le bannir d’une situation d’apprentissage. En effet, malgré ces limites, nous pensons que c’est aussi une occasion de réflexion critique sur la démocratie, les rôles de la personne citoyenne et le changement historique.

Tout comme d’autres auteurs l’ont déjà souligné, Civilization permet de réfléchir aux contingences historiques qui ont une incidence sur le développement culturel et politique d’une nation en prenant comme point de comparaison l’univers fictif du jeu (McCall, 2011) afin d’examiner les moments pivots de l’histoire par l’exploration de scénarios alternatifs qui engagent à réfléchir et à enquêter (Deluermoz et Singaravélou, 2016).

Cela implique une intégration bien réfléchie si l’on veut effectivement mener une réflexion sur le rôle des institutions démocratiques, le militarisme, le nationalisme, le colonialisme, la diplomatie ou l’interventionnisme. Il faut toutefois être conscient qu’il est nécessaire de passer plusieurs heures à jouer et à simuler différentes situations afin de comprendre et reconnaître les concepts mobilisés par le jeu. La planification d’une telle situation doit donc identifier clairement quels concepts seront visés et ne pas tenter de tous les mobiliser par la même situation. Il ne suffit pas non plus de faire une partie d’une heure pour comprendre l’ensemble de ces subtilités qui se révèlent au fil des parties. Cette activité chronophage est une contrainte majeure pour une intégration en classe. Une solution serait d’en faire une activité parascolaire ou, au moins, consacrer deux à trois périodes accompagnées de périodes de réflexions et d’échanges comme le proposaient certaines recherches sur l’intégration de Civilization dans un cadre scolaire (Probert, 2013; Squire, 2004). Il importe alors de questionner les élèves sur la représentation de la démocratie, le rôle du citoyen dans le jeu et aujourd’hui dans notre société. D’autres questions pourraient aborder l’importance de la culture (si cruciale dans le jeu) pour développer la démocratie ou le fait qu’on attribue la naissance de la démocratie à Athènes vers le Ve siècle av. J.-C. alors que dans le jeu la démocratie est une forme de gouvernement exclusive à l’ère moderne. Les notions de développementalisme ou de démocratisme (Geisser et al., 2008) aideraient à poser un regard critique sur la représentation de la démocratie dans le jeu.

À notre avis, Civilisation VI simule davantage l’économie-monde avec ses réseaux économiques complexes, ses alliances et son jeu de centres et de périphéries qui assure un certain équilibre des puissances (Wallerstein, 2006). Cela rejoindrait aussi la loi du développement inégal et combiné (Novack, 1972/2002) selon laquelle la progression d’une nation se fait au détriment d’une autre dans l’accumulation de richesses et de moyens de production. En effet, une fois que toutes les civilisations ont exploré et ont acquis une portion de territoire, le reste de la partie se concentre sur le fragile équilibre entre ces puissances, celles disposant de plus de ressources étant avantagées. La diplomatie, la guerre et les échanges économiques sont des garde-fous qui conservent l’équilibre un certain temps. Ce pourrait être aussi l’occasion de réfléchir à la théorie de la divergence de l’Europe grâce à son industrialisation au XIXe siècle en raison de son accès aisé à des gisements de charbon et à la colonisation de l’Afrique et des Amériques (Pomeranz, 2010). Encore une fois, le jeu permet de réfléchir au développement d’un pays et de son réseau urbain grâce à la proximité de certaines ressources stratégiques. Ces autres avenues ne sont pas directement liées à la démocratie, mais pourraient intéresser d’autres personnes à remettre en question la représentation de l’histoire et du changement historique dans le jeu. Civilization VI n’est probablement pas en soi la meilleure ressource pour éduquer à la citoyenneté ou à la démocratie, mais ses limites évidentes en font une occasion certaine pour engager une discussion et ainsi rejoindre des finalités de l’enseignement de l’histoire et de l’éducation à la citoyenneté, à savoir interpréter, participer et délibérer de manière rigoureuse et éclairée.