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Cet article porte sur le rôle stratégique des cadres intermédiaires dans la formulation et l’implantation des changements organisationnels. Il vise, d’une part, à rendre compte de la complexité de leur travail stratégique pour mobiliser leurs équipes et d’autres acteurs-clés en vue de l’adoption d’un changement ou pour influencer les orientations organisationnelles. Il s’attarde, d’autre part, à saisir l’interface entre les pratiques stratégiques des cadres intermédiaires et le contexte dans lequel se déploie ce travail stratégique. Ce questionnement s’avère essentiel puisqu’on observe des lacunes importantes dans la littérature sur la compréhension de leur rôle dans la production de la stratégie dans les organisations contemporaines qui font face à des pressions importantes pour opérer des transformations et accroître leur performance organisationnelle (Currie, 1999; Huerta Melchor, 2008; Mazouz et al., 2004; Rouleau et Balogun, 2011).

Depuis quelques années, un nombre croissant d’études reconnaît l’importance du rôle des cadres intermédiaires dans la formulation et l’implantation des changements organisationnels (Balogun et Johnson, 2004; Floyd et Wooldridge, 1994; Mantere, 2008; Nonaka, 1988; Rouleau et Balogun, 2011). Placés à l’interface des travailleurs et de la haute direction, c’est sur eux que repose la mise en oeuvre concrète des changements auprès des équipes de travail (Huy, 2001). Longtemps considérés dans la littérature managériale comme les exécutants des directives émises par la haute direction, des recherches s’inscrivant dans le courant de la strategy-as-practice ont permis de rendre visible l’ampleur de leur agencéité[4] et la manière dont ils exercent leur rôle en période de changement à travers les routines quotidiennes, les interactions sociales et les pratiques discursives, révélant ainsi toute l’importance de leur rôle stratégique (Balogun, 2003; Balogun et Johnson, 2005; Currie et Procter, 2005; Floyd et Wooldridge, 1992; Mantere, 2008; Rouleau, 2005; Rouleau et Balogun, 2011).

Leur rôle se serait par ailleurs fortement complexifié dans les organisations dites pluralistes qui se caractérisent par un pouvoir partagé entre plusieurs parties prenantes, des valeurs multiples et ambiguës et où la connaissance nécessaire pour prendre des décisions est distribuée parmi des personnes à plusieurs niveaux dans l’organisation (Cohen et al., 1972; Mintzberg et Waters, 1985). Dans ce contexte, la stratégie ne se présente plus comme une orientation claire et homogène au sein de l’organisation, ce qui pose des défis à la prise de décision stratégique, mais elle emprunte des voies diffuses et ambiguës qui interpellent des acteurs à plusieurs niveaux au sein des organisations et à l’extérieur de celles-ci.

Cet article s’intéresse aux pratiques stratégiques des cadres intermédiaires au sein d’organisations pluralistes, plus spécifiquement dans le secteur public dont les organisations sont caractérisées par des environnements très politisés ayant à composer avec de nombreuses interférences de la part des autorités politiques et des changements imposés qui prennent parfois l’ampleur de réformes. Le réseau de la santé constitue un excellent révélateur des pratiques stratégiques des cadres intermédiaires dans le secteur public, les organisations de santé étant caractérisées par un pouvoir distribué entre des acteurs qui occupent diverses positions dans l’organisation dû, notamment, à sa main-d’oeuvre hautement professionnalisée. De plus, le réseau québécois de la santé s’est engagé depuis quelques années dans plusieurs projets de réformes ayant pour objectifs le contrôle de l’augmentation des coûts, une meilleure adaptation aux besoins changeants de la population et l’amélioration de la qualité et de la sécurité des soins (Cloutier et al., 2016). Dans cette foulée, les organisations ont initié plusieurs changements qui ont sollicité de manière particulière les cadres intermédiaires chargés de leur mise en oeuvre. Dans cet article, la participation stratégique des cadres intermédiaires est analysée à partir de changements de type Lean, lesquels constituent une orientation organisationnelle stratégique qui a été privilégiée dans le système québécois de la santé et des services sociaux depuis quelques années (Sergi et al., 2014).

Nombreux sont les auteurs qui identifient un réel besoin de comprendre ce que font les praticiens de la stratégie. Ceci est particulièrement vrai pour le contexte spécifique des organisations publiques qui se sont engagées dans des changements en profondeur qui redéfinissent les modes de gouvernance et l’offre de services publics (Ferlie et al., 2003). En effet, les études portant plus spécifiquement sur les cadres intermédiaires ont surtout été effectuées dans des entreprises privées, soit dans le secteur de la construction, de la création ou encore au sein de multinationales (Balogun et Johnson, 2004; Koch et al., 2015; Rouleau, 2005; Rouleau et Balogun, 2011). Or, la prise en compte du contexte s’avère critique puisque les pratiques stratégiques sont façonnées par des contextes institutionnels sociohistoriques bien définis qui influencent la formulation de la stratégie (Rouleau, 2013; Seidl et Whittington, 2014).

Ainsi, trois niveaux de contexte ont été considérés dans cet article. D’abord, on peut présumer qu’il existe une perméabilité entre la fabrication de la stratégie et le contexte politique des réformes et de l’administration publique dans lequel pratiquent les cadres intermédiaires. Ce contexte façonne le travail stratégique des cadres intermédiaires qui est marqué par une marge de manoeuvre plus restreinte dans l’identification et la définition des changements, des rythmes et des délais d’implantation soutenus, en plus d’avoir à mobiliser des équipes essoufflées par la nécessité d’intégrer continuellement des changements (Collerette, 2008; Conway et Monks, 2011). Les organisations pluralistes campent également un certain contexte qui laisse supposer une plus grande complexité dans la gestion stratégique des changements à implanter et dans la mobilisation des relations sociales nécessaires à l’exercice de leur influence stratégique considérant que les cadres intermédiaires constituent le relais entre le sommet stratégique et les autres composantes de l’organisation. Les pratiques stratégiques des cadres intermédiaires sont finalement analysées en fonction de la nature top down ou bottom up des changements puisque la littérature démontre que les cadres ne s’engageraient pas de la même manière dans l’implantation des changements selon qu’ils soient imposés ou participatifs (Conway et Monks, 2011; Currie, 1999; Koch et al., 2015). Nous émettons l’hypothèse que la nature des changements à implanter influence la participation stratégique des cadres intermédiaires à plusieurs niveaux, non seulement en termes de capacité à exercer leur rôle stratégique, mais aussi dans la manière de jouer leur rôle.

Cet article apporte une contribution à ce champ de recherche en s’attardant à un terrain particulier, soit celui des cadres intermédiaires du réseau québécois de la santé et des services sociaux, qui a été peu investigué jusqu’à maintenant. Il soulève également des enjeux relatifs à la capacité de ces organisations à opérer des changements, à innover et à accroître leur performance organisationnelle à partir de l’analyse du rôle stratégique des cadres intermédiaires.

État des connaissances

Dans la littérature, les cadres intermédiaires sont parfois présentés comme des gestionnaires réfractaires aux changements qui participent à une certaine forme d’inertie organisationnelle (Huy, 2002; Miles, 1996). Or, de plus en plus d’études démontrent qu’ils jouent un rôle central dans l’implantation des changements et qu’ils constituent un levier important pour le renouvellement des organisations et leur capacité d’innovation (Currie, 1999; Huy, 2002; Laine et Vaara, 2007). Afin de mobiliser et de maintenir engagée leur équipe de travail lors de transformations organisationnelles, des recherches ont démontré que les cadres intermédiaires développent des stratégies à partir des connaissances fines qu’ils ont du terrain et des particularités de leur équipe de travail, ce qui contribuerait à favoriser une meilleure adhésion au changement des employés (Conway et Monks, 2011; Currie, 1999; Huy, 2002). Leur position mitoyenne entre la haute direction et les équipes de travail les amène à devoir constamment jongler entre les directives organisationnelles et la réalité opérationnelle du terrain.

Dans cette perspective, certaines études se sont attardées plus spécifiquement à l’agencéité des cadres intermédiaires dans l’exercice de leur rôle stratégique. Par une analyse des attentes de rôles, Mantere (2008) s’est intéressé à ce qui contraint ou habilite l’agencéité stratégique des cadres intermédiaires. Ses résultats démontrent que la capacité actancielle des cadres intermédiaires se construit en interaction avec les cadres supérieurs et est intimement liée aux représentations que ces derniers se font du rôle stratégique des cadres intermédiaires. Ainsi, le potentiel d’agencéité des cadres intermédiaires serait facilité ou contraint par différentes conditions liées notamment à la circulation de l’information concernant le changement, l’allocation de ressources, la confiance envers le cadre intermédiaire et la marge de manoeuvre définie par le cadre supérieur.

L’agencéité stratégique des cadres intermédiaires peut également être facilitée ou contrainte par le contexte organisationnel. Currie (1999), à partir d’une étude de cas dans un hôpital du Royaume-Uni, a démontré que les cadres intermédiaires, lorsqu’ils adhèrent aux objectifs de changement, peuvent avoir une influence « vers le haut » notamment sur les décisions concernant l’allocation des ressources, ou « vers le bas », en créant un contexte propice à l’adoption des changements dans les équipes de travail en recourant à la flexibilité adaptative. Toutefois, l’imposition de changements top-down avait au fil du temps mené les cadres intermédiaires à adopter une position plus critique face aux changements et à en questionner la légitimité. Dans le même sens, certaines études démontrent que les cadres intermédiaires ne s’engageraient pas de la même manière dans l’implantation des changements selon qu’ils soient de nature top-down ou bottom-up, les changements imposés générant davantage d’ambivalence et de résistances que ceux initiés par les cadres eux-mêmes (Conway et Monks, 2011)

La capacité actancielle des cadres intermédiaires, plus spécifiquement leur rôle stratégique, a également été étudiée sous l’angle de la strategy-as-practice qui s’est attardée aux connaissances sociales et tacites mobilisées par les cadres intermédiaires lors de l’implantation de changements organisationnels. Les études s’inscrivant dans ce courant ont contribué à démontrer l’importance du contexte social et organisationnel dans lequel se développe la stratégie, qui donne un sens aux pratiques stratégiques et permet de mieux comprendre ce qui contraint ou habilite l’action des cadres intermédiaires (Hendry, 2000; Rouleau, 2013; Rouleau et Balogun, 2011; Whittington, 1992). L’étude de Rouleau (2005), portant sur le rôle des cadres intermédiaires dans une compagnie de vêtement de haut de gamme a notamment permis de mettre en évidence que les cadres intermédiaires avaient recours à des codes culturels et à des symboles afin de favoriser l’adhésion au changement de différents acteurs et, conséquemment, d’accroître leur agencéité. Des études ont par ailleurs démontré que c’est à travers les multiples interactions sociales, les routines et les pratiques discursives que les cadres intermédiaires exercent leur rôle stratégique, notamment par la création et la diffusion du sens du changement auprès de leurs équipes (Balogun, 2003; Balogun et Johnson, 2005; Currie et Procter, 2005; Rouleau, 2005; Rouleau et Balogun, 2011; Samra-Fredericks, 2003). Pour créer et diffuser le sens du changement, les cadres intermédiaires s’engageraient à la fois dans processus sociaux d’interactions verticales et horizontales, mais de manière différente selon les contextes et la nature des changements (Balogun et Johnson, 2004; Koch et al., 2015). Ainsi, les relations sociales seraient au coeur du travail stratégique des cadres intermédiaires et un aspect important du développement de leur agencéité (Dameron et Torset, 2014).

En somme, ces études ont permis d’identifier différents éléments à prendre en considération dans la compréhension du rôle des cadres intermédiaires dans la production de la stratégie en insistant sur leur positionnement dans l’organisation, l’importance du contexte social et organisationnel, la nature des changements à implanter, les relations verticales et horizontales ainsi que les connaissances nécessaires au développement de la stratégie au quotidien. Toutefois, on en connaît peu sur la manière dont les cadres intermédiaires exercent leur rôle stratégique dans le contexte spécifique des organisations pluralistes où le pouvoir est diffus, les valeurs et les objectifs divergents et la prise de décision fondée sur la connaissance partagée entre plusieurs acteurs. De plus, peu d’études se sont attardées aux liens entre les pratiques stratégiques et le contexte social[5] plus large qui les façonne, ce qui constitue un enjeu important pour le développement de la strategy-as-practice (Rouleau, 2013; Seidl et Whittington, 2014).

Perspective théorique

Afin de saisir la complexité du rôle des cadres intermédiaires et l’interface entre leurs pratiques stratégiques et les différents niveaux contextuels, nous nous sommes inspirés de l’approche développée par Denis et ses collègues (2007) qui intègre trois perspectives théoriques complémentaires, soit l’acteur en réseau, la théorie des conventions et la perspective de la pratique sociale, qui renvoie aux caractéristiques des organisations pluralistes. Ces approches procurent des perspectives différentes sur la manière dont les cadres construisent les liens entre leurs micro pratiques quotidiennes et les structures méso et macro de leurs organisations et leur environnement. De plus, chacune procure des concepts théoriques utiles pour comprendre ce que les gestionnaires et d’autres acteurs font lorsqu’ils exercent leur rôle stratégique. Ces trois théories permettent également de saisir de manière intégrée et globale les différentes stratégies que les cadres intermédiaires doivent mettre en oeuvre afin d’influencer les orientations organisationnelles et mobiliser leurs équipes dans l’adoption d’un changement. Elles permettent de mieux comprendre comment ils se mettent en relation avec d’autres acteurs stratégiques pour exercer une influence sur l’orientation du changement; comment, à partir des négociations, ils arrivent à créer des convergences avec des acteurs qui possèdent des rationalités différentes; et comment, dans leurs pratiques stratégiques quotidiennes, ils mettent en oeuvre et renforcent ces éléments relationnels et de convergence.

Dans un contexte où le pouvoir est diffus, exercer son rôle stratégique implique la capacité de convaincre, recruter, mobiliser un réseau d’acteur capable d’influencer l’orientation stratégique de l’organisation. S’inspirant de la perspective de la théorie de l’acteur en réseau (Latour, 1987), le stratège est considéré à la fois comme un traducteur qui enrôle d’autres acteurs dans son réseau et un actant qui contribue, avec d’autres actants du réseau, à définir la stratégie. On s’éloigne ainsi d’une représentation statique et unidirectionnelle de la stratégie qui serait définie par une seule catégorie d’acteurs dominants pour adopter une conception beaucoup plus dynamique qui émerge, au niveau méso, de l’alliance entre différents acteurs. Dans cette perspective, le rôle stratégique des cadres intermédiaires peut être analysé sous deux angles interreliés, soit en cernant le travail de traducteur qu’ils sont amenés à effectuer pour mobiliser un réseau d’alliances et celui d’actant dans ce même réseau pour produire, avec d’autres, la stratégie.

Par ailleurs, l’un des grands défis des organisations pluralistes est leur capacité de générer des stratégies organisationnelles dans un contexte où les objectifs sont multiples et les valeurs souvent contradictoires. Au-delà des rationalités diverses qui coexistent au sein des organisations, la théorie des conventions s’attarde à démontrer comment les individus arrivent à coopérer malgré leur identification à des « mondes » et des systèmes de valeurs divergents (Boltanski et Chiapello, 1999; Boltanski et Thévenot, 1991). Le concept de convention, définie comme un compromis acceptable entre des valeurs concurrentes, permet de saisir le travail de négociation, d’adaptation et d’accommodation qui sous-tend l’élaboration de stratégies organisationnelles. Placés entre la haute direction et les équipes de travail, les cadres intermédiaires sont directement confrontés à des systèmes de valeurs concurrents et à des rationalités divergentes. La théorie des conventions dirige l’attention sur le rôle que sont amenés à jouer les cadres intermédiaires en tant que critiques des arrangements préétablis et négociateurs de nouveaux compromis. Cette perspective amène donc à examiner la nature des négociations, les valeurs invoquées, les acteurs de divers paliers hiérarchiques impliqués dans les nouvelles configurations qui en résultent.

Enfin, selon la théorie de la pratique sociale, la stratégie est considérée comme une pratique sociale qui implique plusieurs individus à différents niveaux de l’organisation ( Hendry, 2000). Dans cette approche, les individus sont considérés comme des acteurs compétents possédant un stock social de connaissances qui contribue à la production et la reproduction du monde social (Giddens, 1984). Ainsi, la pratique de la stratégie se déploie dans les interactions sociales, les routines et les conversations quotidiennes à travers lesquelles sont mobilisées différentes connaissances tacites et explicites qui visent à influencer les orientations organisationnelles (Samra-Fredericks, 2003). Elle est également façonnée par les multiples relations sociales, politiques et économiques qui donnent un sens au changement (Hendry, 2000; Rouleau, 2005). Par rapport aux cadres intermédiaires, cela veut dire s’intéresser à leurs micro pratiques quotidiennes et à leurs pratiques discursives. Cette perspective amène aussi à être attentif au contexte plus général dans lequel s’élaborent les stratégies privilégiées par les cadres intermédiaires.

Méthodes

La recherche a été réalisée auprès de 19 cadres intermédiaires oeuvrant dans deux centres de santé et des services sociaux (CSSS) de la région de Québec, qui, en 2015, à la suite d’une importante réforme provinciale du système de santé, ont été intégrés à une nouvelle structure appelée Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS). Le terrain de recherche a été effectué entre mai et juillet 2014, au moment où les CSSS existaient toujours et qu’ils constituaient des établissements dédiés essentiellement à des soins et des services de première ligne. La recherche a été réalisée dans deux contextes organisationnels distincts qui présentent cependant des similarités importantes à plusieurs égards. Les deux établissements sont des organisations de santé et de services sociaux qui desservent des services de première ligne sur un territoire principalement urbain. Ils sont régulés par la Loi sur la santé et les services sociaux. Ils ont, de plus, à composer avec des pressions normatives importantes afin d’optimiser l’offre de services tout en diminuant leurs coûts.

Le choix du milieu de recherche s’est fait sur la base que les CSSS sont considérés comme des organisations pluralistes, ce qui a des implications pour le développement des rôles et pratiques de gestion et dans le processus d’implantation des changements organisationnels. Le projet visait à mieux comprendre le rôle joué par les cadres qui gèrent des équipes de soin dans l’implantation d’un changement de type Lean. Le Lean est défini comme « an integrated system of principles, practices, tools, and techniques focussed on reducing waste, synchronizing work flows, and managing variability in production flows (de Koning et al., 2006 : 5 ). Dans les organisations de santé, il vise à redéfinir les processus de travail afin d’améliorer la performance organisationnelle, notamment la qualité et l’accessibilité des services (D’Andreamatteo et al., 2015).

Le choix de se centrer sur un seul type de changement visait à favoriser une compréhension plus en profondeur des conditions d’engagement des cadres intermédiaires dans la formulation des transformations et dans leur implantation (Tsoukas, 2009). L’approche Lean a également été choisie parce qu’elle interpelle un réseau d’acteurs à différents niveaux permettant de révéler toute la complexité et la dynamique du rôle du cadre intermédiaire en période de changement. Les deux établissements ont implanté, au cours des dernières années, différents projets d’optimisation de type Lean, bien que cette stratégie organisationnelle se soit développée différemment d’un établissement à l’autre. Alors qu’au CSSS Alpha, l’approche Lean a rapidement été portée et promue par la direction générale et s’est étendue à l’ensemble des directions, au CSSS Omega, les initiatives ont été plus timides et ont émergé d’une seule direction pour gagner plus tard la direction générale. Malgré ces différences, nous retrouvons dans ces deux organisations des projets d’optimisation qui correspondent aux deux grandes approches classiques de changement, soit les changements centralisés et imposés et les changements participatifs. L’analyse a porté sur les cas, et non sur les organisations.

La méthode de l’entretien individuel de type récit de pratique a été retenue parce qu’elle permet d’entrer dans le coeur des processus stratégiques et des pratiques managériales en mettant au centre de l’analyse les représentations, les motivations et les pratiques stratégiques des cadres intermédiaires (Rouleau, 2006). Lors des entretiens, les participants étaient d’abord amenés à décrire leur cheminement professionnel et les raisons ayant motivé leur choix de devenir gestionnaire afin de cerner leurs motivations à occuper ce rôle et les valeurs guidant leur pratique. Ils ont par la suite été questionnés sur le ou les changements qu’ils ont implantés, le rôle qu’ils ont joué et les diverses stratégies qu’ils ont déployées pour influencer la formulation ou l’implantation du changement.

Dans un premier temps, des entretiens individuels semi-dirigés d’une durée moyenne de 2 heures ont été conduits auprès de onze cadres intermédiaires au CSSS Omega[6] et huit au CSSS Alpha[7]. Des entretiens ont par la suite été réalisés auprès des personnes responsables du déploiement du Lean dans les deux organisations en raison d’un entretien par établissement[8]. Le recrutement des participants s’est fait lors des comités de direction où les chercheurs ont présenté la recherche en invitant les personnes intéressées à les contacter. Les personnes recrutées devaient être des cadres qui avaient implanté une mesure d’optimisation de type Lean à l’intérieur des deux dernières années. La sélection des participants s’est faite sur la base de la recherche d’une certaine diversité en termes de secteur d’implantation et de type de mesure d’optimisation implantée.

Tous les entretiens effectués auprès des cadres ont été enregistrés après avoir reçu l’accord des participants et transcrites verbatim. L’analyse s’est déroulée en deux temps. Une première phase de condensation des données a été effectuée où un résumé compréhensif a été structuré en fonction des différents thèmes du guide d’entretien. Les thèmes identifiés furent notamment le cheminement professionnel et les motivations à devenir cadre, la description de l’équipe de travail et ses particularités (ex. taux de roulement important), la description du projet d’optimisation et leur rôle dans la formulation et l’implantation du changement, les différentes stratégies déployées, les facteurs facilitants et entravants l’implantation et l’adoption du changement. Cette première étape, plus descriptive, a permis de construire une histoire riche des changements et de développer une compréhension en profondeur des pratiques stratégiques des cadres intermédiaires pour chacun des cas. Dans un deuxième temps, les entrevues ont été analysées transversalement à la lumière des trois théories sur le strategizing en tenant compte des sites d’études et de la nature des changements ascendants ou descendants. Plus concrètement, à l’aide du logiciel N’Vivo, chaque verbatim a été codé à partir d’une grille de codification comprenant les trois dimensions du travail stratégique et d’autres catégories qui ont émergé en cours d’analyse. Par la suite, une catégorisation plus fine a permis une élaboration empirique des construits au centre des trois théories et d’ouvrir sur de nouvelles dimensions du strategizing, plus particulièrement en ce qui concerne les pratiques stratégiques quotidiennes.

Résultats

Les changements de type Lean

Une catégorisation a été effectuée selon leur nature imposée ou participative des changements[9] que les cadres intermédiaires ont eu à implanter[10] (voir tableau I). Même s’ils sont moins nombreux, les changements imposés touchaient un nombre plus important de gestionnaires que ceux de nature participative. L’analyse des données a permis d’établir trois attributs du strategizing, c’est-à-dire des activités stratégiques que les cadres intermédiaires du réseau de la santé exercent en contexte de changement et qui sont influencées par la nature imposée ou participative du changement.

La création d’un réseau d’alliances

Parce qu’il faut se créer des partenaires. Quand c’est toi qui pars le projet, il faut que tu t’assures qu’il y a d’autres gens qui vont avoir la même opinion que toi, puis qui vont voir les plus-values (Colette, CSSS Alpha). Ces propos tenus par Colette expriment très bien le travail de réseautage nécessaire à l’implantation d’un changement organisationnel dans des organisations pluralistes où de multiples acteurs sont concernés à divers degrés par le changement organisationnel. Toutefois, le travail de réseautage et de création d’alliances prendra des formes différentes selon que le changement soit imposé par la direction ou initié par les cadres intermédiaires.

Dans les situations où le changement se présente comme une orientation organisationnelle très forte qui est imposée à l’ensemble des équipes d’une direction, le travail de réseautage et d’alliances effectué par les cadres intermédiaires se concentre principalement au sein de leur équipe et avec les cadres de leur secteur. Au sein de leur équipe, le travail consiste à convaincre certaines personnes clés de l’importance et de la pertinence du changement pour qu’ils puissent, à leur tour, propager une image positive du changement à implanter et, par un jeu de contamination, créer un effet d’entraînement vers l’adhésion au changement. Le travail stratégique du cadre intermédiaire consiste à identifier les personnes qui auront une influence dans l’équipe et à minimiser l’impact de ceux qui pourraient compromettre ou entraver l’adhésion au projet. Ce travail nécessite une bonne connaissance de l’équipe et de sa dynamique. Le cadre intermédiaire joue un rôle important dans ce processus comme le démontre Andrée qui a misé sur certains intervenants pour convaincre l’équipe d’adhérer au changement. J’ai nommé des gens dans l’équipe qui étaient un peu plus ouverts et qui le faisaient comme projet pilote. […] Ça s’est fait graduellement. […] Puis là, bien l’équipe ellemême, dans les réunions, disait « ah ça va super bien, […]. Puis ils commencent eux-mêmes à nommer les avantages. (Andrée, CSSS Omega). Les cadres vont également créer un réseau d’alliances avec d’autres cadres lorsqu’ils souhaitent influencer vers le haut certaines dimensions du changement mal adaptées à la réalité du terrain. Quand tout le monde est concerné, je l’attache avec mes collègues. Tu regardes la perception des autres et on le ramène en comité de gestion (Caroline, CSSS Omega).

Dans les cas où le changement n’est pas imposé par la direction, les cadres intermédiaires détiennent une plus grande marge de manoeuvre dans la formulation du changement, mais ils doivent également s’assurer d’obtenir l’appui d’acteurs stratégiques à différents niveaux de l’organisation pour mener à terme leur projet de changement. Moi, j’ai fait les liens avec les médecins, j’ai vendu mon projet, avant de dire qu’on le fait à partir du jour J. Moi je vais aller faire mon influence à d’autres niveaux (Marianne, CSSS Omega).

Tableau I

Changements implantés et description[11][12]

Changements implantés et description1112

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Le travail de réseautage implique également de savoir comment vendre le projet aux divers acteurs, choisir les bons arguments en fonction du type de partenaires à mobiliser, auprès de qui faire valoir son influence et à quel moment le faire comme le mentionne Colette qui souligne que son expérience en tant que cadre lui a permis d’être plus habile à jouer ce rôle stratégique. Parce que j’ai mes attentes signifiées en accessibilité, je vais lui dire [à mon directeur] que j’ai trouvé une solution pour améliorer mon accessibilité dans mon secteur de soin. « Pour ce faire, je vais avoir besoin de ta collaboration ». Et ça, j’ai appris à mieux amener les choses. Toujours ramener ça à quelque chose qui est attendu, pas juste le lancer dans les airs à un moment donné où ce n’est pas nécessairement opportun.

Les changements à implanter impliquent souvent d’autres programmes et directions et parfois des partenaires externes du réseau de la santé. Dans ces situations, certains cadres vont chercher à s’associer aux autres partenaires dès le début du projet, via des comités de type Kaizen ou autres, afin que la formulation du changement tienne compte des réalités et des contraintes de chacun. C’est donc un travail qui demande de définir la stratégie en collaboration avec d’autres acteurs. Bien souvent, ça va être de travailler dès le début ensemble si on a quelque chose à démarrer ensemble. […] Tu sais, je vais être celle qui va utiliser les stratégies comme ça. Parce que sinon, dans l’ambigüité, on travaille tous les uns par-dessus les autres (Myriam, CSSS Alpha).

La négociation des valeurs

Les entrevues auprès des cadres intermédiaires illustrent que ces derniers sont constamment aux prises avec des rationalités divergentes qu’ils doivent arbitrer dans leur travail au quotidien. Placés entre la haute direction et leurs équipes de travail, ils doivent à la fois répondre aux directives venant « d’en haut » et faire valoir les enjeux de leurs équipes sur le terrain. Ils négocient tantôt avec leurs équipes de travail les changements à implanter, tantôt avec la haute direction des aménagements visant à favoriser une meilleure adhésion des employés au changement.

Les cadres intermédiaires négocient sur la base de leurs valeurs et de ce qui donne un sens à leur travail d’encadrement. Ces valeurs s’articulent autour du principe d’accessibilité et de qualité des services ainsi que du bien-être de leurs employés. Moi, je voulais que mes employés se sentent importants. […] Et l’organisation des soins c’est aussi important. Comment être plus près du client, mais avec l’intermédiaire de mes employés. […] Ça fait que c’est comme si avant, je prenais soin des patients. Là maintenant, je prends soin de mes employés et je veux donner le meilleur service (Myriam, CSSS Alpha).

Les cadres intermédiaires rencontrés, tous d’anciens cliniciens, s’identifient fortement à ces valeurs humanistes de gestion qui constituent un prolongement de ce qui donne un sens à leur travail d’intervenant.

Lorsque les cadres intermédiaires jouent un rôle important dans la définition du changement, leur discours reflète une marge de manoeuvre plus grande pour concilier ces valeurs, c’est-à-dire améliorer le service à la clientèle tout en étant soucieux de leurs employés. L’implication de leurs équipes dans le processus de changement favoriserait une meilleure mobilisation de leurs employés par la prise en compte de leurs valeurs et de leurs réalités de travail. Ainsi, le projet de changement se construit et se définit par le biais de négociations et d’échanges entre le gestionnaire et son personnel en mettant de l’avant les valeurs communes. Moi, je suis vraiment une adepte de « on est ici pour le client », puis je te dirais que la majorité des intervenants qui sont dans le réseau de la santé sont là pour le client. Ça fait que c’est rare que quand on les enligne sur « on veut améliorer pour le client », on ne réussit pas à les amener dans le changement qu’on va faire. (Catherine, CSSS Alpha).

Toutefois, c’est dans les situations où les changements sont imposés et centralisés que les cadres intermédiaires expriment le plus de tensions entre les orientations organisationnelles et les valeurs auxquelles ils adhèrent dans leur travail d’encadrement. Le travail de négociations des cadres intermédiaires vise alors la conciliation de valeurs divergentes et leur coopération dans l’implantation du changement. Dans certains cas, les objectifs de performance organisationnelle sont incompatibles avec la capacité des équipes à faire face aux changements. Les cadres intermédiaires se retrouvent alors en tension entre les directives organisationnelles et les besoins de l’équipe. Si je surcharge mon monde, je risque de les voir partir, soit en maladie ou une démission pour une autre organisation (Michaël, CSSS Omega). Le travail stratégique des cadres consiste à faire ressortir l’importance de considérer d’autres valeurs pour atteindre les objectifs de performance fixés par la direction où gestion humaniste et performance organisationnelle sont fortement intriquées.

Dans d’autres cas, la coopération entre des acteurs qui adhèrent à des systèmes de valeurs divergents semble possible dans un contexte où il y a une certaine ambiguïté par rapport aux objectifs visés par le changement à implanter. L’objectif de l’approche de proximité n’a jamais été clairement nommé. Est-ce que c’est d’augmenter la performance du nombre d’interventions des individus ? Est-ce que c’est d’être en soutien ? Est-ce qu’il y a un agenda caché ? L’objectif du changement reste flou et ambigu (Sandrine, CSSS Omega). Toutefois, il est possible que cette ambiguïté permette aux cadres de s’approprier le changement en lui donnant un sens qui se rapproche davantage de leurs valeurs. Elle permet également de négocier des arrangements qui tiennent compte de valeurs qui donne un sens à leur travail d’encadrement, ce qui fait en sorte qu’ils demeurent mobilisés par le changement à implanter.

Les micro pratiques stratégiques quotidiennes

L’analyse des résultats permet d’illustrer que les micro pratiques stratégiques des cadres intermédiaires en contexte de changement renvoient à trois types d’actions distinctes, soit celle de créer et de diffuser le sens du changement, de gérer le processus d’implantation du changement et de donner du pouvoir à l’équipe, lesquelles seront aussi influencées par la nature imposée ou participative du changement à implanter.

Créer et diffuser le sens du changement

Peu importe que le changement soit imposé ou participatif, les cadres intermédiaires jouent un rôle très actif dans la création et la diffusion du sens du changement auprès de leurs équipes de travail. Cette pratique stratégique repose sur la capacité du cadre intermédiaire à bien traduire le changement à implanter et à lui trouver un sens pour l’équipe et les autres acteurs stratégiques à mobiliser. Ils le font à partir de pratiques discursives qui visent à établir des ponts entre les intérêts et les valeurs des différents acteurs en jeu, ce qui nécessite une connaissance fine des valeurs professionnelles et des codes culturels de ce milieu de travail spécifique. Les arguments invoqués renvoient aux enjeux propres des secteurs dans lesquels les changements sont implantés, mais aussi à des enjeux sociaux beaucoup plus larges qui affectent le réseau de la santé et des services sociaux. Ils s’appuient sur des valeurs d’équité entre professionnels, de collaboration interprofessionnelle, d’accessibilité et de qualité des services qui sont toutefois mises en parallèle avec les attentes de performance organisationnelle et les contraintes budgétaires imposées dans le secteur public comme le démontre le tableau II qui illustre, par des citations, ces arguments qui sont mobilisés par les cadres intermédiaires pour donner du sens au changement.

En ce qui concerne le travail stratégique de mobilisation des équipes dans un contexte de changement participatif, la création et la diffusion du sens apparaissent toutefois facilitées par l’implication de l’équipe dès les premières phases du changement; ce qui permet de construire le sens sur la base de valeurs communes et d’une vision partagée des soins et des services. Lorsque les changements sont imposés, l’enjeu réside davantage au niveau de l’information transmise aux cadres intermédiaires sur laquelle repose leur capacité à comprendre et à s’approprier le changement. Ainsi, cette facette du travail stratégique s’avère plus difficile et complexe dans un contexte où les cadres intermédiaires ne sont pas impliqués dans les échanges concernant les orientations stratégiques de leur direction et qu’ils ne détiennent pas les informations suffisantes pour bien maîtriser le sens du changement.

Tableau II

Arguments invoqués pour donner du sens au changement

Arguments invoqués pour donner du sens au changement

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Gérer le processus d’implantation du changement

Un certain nombre de pratiques stratégiques évoquées par les cadres intermédiaires s’inscrivent dans ce qui relève de la gestion du processus d’implantation du changement. Bien que variable de l’un à l’autre, l’implantation d’un changement s’inscrit toujours dans une perspective temporelle. Le travail stratégique des cadres intermédiaires consiste, d’une part, à faire adhérer l’équipe au changement et, d’autre part, à maintenir cette mobilisation dans le temps afin de mener à terme l’implantation du changement. Les stratégies qui s’inscrivent dans cette perspective ont ceci en commun qu’elles prennent la forme d’un travail relationnel visant le maintien de la collaboration entre les différents acteurs concernés par le changement à différents moments du processus d’implantation.

Pour certains cadres intermédiaires, la gestion du processus d’implantation du changement débute par la nécessité de préparer graduellement l’équipe à la venue du changement et de prendre le pouls du terrain afin de favoriser l’adhésion au changement, surtout lorsque le changement est imposé. Il faut préparer les gens chez qui on va implanter et savoir où les gens se situent avant le changement dans la planification du changement (Colette, CSSS Alpha).

La gestion du processus d’implantation des changements implique également une lecture du bon moment pour amorcer le changement. À cet égard, la majorité des cadres intermédiaires souligne toute l’importance, non seulement de saisir le bon « timing », mais aussi d’ajuster le rythme d’implantation en fonction de la réalité du terrain, des difficultés vécues par l’équipe ou de tout événement pouvant venir perturber l’échéancier préalablement envisagé. C’est important de pouvoir freiner un changement pour faire les ajustements nécessaires. C’est bien vu par l’équipe. L’équipe voit ça comme je prends leur défense (Myriam, CSSS Alpha).

Ainsi, du point de vue des cadres intermédiaires, le développement du lien de confiance avec les employés apparaît central dans leur capacité à mobiliser leur équipe lors d’un changement organisationnel, qu’il soit imposé ou participatif. La capacité d’implanter efficacement un changement repose, non seulement sur la construction de ce lien de confiance, mais sa réitération tout au long du processus de changement. À cet égard, plusieurs gestionnaires mentionnent assurer une présence et une disponibilité continues sur le terrain à chacune des étapes de l’implantation afin de soutenir les intervenants et de pouvoir intervenir rapidement en cas de problème, même si cela se traduit généralement par une charge de travail plus importante pour eux.

Le maintien d’une main-d’oeuvre mobilisée dans le changement passe également par des stratégies de reconnaissance qui répondent au principe du donnant-donnant où, en échange des efforts consentis par les employés pour implanter un changement, les cadres intermédiaires sont plus prompts à acquiescer à certaines demandes même si cela veut parfois dire enfreindre les règles organisationnelles comme l’a fait Myriam. J’ai fermé les yeux sur tout.[…] Je me suis dit « après ça, on gèrera les problèmes si on a à les gérer ».Quand les employés ont l’impression qu’on veut leur confort, ça fait toute la différence.

La grande différence entre changements participatifs et changements imposés réside dans la marge de manoeuvre que détiennent les cadres intermédiaires pour adapter le changement aux réalités du terrain et de leurs équipes.

Donner du pouvoir à l’équipe

Un certain nombre de stratégies déployées par les cadres intermédiaires visent à dégager un espace de pouvoir afin que les employés sentent qu’ils ont une emprise sur l’évolution des changements. Lorsque les changements sont initiés à partir du terrain, la majorité des cadres intermédiaires rencontrés avaient sollicité leurs employés dans la formulation et l’implantation des changements. Je vais être du genre à amener les gens à participer, à s’intégrer dans le changement, puis à vouloir tenir compte de ce qu’ils ont à dire (Hélène, CSSS Alpha).

Lorsque le changement est fortement centralisé au niveau de la direction, la zone de pouvoir des cadres, et conséquemment celle des employés, est beaucoup moins importante. Ce qui ne veut toutefois pas dire qu’elle est inexistante. Les cadres intermédiaires tentent, par toutes sortes de stratégies, d’impliquer leurs employés dans la recherche de solutions qui tiennent compte de leur réalité : Je vais nommer l’objectif, puis je vais dire « il est proposé qu’on le fasse de telle façon. Avez-vous d’autres idées ? C’est sûr qu’il faut y arriver, mais peut-être qu’on pourrait s’y prendre autrement ». Je leur donne de la marge d’essayer de le faire d’une autre façon (Rachel, CSSS Omega). La réappropriation par l’équipe d’une certaine capacité d’influencer le changement constitue une pratique stratégique utilisée par les cadres intermédiaires pour maintenir leurs employés mobilisés lorsque le changement est imposé.

En somme, ces trois micro pratiques, mises en interaction avec les deux autres dimensions du strategizing (création d’un réseau d’alliances et négociation des valeurs) permet aux cadres intermédiaires de participer à la stratégie organisationnelle. La figure I représente le travail stratégique des cadres intermédiaires en période de changement et le tableau III offre un portait détaillé des diverses stratégies déployées par les cadres intermédiaires selon les trois attributs du strategizing.

FIGURE 1

Travail stratégique des cadres intermédiaires en période de changement

Travail stratégique des cadres intermédiaires en période de changement

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Discussion

Complexité du travail stratégique et agencéité

Dans le cadre de cet article, différentes théories sur le strategizing ont été mobilisées afin d’examiner les pratiques stratégiques des cadres intermédiaires en contexte de changement et leur agencéité dans le contexte spécifique des organisations de santé. Les données ont permis de mettre en évidence que la pratique de la stratégie, au sein d’organisations pluralistes, s’avère complexe et renvoie à une multitude d’activités visant la création d’un réseau d’alliances, la négociation d’arrangements et de compromis et différentes micro pratiques quotidiennes qui ont pour but d’influencer à la fois la formulation et l’implantation d’un changement organisationnel. Ainsi, contrairement aux différentes études qui présentent les cadres intermédiaires comme des exécuteurs des changements, nos données permettent de faire ressortir la nature diversifiée de leurs activités stratégiques et l’ampleur de leur rôle stratégique tout au long du processus de changement dans ce type d’organisations.

Tableau III

Dimensions du strategizing et démonstrations empiriques

Dimensions du strategizing et démonstrations empiriques

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Dans la pratique quotidienne, les trois attributs du strategizing prennent la forme d’activités stratégiques interreliées qui s’influencent mutuellement et se déploient dans le temps. Nos données suggèrent que l’agencéité des cadres intermédiaires en contexte pluraliste est intimement liée à leur capacité à conjuguer ces différentes pratiques stratégiques et à les ajuster en fonction de la lecture qu’ils font de leur environnement. Par exemple, la capacité des cadres intermédiaires à créer et à diffuser du sens influencera leur habileté à rallier un réseau d’acteur et à étendre leur influence stratégique. De la même manière, la capacité à négocier des compromis conditionnera leur marge de manoeuvre dans la gestion du processus de changement et leur capacité à donner du pouvoir à l’équipe. Dans le réseau de la santé, cela signifie pour les cadres intermédiaires devoir composer avec un environnement très changeants qui contribuent à accroître la complexité de leur rôle stratégique.

Alors que certaines études avaient déjà permis de démontrer que l’agencéité des cadres intermédiaires était intimement lié au contexte organisationnel et aux interactions avec les cadres supérieurs (Mantere, 2008), notre étude permet de mettre en évidence que, dans les organisations pluralistes du secteur de la santé, les cadres intermédiaires interagissent avec une diversité d’acteurs lorsqu’ils exercent leur rôle stratégique et que leur agencéité se construit en interaction avec ces multiples acteurs. Elle révèle également que dans un contexte organisationnel marqué par une main-d’oeuvre professionnalisée jouissant d’une autonomie professionnelle, l’agencéité des cadres intermédiaires se construit en interaction avec leurs équipes de travail sur la base des liens de confiance qu’ils réussissent à établir et à maintenir tout au long du processus d’implantation du changement.

La participation à la stratégie organisationnelle implique ainsi un travail de nature relationnelle qui s’effectue tout au long du processus d’implantation du changement et qui passe par des stratégies d’écoute, de souplesse et d’ajustement qui permettent aux cadres intermédiaires d’accroître leur pouvoir et leur leadership stratégique au sein de l’organisation. Ces stratégies s’inscrivent dans une perspective temporelle à court et à plus long terme. Bien que les pratiques stratégiques de nature relationnelle aient une influence à court terme sur la mobilisation des équipes, elles peuvent également avoir un effet sur la relation de confiance et, à plus long terme, influencer la capacité des cadres à implanter de futurs changements. C’est donc une dimension cruciale du strategizing de laquelle dépend l’efficacité stratégique des cadres intermédiaires et leur capacité à participer à la stratégie organisationnelle sur le long cours. Ces résultats suggèrent toute l’importance de s’intéresser à la fois aux relations horizontales et verticales (vers le haut et vers le bas) dans la formulation de la stratégie en fonction du contexte et de la nature du changement (Balogun et Johnson, 2004). Ils témoignent également du rôle central que jouent les relations sociales dans la manière dont les cadres intermédiaires exercent leur rôle stratégique (Dameron et Torset, 2014). Notre étude aura notamment contribué, à partir du matériel empirique, à mieux définir la nature de ce travail relationnel.

Une partie importante du travail stratégique des cadres intermédiaires passe également par des pratiques discursives visant à traduire les changements, à élaborer la stratégie avec d’autres acteurs et à négocier des arrangements et des compromis. Ces stratégies discursives reposent sur la capacité des cadres intermédiaires à jongler, dans leurs discours, avec différents cadres de valeurs, à recourir aux codes culturels du milieu et à référer à des enjeux sociaux plus larges qui affectent le réseau de la santé. Révélant une autre dimension de la complexité du travail stratégique des cadres, ces pratiques illustrent également la très grande perméabilité entre la fabrication de la stratégie et le contexte politique des réformes et de l’administration publique dans lequel pratiquent les cadres intermédiaires.

Travail stratégique et nature des changements

À l’instar d’autres recherches (Conway et Monks, 2011; Currie, 1999; Koch et al., 2015), l’étude a permis de constater que la nature des changements à implanter, de type top down ou bottom up, influence la participation stratégique des cadres intermédiaires à plusieurs niveaux, non seulement en termes de capacité à exercer leur rôle stratégique, mais aussi dans la manière de jouer leur rôle. Dans le cas des changements top down, les cadres intermédiaires ont cherché à rallier principalement d’autres cadres intermédiaires et leurs équipes de travail pour influencer et implanter le changement. Dans les situations où le changement fut initié par le cadre intermédiaire, une part importante du rôle stratégique a consisté à convaincre, recruter et mobiliser des acteurs très variés, de différents paliers hiérarchiques, en vue de soutenir et de définir le projet de changement. Ainsi, les changements bottom-up ont nécessité des activités de réseautage plus vastes et une bonne connaissance de la structure organisationnelle et des acteurs stratégiques à mobiliser. Par ailleurs, les changements participatifs ont nécessité un travail de négociation moins important que les changements imposés, possiblement dû à une plus grande adéquation entre les valeurs des cadres intermédiaires et leurs équipes. Ces derniers ont exigé un travail de négociation plus important avec les niveaux hiérarchiques supérieurs concernant des arrangements et des compromis ayant pour but de diminuer des tensions engendrées par la cohabitation de valeurs qui, dans la gestion quotidienne des équipes, s’avéraient bien souvent contradictoires. Les micro pratiques stratégiques ont également été façonnées par la nature des changements à implanter. Lors d’un changement imposé, le travail de création et de diffusion du sens du changement fut principalement dirigé vers les équipes de travail, alors que les changements participatifs ont nécessité de vendre le projet de changement à des acteurs qui occupaient différentes positions dans l’organisation. L’agencéité des cadres intermédiaires dans la gestion du processus d’implantation du changement et dans la capacité à donner du pouvoir à l’équipe fut également plus grande lors de changements participatifs.

Comme nous venons de l’illustrer, des distinctions sont perceptibles dans la production de la stratégie selon la nature du changement, mais des différences existent aussi au niveau du poids accordé à chacune de ces pratiques dans la gestion de la stratégie selon que le changement fut imposé ou participatif. Lors d’un changement centralisé et imposé, le travail stratégique de négociation a occupé une place plus importante que celui de la création d’un réseau d’alliances alors que ce dernier s’est avéré central lors d’un changement participatif. Dans les deux cas, le travail stratégique des cadres intermédiaires a impliqué le déploiement de micro pratiques de gestion axées sur la création de sens, la gestion du processus de changement et l’empowerment de l’équipe. Toutefois, selon la nature du changement, l’emphase mise sur l’une ou l’autre dimension a été différente. Dans les cas où l’équipe fut mobilisée par le changement, le travail de création et de diffusion de sens a nécessité moins d’effort contrairement aux changements plus centralisés et imposés qui ont exigé bien souvent une réitération ou une redéfinition du sens à différentes phases du processus de changement.

En somme, le recours aux différentes théories sur le strategizing constitue non seulement une voie intéressante pour illustrer la complexité du rôle des cadres intermédiaires et leur agencéité en contexte pluraliste, mais il permet également de saisir l’interface entre les pratiques stratégiques des cadres intermédiaires et le contexte dans lequel se déploie ce travail stratégique.

Conclusion

Cet article permet de rendre compte de la complexité du rôle des cadres intermédiaires en offrant une vision plus globale et intégrée des différentes pratiques stratégiques qu’ils déploient en période de changement dans le contexte spécifique du secteur de la santé. Il permet de mettre en évidence l’agencéité importante des cadres intermédiaires dans les organisations pluralistes qui ne peuvent être réduits à de simples exécutants du changement. Même lors de changements imposés, les cadres intermédiaires déploient différentes stratégies pour influencer la formulation et le processus d’implantation des changements. Toutefois, dans notre étude, les changements participatifs avaient permis une plus grande étendue du rôle stratégique des cadres intermédiaires à différents niveaux dans l’organisation. Par leur rôle de médiateurs entre le sommet stratégique et la base opérationnelle, les cadres intermédiaires constituent des relais indispensables à la mise en oeuvre des changements organisationnels. Ils jouent ainsi un rôle majeur dans la capacité des organisations à se transformer et à se renouveler. Leur capacité à jouer pleinement leur rôle stratégique s’avère une condition essentielle à l’accroissement de la performance organisationnelle dans ce type d’organisations. Pour cette raison, il est important d’approfondir nos connaissances sur les conditions qui permettent aux cadres intermédiaires de jouer de manière optimale leur rôle de stratège au sein des organisations pluralistes du secteur public qui sont en pleine transformation.