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Dans cet ouvrage, on trouve un recueil d’études qui se concentrent sur le thème de la « pédagogie divine » sur le plan de la théologie et de la pastorale des familles. Le thème est offert par le remplacement de la « loi de la gradualité » par la notion de « pédagogie divine » dans la Relatio Synodi. Ainsi, le contexte plus large de cette publication est celui ouvert par le Synode sur la famille de 2014-2015. Dans ce contexte, le propos de ce recueil est « de préciser les enjeux et les modalités de la mise en oeuvre de cette notion [de pédagogie divine], pour une meilleure prise en compte de l’oeuvre de Dieu dans la vie des personnes, au moment où l’Église s’attache à redéfinir les modalités les plus appropriées à l’évangélisation des familles » (p. 9), ainsi qu’on lit dans l’introduction signée par la directrice de la publication. Cette description de l’objectif principal peut être prise comme critère d’appréciation de ce recueil. On remarquera tout de suite comment on se défend de questionner la notion même de « pédagogie divine » en se situant immédiatement sur le plan des enjeux et modalités de sa mise en oeuvre. On notera aussi que l’on suggère sans plus que Dieu agit dans la vie des personnes. On est tacitement amené à penser que la « pédagogie divine » consisterait dans cette action de Dieu. Mais pourquoi l’action de Dieu dans la vie des personnes — s’il est vrai qu’elle se donne effectivement — relèverait-elle de la « pédagogie » ? Pourquoi pas de l’amitié ou, lorsque l’on parle de famille, des liens « institués » et « instituants » qui façonnent le vécu familial ?

Il s’agit ici d’explorer le potentiel de cette référence à la pédagogie divine apparue dans le contexte du Synode sur la famille. Comme choix thématique et méthodologique, il n’y a rien à critiquer. L’ouvrage se tient à l’intérieur des balises commodes — très commodes — de l’évidence apparemment théologique de la « pédagogie divine », même si personne ne saurait dire en quoi elle consiste exactement, à commencer par les auteurs des textes ici recueillis. Pour Olivier Artus, en ce qui concerne les Écritures, la notion va de soi : l’Écriture Sainte est pédagogie conduisant au Christ. Alors, il peut se pencher tout de suite sur l’enjeu de la loi, montrant comment celle-ci présuppose toujours le don de Dieu et sans oublier que les Écritures contiennent déjà une critique interne de la loi avec l’annonce prophétique d’une loi nouvelle inscrite dans les coeurs. Dans la Bible, il n’y a pas seulement des normes, mais aussi des « méta-normes », ce qui ouvre la porte à des révisions internes et, plus concrètement, au paradoxe de l’accomplissement de la loi dans la logique de la grâce. Quel est alors, selon cette perspective, l’enjeu de la mise en oeuvre de la « pédagogie divine » ? Il semble être celui d’une « jurisprudence » qui envisagerait la loi à partir de l’horizon utopique du don de Dieu qui la fonde et qui renvoie son accomplissement au domaine de la grâce. Mais, qui mène une telle jurisprudence ? Dans quelles conditions et selon quelles règles ?

Philippe Bordeyne reprend la chronique de l’éclipse de la loi de la gradualité au profit de la pédagogie divine. Pour lui, citant Dei Verbum, la pédagogie divine « fait référence au déploiement progressif du plan salvifique de Dieu dans l’histoire humaine » (p. 39). C’est ainsi qu’une anthropologie de l’avancement graduel dans la vie morale est remplacée par une théologie des interventions libres de Dieu dans l’histoire. Dans le domaine de la morale, au sein duquel l’auteur se situe, cela implique « un nouveau principe pédagogique, à savoir que le sujet sera d’autant plus réceptif aux enseignements moraux qu’il aura été éduqué à en mesurer les effets positifs dans sa propre vie » (p. 43). Cette même vision est ensuite appliquée aux familles (cf. p. 47). Il faut dire que la morale n’a pas moins sûrement des effets négatifs. Ainsi, le « nouveau » principe pédagogique n’est qu’un simple makeup de l’ancien : le rapport éducateur-éduqué se maintient inaltéré et l’éducateur non seulement communique les enseignements moraux, mais il en façonne aussi la réception chez l’éduqué. Les affirmations de la page 53 sont complètement dépourvues de base critique. Dans quelle mesure la « pédagogie divine » éloigne tout paternalisme n’est pas du tout clair, bien au contraire. D’ailleurs, en ce qui concerne la mise en oeuvre de la pédagogie divine, Bordeyne ne propose que des généralités, affirmant qu’elle correspond à « une approche plus systémique de la personne humaine » ainsi qu’à « une théologie de la grâce » (p. 58), destinées à aider les personnes à discerner l’action de Dieu (cf. p. 61).

De son côté, Catherine Fino propose une application de la pédagogie divine aux familles dans une approche inspirée de la Pédagogie de la Résurrection de Bissonnier (1959). Celui-ci, dans une perspective de pédagogie active, sollicite le sujet — dans ce cas l’enfant handicapé — à partir des valeurs qu’il possède par la grâce de Dieu (cf. p. 75-76). Fino est consciente des difficultés d’un transfert des enjeux posés par le handicap « au profit de l’accompagnement de la précarité morale des familles » (p. 67). En outre, la reconnaissance de l’oeuvre de Dieu au sein des familles « blessées » entre en tension avec les exigences du sacrement du mariage (cf. p. 86), lequel, cependant, n’est pas directement interrogé. Ainsi, selon Fino, une morale axée sur le sujet n’implique pas que l’on « cesse de discerner le mal présent dans les actes posés. Mais un regard libéré par grâce de la fascination du mal qui s’inscrit dans l’histoire peut permettre d’intégrer sans équivoque ces personnes et ces familles dans la communauté, de vouloir les guérir et de chercher comment les “réadapter” avec leur blessure afin que nous puissions avoir accès ensemble à la communion sacramentelle » (p. 88-89). Qui pose un tel regard ? Le « sujet » apparemment, c’est-à-dire la propre famille. Mais quelle famille ? Une « famille blessée, par exemple une famille recomposée autour d’un couple de divorcés remariés » (p. 87). En quoi exactement consiste la blessure ? Dans les raisons, certainement compliquées, de la séparation ou dans la reprise du projet familial avec un autre partenaire ? L’enjeu véritable, me semble-t-il, est celui d’une vision normative et idéologique de la famille, une vision à laquelle Fino et les autres auteurs de ce recueil restent attachés. Il suffit de lire le texte de Cédric Burgun pour le confirmer. Pour lui aussi, le principe de la pédagogie est évident et coïncide avec l’incarnation (p. 91). En ce qui concerne le mariage, l’auteur insiste sur la différence entre connaissance et volonté. Il ne suffit pas de savoir en quoi consiste le mariage chrétien, il faut vouloir en vivre (cf. p. 97-98). D’où le besoin d’une pédagogie adéquate, une pédagogie qui pourrait être configurée à l’issue de la formation des prêtres selon quatre axes : spirituel, intellectuel, humain et apostolique/pastoral (p. 104). Ici, par pédagogie, on entend cet ensemble de démarches incluant, à côté de la dimension intellectuelle, la maturité humaine et la vocation chrétienne. Pédagogie donc du mariage chrétien, dans l’oubli dénoncé par l’auteur lui-même, que le mariage demeure don « naturel » (cf. p. 92). Ceci devait mettre en question les supposées leçons des « reconnaissances d’invalidité de mariage » (cf. p. 108). Est-ce que celles-ci impliquent aussi l’invalidité du mariage « naturel » ? Ou, par contre, celui-ci ne sera-t-il pas celui qui démasque les antinomies pratiques et théoriques du mariage chrétien ?

Selon Hélène Bricout, les sacrements configurent la « pédagogie divine » à l’instar de l’incarnation. On remarquera, en passant, l’élargissement progressif de cette notion non expliquée tout au long de ce recueil, ce qui confirme à coup sûr sa teneur acritique. Bricout ouvre le rituel (Livre liturgique) du mariage pour y détecter une tension entre le consentement et l’épiclèse. Ainsi, sans perdre l’aspect obligatoire et juridique du consentement bien souligné par Burgun, le sacrement du mariage aurait regagné une claire orientation théologique, voire consécratoire (cf. p. 120 et 128). En quoi cela fait que le sacrement participe de la pédagogie divine, est laissé à la discrétion du lecteur. D’ailleurs, l’auteure confond le livre rituel avec la célébration du sacrement, confirmant ainsi le présupposé d’une vision normative du mariage et de la famille.

Finalement, d’après Jean-Louis Souletie, la pédagogie divine n’est que la constante action divine dans la création. Celle-ci n’est pas une fabrication ni une génération, mais la conservation de toute chose dans l’être par l’action de Dieu, lequel, selon l’interprétation de Rahner de la pensée thomiste, « opère le monde » mais non « dans le monde » (p. 137). La supposée pédagogie adviendrait de cette différence entre la cause principale et les causes instrumentales. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Que les êtres humains doivent apprendre à reconnaître Dieu à partir de la différence entre l’action divine et l’action humaine ? Ou bien que les êtres humains n’ont d’autre chose à apprendre sinon à devenir eux-mêmes et à accepter le fait que la permanence dans l’être ne dépend que de Dieu ? Le soleil brille pour les justes et pour les pécheurs. Dans ces termes, ce n’est plus la famille qui doit être objet d’une pédagogie divine, mais l’Église l’objet d’une pédagogie humaine, notamment quand elle confond l’oeuvre gratuite de Dieu avec l’initiative humaine. De toute façon, nous sommes très loin de l’objectif principal de ce recueil, sans savoir exactement ce qu’est la « pédagogie divine » ni les raisons véritables de son implantation dans le contexte des familles.