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Contreparties d’une mondialisation économique, technique et sociale (Appadurai, 2001), les migrations internationales et les dynamiques diasporiques sont des objets de prédilection pour les champs de la communication interculturelle et de la communication internationale. Selon Pierre et Cloet (2018) :

[p]rès de 220 millions de personnes vivent actuellement dans un pays dans lequel elles ne sont pas nées et ce chiffre a plus que doublé en 25 ans. Cet ensemble vivant de destinées humaines représente déjà la cinquième nation la plus grande du monde alors même qu’elle n’existe pas officiellement. (p. 59.)

Ces mouvements soulèvent des problématiques de géopolitique, de droit national et international, de nation-branding, mais aussi de « vivre-ensemble » (Dacheux, 2010). Ils relèvent ainsi de vrais enjeux de politique publique que la communication internationale et la communication interculturelle peuvent aider à analyser, à éclairer. Telle est l’ambition de cet article, qui s’intéresse tout particulièrement à la situation française et à la politique publique de l’« intégration » des migrants en France, détaillées et interprétées à travers un prisme interculturel, afin de cerner les logiques politiques et les dynamiques sociales à l’œuvre.

Lorsqu’elles portent sur le vivre-ensemble des sociétés multiculturelles, des études en communication interculturelle ont souvent évoqué le processus d’acculturation (Berry, 1997 ; Kim, 2003), les dynamiques culturelles et identitaires (Camilleri, 1999), ou mis en avant les tensions sociales engendrées par la « diversité culturelle » perçue (Maisonneuve et al., 2014 ; Wolton, 2003). Face à ces tensions, la migration se voit « pointée du doigt », notamment dans des discours politiques populistes, dans lesquels les migrants, minoritaires, sont stigmatisés et rejetés. Des représentations sociales essentialistes à propos de la culture (Dervin et Machart, 2015) créent alors l’illusion de différences insurmontables au sein des sociétés, entre groupes ou communautés aux valeurs et aux pratiques prétendument incompatibles.

D’autres travaux en communication interculturelle s’intéressent à des facettes plus positivement connotées de la mondialisation : celles de la mobilité internationale (Pierre et Cloet, 2018) ou de l’expatriation de courte durée, pour des motifs professionnels, d’études ou touristiques. Ces recherches portent sur les chocs culturels (Ward, Bochner et Furnham, 2001), sur l’acculturation de courte durée, ou sur le développement de « compétences interculturelles » (Wiseman et Koester, 1993), tout en luttant, dans le meilleur des mondes, contre des représentations déterministes des cultures nationales (Dervin, 2014).

Or il semble qu’il existe aujourd’hui, entre ces différentes approches et objets de recherche, si ce n’est un vide à penser, au moins un vide à combler en matière de politiques publiques. Si l’on forme volontiers les cadres expatriés pour augmenter leur efficacité communicationnelle, que fait-on pour les milliers de migrants qui arrivent tout aussi démunis au sein d’une société « d’accueil » dont ils ne possèdent souvent ni les codes ni des clés d’intelligibilité autres que celles de leur socialisation primaire (White, Gratton et Agbobli, 2017) ? Bien sûr, ils « se débrouillent », s’en remettant à leur initiative, à des informateurs culturels, peut-être issus d’une communauté diasporique. Mais ne peut-on pas mieux faire pour faciliter cette période transitoire d’adaptation, véritable enjeu humain et politique pour la cohésion sociale ?

Face aux phénomènes migratoires, certains États prônent le multiculturalisme, d’autres l’assimilation, ou des variantes de celle-ci, comme en France, avec le modèle d’intégration dite « républicaine ». Intitulé 72 propositions pour une politique ambitieuse d’intégration des étrangers arrivant en France, le rapport du député Aurélien Taché (Taché et al., 2018), remis au premier ministre Édouard Philippe en février 2018, fait état d’un certain nombre de constats assez sévères quant au fonctionnement du dispositif républicain d’intégration tel qu’il existe au moment de la rédaction de cet article.

Publié dans le contexte du débat autour du Projet de loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie, projet de loi adopté en première lecture à l’Assemblée nationale le 22 avril 2018, le rapport Taché qualifie de « peu lisible et insuffisamment ambitieuse » la « politique publique d’accueil et l’intégration des primo-arrivants » (Taché et al., 2018, p. 23). Une prise en considération de la dimension culturelle dans la politique d’intégration figure en bonne place dans les solutions préconisées dans ce rapport (infra).

Après une présentation et une analyse du dispositif républicain d’intégration selon les lois en vigueur en France, cet article évoquera plus précisément la situation dans l’agglomération dijonnaise, afin de tenir compte du rôle du milieu associatif en périphérie du dispositif d’État. L’article s’inscrit dans un projet de recherche-action, ayant pour objectif de collaborer avec des associations de soutien aux migrants dans la région de Dijon, afin d’améliorer les conditions d’accueil et les « parcours d’intégration » des migrants « primo-arrivants[1] ». Le projet « ICI-MA-VIE » (2018-2021), mené par le laboratoire TIL (EA4182) de l’Université de Bourgogne, vise à développer des kits pédagogiques, mis à disposition d’associations d’aide à l’intégration à l’échelle nationale, afin de les aider à mieux accompagner l’intégration des primo-arrivants. Le projet comporte trois phases : 1) une étude des pratiques existantes d’aide à l’intégration à l’échelle locale ; 2) la conception, le développement et l’optimisation des activités et des kits pédagogiques ; 3) la diffusion et la valorisation des résultats du projet à l’intention des acteurs concernés. L’article s’appuie sur les résultats de la première partie de ce projet, à savoir l’étude des conditions et des ressources existantes, consistant à identifier les vecteurs d’intégration au sein du dispositif d’accueil et à cartographier ses acteurs locaux, institutionnels et associatifs. Enfin, une fois ce contexte posé, l’article met en avant, dans une approche théorique, les apports potentiels d’une réflexion sur l’intégration des primo-arrivants qui s’inspire d’avancées scientifiques récentes en communication interculturelle. Ces approches « critiques » (Nakayama et Halualani, 2010) mettent moins l’accent sur des différences culturelles nationales en tant que telles, que sur la perception de ces différences et leur expression discursive, débouchant notamment sur des problématiques identitaires et sociales.

Le modèle républicain d’intégration et le dispositif institutionnel français

Quoique la France se trouve « dans la moyenne des pays de l’OCDE[2] » quant aux taux d’immigration constatés, le contexte politico-médiatique et la « crise » des réfugiés, liée, entre autres, à la guerre en Syrie, font de la migration un sujet d’actualité. Au-delà des débats portant sur les politiques d’asile et les flux d’immigration, il est souvent question, dans les médias, de la capacité de la société française à « absorber » ces flux, à les « intégrer » en son sein.

Le concept d’intégration

En sociologie, le concept d’intégration est très présent dans l’héritage durkheimien pour penser ce double-rapport entre société et individu. Il a été contrasté au concept d’assimilation, car, comme le rappelle Schnapper (2007), l’intégration recouvre non seulement l’intégration des individus dans la société, mais aussi la manière dont la société s’accommode des individus qui la composent. Or la définition sociologique côtoie la définition politique. Dans le système républicain français, l’individu « s’intègre » en s’adaptant à la société française : il devient « citoyen » en intériorisant et en maîtrisant la langue, les mœurs et les coutumes associées aux Français. À ce titre, Lapeyronnie (cité dans Schnapper, 2007[3]), considère que, sur le plan politique, « l’intégration est le point de vue du dominant sur le dominé. Le dominant considère ainsi généralement que celui qui est dominé n’est pas intégré » (p. 18). La figure du migrant primo-arrivant, non socialisée et donc non « intégrée » dans la société d’accueil, devient alors une menace perçue pour celle-ci (Wieviorka, 2008). Poussé à l’extrême, le paradigme politique d’intégration cherche ainsi à gommer les différences, en mettant en place un dispositif d’homogénéisation culturelle proche de l’assimilation[4].

Dans un contexte de mondialisation aboutissant à une mixité sociale entre différentes nationalités dans de nombreuses sociétés, à des sociabilités et à des socialisations marquées par une présence connectée (Licoppe, 2004), elle aussi diasporique et planétaire grâce à l’outil technologique (Appadurai, 2001), le modèle politique de l’intégration est mis à rude épreuve. « Comment envisager l’intégration pour tous dans la nation, si les identités, ou les identifications des individus et des groupes sont susceptibles d’en déborder le cadre ? », demande encore Wieviorka (2008, p. 228), avant de conclure que « le paradigme de l’intégration est de moins en moins adapté pour faire face aux grands problèmes que constituent les phénomènes migratoires ou les différences culturelles et religieuses. » (p. 240.)

L’objet de cet article n’est pas de remettre en cause le modèle républicain d’intégration, mais bien d’examiner et d’analyser la manière dont le dispositif d’intégration mis en place peut faire face aux défis ainsi identifiés, grâce notamment à une réflexion inspirée par les approches critiques en communication interculturelle (Nakayama et Halualani, 2010).

Le dispositif contractuel d’intégration républicaine

En France, l’« intégration » des migrants est une mission confiée à l’Office français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII), rattaché au ministère de l’Intérieur. Cette structure, créée en 2009, fait suite à d’autres entités qui ont existé sous différents noms depuis l’Office National de l’Immigration (ONI) fondé en 1945. Comme le suggèrent les appellations des structures successives, la préoccupation politique majeure est longtemps restée la gestion puis le contrôle de l’immigration. Ce n’est qu’à partir de 2009 que la mission d’intégration est rendue explicite dans le nom de la structure, alors rebaptisée OFII, qui se trouve chargée du suivi du contrat d’accueil et d’intégration (CAI), contrat introduit à partir de 2003 et généralisé en 2007, avant d’être remplacé en 2016 par le contrat d’intégration républicaine (CIR).

Le CIR est l’outil principal du « Parcours personnalisé d’intégration républicaine » d’une durée de 5 ans, introduit en juillet 2016. Comme le CAI, le CIR s’adresse aux migrants primo-arrivants non européens qui ont pour projet de s’installer durablement en France. Sont exclus de ce dispositif non seulement les ressortissants européens, mais aussi les étudiants, les stagiaires, les travailleurs temporaires ou détachés[5]. En pratique, cela concerne environ la moitié des primo-arrivants adultes recevant un titre de séjour (Taché et al., 2018) et exclut, par exemple, les demandeurs d’asile jusqu’à l’obtention éventuelle de leur statut de réfugié, au terme d’un processus qui dure en moyenne 14 mois[6].

Signé à l’issue d’un « entretien personnalisé » à l’OFII, le CIR contractualise le rapport entre l’État français et le primo-arrivant qui entre dans ce dispositif en vue de son intégration dans la société. Concrètement, il s’agit d’un engagement signé par le migrant et le Préfet de région, selon lequel le premier accepte de suivre une « formation civique » de deux jours et, en fonction de son niveau de langue constaté au moment de l’entretien, des cours de langue française lui permettant d’atteindre le niveau A1 du cadre européen commun de référence pour les langues (niveau de compétence le moins élevé de l’échelle). Le nombre d’heures de cours dépend du niveau de départ constaté et peut varier entre 50 et 200 heures. On estime que le signataire a rempli les conditions de son contrat s’il assiste aux formations prescrites « avec assiduité et sérieux » et s’il n’a pas « manifesté de rejet des valeurs essentielles de la société française et de la République » (Ministère de l’Intérieur, 2016, s. p.). Le CIR est signé pour une durée d’un an, renouvelable une fois sur proposition de l’OFII, et son non-respect peut entraîner la non-délivrance d’un titre de séjour pluriannuel (de 2 ou de 4 ans).

Commentant le dispositif du CAI, Miriam Hachimi Alaoui (2016) estime qu’à la faveur de

ce mouvement de contractualisation, on voit se dessiner un changement quant à la manière de concevoir l’intégration : on passe d’une vision processuelle de l’intégration à une vision axée sur le caractère « intégrable » des migrants et sur leur adhésion préalable aux valeurs de la société du pays d’installation (p. 86).

Reposant uniquement sur une vision de l’intégration conçue comme l’inculcation des « valeurs de la République », plutôt que dans sa dimension sociale (Hachimi Alaoui, 2016 ; Lepinard, 2015), le CAI avait été assez largement critiqué, provoquant un réaménagement du dispositif sous la forme du CIR, « pour garantir un meilleur accueil et favoriser l’intégration rapide des étrangers primo-arrivants » (Ministère de l’Intérieur, 2016, s. p.). Concrètement, les heures de formation civique prescrites par l’ancien contrat avaient été doublées, alors que les heures de langue française avaient été réduites de moitié par rapport à ce qui avait été prévu par le CAI[7].

Cependant, le rapport du député Aurélien Taché, qui tire ses conclusions sur le système remodelé par la loi de 2016, n’est pas plus positif sur la dimension de l’intégration. En préambule, il fait état de deux écueils majeurs soit : 1) comment accueillir les migrants dans la société ? ; et 2) comment passer des discours sur le « vivre ensemble » à l’élaboration d’un « faire ensemble » pour créer la France de demain ? Le rapport poursuit :

Aujourd’hui, le seul dispositif en faveur spécifiquement de l’intégration des étrangers est le contrat d’intégration républicaine (CIR), conclu entre l’État et tout primo-arrivant souhaitant s’installer durablement en France. Ce CIR comprend au mieux 200 heures de français et douze heures de formation civique. Dans ces conditions, comment espérer construire un « parcours personnalisé d’intégration républicaine », pourtant prévu par les textes, alors même que les défis s’accumulent ? (Taché et al., 2018, p. 3.)

Les modules de « formation civique »

Seul élément du contrat d’intégration républicain suivi par l’ensemble des signataires, environ 110  000 personnes par an selon l’OFII, la formation civique est censée aider le primo-arrivant à « mieux s’approprier les valeurs de la République et de la société française » (Ministère de l’Intérieur, 2016, s. p.). À la suite d’une étude ethnographique portant sur les formations assurées dans le cadre du CAI, Miriam Hachimi Alaoui (2016) dénonce, à propos des formations civiques, « la difficulté de l’exercice qui consiste à transmettre des valeurs de manière formelle, notamment à travers des cours magistraux trop souvent déconnectés des expériences des individus auxquels ils s’adressent. » (p. 80.)

Le format du cours, regroupant « l’histoire de la France », les « valeurs, principes et symboles de la République », les « institutions de la République », « la nationalité, la citoyenneté française » et « la France dans l’Europe » dans une présentation magistrale composée de 78 diapositives, s’est avéré peu efficace sur le plan pédagogique :

Malgré les efforts prodigués par un bon nombre de formateurs et de formatrices pour rendre la formation accessible, on observe un décalage entre, d’une part, les aptitudes, ne serait-ce que langagières requises pour une compréhension et une appropriation des connaissances et, d’autre part, les profils des stagiaires (Hachimi Alaoui, 2016, p. 91).

Le passage du CAI au CIR a été l’occasion de procéder à une première refonte de cette formation. Selon le site Internet du ministère de l’Intérieur (2016) :

[l]a nouvelle formation civique, dont le temps a été doublé, est désormais conçue d’après une approche plus pédagogique qui fait intervenir des exemples du quotidien pour présenter concrètement les valeurs de la République, l’organisation administrative de la France ainsi que les droits et devoirs de chaque citoyen.

Le rapport Taché décrit le nouveau dispositif de formation civique, lequel est désormais divisé entre deux modules de six heures chacun :

  • le premier module, intitulé « Valeurs et institutions de la République française », présente les principales valeurs républicaines et les institutions nationales et locales ;

  • le second module, intitulé « Vivre et accéder à l’emploi en France », se veut pratique et concerne l’installation en France, l’accès aux services publics et aux droits (école, santé, éducation, logement, travail, droits sociaux, etc.) (Taché et al., 2018, p. 48).

Or le rapport décrit un décalage entre la présentation institutionnelle du dispositif et la réalité observée sur le terrain :

Les formateurs font face à un public maîtrisant mal le français et qui se trouve en tout début de parcours d’intégration. Ils sont tenus de couvrir à toute vitesse un contenu pédagogique très dense, alors même que bien souvent leur temps de parole est divisé par deux en raison de la présence d’un interprète dans la salle.

Ainsi, dans une atmosphère qui a quelque chose de surréaliste, la chronologie de l’histoire de France, la hiérarchie des normes ou encore la répartition des compétences entre les différents niveaux de collectivités territoriales sont expédiées en quelques minutes… (p. 48.)

Ainsi, il semblerait que le gain d’efficacité pédagogique dans la formation civique du CIR, par rapport au dispositif du CAI, ait été assez faible, malgré l’augmentation du volume horaire. Il est à noter que le temps consacré à ces questions reste, selon le rapport, bien inférieur à ceux d’autres pays européens : « Par comparaison, le module civique est de 50 heures en Norvège, de 70 heures en Suède, de 80 heures en Belgique et de 100 heures en Allemagne. » (Taché et al., 2018, p. 48.) Fort de ces constats, le rapport Taché préconise une nouvelle refonte et une augmentation des heures de formation civique, afin de privilégier davantage les temps d’échange et les témoignages. Ces recommandations tombent certes sous le sens, même si, en réalité, elles ne constituent qu’une partie infime de la solution globale présentée à travers les 72 propositions du rapport, qui s’attarde notamment sur l’insertion socioprofessionnelle des nouveaux arrivants.

En attendant, et en dehors du dispositif institutionnel porté par l’OFII qui ne concerne, rappelons-le, qu’une minorité des primo-arrivants, quelles autres solutions ont été trouvées pour pallier ce manque ? Bien sûr, les nouveaux arrivants apprennent, par la force des choses, à « se débrouiller », grâce aux conseils avisés de proches ou de moins proches, et ils sont parfois bien connectés, au moins dans le sens technologique du terme. Mais surtout, il existe aussi tout un ensemble d’initiatives pour favoriser l’accueil des migrants, des initiatives plus ou moins formalisées, plus ou moins bien identifiées et plus ou moins également réparties sur le territoire français, certaines gérées par l’État ou par les collectivités territoriales et d’autres relevant d’organismes associatifs, religieux ou du secteur privé.

Les acteurs non étatiques de l’intégration : cas de l’agglomération dijonnaise

Dans un pays comme la France, avec une tradition d’accueil et un riche tissu associatif, il n’est guère étonnant que d’éventuelles carences dans les politiques publiques en matière d’accueil et d’intégration aient été en partie comblées, depuis longtemps, par des initiatives de la société civile. L’État français peut compter sur de nombreuses structures associatives, en partie subventionnées par les pouvoirs publics pour certaines d’entre elles, qui œuvrent directement ou indirectement pour faciliter l’intégration des migrants. Les initiatives en question sont très variées, avec différents degrés de professionnalisation, et touchent un public beaucoup plus large que celui concerné par le seul dispositif de l’OFII. Nous allons désormais évoquer ces autres acteurs de l’intégration sur le plan territorial, à partir de l’exemple dijonnais.

Une typologie d’organismes d’aide à l’intégration dans l’agglomération dijonnaise[8]

Dans la région de Dijon, de nombreuses structures peuvent apporter un soutien aux migrants arrivés depuis peu, ou même depuis plus longtemps, sur le territoire bourguignon. Le premier constat est d’une certaine complexité, compte tenu du nombre d’organismes qui existent, qui travaillent en collaboration ou en parallèle et qui possèdent des statuts variés : publics, semi-publics, privés, associatifs. Par exemple, en ne prenant en compte que les associations, le site Internet de la ville de Dijon, qui comporte un annuaire des associations, liste, dans la section « Échanges culturels, solidarité internationale et aide humanitaire », 70 organisations dont la grande majorité travaille directement ou indirectement avec les migrants. D’autres associations s’occupent du logement social, ou encore de l’animation de quartiers. En élargissant le spectre au-delà du milieu associatif, et à côté des organismes dédiés à l’accueil des migrants, il existe de très nombreuses structures pour lesquelles cette mission fait partie d’un mandat d’action sociale, éducative, religieuse ou politique plus large, mais aussi des organismes qui ciblent des catégories particulières de migrants, en fonction de leur statut administratif (demandeur d’asile, sans papiers, mère de famille…) ou bien de leur origine géographique.

Le Tableau 1 regroupe par catégorie, et de manière non exhaustive, quelques exemples de structures pour représenter cette diversité, entre le public, le privé et le secteur associatif.

Fig. 1

Tableau 1. Acteurs de l’immigration de l’agglomération dijonnaise

Tableau 1. Acteurs de l’immigration de l’agglomération dijonnaise

-> Voir la liste des figures

La plupart des organismes listés ont un statut associatif et font souvent partie d’un réseau associatif national qui existe depuis de nombreuses années. Les Maisons des Jeunes et de la Culture, par exemple, font partie d’un réseau national d’associations de quartier, laïc et apolitique, avec une mission d’éducation populaire cherchant à promouvoir, entre autres, l’émancipation individuelle et collective, la mixité sociale, des espaces de débat social et les droits culturels des citoyens[9]. Subventionnées par les collectivités territoriales et souvent reliées à des centres sociaux, elles proposent entre autres des ateliers sociolinguistiques, axés sur « l’apprentissage des codes sociaux et usages de la vie quotidienne pour les personnes issues de l’immigration[10] ».

D’autres associations plus ou moins spécifiquement dédiées à l’accueil et à l’insertion de migrants se sont organisées au sein de réseaux. Non listées dans le Tableau 1, ces réseaux comprennent, entre autres, le Collectif de soutien aux demandeurs d’asile et migrants, qui prend position pour défendre les droits des migrants, regroupant à la fois des associations spécialisées, telles que SOS Refoulement, des associations de solidarité généralistes, mais aussi des organisations syndicales ou politiques. D’autres exemples sont le collectif Soutien Asile Nord 21 à l’échelle locale, ou le collectif national Délinquants Solidaires, regroupant environ 650 organismes pour militer contre le « délit de solidarité ». Les actions de ces réseaux ont généralement un caractère politique lié au lobbying et visent à modifier le cadre législatif pour favoriser les conditions de vie des migrants et des demandeurs d’asile. Ceux-ci peuvent aussi proposer des actions d’aide administrative auprès de migrants menacés d’expulsion, par exemple, par l’intermédiaire de certaines de leurs associations membres. De même, l’association Développement de Réseaux Associatifs entre la France et l’Afrique (DRAFA) travaille en réseau pour faire converger les efforts de différentes associations françaises et africaines au service de personnes nouvellement arrivées en France, entre autres.

À l’image de l’association DRAFA, certains organismes sont liés à des communautés diasporiques particulières. Ils ciblent des populations de migrants en fonction de leur zone géographique d’origine. Par exemple, l’association Culture Source Du Nil rassemble surtout des ressortissants de la zone Rwanda/Burundi, alors que l’association Franco-Roumaine de la Jeunesse propose de l’aide à l’installation (formalités bancaires, médicales…) aux étudiants arrivant à Dijon, qu’ils soient Roumains ou d’autres nationalités. D’autres organismes ont des services qui ciblent tout particulièrement les demandeurs d’asile, notamment les Centres d’Accueil de Demandeurs d’Asile (CADA), qui organisent plusieurs actions en leur faveur. Ces centres d’hébergement subventionnés dans l’agglomération dijonnaise, où sont hébergés des demandeurs d’asile une fois leur demande déposée en préfecture, travaillent avec les services de l’État, mais ont un statut associatif. Trois CADA dijonnais sont gérés par l’association nationale Coallia, qui a également la responsabilité du Pôle d’Accueil des Demandeurs d’Asile (PADA) et du centre de Mise à l’abri des demandeurs d’asile (MADA). Un quatrième relève d’une cogestion qui implique l’ADEFO et la Croix rouge (CADA Bianqui). Aux CADA, les demandeurs d’asile peuvent accéder à différents types d’aides, y compris des cours de langue par l’association Agir ABCD et une aide « à la découverte du nouvel environnement social, institutionnel et culturel de la personne[11] ».

Les institutions religieuses sont aussi fréquentées par certains migrants, qui peuvent profiter d’une distribution gratuite de repas le midi, une action dans laquelle participent, à tour de rôle, différentes paroisses dijonnaises. La Pastorale des Migrants propose de l’aide à des migrants catholiques, alors que le Secours catholique offre des cours de français et d’autres actions aux personnes souhaitant y participer, quelle que soit leur religion. Pour les personnes de confession musulmane, le repas du soir est distribué aux fidèles qui jeûnent pendant la période du ramadan.

Indépendamment du ministère de l’Intérieur et de l’OFII, d’autres organismes d’État interviennent en faveur des migrants. C’est le cas de la Direction départementale de Cohésion sociale (DDCS) dont la mission consiste, entre autres, à mettre en place des solutions d’hébergement d’urgence et à promouvoir l’égalité des chances et l’éducation populaire, notamment par les associations qu’il peut subventionner. Le ministère de l’Éducation nationale (MEN) joue également un rôle important dans la politique d’intégration à travers le dispositif des unités pédagogiques pour élèves allophones arrivants (UPE2A). Ces unités sont des classes d’accueil dédiées aux élèves primo-arrivants non francophones, lesquelles leur permettent de bénéficier d’un apprentissage intensif du français langue seconde (FLS), afin d’intégrer le plus vite possible une classe normale. Au-delà des actions à destination des enfants en âge scolaire, le dispositif « Ouvrir l’école aux parents pour la réussite des enfants », qui existe dans plusieurs établissements dijonnais, vise à accompagner les parents des primo-arrivants scolarisés (hors Union européenne), afin de leur proposer une formation linguistique, mais aussi des enseignements sur les valeurs de la République et sur les attentes de l’école en France vis-à-vis des parents. Il est identifié par le rapport Taché comme étant particulièrement efficace, notamment auprès du public féminin.

Pour compléter ce rapide tour d’horizon, signalons l’absence apparente d’une dernière catégorie d’organisme dans le bassin dijonnais[12]. Il s’agit de l’entrepreneuriat social, développé dans d’autres agglomérations, et notamment à Paris à travers des initiatives portées par des individus, ou alors associées à des réseaux professionnels (Chambres de Commerce et de l’Industrie, MEDEF…) ou universitaires. Cette absence s’explique sans doute en partie par la richesse de l’offre existante, par les nombreuses associations qui peuvent collaborer avec les entreprises pour des actions ciblées et qui représentent, de loin, la plus grande partie de l’économie sociale et solidaire (ESS) en Bourgogne Franche-Comté.

Un autre constat concerne les types d’activités proposées par les diverses associations. Celles-ci sont très variées, liées à des besoins fondamentaux de nourriture et de logement, à la maîtrise de la langue française et à l’apport d’aide dans les démarches administratives pour consolider le statut juridique de la personne, puis l’insertion professionnelle. L’on trouve aussi des activités artistico-culturelles visant l’épanouissement intellectuel ou des activités de partage culturel, notamment dans les associations de quartier cherchant à valoriser le folklore étranger et à promouvoir un vivre-ensemble multiculturel.

De ce fait, les carences relevées plus haut dans le dispositif de formation civique et linguistique proposé par l’OFII semblent partiellement comblées par l’offre de cours de langues et d’ateliers sociolinguistiques. Les contenus de ces derniers ne sont pas souvent détaillés, mais les questionnaires et les échanges avec certains formateurs laissent penser que ces ateliers ou ces modules d’enseignement sont le plus souvent axés sur des conseils d’ordre pratique, pour apprendre à s’adapter à la vie quotidienne en France, entre autres à l’école et au monde professionnel. Leur visée linguistique et pratique ne comprend pas, cependant, un accompagnement véritablement individuel et réflexif vis-à-vis des différences perçues entre sociétés d’accueil et d’origine, qui pourrait aider les nouveaux arrivants dans leur parcours d’intégration en France.

À l’issue de la première phase du projet de recherche-action, ce travail de synthèse mettant en avant quelques acteurs de l’intégration de l’agglomération dijonnaise permet de mieux cerner ces acteurs et de comprendre le cadre politique, économique et social dans lequel ils opèrent. Si le rôle des associations d’aide à l’intégration, notamment, est central dans le dispositif d’intégration républicaine, le manque de coordination et même de visibilité des actions des uns et des autres semble conforter les conclusions du rapport Taché et ses préconisations sur la nécessité de repenser ce dispositif :

Pendant longtemps […], nous n’avons pas jugé utile d’envisager une réponse aux problématiques particulières rencontrées par [l]es nouveaux arrivants, considérant que notre République, issue des Lumières et fer de lance de l’universalisme, était par nature une « machine à intégrer ». (Taché et al., 2018, p. 12.)

Or, conclut le rapport, une telle vision fondée sur le laisser-faire s’avère de plus en plus préjudiciable pour l’intégration et la cohésion sociale. Elle ne semble plus adaptée à la société française d’aujourd’hui, notamment face à des discours identitaires fondés sur la différence et l’exclusion – sans doute à interpréter à la lumière d’une mondialisation qui rend l’Autre toujours plus présent (Wolton, 2003) – et à des technologies de communication qui facilitent une socialisation diasporique non centrée sur la société « d’accueil » (Appadurai, 2001). Le rapport pose comme préalable à tout travail sur les institutions une prise en compte de la dimension culturelle de l’intégration : « Précisons d’emblée que sans véritable réflexion de la société sur elle-même, visant à appréhender la question culturelle en tant que telle et à comprendre, pour le combattre, le phénomène du racisme, la question de l’intégration restera pleine et entière » (Taché et al., 2018, p. 12). Mais comment peut-on, doit-on appréhender cette « question culturelle » afin de favoriser une certaine vision de « l’intégration » ?

Sans revenir davantage sur les débats autour du concept d’intégration, très bien exposés par Dominique Schnapper (2007) et Michel Wieviorka (2008), rappelons simplement la violence symbolique engendrée par une vision « radicale » de l’intégration qui vise à transformer le primo-arrivant en citoyen français dénué, dans l’espace public, de son origine ethnique. En reléguant artificiellement la prise en compte de la différence à la sphère privée et en exigeant que l’individu embrasse, au nom de « l’égalité » citoyenne, les « valeurs fondamentales de la République », on instaure un rapport symbolique d’inégalité ethnocentrique entre sujets et non-sujets, comme le souligne Wieviorka (2008).

Face au tableau ainsi dressé du dispositif républicain d’intégration, il nous semble qu’une approche interculturelle peut apporter d’intéressants éclairages, des pistes de réflexion et de développement de ces politiques publiques.

Pour une approche interculturelle du dispositif d’intégration républicaine

En préconisant une « approche interculturelle », cet article part du postulat selon lequel toute communication est interculturelle (Dacheux, 1999), du fait des multiples identités sociales des individus, pour essayer de faire valoir l’importance de la conception de la différence identitaire (prise en compte de l’altérité) dans les interactions microsociales. La culture n’est pas perçue uniquement à l’échelle nationale, mais bien au niveau de chaque groupe social. En tant que « boîtes à outils » (Swidler, 1986), les cultures sont actualisées et performées dans les interactions, dans lesquelles les traits culturels revendiqués ou attribués à autrui servent de repères de signification. Conformément aux approches critiques en communication interculturelle (Dervin, 2013), il s’ensuit que les cultures ne sont pas conçues comme « solides », invariables, mais bien comme « liquides » (Bauman, 2011), en constante évolution. Ces approches récentes en communication interculturelle remettent en cause les paradigmes plus anciens, fondés sur les valeurs culturelles, paradigmes « à la Hofstede », présentés comme trop essentialistes et, surtout, peu opératoires au niveau microsocial (cf. Dervin, 2011 pour une revue). Mais comment peut-on alors penser un dispositif d’intégration qui laisse une grande place à l’idée de la transmission de valeurs culturelles ?

Le rapport Taché préconise de mieux faire correspondre les discours enseignés lors des formations pratiques et la réalité quotidienne des stagiaires. En effet, comme le relève Myriam Hachimi Alaoui (2016), il peut être difficile de soutenir l’importance de la valeur d’égalité républicaine lors d’une formation alors que l’égalité de traitement n’est pas respectée à l’heure de la pause déjeuner. Alors qu’ils déjeunent ensemble au restaurant de l’organisme de formation, à la différence du formateur, les stagiaires n’ont pas le choix de leur menu. Selon l’un des informateurs de cette enquête :

Après avoir abordé liberté, égalité, fraternité, je trouve ça choquant de ne pas manger comme le formateur. J’estime qu’avec le prix qu’on paye, les timbres à l’OFII et tout, on pourrait, nous aussi, choisir notre menu. C’est une journée importante pour nous dire qu’on est comme tout le monde et on aimerait, comme tout le monde, choisir ce qu’on mange (Hachimi Alaoui, 2016, p. 91).

Le décalage constaté reflète celui entre l’idéal déclaré et la pratique, mais surtout entre une abstraction sur le plan macrosocial et une situation microsociale autrement plus complexe. Outre le fait de dénoncer l’« erreur écologique » (ecological fallacy) qui consisterait à confondre les deux niveaux d’analyse (Desjeux, 2002 ; Hofstede, 2011), les paradigmes critiques rejettent même l’idée d’un groupe social homogène (les Français) qui partagerait des « valeurs » communes. Même si on met de côté momentanément le domaine de la pratique, toutes les personnes de nationalité française adhèrent-elles réellement aux mêmes valeurs, ne serait-ce qu’à un niveau très abstrait ? De ce point de vue, l’idée de « valeurs fondamentales de la République » doit être appréhendée, au mieux, comme l’expression abstraite d’un projet politique de vivre ensemble. La volonté de « faire respecter » aux nouveaux venus ces valeurs, telles qu’elles sont censées se manifester dans tel ou tel dispositif institutionnalisé, relève alors d’une entreprise hégémonique d’ingénierie sociale au profit de ceux qui définissent et portent le projet. Bien qu’un tel instrument puisse constituer un outil de régulation sociale plus ou moins efficace, voire un mécanisme cher à la droite politique conservatrice servant au maintien de la majorité dans sa position de privilège dans la société, les approches critiques de l’interculturel prôneraient de la méfiance par rapport à de tels discours fondés sur les « valeurs » et susceptibles de renforcer, par la vision qu’ils véhiculent des groupes sociaux, des points de vue essentialistes et communautaristes (Dervin et Machart, 2015).

Une dimension identitaire négligée

Pour sortir de l’impasse théorique des paradigmes comparatifs fondés sur les valeurs et sur une vision statique, « solide », de la communication, les auteurs que nous avons qualifiés jusqu’ici de « critiques » dans leur approche de l’interculturel[13], mais aussi une partie de plus en plus importante, depuis la fin des années 1990, des études qui revendiquent une approche interculturelle (Friedman, 2014), prônent plutôt des paradigmes socioconstructionnistes et processuels qui s’intéressent aux dynamiques de sense-making (Weick, 1995) dans les interactions microsociales et aux phénomènes identitaires interpersonnels et intergroupes qui les sous-tendent (Frame, 2013 ; Spencer-Oatey et Franklin, 2009).

En plus des éventuelles difficultés de langue ou des pratiques ou des normes sociales peu familières qu’il peut rencontrer en entrant en France, le nouvel arrivant se voit contraint d’assumer, dans ses interactions, son statut d’étranger, de migrant, de minorité, et l’identité « culturelle » qui en découle, qu’elle soit assignée ou affirmée, portant généralement son lot de connotations et de stéréotypes, souvent négatifs (Lagarde, 2013). Même si une identité nationale étrangère peut être vécue de manière positive (Camilleri, 1999), le discours officiel des institutions de la République l’enjoint à l’abandonner, au moins dans l’espace public, afin de se conformer au modèle universalisant de la citoyenneté, pour lequel ses acquis et ses expériences d’« étranger » n’ont que peu d’importance.

À défaut de pouvoir faire valoir son identité nationale étrangère dans l’espace public, le nouvel arrivant qui ne maîtrise pas tous les codes se trouve relégué à un statut de citoyen en voie de perfectionnement, d’intégration, et, à ce titre, il peut rencontrer ce qu’il sera peut-être susceptible d’interpréter comme des discriminations à son égard. Le « phénomène de racisme » dans la société française, évoqué par le rapport Taché et qu’il convient, selon lui, de traiter avant toute réforme du dispositif d’intégration (infra), est aussi sans doute à analyser en rapport à ces questions de reconnaissance sociale.

Les frustrations et les tensions, voire les violences sociales que l’on peut observer, ont aussi leurs racines dans la non-prise en compte de l’Autre, en tant qu’individu, avant d’être citoyen. La distinction faite entre « Français » et « Étrangers », en fonction des « valeurs fondamentales » et non de l’état civil, soulève des problématiques sociales qui dépassent largement la question de l’intégration des migrants. Bien entendu, les provocations perçues, les tensions et les violences se nourrissent mutuellement, selon un cercle vicieux que certains acteurs politiques entretiennent volontiers à travers leurs discours médiatisés, afin d’exister sur la scène politique et de justifier des projets de plus en plus xénophobes.

Cette dynamique de cercle vicieux peut être pensée grâce au concept d’ethnicité développé par Fredrik Barth (1969), selon lequel les tensions intergroupes mènent à la différenciation par des traits identitaires qui assument peu à peu un caractère culturel, et par la théorie de l’identité sociale (Hogg et Ridgeway, 2003 ; Tajfel, 1982 ; Tajfel et Turner, 1986) et ses propres dynamiques de stéréotypie. Une analyse des tensions sociales et identitaires au sein de la société française, autour des voiles musulmans, des burkinis ou encore des repas de substitution dans les cantines scolaires, dépasse très largement le propos de cet article et nécessiterait la prise en compte d’autres facteurs sociaux. Cependant, les recherches en sociologie et en psychologie, mobilisées dans le champ de la communication interculturelle pour travailler sur les phénomènes identitaires, proposent des outils pertinents pour comprendre ces dynamiques sociales, en plus des études plus spécifiques sur le racisme (Alexander et Stivers, 2010 ; Kundnani, 2007 ; Van Dijk, 1993).

En tant que modèles de vivre ensemble, l’on oppose souvent le modèle d’intégration républicaine à la française et le modèle multiculturel anglo-saxon, poussé à l’extrême outre-Atlantique aux États-Unis et au Canada[14] (Kymlicka, 1996). Malgré les reproches que l’on peut faire au modèle républicain, au motif de sa non-reconnaissance excessive des identités, le modèle multiculturel n’arrive pas mieux à promouvoir la cohésion sociale. Le renforcement des identités, à la fois nationales et non nationales, lié à la mondialisation et à l’individualisme croissant des sociétés de la modernité tardive (Bauman, 2011 ; Giddens, 1991), pose le même défi : des identités pas suffisamment considérées d’un côté, trop considérées de l’autre, comme en témoigne le débat sur le continent américain autour de l’« appropriation culturelle » (Rogers, 2006), menaçant l’intégrité du projet collectif.

Les recherches actuellement entreprises dans le champ de la communication interculturelle ne recèlent pas, bien évidemment, la solution à tous ces problèmes constatés, mais elles nous fournissent des pistes utiles pour les analyser et pour informer les politiques publiques. Elles nous incitent à la prudence face aux discours fondés sur l’inculcation de valeurs, en nous encourageant à penser l’intégration par rapport aux phénomènes sociaux au sens large et aux dynamiques identitaires en particulier. Enfin, d’autres travaux, sur l’acculturation, les compétences (inter)culturelles et sur les discours essentialistes, peuvent aussi être utiles pour repenser le dispositif d’intégration, mais cette fois au niveau microsocial des formations.

Quel accompagnement du processus d’intégration ?

En quittant le domaine politique, le processus d’intégration dans son acception sociologique a lui-même fait l’objet de nombreux travaux souvent utilisés en communication interculturelle. Rappelons de nouveau, ici, les travaux en psychologie culturelle autour de Carmel Camilleri (1999) sur les « stratégies identitaires des immigrés », ou encore les nombreuses études autour du concept d’acculturation (Berry, 1997, 2005 ; Kim, 2003), ou des chocs culturels (Ward, Bochner et Furnham, 2001).

Ces connaissances sur le processus d’adaptation de l’étranger au sein d’une société d’accueil, d’un point de vue psychologique et identitaire, nous apportent de multiples pistes pour mieux accompagner les primo-arrivants pendant ce processus. Dans leur ouvrage récent, Pierre et Cloet (2018) critiquent « l’habitude que nous avons de penser la mobilité qualifiée autour de la figure dominante du voyageur aisé, blanc, masculin et occidental » (p. 41). Les études portant sur l’expatriation de cadres supérieurs ou l’acculturation d’étudiants pendant une mobilité internationale sont plus nombreuses que celles sur des réfugiés ou des demandeurs d’asile, mais les travaux respectifs sur ces différentes populations fournissent des contre-éclairages pertinents.

Un domaine dans lequel un tel travail semble particulièrement prometteur est celui des compétences (inter)culturelles (Berninghausen et Hecht-El Minshawi, 2014 ; Jack, 2009 ; Matsumoto et Hwang, 2013 ; Spencer-Oatey et Franklin, 2009 ; Wiseman et Koester, 1993). Bien que ces travaux soient appliqués quasi exclusivement aux cadres en entreprise, les compétences visées, à travers leurs composants affectifs, comportementaux et cognitifs (Spencer-Oatey et Franklin, 2009), peuvent être tout aussi salutaires pour d’autres catégories de migrants, y compris ceux qui souhaitent s’installer durablement dans le pays d’accueil. En plus des recettes pratico-pratiques visant à faciliter l’adaptation du primo-arrivant dans la vie quotidienne, une formation, ayant pour objectif de développer sa compréhension globale des différences culturelles, de leur appréhension et de leur impact sur la communication interpersonnelle, pourrait l’aider à mieux vivre son expatriation, en développant sa distance critique face aux malentendus et sa capacité à les analyser, à les expliquer à autrui ou à lui-même.

Ce type de formation devrait également œuvrer dans le sens d’une vision ouverte, « liquide », des cultures, afin de dépasser les discours qui font des différences culturelles nationales des barrières symboliquement infranchissables. Il s’agit de reconnaître la multiplicité des appartenances sociales et culturelles (nationale, certes, mais aussi ethnique, régionale, familiale, professionnelle, générationnelle, etc.), afin d’éviter le réductionnisme de la seule focalisation sur le pays d’origine. « La notion de culture nationale, expliquent Pierre et Cloet (2018), même quand on la mythifie, n’est pas de taille pour exprimer ce qui fait sens en contexte multiculturel et notamment la pluralité des rôles tenus » (p. 286). Et comme le soulignent encore ces auteurs :

[l]’appartenance nationale semble étouffer le bricolage identitaire des figures du manager international mais aussi du clandestin, de l’exilé et du sans-papiers, du touriste et du réfugié, à partir desquelles émerge une trajectographie d’un type certainement nouveau à explorer aujourd’hui (p. 40).

En favorisant une compréhension et une prise en compte de la manière dont on peut mobiliser différentes identités et stratégies de présentation de soi dans une interaction afin de se rendre prévisible et faire sens pour autrui, ce type de formation serait au mieux une source d’empowerment : plutôt que de rester prisonnier d’une identité étrangère qu’on lui impose, le primo-arrivant y gagnerait en autonomie identitaire, tout en apprenant à s’interroger sur les discours réducteurs et essentialistes que l’on pourrait lui opposer.

Aussi optimiste, voire utopique, qu’il puisse paraître, ce dernier point soulève également la nécessité de cibler, par ce type de formation, un public bien plus large que les seuls migrants. L’enquête par questionnaire effectuée dans le cadre de cette étude auprès de personnes travaillant dans des structures d’accueil pour migrants a souligné un manque de formation théorique aux problématiques d’interculturalité. Mis en première ligne, les travailleurs sociaux et les autres bénévoles associatifs font face à des différences qu’ils ne s’expliquent pas nécessairement. Tout comme les migrants, ils apprennent sur le tas, échangent des histoires entre eux, développent des astuces et des théories implicites leur permettant de s’adapter, de trouver le bon conseil ou la bonne manière de présenter une information afin de mener à bien leur mission d’aide sociale. En revanche, cela semblerait opportun de leur créer une occasion de prendre eux aussi du recul critique face à leur activité quotidienne, d’échanger afin de confronter la réalité à la théorie et de développer peut-être, pour certains, un regard plus serein sur l’Autre.

Le processus d’intégration, rappelons-le, est un processus qui marche dans les deux sens, et qui ne peut qu’être facilité si les personnes qui tendent la main en première ligne peuvent faire en même temps un pas vers leur interlocuteur. Cela ne veut pas dire que ce n’est pas le cas actuellement, car l’investissement et le dévouement des bénévoles et des professionnels du secteur social les poussent à s’adapter et à trouver des solutions, malgré des conditions de travail difficiles et avec des moyens financiers très limités. Or le manque de formation sur les questions interculturelles ne facilite en rien leur mission d’aide à l’intégration. Pour citer une fois de plus Pierre et Cloet (2018) : « Plutôt que de chercher de manière autoritaire à ouvrir les autres à la raison, l’important est certainement, comme le pense C. Lévi-Strauss, de trouver les moyens de s’ouvrir soi-même à la raison des autres » (p. 336).

C’est en se rencontrant à mi-chemin, en échangeant et en discutant, que l’on peut dépasser les interdictions, les incompréhensions et les frustrations, pour faire sens, entre êtres humains, de nos relations sociales et du projet collectif, malgré la diversité des vécus et des situations particulières.

Conclusion : vers un dispositif d’intégration repensé ?

Le rapport Taché rejoint en partie cette réflexion, dans la mesure où il estime que « [l]orsqu’elle accueille les étrangers arrivant sur notre territoire avec pour projet de s’intégrer dans la société française, la France doit se donner les moyens de leur présenter ses valeurs et ses codes culturels. » (Taché et al., 2018, p. 49.) Pour ce faire, il préconise de faire du CIR « le tremplin vers un parcours volontaire d’intégration, qui repose sur des moyens et une exigence renforcés dans l’apprentissage du français et dans le partage de nos valeurs démocratiques. » (p. 4.)

S’inspirant en partie du modèle canadien[15], et pour un investissement supplémentaire estimé à 37 millions d’euros par an, le rapport recommande une refonte du module de formation civique dans le CIR, afin qu’il intègre un apprentissage culturel plus étendu qui inclurait « des repères pratiques sur la vie en France, ainsi que des codes culturels et sociaux, qui font aujourd’hui défaut dans les cours civiques délivrés par l’OFII » (p. 49). Le député Taché poursuit : « Lors de toutes mes auditions, à Paris et en région, tous mes interlocuteurs ont souligné l’importance de transmettre les clés de compréhension de notre façon de vivre ensemble, vecteurs essentiels d’une intégration réussie, au même titre que la maîtrise de la langue française » (p. 49). Ces clés, détaillées en note de bas de page dans le rapport « peuvent comprendre, à titre d’exemple, le fait de serrer la main lorsque l’on salue une personne, regarder une personne dans les yeux lorsque l’on s’adresse à elle, les codes vestimentaires attendus lors d’un entretien d’embauche, etc. » (p. 49).

Sur le plan institutionnel, le rapport souligne l’importance, selon ses auteurs, de la place qu’il convient d’accorder à la politique d’intégration en tant que politique publique. Celle-ci doit permettre la mise en place d’actions véritablement adaptées aux nouveaux arrivants, sous peine de favoriser, au cas contraire, leur exclusion. À ce titre, le rapport salue

[l]a nomination récente d’un délégué interministériel chargé de l’accueil et de l’intégration des réfugiés [Décret n° 2018-33 du 22 janvier 2018] – chargé d’apporter son concours à la définition et à l’animation des politiques en faveur des réfugiés, et de coordonner l’action des différents ministères – [...] et appelle de ses vœux la création d’une agence dédiée à l’intégration des étrangers en France (p. 119).

Cette dernière proposition a été rejetée par le premier ministre français, Édouard Philippe, lors de son discours à l’occasion de la remise officielle du rapport, puisqu’il a réaffirmé le rattachement de ces missions au ministère de l’Intérieur. En revanche, sur la réforme de la formation civique, le premier ministre Philippe a précisé : « Comme vous, Monsieur le Député, je pense aussi qu’il faut revoir la formation civique dans le cadre du contrat d’intégration républicaine. Pour en faire un temps d’ouverture et de découverte de la société française[16] ».

Face à cette volonté politique affichée, l’on ne peut qu’espérer une évolution dans la politique publique de l’intégration en France, dans le sens d’une plus grande prise en compte de la dimension (inter)culturelle dans le dispositif de formation et dans la façon de considérer le vivre ensemble. Cependant, au terme de cet article, les considérations qui précèdent nous amènent à formuler certaines mises en garde à propos de la politique à développer, du point de vue d’une approche interculturelle du processus d’intégration.

Préconisations pour un dispositif plus ouvert

Tout d’abord, axer davantage les contenus de la formation civique sur l’expérience vécue des primo-arrivants et leur adaptation aux codes culturels français est un aspect positif. Cependant, le mode prescriptif ne doit pas exclure le compréhensif : la finalité de cette formation devrait être une compréhension et une réflexivité accrues face aux codes et aux différences de pratiques et de croyances, et non seulement l’assimilation d’une série d’injonctions non raisonnées auxquelles les nouveaux venus seraient obligés de se soumettre.

Le dialogue et les échanges peuvent mener à une adhésion bien plus volontaire, à condition de discuter, sans stigmatisation, de différences perçues de pratiques et de logiques culturelles. Si des différences sont admises et comprises, l’étranger qui cherche à s’intégrer et à se rendre prévisible dans ses interactions saura le faire, d’autant plus volontiers que la logique culturelle qui peut motiver de telles normes ou pratiques sera rationalisée.

Un tel dispositif d’accompagnement (inter)culturel pour les migrants devrait également être étendu au-delà des signataires actuels du CIR. Les migrants en début de parcours, tels que les demandeurs d’asile, sont une cible importante, mais il ne faut pas non plus négliger la formation des personnes travaillant avec ces migrants : plus leur compréhension de ces phénomènes est développée, plus ils pourront eux-mêmes partager ces connaissances, que ce soit avec les migrants ou, plus largement, au sein de la société. La richesse constatée des réseaux associatifs constitue un atout considérable pour porter ce type d’action, au bénéfice d’un public élargi. Mettre au service des associations une formation dédiée à ces questions et des matériels pédagogiques, leur permettant ainsi de proposer elles-mêmes ce type d’activité aux migrants qu’elles accueillent, serait une solution durable et bien plus large, qui éviterait de surcharger le dispositif de l’OFII.

Comme le rappelle le rapport Taché, l’intégration est aussi une question sociétale dont la réussite dépend de l’adhésion de tous les citoyens. Politiquement, historiquement, le modèle républicain remporte l’adhésion d’une grande majorité de citoyens et d’électeurs français. Malgré les tensions qui ont pu être évoquées ici et ailleurs, aucun alternatif ne semble actuellement mieux fonctionner en tant que projet collectif de vivre ensemble. Cependant, face à des défis sociétaux qui évoluent, et notamment à l’importance accrue de la conscience identitaire, le modèle républicain pourrait gagner en efficacité quant à son potentiel d’intégration si on le présentait moins comme l’exigence d’une indifférenciation culturelle au sein l’espace public et plus comme la garantie institutionnelle d’une tolérance sociale vis-à-vis de la valorisation de différentes identités dans l’espace privé, à l’image du principe de laïcité visant à garantir la neutralité de l’État et la liberté individuelle des pratiques religieuses dans la sphère privée. En clair, sans renoncer au modèle socioculturel français dominant dans l’espace public, il s’agit de favoriser la réflexivité et la compréhension des rationalisations culturelles pour éviter tout caractère injonctif et, à défaut de les « intégrer », d’éviter de stigmatiser les pratiques culturelles « autres » qui s’expriment dans la sphère privée.

Toute la difficulté consiste à concilier le réel et les représentations du réel (Bourdieu, 1980) : les approches critiques de l’interculturel nous incitent à dénoncer les discours qui réduisent les individus à une appartenance nationale, mais, en même temps, ces représentations sont monnaie courante dans les médias et les relations interpersonnelles et sont à l’origine de revendications identitaires, elles aussi bien réelles.

En réduisant le plus possible l’expression de différentes identités (nationales, ethniques, régionales, religieuses…) dans l’espace public, le modèle républicain a cherché à contenir leur propagation, à la différence du modèle multiculturaliste qui a adopté la stratégie inverse : encourager leur expression pour mieux la canaliser. Les deux modèles sont désormais sous pression compte tenu de l’intensité de la poussée identitaire. Comme le soulignent les auteurs critiques, sortir de cette spirale communautaire suppose une prise de conscience collective du caractère processuel, négocié, non essentialiste des identités et des cultures ; toute formation, axée sur la réflexivité et la sensibilisation à la dimension culturelle de la communication, devrait absolument insister sur ce point.

Les tensions sociales liées à la migration et à l’intégration des primo-arrivants, en France comme dans d’autres pays, soulignent l’actualité de ces questions et l’urgence pour les chercheurs en communication interculturelle à faire entendre leur voix et à apporter leur contribution à l’élaboration de politiques publiques dans ce domaine. Des projets de recherche-action peuvent nous aider à mieux cartographier et à mesurer les enjeux sociaux, que ce soit à l’échelle nationale, régionale ou locale, mais aussi à développer des solutions d’accompagnement adaptées aux publics et aux dispositifs existants.

C’est l’ambition du projet de recherche dont résulte le présent article : grâce à ces réflexions et à l’étude menée dans l’agglomération dijonnaise, nous procédons, en partenariat avec des associations locales, au développement et à la dissémination d’outils de sensibilisation culturelle pour les associations et les migrants qu’elles accueillent.