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Depuis une trentaine d’années, la consommation des oeuvres littéraires est infléchie par un retour des pratiques du rassemblement public et de l’oralité sous la forme, entre autres, de festivals littéraires, de séries de lectures d’oeuvres et de concours de poésie slam. Si elle a toujours existé, notamment dans les sociétés postcoloniales, cette expansion des lettres contemporaines au-delà du régime du livre imprimé est en partie le produit des médias sociaux et des connectivités plus ou moins spontanées qu’ils peuvent favoriser[1]. Signalant la résurgence paradoxale de formes tangibles de la sociabilité[2], ce nouveau contexte permet de réaménager, au gré de chaque événement, l’utilisation des espaces publics communautaires[3], transformés pour l’heure en scènes provisoires intérieures (restaurants, bars, centres municipaux) et extérieures (rues et parcs). Ces modes du rassemblement traduisent sans doute également ce que le sociologue Michel Maffesoli appelle « l’esthétisation de la vie quotidienne[4] », en ce sens que la société numérisée est à même, dans certaines circonstances, de faciliter l’émergence d’une culture de l’événement artistique et, dans ce cas précis, d’une mise en présence élocutoire du livre.

Cette évolution des pratiques littéraires et des publics touche l’ensemble des sociétés actuelles. Elle s’inscrit dans un mouvement plus englobant au sein des sociétés du numérique en Occident, en vertu duquel la production de l’écrit s’accompagne d’une « mise en scène » et d’une monétisation du scripteur[5]. Se trouve alors réduit le « clivage entre la réalité virtuelle et la réalité en présence », selon la dichotomie proposée par Dorothée Guiche et Édith Lecourt, en parlant de l’effet des médias sociaux sur le sujet contemporain[6]. L’écrivain est appelé à s’afficher publiquement par le biais d’une certaine immédiateté du corps et de la voix, sans l’écran rassurant du livre et de ses représentations, et à incarner devant son public la « transparence » (Guiche et Lecourt) affirmée du geste d’écriture.

Or cette mise en présence des écrivains et de leur public, lors de festivals et de rencontres, détermine largement la circulation des oeuvres dans les régions périphériques où le marché du livre est restreint ou même inexistant. Au Canada, la question se double assez souvent de considérations linguistiques et identitaires. Dans les pages qui suivent, nous nous intéresserons au festival bilingue ou entièrement francophone et aux ressources offertes par leurs organisateurs aux écrivains évoluant en milieu minoritaire au Canada. Notre étude débouchera sur un bilan rapide de la fonction identitaire du festival littéraire, entre l’affirmation emblématique de la vitalité de la communauté minoritaire et la valorisation de ses assises dans la transmission orale du patrimoine linguistique et culturel. Le cas du festival bilingue nous amènera enfin à considérer la pertinence des espaces publics négociés pour les acteurs du champ littéraire franco-canadien.

Essor des festivals littéraires au xxe siècle

Les festivals littéraires au cours desquels les écrivains sont appelés à lire et commenter des extraits de leurs oeuvres devant un public rassemblé pour l’occasion ont connu une grande expansion partout en Amérique du Nord depuis les années 1960[7]. Dès 1991, Bernardine Clark en faisait le constat dans une publication de la Bibliothèque du Congrès à Washington[8]. Aux États-Unis, le premier festival littéraire semble avoir été organisé par le New York Times en 1963, mais cet événement initial, de même que le Rocky Mountain Book Festival à Denver au Colorado en 1968, n’auront pas de suite immédiate. En effet, l’engouement du public pour les festivals littéraires ne prendra véritablement son essor qu’à la fin du siècle dernier[9]. Si à l’origine le format du festival n’engageait que les écrivains et les professionnels du livre aux États-Unis, la structure participative de l’événement (lectures d’oeuvres, ventes directes de livres, séances de signatures, rencontres entre l’écrivain et son public) ne sera arrêtée que beaucoup plus tard, au moment où les festivals littéraires connaîtront une poussée remarquable et attireront chaque année leurs cohortes de dizaines de milliers de spectateurs et de participants.

Au Canada anglophone, le Book and Periodical Council convoque en 1989 une première rencontre dite « nationale » du livre à Toronto. Cet événement se transformera au cours des années pour devenir, quelque cinq années plus tard, le mouvement littéraire pancanadien Word on the Street, qui chapeaute annuellement plus de quatre cents événements festivaliers dans une centaine de villes canadiennes. Outre ce dernier, la Writer’s Union of Canada compile sur son site Internet pas moins de quatre-vingt-dix festivals littéraires de plus ou moins grande envergure dans l’ensemble du pays[10]. Presque tous, s’appuyant sur la visibilité accrue que leur offrent alors les nouveaux médias, apparaissent au tournant du millénaire. Les grandes métropoles d’Amérique du Nord hébergent à elles seules de nombreux événements littéraires internationaux. Le New York City Poetry Festival, par exemple, présente chaque année à son public les prestations de plus de deux cents poètes du monde entier. En outre, de San Miguel de Allende (Mexique) à Trois-Rivières (Québec), en passant par San Antonio (Texas), les villes moyennes rejettent à leur tour leur passé industriel et accueillent désormais la littérature comme une fonction stratégique et performative de leur modernité culturelle et touristique.

Par leur programmation, les festivals littéraires reproduisent du reste les structures des grandes rencontres musicales où, dès la fin du xviiie siècle, sont interprétées devant un public élargi et bien nanti les grandes oeuvres du répertoire européen. Selon Anne-Marie Autissier, ce modèle normatif évolue grandement au cours du xxe siècle, alors que les rencontres musicales, théâtrales et littéraires servent de plus en plus à faire connaître des artistes et écrivains méconnus ou marginaux : « les années soixante-dix sont aussi celles de la valorisation des cultures minoritaires, de l’affirmation de formes artistiques alternatives, porteuses de valeurs contestataires et de pacifisme, de la découverte d’expressions contemporaines[11] ». À l’heure actuelle, les festivals littéraires sont assez souvent pluridisciplinaires, en ce qu’ils invitent à un dialogue entre les univers du livre, de la peinture, de la musique et de la chanson.

Le festival littéraire impose dès lors une redéfinition du livre, car sa représentation devant un public est fragmentaire (on y lit des extraits) et s’accompagne souvent des commentaires des auteurs sur le processus même de l’écriture. Hélène Matte décrit les tensions constructrices à l’oeuvre dans l’interprétation publique du texte imprimé : en effet, au cours de la lecture, « [l]e dit et le dire ne tendent pas vers un même horizon. L’immuabilité formelle s’oppose à l’infinité de la mémoire, l’abstraction du langage se frotte à la spatialité du corps. La voix a ses exigences et ses qualités, sa fonction propre. Contrairement à la parole, elle n’est pas description, mais action et circonstance[12] ». Liée à la croissance fulgurante du numérique dans les sociétés contemporaines, la forte institutionnalisation du festival littéraire depuis 1990 souligne donc la volonté d’affirmer la présence tangible de l’oeuvre de littérature dans les espaces nationaux ou urbains en insistant sur son incarnation dans la sphère sociale et sa légitimité symbolique. Comme le note Jonathan Lamy, « [l]a formule du récital de poésie, malgré son aspect conventionnel, peut être propulsée dans des contextes qui la renouvellent. Le fait de se trouver dans l’espace public change la donne, permet d’y faire résonner le poème, adressé dès lors aux spectateurs, mais aussi aux passants, aux édifices, à l’ensemble du mobilier urbain[13] ». Lamy se montre néanmoins critique de pratiques festivalières qui relèvent moins de la spontanéité des acteurs en présence que du contrôle exercé par les « designers d’événement » et les « médiateurs culturels »[14], particulièrement aptes à formater la littérature selon les exigences des organismes subventionnaires.

Anne Julien souligne pour sa part l’importance des événements festivaliers pour les sociétés minoritaires. Dans son étude des festivals en Ontario français, Julien évoque le potentiel identitaire du rassemblement, qu’il soit littéraire ou autre, grâce à l’effet-miroir du festival : « Une programmation festivalière s’adressant à l’individu d’une communauté particulière doit nécessairement l’interpeller, lui parler de lui, de sa communauté et, si tel est le cas, il pourra s’y reconnaître, s’y associer et donc s’y identifier (ou s’y identifier davantage)[15]. » Plus encore, selon cette chercheure, le festival a pour effet de renforcer l’image de la collectivité tout entière en mimant ses effets de proximité : « le festival, en ce sens, en est une manifestation vibrante en ce qu’il réussit à rassembler une communauté dans un espace festif où les membres du groupe ethnolinguistique qui vit en situation minoritaire a le loisir de s’afficher et de s’affirmer[16] ». Le festival appartient donc aux pratiques inchoatives du rassemblement liées à la voix et, dans de nombreux contextes minoritaires, il permet en effet de donner la parole aux absents de l’Histoire. Enfin, par son format plus éclaté dans une série de lieux fréquentés et son principe d’oralité, cette forme de rassemblement public se distingue du salon du livre, dont l’expansion est pourtant concomitante, ce dernier se présentant avant tout comme une foire commerciale. Toutefois, on notera que de nombreux salons du livre comportent une part de lectures d’oeuvres devant un public, de sorte que les deux types d’événements se chevauchent et s’appuient sur des pratiques complémentaires de consommation et de diffusion du livre imprimé au sein de la société.

Comme si elle cherchait à contrer la normativité des systèmes d’écriture, la voix de l’écrivain et sa présence performative devant le public rassemblé déplacent ainsi le sens de la lecture et, par cette irruption instantanée et éphémère de l’auteur, le processus même de dissémination et de réception des oeuvres littéraires[17]. Les textes choisis par leur créateur lui-même, lus à haute voix et accompagnés de gestuelles, surprennent les spectateurs, désormais témoins d’une vie renouvelée des mots. Les textes sont marqués par leur itérabilité, à savoir leur capacité de produire, à chaque fois, des variations de sens et un décalage par rapport à la permanence antérieure du livre, fixe et identique à lui-même[18]. S’il précède toujours la voix, l’imprimé y perd momentanément sa prédominance, ne serait-ce que pour la regagner ensuite lors des séances de signatures. Au cours du festival, la présentation publique de l’oeuvre est une lecture au sens fort, une interprétation qui permet de préciser les intentions de l’écrivain et le contexte qui a mené à la création de l’objet-livre.

Pour leur part, Nicole Belmont et Jean-Marie Privat soulignent les enjeux posés par ces stratégies de « défiance à l’encontre de la communication à distance et in absentia[19] », qui tendent à relativiser et même à contester la prédominance des logiques scripturales dans les sociétés contemporaines. Si très nombreuses sont les études des marqueurs d’oralité dans les textes, il est important, selon ces deux chercheurs, de comprendre de quelle manière le livre imprimé investit à son tour le champ des pratiques orales et se trouve à reprendre vie et autonomie par la déclamation du texte mis en présence par la voix auctoriale.

L’oralisation du livre, lors de festivals littéraires ou de lectures-performances devant public, conteste donc les formes privilégiées de la représentation sur lesquelles s’appuient justement les systèmes d’écriture. De manière plus générale, le festival littéraire tend à confirmer l’appartenance des participants à la communauté même des écrivains engagés dans leur société, ce qui joue un rôle crucial en situation minoritaire. Pour les jeunes auteurs, cette reconnaissance par les pairs et par la communauté au sens large est d’une grande importance. Sur la scène du festival, l’écrivain émerge de la solitude de l’écriture et s’impose en effet comme premier lecteur de l’oeuvre et interprète primordial de son sens.

L’écrivain franco-canadien au rythme du festival littéraire

Au Canada, comme ailleurs dans le monde, les gouvernements prennent acte très tôt du potentiel touristique du festival littéraire et de l’image d’ouverture internationale qu’il projette. Dès la fin des années 1990 certaines collectivités minoritaires cherchent à s’inscrire dans cette mouvance festivalière, de façon à accroître leur visibilité et leur légitimité tant politiques que littéraires.

Au Québec, le lancement du Festival international de poésie de Trois-Rivières en 1985 et de celui de Montréal en 1999, de même que la création du Festival international Métropolis Bleu par Linda Leith, Anne Charney et Mary Soderstrom en 1996, marquent l’avènement d’une nouvelle configuration de l’espace urbain qui permet d’inscrire la littérature dans le cadre du spectacle de rue et de la dramatisation publique de l’écrit. Comme le montre Pascal Brissette, cette période d’effervescence est l’aboutissement d’une longue histoire. Il est certain que la Nuit de la poésie du 27 mars 1970, devant plusieurs milliers de spectateurs au théâtre du Gésu à Montréal, constitue un événement inaugural dont l’envergure et l’importance historique n’ont pas d’équivalent dans le reste du Canada[20]. De nombreux festivals littéraires se sont ajoutés au cours des années dans toutes les régions du Québec. Ainsi, créé en 2010 et, depuis 2015 sous l’égide de la Maison de la littérature, l’important festival Québec en toutes lettres présente une cinquantaine d’événements publics mettant en vedette des écrivains québécois et internationaux. Métropolis Bleu à Montréal et Québec en toutes lettres, de même que le Festival international de poésie de Trois-Rivières, figurent d’ailleurs parmi les plus importants festivals littéraires au Canada, chacun de ces événements attirant entre 30 000 et 60 000 spectateurs chaque année[21].

Cet essor des festivals littéraires au Québec a permis de faire connaître et d’entendre incidemment un grand nombre d’écrivains franco-canadiens de toutes les régions. En effet, dès les premiers récitals de poésie et le développement des salons du livre partout au Québec, les écrivains francophones minoritaires se sont prévalus des scènes qui leur étaient offertes pour faire connaître leurs écrits, d’autant plus que les oeuvres littéraires publiées par les éditeurs canadiens-français à l’extérieur du Québec circulaient très peu dans les librairies québécoises. La diffusion restreinte du livre, faute de librairies et d’accès généralisé aux bibliothèques publiques à l’extérieur du marché québécois, entraîne ainsi les auteurs à chercher une meilleure intégration aux réseaux du livre francophone au Québec et un plus grand rayonnement international. À ce titre, le Regroupement des éditeurs franco-canadiens (REFC) joue, depuis sa création en 1989, un rôle de premier plan en facilitant les déplacements d’écrivains franco-canadiens vers les festivals et salons du livre au Québec et en Europe. On peut noter, par exemple, que le REFC a encadré en 2013 la participation de huit écrivains francophones minoritaires au Festival international de poésie de Trois-Rivières, dont Jonathan Roy, Daniel Groleau-Landry et Tina Charlebois. En 2014, il s’agissait de cinq écrivains, parmi lesquels se trouvaient l’auteur franco-manitobain Bathélémy Bolivar et l’Acadien Serge Patrice Thibodeau. Enfin, en 2018, et à titre d’exemple plus récent, le REFC était présent au festival Word on the Street à Toronto grâce à un stand où, parmi les écrivains franco-ontariens participants, figuraient Marie Cadieux, Didier Leclair et Sylvie Bérard.

Outre une présence assez régulière sur les scènes québécoises, certains auteurs acadiens, franco-ontariens et franco-manitobains sont à l’occasion les invités de festivals littéraires européens. Tel est le cas de l’édition 2014 du Festival America (Vincennes, France) à laquelle ont pris part les écrivains acadiens Herménégilde Chiasson et France Daigle et l’écrivain franco-manitobain J. R. Léveillé[22]. De la même manière, l’important festival Le Marathon des mots de Toulouse, inauguré en 2005, annonçait en 2012 une participation accrue des auteurs du Québec, répondant à une initiative de la Délégation générale du Québec à Paris. En réalité, seuls trois auteurs, dont Nancy Huston[23], ont alors participé à cet événement[24]. De fait, la présence des minorités franco-canadiennes dans les festivals internationaux reste avant tout le résultat d’initiatives ponctuelles. Or les festivals littéraires, au Canada comme à l’étranger, constituent, nous le verrons à l’instant, une part importante du travail de diffusion des oeuvres, puisque l’écrivain se voit confier la tâche de donner corps et voix à la littérature, d’établir le récit de son émergence et de sa trajectoire entre une subjectivité réflexive et la collectivité des lecteurs au sens large. Le festival littéraire, qu’il soit local, national ou international, transgresse les limites de l’objet-livre en incarnant autrement la production du texte et son interprétation. Examinons maintenant le cas du Nouveau-Brunswick où se côtoient deux festivals littéraires de grande importance : le Festival acadien de poésie à Caraquet et le Festival Frye à Moncton.

L’Acadie du Nouveau-Brunswick : entre autonomie et coexistence linguistique

Il n’existe à notre connaissance qu’un seul festival littéraire entièrement en français à l’extérieur du Québec. Il s’agit du Festival acadien de poésie de Caraquet au Nouveau-Brunswick, fondé en 1997 par Martin Pître. Le mandat de cet événement est double : faire connaître les poètes acadiens et favoriser, par des rencontres, une ouverture de la littérature acadienne sur le monde extérieur : « Le but principal du Festival acadien de poésie est de voir à la promotion des poètes acadiens, qu’ils en soient à leur premier livre ou qu’ils soient titulaires d’une bibliographie plus imposante. Des écrivains d’ailleurs sont aussi invités. Il en résulte un mélange d’auteurs qui s’avère autant profitable pour les participants que pour les spectateurs[25] ». Les organisateurs du Festival acadien de poésie disent donc porter une attention particulière aux jeunes auteurs qui y feront parfois leur première prestation publique. L’événement accueille également à l’occasion des romanciers et des interprètes de la chanson. Son imbrication dans la programmation du populaire Festival acadien de Caraquet assure, depuis 2005, sa viabilité financière, tout en favorisant l’accès à un plus vaste public. Sous la direction de Jonathan Roy, l’événement offre chaque année une tribune de grande importance, dans la mesure où elle permet la transmission intergénérationnelle du patrimoine littéraire en Acadie. Ainsi, l’édition de 2016 de cette fête de la littérature acadienne offrait non seulement une palette d’écrivains chevronnés, tels Herménégilde Chiasson et Hélène Harbec, mais aussi de poètes de la jeune génération comme la comédienne Joannie Thomas et le poète de Moncton Dominic Langlois. Dans son bilan de l’événement, Jonathan Roy se réjouissait du nombre de spectateurs (900 sur cinq journées de programmation), qui aurait fait de l’édition de 2016 l’une des plus fréquentées de l’histoire du festival[26]. La mouture la plus récente de ce festival montrait d’ailleurs l’ouverture de la poésie acadienne à des voix québécoises (Louise Dupré), autochtones (Marie-Andrée Gill) et franco-ontariennes (Thierry Dimanche), par exemple[27]. À ce titre, il est clair que le Festival de poésie de Caraquet se présente comme un événement transfrontalier où se côtoient des voix de toute la francophonie canadienne. Il s’agit d’une réussite exceptionnelle qui, nous le verrons, est difficile à reproduire dans les autres régions du Canada, faute d’un public suffisant.

Le Festival acadien de Caraquet propose avant tout un amalgame de littérature, d’animation populaire et de chanson. Il n’est pas étonnant que les écrivains invités à s’y produire soient entourés et suivis d’artistes du spectacle. Car il s’agit bel et bien d’une mise en scène de la littérature et de sa réintégration au sein de la grande fête familiale qui structure en arrière-plan le déroulement des événements. La lecture publique tend à confirmer la prédominance de la voix (et du bruit) dans l’espace public communautaire, car la poésie n’aura été qu’une autre manière de faire entendre la langue minoritaire et ses particularités. Dans cette démarche d’ouverture, les liens étroits entre écriture et chant, en tant qu’arts d’interprétation à part entière de l’identité acadienne elle-même, évoquent la prise en charge et la structuration mimétique de la sphère publique par la collectivité des écrivains et des artistes. Les intimations qui hantent l’histoire de l’Acadie et de ses diasporas trouvent ici une scansion emblématique. Par sa puissante intégration dans un ensemble de traditions reconnues et par l’homogénéité linguistique de sa programmation[28], permettant l’établissement de liens avec la francophonie dans son ensemble, le Festival acadien de poésie reste une instance probante, bien qu’isolée, dans le paysage des festivals littéraires au Canada francophone à l’extérieur du Québec.

Le cas du festival bilingue

En effet, pour l’ensemble des écrivains franco-canadiens minoritaires (même au Nouveau-Brunswick), les festivals entièrement ou partiellement bilingues, au cours desquels les écrivains franco-canadiens s’inscrivent pour un temps dans la grande institution littéraire pancanadienne, se présentent comme la seule option réaliste et même désirable. Les conditions favorables propres aux grands rassemblements littéraires québécois et internationaux peuvent différer grandement dans les communautés francophones à l’extérieur du Québec, puisque, faute de public et de financement suffisants, les festivals littéraires, incapables d’autonomie, reposent le plus souvent sur des alliances avec le milieu culturel canadien-anglais. À Ottawa, par exemple, les festivals La prose des vents/Prose in the Park, en juin de chaque année, et VERSeFest, durant la dernière semaine de mars, constituent des tribunes bilingues où se conjuguent des lectures d’écrivains anglophones et quelques interventions d’auteurs franco-ontariens.

S’il doit faire l’objet de négociations parfois troubles, chaque année, ce modèle de coexistence des langues et des institutions littéraires prévaut partout au Canada (à l’exception du Nouveau-Brunswick). Outre le fait que les publics disponibles sont de taille réduite et souvent difficiles à rejoindre et à mobiliser, les festivals littéraires en milieu linguistiquement minoritaire doivent composer avec un ensemble de structures de diffusion de la littérature qui sont d’abord au service de la majorité anglophone. Pour l’écrivain francophone minoritaire, un problème d’arrimage identitaire se pose alors, puisque les réseaux festivaliers anglo-canadiens, très développés, offrent tout de même un potentiel symbolique considérable, celui de s’inscrire provisoirement dans le circuit institutionnel de la littérature canadienne dans son ensemble. Dans le cas des événements bilingues, l’écrivain francophone cherche donc souvent à instituer et à légitimer sa présence aux abords de l’institution littéraire anglo-dominante.

À bien des égards, la performativité du festival littéraire peut entraîner une ouverture des frontières linguistiques et institutionnelles, qui favorise les contacts entre les écrivains de l’ensemble de la province. À cet égard, l’important Festival Frye, créé en 1999 à Moncton et aujourd’hui d’envergure nationale, joue un rôle de premier plan, son mandat étant de « célébrer la lecture et l’écriture en créant des occasions de rencontre entre des auteurs et notre communauté bilingue[29] ». Cet événement confirme le fonctionnement stable et potentiellement harmonieux de l’institution bilingue[30]. Dans ce cas, en plus des lectures d’auteurs francophones de toutes les régions du Canada, les organisateurs prévoient des occasions de dialogue entre écrivains d’horizons divers permettant des moments forts, telle la discussion entre le romancier martiniquais Patrick Chamoiseau et l’écrivaine acadienne Antonine Maillet en 2006. Dans son compte rendu de l’événement, Rachel Désilets note l’impact considérable de ce festival sur la ville tout entière : « Une vague d’activités a donc déferlé sur la ville néobrunswickoise : pièce de théâtre en l’honneur de Northrop Frye, ateliers d’écriture, déjeuners en mots, lectures de poésie et autres manifestations littéraires. Au resto, à l’école, au théâtre ou à l’hôtel de ville, tous les endroits étaient propices à l’échange[31]. » Il est clair que la présence d’écrivains internationaux très connus a indirectement permis d’établir des passerelles entre les communautés linguistiques et culturelles et de créer des espaces tiers où tous pouvaient se rejoindre au-delà des structures institutionnelles distinctes[32]. « En bref, confirment Greg Allain, Guy Chiasson et Gina Sandra Comeau, le secteur culturel à Moncton est fortement marqué par la collaboration. De surcroît, comme le prévoient plusieurs théoriciens des grappes, cette collaboration s’inscrit dans une volonté assez clairement exprimée par les acteurs d’occuper un espace de proximité, celui du centre-ville[33]. » On peut en conclure qu’au Nouveau-Brunswick, le Festival Frye, événement bilingue et paritaire, et le Festival acadien de poésie de Caraquet offrent aux écrivains d’Acadie et d’ailleurs des plateformes complémentaires sur les plans linguistique et institutionnel.

Dans le contexte franco-canadien, le succès évident du Festival Frye constitue néanmoins une exception, car, ailleurs au Canada, la parité linguistique fait totalement défaut. Dans les provinces autres que le Nouveau-Brunswick et le Québec, il revient à quelques individus issus de la communauté francophone, surtout des universitaires, de solliciter une participation parallèle des auteurs du Canada français à des festivals de littérature canadienne de langue anglaise. Dans ce cas, l’organisation et la publicité relative aux lectures d’écrivains franco-canadiens sont rarement prises en charge par le festival hôte. L’initiative revient plutôt à un comité composé de francophones ou de francophiles qui a dès lors la responsabilité d’assurer la réussite de cet événement en marge des activités visant un plus large public anglophone.

Il faut reconnaître, cependant, qu’intégrées à la programmation générale, les lectures d’écrivains franco-canadiens souvent peu connus du public anglophone bénéficient par-là même de la visibilité et du capital symbolique engendrés par un festival de plus grande envergure. De nombreux auteurs francophones entretiennent d’ailleurs des liens étroits avec la communauté majoritaire anglophone et souhaitent s’intégrer également, en dépit des conflits possibles d’allégeance, aux instances de consécration du Canada dans son ensemble. Plusieurs publient dans les deux langues. Oscillant entre la pleine acceptation au sein de la francophonie canadienne et mondiale et la reconnaissance à portée de la main par les institutions littéraires du Canada anglophone, plusieurs artistes et écrivains issus des francophonies minoritaires choisissent de participer pleinement aux événements organisés dans leur milieu immédiat, même si l’incorporation de lectures en français à la programmation générale du festival reste largement aléatoire et que les rencontres intersectorielles sont rares. En effet, les festivals bilingues s’appuient sur une intégration plus ou moins étroite du contenu en français, selon les dispositions — et assez souvent les hésitations — du comité organisateur à majorité anglophone et les impératifs du moment.

Qu’en est-il du côté de Winnipeg, où la communauté franco-manitobaine s’est dotée depuis le milieu des années 1970 d’institutions littéraires viables autour desquelles s’activent éditeurs et écrivains ? Sur son site Internet, le Festival international des écrivains de Winnipeg ou Livres en fête (Winnipeg International Writers Festival — Thin Air) ne fait pas une part égale au français et à l’anglais. Créé en 1996, ce festival manitobain est dirigé depuis 2000 par Charlene Diehl, elle-même auteure et animatrice reconnue du milieu littéraire canadien-anglais. Si, grâce au dynamisme de sa directrice, l’événement bilingue est fortement publicisé dans la capitale manitobaine, son volet francophone reste toutefois assez discret. Pourtant, cet événement bilingue constitue un excellent exemple de collaboration entre promoteurs anglophones et francophones du livre en périphérie des grands centres de diffusion de la littérature. L’écrivain Charles Leblanc y joue d’ailleurs un rôle essentiel dans la création d’événements en français en milieu scolaire et pour le grand public. Dès sa première mouture en 2005, Thin Air/Livres en fête peut compter sur une participation limitée du milieu littéraire franco-manitobain. On retrouve alors au programme, aux côtés d’écrivains canadiens-anglais très connus comme David Bergen, Alison Calder et Lawrence Hill, les noms de Roch Carrier, Paul Savoie, Roger LaFrenière et Marcel Gosselin. En 2009, Thin Air/Livres en fête met en vedette l’écrivain franco-manitobain J. R. Léveillé à la Maison des artistes visuels francophones de Saint-Boniface. Ce dernier, également directeur des Éditions du Blé, siègera d’ailleurs au conseil d’administration du festival pendant quelques années. Au fil des ans, la présence d’écrivains du Canada français ne s’est jamais démentie et la programmation de Thin Air/Livres en fête continue d’offrir une tribune très importante, bien qu’inégale, à l’ensemble du milieu littéraire franco-manitobain.

Élargie à l’ensemble du Canada francophone, l’édition de 2014 du festival a même permis de mettre l’accent sur l’Ontario français et l’Acadie, alors que des écrivains comme Éric Charlebois, Herménégilde Chiasson, Monia Mazigh et Hélène Koscielniak figuraient au programme des lectures publiques. La création du volet « La plume et le pinceau » a permis non seulement de faciliter un dialogue entre écrivains et artistes visuels franco-manitobains, mais aussi d’offrir à la programmation du festival un axe intéressant et surtout original. Les organisateurs du festival restent à l’affût des nouvelles voix de la littérature franco-manitobaine, la programmation de 2017 à la Maison Gabrielle-Roy mettant notamment en scène de jeunes artistes visuels comme Louise Dandeneau et Rich Jeanson.

Toutefois, l’étroitesse du milieu littéraire francophone ne permet pas de favoriser une dynamique intergénérationnelle qui permettrait le renouvellement de la programmation qui reste ainsi axée sur la participation d’auteurs chevronnés. Sur le plan publicitaire, la visibilité réelle du volet franco-manitobain est également très limitée. Dans ses rencontres avec la presse locale, la directrice générale Charlene Diehl se concentre sur les grands noms du panthéon littéraire canadien-anglais et ne mentionne donc que très rarement la présence d’écrivains francophones dans la programmation. La diffusion de certains événements sur les ondes de la CBC ne fait que renforcer cette impression d’absence de contenu en français. Dans son aperçu de l’édition 2016 du festival Thin Air/Livres en fête, par exemple, le Winnipeg Free Press, seul quotidien de la ville, ne fait aucune mention de la présence d’auteurs aussi prestigieux qu’Herménégilde Chiasson et Lise Gaboury-Diallo[34]. Le festival bilingue semble donc offrir à première vue une occasion de profiter du branding national mis en place par son comité organisateur où siègent du reste certains représentants de la communauté francophone. Cependant, les trousses publicitaires et les rencontres de la direction avec la presse locale et nationale trahissent le plus souvent cet espoir, de sorte que le volet francophone du festival se résume à la part obligée et plutôt invisible de la programmation.

Dans d’autres cas, la participation d’auteurs franco-canadiens semble nettement plus sporadique. On note, par exemple, que l’important Eden Mills Literary Festival, dans le sud-ouest de l’Ontario, a permis d’inclure des lectures en français en 2015, à l’initiative de Frédérique Arroyas, professeure à l’Université de Guelph. De la même manière, la communauté franco-albertaine a pu se réjouir de pouvoir assister à des lectures d’oeuvres en français au festival LitFest Alberta à Edmonton, notamment en 2011. Cependant, ces avancées ont été de courte durée, les organisateurs anglophones ayant assez rapidement perdu intérêt. « Je dirais que le comité organisateur s’intéresse assez peu à la littérature non anglophone », remarque Frédérique Arroyas au sujet du festival d’Eden Mills. « Lorsqu’ils avaient lancé l’initiative de lectures francophones, j’avais été invitée aux réunions mais l’année d’après quelque chose a changé (je ne sais pas quoi) et la porte s’est brusquement fermée. »[35] Lors de l’édition de 2011 du festival Litfest Alberta, certains prosateurs francophones avaient été invités à l’initiative du Canadian Literature Centre/Centre de littérature canadienne de l’Université de l’Alberta, dirigé par Marie Carrière. À l’exception de la participation active de l’écrivaine franco-albertaine Pierrette Requier qui continuera de présenter ses oeuvres en anglais, cette première incursion dans un événement d’envergure provinciale n’a pas eu de suite, faute d’intérêt du comité organisateur[36].

Malgré les faiblesses de l’événement bilingue, les écrivains francophones n’ont guère le choix. Hors de la Péninsule acadienne, l’autonomie d’un festival littéraire francophone paraît insoutenable sur tous les plans. Seule la communauté monctonnienne est à même de maintenir un festival bilingue dans le plein sens du mot, un événement d’envergure nationale qui non seulement met l’accent sur les écrivains acadiens chevronnés, mais se montre aussi attentif à la relève.

Conclusion

En somme, le rassemblement littéraire dans un lieu public (parcs, théâtres, restaurants et bars) devient le prétexte de rencontres impromptues, permettant à chacun d’interpréter symboliquement les termes de l’échange qui scelle le rapport entre l’écrivain et ses lecteurs et lectrices. C’est ainsi que la lecture silencieuse et en solitaire fait place à une incarnation du texte par la voix et le corps de son auteur devant un plus large public, réuni lors d’événements commémoratifs ou festivaliers qui invoquent un nouvel ethos de la présence active de l’écrivain au milieu des siens. Il est dès lors possible de dire que le festival littéraire constitue une sorte d’hypertextualité de la présence. Le document écrit, désormais réconcilié avec la voix de son auteur et pleinement assumé aux yeux de tous, retrouve des formes archaïques puissantes et profondément transformatrices des rapports entre l’oeuvre et ses publics :

Tous autant qu’ils sont, les organisateurs de festivals littéraires vous parleront du pouvoir de transformation que représente la littérature, de ses bienfaits éducationnels, sociaux, pédagogiques et personnels. Chaque fois qu’un festival littéraire bat son plein et nous invite à nous réunir autour du feu incandescent qu’est le livre — fonction d’étincelle et de combustion ou source de flambeau et d’embrasement —, il vient nous rappeler que c’est par les histoires que passe le réenchantement du monde[37].

C’est dans ce sens que le format du festival littéraire a pu offrir aux minorités francophones du Canada, au cours des années, une mise en scène dynamique de l’espace public, surtout dans les grandes agglomérations culturelles que sont, pour la francophonie canadienne, Ottawa, Winnipeg et Moncton. Au Nouveau-Brunswick, le Festival acadien de poésie et le Festival Frye soutiennent admirablement les écrivains franco-canadiens et leur offrent des tribunes complémentaires de premier plan. Ailleurs au Canada, les écrivains franco-canadiens se contentent le plus souvent d’occuper les marges des festivals anglophones, leur présence étant plus ou moins aléatoire selon les régions. Le festival littéraire produit ainsi des espaces négociés annuellement selon les acteurs en présence.

En dépit de ces limites et quel que soit le niveau de participation des écrivains, de tels événements permettent assurément d’élargir le champ de la littérature dans des contextes socioculturels minoritaires où l’infrastructure de distribution et de diffusion du produit littéraire reste inadéquate. Les lectures publiques témoignent également de la fraternité exemplaire des écrivains et de leur engagement envers la communauté marginalisée. Interprète sur scène de son oeuvre et de sa solitude artistique, l’auteur devient alors le signe de la vitalité de la langue parlée et entendue, portée désormais par le prestige symbolique du livre et le travail incessant de l’écrivain sur la matérialité des mots. Plus qu’ailleurs, ces moments de présence, surtout lorsqu’ils viennent fracturer l’homogénéité institutionnelle du festival bilingue, se présentent comme une nécessité existentielle.

La lecture de l’oeuvre littéraire par son auteur échappe par ailleurs en grande partie au principe de l’« oralité seconde » produite par les environnements technologiques, selon la définition proposée par Walter Ong[38]. Au contraire, le festival ne fait appel à la voix que dans le cadre d’une promotion de l’écrit, dont la suprématie n’est jamais remise en cause. Tout au plus s’agit-il d’un dialogue entre deux univers patrimoniaux, celui du livre, d’une part, et celui de la parole, d’autre part. Sous forme de récital ouvert et accessible à tous, le festival littéraire permet ainsi de lier la production lettrée à l’interprétation orale des textes dans les lieux quotidiens de la sociabilité.

Enfin, en milieu minoritaire, si l’on fait exception du Festival acadien de poésie, ces rencontres performatives se conçoivent difficilement en dehors des institutions culturelles dont dispose la société au sens large. Comme nous l’avons vu, les organisateurs francophones à Winnipeg, Moncton, Eden Mills, Edmonton, Ottawa et ailleurs au Canada anglophone doivent négocier la place des écrivains minoritaires dans la programmation plus générale du festival bilingue. Or les langues sont des obstacles majeurs à une agrégation organique et facilement intelligible des prestations au programme. L’expérience des festivals bilingues, mis à part le Festival Frye, montre que la place accordée aux événements en français, si elle est acquise sur le plan idéologique, reste toutefois marginale et sujette à la renégociation à chaque année. Au bout du compte, c’est à la communauté des écrivains eux-mêmes que l’expérience festivalière profite le plus, en fournissant à ceux-ci l’occasion d’échanges constructifs et d’encouragements mutuels. Dans la mesure où les organisateurs parviennent à convoquer en un seul lieu une pluralité d’auteurs de toutes les générations, cette reconnaissance publique de la littérature, arrachée au silence et à la minorisation, a pour effet de rompre la marginalisation et l’isolement quotidien, et d’assurer, le temps d’une présence singulière, un heureux dialogue entre écriture et oralité dans l’espace public communautaire.