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Au même titre que l’histoire, la littérature est une discipline ancienne qui a connu, au cours du vingtième siècle, une évolution sensible, entre autres avec l’avènement du structuralisme, qui a remis en question un bon nombre de prémisses et de certitudes, et avec la montée en force de nouvelles disciplines qui ont bousculé, dans le champ des connaissances, la hiérarchie des savoirs, où trônaient en bonne place la philosophie, l’histoire et la littérature. L’histoire littéraire en particulier a subi de plein fouet ce bouleversement épistémologique et a été sommée de se réinventer, sous la pression des sciences humaines et des sciences sociales justement. Par exemple, la sociologie a non seulement investi le champ littéraire en prenant la littérature comme objet, comme en font foi les travaux bien connus de Pierre Bourdieu, mais aussi en alimentant les approches du texte littéraire et du phénomène littéraire en général. Il en va de même pour la linguistique, notamment la linguistique structurale, qui a inspiré ce véritable changement de paradigme provoqué par le structuralisme littéraire. Depuis les premières décennies du vingtième siècle, la littérature n’est donc plus conçue comme une discipline fonctionnant sur le simple mode de l’autarcie et de la production interne du savoir. Pourtant, elle n’en continue pas moins de se revendiquer comme une discipline autonome, radicalement différente des sciences humaines et sociales, même si elle s’en inspire fortement, comme en font foi les vocables de psychocritique, de sociocritique, de géocritique, d’écocritique, etc. Dans cette perspective, j’aimerais citer le critique François Ricard qui insiste, dans l’introduction de son essai intitulé La génération lyrique, sur le caractère composite de sa méthode :

Ma méthode est éclectique. Elle emprunte des concepts et des données à l’histoire, à la démographie, à la sociologie, à la psychologie, à la philosophie politique, à l’anthropologie. Mais mon propos ne relève d’aucune de ces disciplines, à l’égard desquelles je prends d’ailleurs beaucoup de libertés, osant faire de l’histoire sans faits établis ni recours aux sources, de la démographie sans statistiques ni courbes, de la sociologie sans sondages ni enquêtes. Ma méthode, en somme, si on me forçait à la définir, je dirais que c’est celle, tout simplement, de la littérature.

Ricard, 1992, p. 10

Il proclame ainsi non seulement l’autonomie, mais aussi la légitimité de l’approche littéraire à une époque où les méthodes inspirées des sciences humaines, et en particulier de la sociologie, ont profondément influencé les études consacrées à la littérature.

L’évolution récente de l’histoire littéraire au Québec m’apparaît symptomatique du phénomène qui fait l’objet de ce dossier. Cette problématique se situe en effet au fondement même d’un important débat qui anime les études littéraires au Québec depuis une vingtaine d’années au moins. Dans un contexte où l’histoire littéraire et l’histoire de la littérature traditionnelles ont été remises en question et même malmenées, notamment par le structuralisme, mouvement culminant dans les années 1970, on a vu émerger plusieurs projets collectifs visant à renouveler ces disciplines en tentant de les adapter à l’évolution récente des sciences humaines, mais aussi de l’historiographie, sommée également de s’adapter aux exigences de l’époque contemporaine. Parmi ces projets, il convient de citer en premier lieu La vie littéraire au Québec, un grand projet toujours en cours qui s’intéresse à l’évolution des pratiques littéraires, et en second lieu l’Histoire de la littérature québécoise, publiée en 2007 (Biron, Dumont et Nardout-Lafarge), qui a été pilotée par une équipe beaucoup plus réduite, composée de quatre chercheurs davantage interpelés par les textes que par les pratiques. Dans le présent article, j’aimerais esquisser en quoi ces deux projets s’avèrent révélateurs du mouvement visant à redéfinir l’histoire littéraire en tenant compte de l’évolution des sciences humaines tout en respectant la nature autonome de l’approche littéraire. En d’autres mots, je me propose d’observer comment cette approche ou cette méthode a évolué au terme de sa mise à l’épreuve par les sciences humaines, ce qui pourra éventuellement nous aider à mieux mettre en perspective comment sa discipline soeur, l’histoire, a réagi devant le même phénomène.

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Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient d’esquisser ce qui distingue de nos jours l’histoire de la littérature de l’histoire littéraire. Cette distinction est importante, car elle reflète d’emblée l’existence de deux écoles de pensée, l’une qui s’appuie sur l’existence d’un corpus formé d’oeuvres consacrées par la tradition et sanctionnées par l’institution, et qui semble fonctionner comme une entité en soi (la littérature française, la littérature québécoise, la littérature acadienne, etc.), et l’autre qui se penche sur un phénomène beaucoup plus vaste, prenant place sur le spectre allant de la production du texte à sa diffusion et à sa réception, et dans lequel l’oeuvre littéraire, aussi géniale soit-elle, n’est qu’un élément parmi tant d’autres. L’histoire de la littérature, entendue au sens le plus courant du terme, repose ainsi sur une double représentation, celle de la « littérature » et celle de la « nation », qui sont avant toute chose des objets de discours, sinon des créations de l’esprit, tandis que l’histoire littéraire est conçue comme une méthode qui vise à rendre compte de l’évolution des diverses pratiques qui sont constitutives du phénomène littéraire, qui se manifeste non seulement dans le texte et dans le processus de sa création, mais aussi dans le contexte qui le détermine et dont il est indissociable. En un sens, si l’histoire de la littérature apparaît essentialiste, centrée qu’elle est sur les oeuvres et pouvant à la rigueur fonctionner en vase clos, l’histoire littéraire s’avère plutôt existentialiste puisqu’elle prend davantage en considération le contexte et devient du même coup plus perméable aux influences des autres disciplines. Considérées dans l’absolu, les deux méthodes illustrent donc soit le désir de conférer à la littérature sa pleine autonomie, soit la volonté de concevoir celle-ci dans sa relation féconde avec les autres champs du savoir. Pour dire les choses autrement, j’aimerais citer in extenso le comparatiste Clément Moisan, qui fut un des meilleurs spécialistes de la question et l’un des penseurs importants de la nouvelle histoire littéraire :

L’histoire littéraire n’est pas l’histoire de la littérature. Lorsque je dis « histoire littéraire », j’entends un ouvrage qui ferait plus que découper l’histoire des oeuvres (et des auteurs) en périodes et fournir un cadre commode pour rassembler tous les écrits considérés comme littéraires (excluant souvent des genres et des oeuvres de la paralittérature). L’histoire littéraire englobe et déborde l’histoire de la littérature ; elle cherche à rendre compte de tout ce qui est à l’origine de l’« écriture » et de la « lecture ». Ce n’est pas une histoire élargie qui inclut des éléments de l’histoire des idées ou de l’histoire générale, mais une structure diachronique qui organise tout ce qui touche à la production textuelle, à sa diffusion et à sa consommation. En ce sens, l’histoire littéraire est une histoire sociale du phénomène littéraire, ou de cette activité de production, de diffusion et de réception des textes par des individus qui sont eux-mêmes conditionnés par leur être physique, social, politique et par leur histoire propre. C’est l’histoire de textes qui s’inscrivent dans un environnement social qui les investit (la société dans le texte) et dans lesquels ils s’insèrent (le texte dans la société) ; l’histoire de ces textes qui sont légitimés et consacrés par des instances, dont l’École et la critique sont les plus visibles.

Moisan, 1999, p. 53-54

Ce passage résume bien l’essence même du débat ayant pris place en filigrane au sein de l’historiographie littéraire au Québec depuis les années 1970 et surtout depuis les années 1980. Comme le note Clément Moisan, la pratique de l’histoire de la littérature, entendue dans le sens traditionnel du terme, soulève un certain nombre de problèmes et repose sur des prémisses qui méritent d’être questionnées. Ce type d’histoire a tendance en effet à considérer la littérature comme un phénomène autosuffisant, tendance qui suppose souvent une vision téléologique de l’histoire, ou à privilégier le chef-d’oeuvre au détriment des oeuvres, en s’appuyant explicitement ou implicitement sur un critère difficile à définir avec précision, celui de la littérarité des oeuvres. L’histoire littéraire nouvelle manière, que Moisan définit comme une histoire sociale du phénomène littéraire, serait donc la méthode la plus apte à rendre compte des forces qui animent le champ littéraire et déterminent la situation de l’écrivain et l’acte même d’écrire. Du même coup, la perspective change radicalement, dans le sens qu’elle s’éloigne d’une vision essentialiste de la littérature pour se rapprocher des sciences humaines et surtout des sciences sociales, qui peuvent aider à mieux saisir le contexte de production, de diffusion et de réception des oeuvres (soit dit entre parenthèses, l’émergence de cette nouvelle histoire littéraire n’est pas sans évoquer la montée en popularité de l’histoire sociale, qui occupe depuis un certain nombre d’années une position dominante dans le champ de l’histoire). Ceci étant dit, le risque n’est-il pas de perdre de vue la spécificité de l’approche littéraire? Dans son essai intitulé Le structuralisme littéraire en France, Robert Dion pose très bien cette question, qui fait écho aux propos de François Ricard cités en introduction :

Est-il possible de parler de littérature d’un point de vue qui soit strictement « littéraire » ? Répondre non à cette question serait lourd de conséquences. Cela reviendrait à reconnaître les droits de l’histoire sur l’histoire littéraire, de la psychanalyse sur l’analyse psychocritique des oeuvres, de la sociologie sur l’analyse sociologique des textes et des faits littéraires. Qui, en effet, mieux qu’un historien, qu’un psychanalyste et qu’un sociologue, peut aborder la littérature d’un point de vue historique, psychanalytique et sociologique ? Ainsi, lorsqu’il s’en tient à l’interprétation, qui consiste à expliquer le système du texte par un autre système, le critique littéraire se condamne à n’être qu’un historien, un psychanalyste, un sociologue au rabais.

Dion, 1993, p. 10

On le voit, le conflit entre l’histoire de la littérature et l’histoire littéraire pose bien le problème de la mise à l’épreuve des disciplines traditionnelles comme la littérature et l’histoire par l’essor des sciences humaines et sociales. Ce problème n’a d’ailleurs pas manqué d’influencer l’évolution des pratiques dans le domaine de l’histoire littéraire au Québec.

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Même si on attribue à l’homme politique, journaliste et avocat Edmond Lareau (1848-1890) la publication de la toute première Histoire de la littérature canadienne, parue en 1874, il appartient au critique littéraire Monseigneur Camille Roy (1870-1943) d’avoir publié le premier véritable ouvrage d’histoire littéraire tenant compte des avancées théoriques et disciplinaires de son temps, soit le Manuel d’histoire de la littérature canadienne-française, paru en 1918, qui a été renommé en 1930 Histoire de la littérature canadienne-française. Camille Roy a été en effet le premier critique littéraire canadien formé dans le cadre de l’université française, plus précisément à l’Institut catholique de Paris, ainsi qu’à l’École Normale Supérieure, à la Sorbonne et au Collège de France. Comme le précise Karine Cellard, « [c]ette formation spécialisée, qu’il est le premier Canadien français à acquérir, fait de lui le doyen des études littéraires telles que nous les connaissons aujourd’hui » (Cellard, 2011, p. 40), et lui a permis d’entrer en contact avec la méthode de grandes figures de l’histoire littéraire comme Gustave Lanson, mais aussi Émile Faguet, Ferdinand Brunetière et René Doumic. Fort de cette formation, Camile Roy revient au pays pour devenir d’abord professeur de littérature française en 1896, puis recteur de l’Université Laval en 1924. Centrée sur les auteurs et les oeuvres et préoccupée par la question de la nationalisation nécessaire d’une littérature encore en devenir, l’approche de Monseigneur Roy s’avère proche du déterminisme socio-historique de Gustave Lanson. Par exemple, le sort qui est réservé dans son manuel au poète Émile Nelligan fournit un exemple éloquent de cette approche qui est fondée entre autres choses sur quelque chose d’aussi flou que le « tempérament national » :

Né à Montréal, d’un père irlandais et d’une mère canadienne-française, il portait en lui l’intelligence vive, la fougue robuste du Gaulois et le mysticisme rêveur des Celtes. Ce mélange s’exaspéra dans les caprices d’une adolescence indomptée, qui ne pouvaient qu’ébranler la sensibilité malade du jeune homme.

1930, p. 161

En dépit de son caractère fortement daté, cette Histoire de la littérature canadienne-française n’en demeure pas moins un jalon important dans l’évolution de la littérature du Québec dans la mesure où elle favorisa sa nationalisation et ouvrira la voie à d’autres entreprises du même genre, comme celles de Berthelot Brunet (1946), d’Auguste Viatte (1954) et de Samuel Baillargeon (1957).

Au début des années 1960, on assiste à la publication d’un autre jalon important de l’historiographie littéraire du Québec, l’Histoire de la littérature canadienne-française de Gérard Tougas, qui se réclame d’une approche centrée sur la « critique structurale » des textes, la seule qui serait apte à éviter « les traquenards trop connus de l’histoire, de la sociologie, de la psychologie, traquenards dans lesquels donnent aujourd’hui encore, tête baissée, bon nombre de critiques prisonniers du XIXe siècle déterministe » (Tougas, 1967[1960], p. VI). Comme on peut le constater, cette conception de l’histoire littéraire, qui s’appuie sur le texte et sa structure, dans le contexte du structuralisme naissant, s’inscrit en faux contre les sciences humaines et surtout contre leur instrumentalisation par une certaine histoire littéraire prisonnière du déterminisme traditionnel. Dans une direction opposée, on note que Pierre de Grandpré, dans son introduction à l’Histoire de la littérature française du Québec, ouvrage publié sous sa direction en 1967, préconise une approche qui, sans renier la critique littéraire, s’appuie sur les sciences humaines et sociales :

Au rebours, il nous paraît, à nous, qu’un recours conscient et mesuré à ces disciplines, sans quitter la voie royale de l’attention esthétique aux textes mêmes, constitue, précisément, la grande chance, le biais véritablement privilégié pour porter un intérêt vivant à l’histoire d’une littérature qui en est à ses premières armes.

1967, p. 9

Pierre de Grandpré poursuit sa réflexion en écrivant ces lignes que je me permets de citer en entier tant elles me semblent bien résumer le dilemme entre une approche strictement disciplinaire et une autre qui se veut pluridisciplinaire :

Il nous a semblé bon, en établissant le programme de la présente entreprise, de faire appel, d’une part, pour l’étude de l’évolution générale du milieu intellectuel, à des historiens et des sociologues dont les recherches font autorité ; et d’autre part, pour l’étude des textes, à quelques-uns des critiques dont les commentaires sont généralement reconnus comme les plus aigus et les plus sûrs dont nous disposions. Ce programme nous a paru s’imposer spontanément. Il pourrait être intéressant, toutefois, de tenter de justifier au niveau des principes l’usage de ses deux méthodes. L’idéal serait évidemment de parvenir à fondre l’étude de l’évolution de tout le psychique au sein d’une civilisation avec l’étude des lettres elles-mêmes. Mais qui, aujourd’hui, le pourrait, avec la prolifération croissante des champs du savoir ? En groupant des spécialistes, nous ne serons parvenus, dans cet ouvrage, qu’à nous rapprocher de cette visée. Face à un organisme palpitant où tout, art et vie, s’intègre de façon indissociable, la solution la meilleure serait évidemment que l’ensemble du tableau et son détail fussent issus d’une même réflexion, et que ce fût celle à la fois d’un esprit créateur et d’un savant.

1967, p. 9

Pierre de Grandpré reste néanmoins conscient que son ouvrage, plutôt que de parvenir à élaborer un tel tableau, propose tout au plus une mosaïque, aussi significative soit-elle.

Un dernier jalon de cette évolution qu’il est important de mentionner est La littérature québécoise de Laurent Mailhot, ouvrage paru dans la collection « Que sais-je ? » en 1974 et réédité sous une forme revue et augmentée en 1997, sous le litre La littérature québécoise depuis ses origines. Fruit de l’érudition phénoménale d’un seul individu, cet ouvrage prend appui sur une approche essentiellement centrée sur les textes : par la force des choses et étant donné le caractère limité de l’ouvrage, ces derniers sont analysés d’une façon parfois expéditive, mais à partir d’intuitions souvent remarquables. Cela dit, il convient de mentionner que Laurent Mailhot est conscient de l’écart qui sépare l’histoire littéraire de l’histoire de la littérature, puisqu’il écrit en 1989, ces lignes révélatrices : « Celle-ci ne s’intéresse qu’aux oeuvres, aux textes, à l’intertexte; celle-là s’intéresse aux textes et aux contextes, à la présence et à l’absence, à l’espace et au temps » (1989, p. 106).

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C’est dans ce contexte d’ensemble que s’inscrivent donc les deux projets concurrents que sont La vie littéraire au Québec sous la direction de Maurice Lemire et de Denis Saint-Jacques, et l’Histoire de la littérature québécoise, rédigée conjointement par Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, avec la collaboration de Martine-Emmanuelle Lapointe. Sans analyser en détail les deux ouvrages, je vais tenter de dégager leurs principales caractéristiques, en relation avec la problématique qui fait l’objet de ce dossier.

Si on examine pour commencer La vie littéraire au Québec, force est de constater que la sociologie du fait littéraire y joue un rôle majeur. L’étude centrée sur les auteurs et les oeuvres y est reléguée au second plan pour laisser toute la place à l’examen des manifestations collectives du fait littéraire (Robert, 2011). Voici d’ailleurs comment les responsables de l’entreprise définissent leur projet dans le texte de présentation qui est inclus dans chacun des tomes publiés jusqu’à présent, soit six sur un total de sept prévus :

La vie littéraire au Québec est d’abord conçue comme un outil de référence scientifique qui tente de cerner le fait littéraire non seulement à l’aide des textes eux-mêmes, mais aussi par l’analyse du processus de leur production et de leur réception. Cette histoire littéraire n’est pas principalement organisée autour des oeuvres ou des auteurs ; elle traite davantage des ensembles de discours, comme les genres, que des oeuvres isolées, et davantage des mouvements et des tendances que des auteurs singuliers.

2010, p. VII

On aura remarqué la visée scientifique du projet, la mise en retrait de l’approche traditionnelle centrée sur les oeuvres et les auteurs, ainsi que de l’idée selon laquelle l’oeuvre littéraire, et tout particulièrement le chef-d’oeuvre, mérite d’être considérée tout d’abord dans sa singularité. La périodisation choisie reflète cette philosophie en déterminant comme point de départ l’année qui suit la Conquête britannique et la cession de la Nouvelle-France, soit 1764, excluant du même coup l’étude de la Nouvelle-France et de ses textes pourtant canoniques. Le sous-titre de chacun des tomes met d’ailleurs l’accent non pas sur les considérations littéraires, mais sur des préoccupations sociohistoriques relatives à la collectivité et de façon indirecte aux agents qui composent la sphère littéraire : le tome I, qui couvre la période 1764-1805, est intitulé « La voix française des nouveaux sujets britanniques »; le tome II, consacré à la période 1806-1839, est intitulé « Le projet national des Canadiens »; le tome III, 1840-1869, reprend pour sa part la formule tristement célèbre de Lord Durham, « Un peuple sans histoire et sans littérature »; le tome IV, 1870-1894, reprend la devise « Je me souviens »; le tome V, 1895-1918, « Sois fidèle à ta Laurentie »; tandis que le tome VI est intitulé « Le nationaliste, l’individualiste et le marchand ». La vie littéraire devient ainsi moins un phénomène en soi qu’un épiphénomène qui se déploie dans un contexte d’ensemble qui l’englobe et le détermine dans une large mesure. La table des matières, commune dans ses grandes lignes à chacun des ouvrages, reflète bien cette approche qui accorde la préséance au contexte et non pas au texte : le chapitre 1 porte sur les déterminations étrangères du champ littéraire, le chapitre 2 sur les conditions générales, le chapitre 3 sur les agents de la vie littéraire, le chapitre 4 sur le marché de la littérature, le chapitre 5 sur la prose d’idées, le chapitre 6 sur les textes d’imagination, et le chapitre 7 sur la réception.

Il en est tout autrement de l’Histoire de la littérature québécoise. Si La vie littéraire au Québec se réclame de grands travaux collectifs comme Le dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, les Archives des lettres canadiennes ou encore la Bibliothèque du Nouveau-Monde, qui « ont rendu possibles une nouvelle interprétation et une synthèse du corpus québécois » (Saint-Jacques et Robert, 2010, p. VIII), l’Histoire de la littérature québécoise s’inscrit d’emblée dans une perspective essentiellement critique, comme en font foi les premières lignes de l’ouvrage :

Ce livre constitue à la fois une mise en situation et une relecture des textes littéraires québécois, des origines à nos jours. De très nombreux travaux de recherche ont renouvelé depuis une trentaine d’années l’étude de la littérature québécoise, mais l’ensemble du corpus n’a pas été relu à la lumière de ces travaux ni, d’ailleurs, en fonction du développement récent de la littérature elle-même. Nous avons essayé de combler cette lacune en nous basant sur trois grands principes : faire prédominer les textes sur les institutions ; proposer des lectures critiques ; marquer les changements entre les conjonctures qui distinguent chacune des périodes.

Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, 2007, p. 11

On le voit, la perspective choisie semble différer radicalement de celle préconisée par l’équipe de La vie littéraire au Québec : le texte littéraire est ramené à l’avant-plan, tandis que le contexte n’est plus perçu dans une logique de détermination. Néanmoins, tout comme La vie littéraire au Québec ne manque pas d’accorder une place significative aux textes eux-mêmes, l’Histoire de la littérature québécoise n’évacue pas l’étude du contexte, loin de là, comme on peut le constater dans cet autre extrait de l’introduction :

Nous croyons que les liens entre le milieu et les oeuvres doivent être considérés, mais que les textes imposent aussi leurs propres perspectives. Il ne s’agit pas de choisir entre deux positions antagonistes, l’une qui relèverait de l’histoire proprement dite, inscrivant la littérature dans un ensemble de faits sociaux et culturels, et l’autre qui ressortirait plus spécifiquement à la littérature et à la critique, s’attachant à décrire l’évolution de la littérature comme si cette dernière s’engendrait elle-même. Pour nous, ces deux conceptions ont chacune le défait de s’ériger en système et de se justifier l’une par opposition à l’autre. Plusieurs travaux récents ont permis de surmonter une telle opposition entre l’approche externe et l’approche interne de la littérature. Les ambitions individuelles, les choix esthétiques et les inventions formelles s’éclairent si on les articule à ce qui se passe dans l’ensemble du champ littéraire de même que dans les autres sphères d’activité (culturelle, sociale, politique, religieuse, économique). D’où l’alternance, dans le plan de notre ouvrage, des chapitres portant sur la singularité des oeuvres avec des chapitres s’attachant davantage au contexte et au continuum historiques.

Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, 2007, p. 12-13

Dans cette optique, il est intéressant d’observer la périodisation choisie par les rédacteurs pour chacune des parties de l’ouvrage, ainsi que les intitulés qui leur sont accolés, ce qui permet de mesurer l’écart avec la périodisation proposée par l’équipe de la vie littéraire. La première partie est ainsi intitulée « Les écrits de la Nouvelle-France (1534-1763) », et la façon même dont elle est formulée contribue à remettre les textes à l’avant-plan. Il en va de même pour les autres parties de l’ouvrage, qui placent les préoccupations littéraires au premier plan : « Écrire pour la nation (1763-1895) »; « Le conflit entre l’ici et l’ailleurs (1895-1945) »; « L’invention de la littérature québécoise (1945-1980) »; « Le décentrement de la littérature (depuis 1980) ». Cette insistance sur les oeuvres contribue par ailleurs au décloisonnement de la littérature québécoise avec l’inclusion, dans les deux dernières parties de l’ouvrage, de chapitres consacrés à l’imaginaire anglo-montréalais (notamment celui d’écrivains de renom comme Mavis Gallant, Mordecai Richler et Leonard Cohen) et aux écrivains de la nouvelle francophonie canadienne, principalement les écrivains acadiens et franco-ontariens.

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Pour mieux illustrer l’écart qui sépare les deux entreprises, j’ai choisi de me pencher sur un cas révélateur, celui de la vision qui est proposée dans les deux ouvrages du critique et écrivain Louis Dantin (pseudonyme d’Eugène Seers). Ce dernier est en effet non seulement un écrivain qu’on peut qualifier de « polygraphe », dans la mesure où il a pratiqué plusieurs genres littéraires (la critique, la poésie, le conte et l’art épistolaire, notamment), mais aussi comme un acteur littéraire majeur de son époque, et ce, en dépit de son exil, à partir de 1903, dans la ville de Boston, au Massachusetts. Bien connu pour avoir colligé les poèmes d’Émile Nelligan et pour avoir préfacé la première édition de ses oeuvres en 1905, Louis Dantin a été dans les années 1920 et 1930 un critique littéraire d’une grande perspicacité et le mentor de toute une génération d’écrivains nés au début du siècle. Même si des auteurs comme Gabriel Nadeau (1948), Yves Garon (1968) et Placide Gaboury (1973) ont très bien étudié la contribution remarquable de Louis Dantin à la vie des lettres canadiennes, ils l’ont fait dans un contexte qui ne leur permettait pas de mettre en lumière toutes les facettes du personnage, qu’il s’agisse de sa vie à Boston, scandaleuse aux yeux de certains, ou encore de ses idées politiques, très proches du socialisme et même du communisme. À cet égard, les auteurs d’Histoire de la littérature québécoise et de La vie littéraire au Québec avaient les coudées franches, et ils sont parvenus à donner de Louis Dantin un portrait plus complet.

Ceci étant dit, ils n’ont pas traité le personnage de la même façon. Tout d’abord, il convient de mentionner que dans l’Histoire de la littérature québécoise, l’écrivain est surtout identifié par son pseudonyme (Louis Dantin) plutôt que par son vrai nom (Eugène Seers), tandis que dans La vie littéraire, c’est l’inverse, l’acteur en chair et en os (Eugène Seers) ayant préséance sur son alter ego littéraire (Louis Dantin). L’index respectif des deux ouvrages témoigne avec éloquence de cette approche différente de l’homme et de l’écrivain : dans l’Histoire de la littérature québécoise, le pseudonyme regroupe 16 mentions, tandis que le nom n’en comporte qu’un seul; par contre, dans les deux tomes de La vie littéraire au Québec qui couvrent la vie de l’écrivain, toutes les mentions (27 pour le tome V, 47 pour le tome VI) se retrouvent sous le nom d’Eugène Seers, même si le pseudonyme de Louis Dantin constitue l’usage le plus courant dans le texte. En soi, ce choix éditorial est révélateur de l’approche préconisée dans chacun des ouvrages, une approche qui se veut plus littéraire et analytique dans l’Histoire de la littérature québécoise que dans La vie littéraire au Québec, où elle est davantage sociale et explicative.

Même s’il est difficile de dire laquelle des deux entreprises traite de la façon la plus juste et complète de la figure d’Eugène Seers/Louis Dantin, il est quand même permis d’établir une comparaison entre les deux ouvrages. L’Histoire de la littérature québécoise brosse un portrait à la fois vivant et érudit de l’écrivain, en mettant en évidence les moments forts de son oeuvre, notamment sa préface à l’édition des poésies d’Émile Nelligan, son intense activité critique à partir de 1920 ou encore son rôle de mentor auprès de la génération des poètes de 1925. Ainsi, les principales facettes de la contribution de l’écrivain à la littérature québécoise sont bien mises en évidence : ses propos sur la question de la langue d’écriture et du nationalisme littéraire, sa position dans la querelle entre régionalistes et exotiques, la place majeure qu’occupe dans l’évolution du discours critique sa préface à la poésie de Nelligan, le rôle important qu’il a joué en faveur de la reconnaissance de femmes de lettres de l’époque, etc. L’ouvrage propose aussi une biographie de l’écrivain et une synthèse de son oeuvre, qui s’étendent sur trois pages (p. 227-229) et qui mettent l’accent sur les idées politiques de Dantin, sur les deux phases de sa carrière, sur son oeuvre critique, mais aussi poétique, ainsi que sur son roman autobiographique, Les enfances de Fanny, publié en 1951. Cette partie contient aussi la reproduction d’une photographie de l’auteur avec son fils, qui du même coup met en lumière la vie cachée de Dantin, ce qui en soi distingue l’entreprise de Biron et al. des histoires antérieures.

Dans les deux tomes (V et VI) de La vie littéraire au Québec qui recoupent la majeure partie de la vie d’Eugène Seers/Louis Dantin, on trouve de nombreuses mentions de l’écrivain, 74 au total, contre 17 pour l’Histoire de la littérature québécoise. On pourrait donc croire que le portrait qui est proposé de l’écrivain est non seulement plus détaillé que dans l’ouvrage de Biron et consorts, mais aussi plus varié, eu égard aux différentes perspectives qui sont abordées de façon systématique dans chacun des tomes de La vie littéraire au Québec. Certes, l’apport majeur de Seers/Dantin à la vie littéraire de son temps y est bien mis en évidence. Si le tome V, qui couvre la période allant de 1895 à 1918, insiste surtout sur les relations qu’il a entretenues avec le poète Émile Nelligan et sur la préface célèbre qu’il lui a consacrée dans le recueil Émile Nelligan et son oeuvre, ainsi que sur sa contribution décisive au développement de la critique littéraire au Québec, le tome VI, qui est consacré à la période comprise entre 1919 et 1933, fait de Seers/Dantin l’une des trois figures emblématiques de la vie littéraire de cette époque. En effet, « l’individualiste » qui est mentionné dans le sous-titre du livre (« Le nationaliste, l’individualiste et le marchand »), c’est lui : l’écrivain est ainsi associé au développement de la modernité littéraire au Québec, dont il a été un acteur clé. Le tome VI comporte d’ailleurs de très nombreuses références (57) aux activités multiples de Seers/Dantin, qui semble occuper du même tout le champ des pratiques littéraires, de la poésie à la nouvelle et au roman, en passant bien entendu par la critique littéraire et l’art épistolaire. L’ouvrage dégage ainsi toutes les facettes de l’activité de l’écrivain, non seulement sa pratique des genres, mais aussi ses liens avec la littérature américaine, ses prises de position contre le « canadianisme intégral » préconisé par Alfred Desrochers, son rôle de mentor auprès de la génération des individualistes de 1925, son apport important à la critique journalistique sous toutes ses formes (quotidiens de masse, journaux régionaux, revues savantes), ses relations avec le régionalisme et le nationalisme littéraires, ainsi que son rôle dans l’émergence de l’américanité, comme en témoigne par exemple ce passage de la conclusion du tome VI :

Il est frappant que les poètes mis en valeur par Dantin soient de « l’Amérique française », que Choquette regarde vers le Metropolitan Museum plutôt que vers le musée du Louvre pour son grand poème sur le mouvement des civilisations ou que Dion-Lévesque traduise Walt Whitman.

Saint-Jacques et Robert, 2010, p. 512

Cela dit, c’est surtout l’approche proposée du personnage qui diffère dans les deux ouvrages. Dans l’Histoire de la littérature québécoise, c’est l’apport de Louis Dantin qui est mis à l’avant-plan : en un sens, l’écrivain y est autosuffisant, il se caractérise avant tout par son individualité, et c’est ce qui donne un sens à son action. Dans La vie littéraire au Québec, c’est plutôt la participation d’Eugène Seers à un mouvement plus vaste qui prime : l’écrivain, tout génial soit-il, s’inscrit dans une réalité collective à travers laquelle est considérée l’originalité de son action. Il cesse d’être un individu pour devenir un acteur qui appartient à une génération donnée (celle de 1860), à un milieu culturel donné (montréalais), à une profession donnée (celle des clercs), à une pratique donnée (celle de la critique), etc. Ce n’est pas son histoire personnelle ni celle de son oeuvre qui est racontée, comme dans l’Histoire de la littérature québécoise, c’est plutôt son inscription dans un contexte plus large, plus englobant, dont il constitue un épiphénomène, qui compte réellement. En résulte une vision discontinue ou kaléidoscopique du personnage, qui se trouve en quelque sorte subordonné aux grandes forces qui travaillent la vie littéraire. Ceci étant dit, la conclusion du tome VI, en mettant l’accent sur l’importance cruciale de Louis Dantin dans le développement de la littérature de son temps, n’en contribue pas moins à conférer au personnage une réelle grandeur :

Dantin, bientôt septuagénaire, le défroqué exilé, supplante Mgr Roy, recteur couvert d’honneurs, comme grand mentor des lettres, mais se retrouve vainqueur dans un champ de bataille dévasté. Une époque se clôt.

Saint-Jacques et Robert, 2010, p. 518-519

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Pour conclure cette présentation pour le moins schématique, j’aimerais insister dans un premier temps moins sur l’opposition que sur la complémentarité, somme toute assez remarquable, des deux approches étudiées dans le cadre de cette étude. Il me semble en effet que chacune des deux équipes de La vie littéraire au Québec et de l’Histoire de la littérature québécoise est parvenue à trouver à sa façon une forme d’équilibre entre le littéraire et le social, sans renier pour autant sa volonté de mettre l’accent, soit sur les textes littéraires, soit sur leurs déterminations sociohistoriques. Il en résulte que les deux ouvrages peuvent être lus non pas l’un contre l’autre, mais l’un avec l’autre, comme un diptyque qui vient par ailleurs se superposer aux travaux menés par de nombreux autres chercheurs en histoire littéraire. Dans une optique plus large, comme j’ai essayé de le montrer, les deux projets nous informent sur les rapports entre la littérature et les sciences humaines et sociales, qu’ils illustrent de façon saisissante, et indirectement sur les relations entre l’histoire et les sciences en question. En fait, les deux projets, même s’ils s’inspirent des sciences humaines et sociales, sont soucieux de tenir ces dernières à distance, notamment en refusant de considérer l’oeuvre littéraire comme un simple document qui ne ferait que renvoyer aux conditions extérieures qui le déterminent. La visée esthétique des oeuvres, ou en d’autres mots leur littérarité, reste un critère important dans les deux ouvrages, qui sont d’ailleurs issus d’une tradition qui s’est élaborée justement contre le positivisme de Gustave Lanson (qui au-delà de son attention presque maniaque accordée aux sources et aux archives aurait eu trop souvent recours à une mise en contexte réductrice de l’oeuvre littéraire) et contre les dérives d’une certaine instrumentalisation de la littérature par des sciences considérées comme plus exactes. On en revient ainsi à la position de François Ricard citée en introduction, qui disait s’inspirer des sciences humaines tout en s’en distinguant de façon radicale, en ayant d’ailleurs l’audace d’aborder une problématique essentiellement sociétale, celle de la génération du baby-boom, en s’appuyant sur la méthode de la littérature, qui accorde une large place à l’intuition et à l’imagination, ainsi qu’à une subjectivité pleinement assumée.