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Introduction

Les alliances stratégiques asymétriques peuvent être définies comme des relations entre des firmes caractérisées par des écarts de capacités financières, technologiques et commerciales se traduisant par des positionnements différents sur le marché (Cherbib et Assens, 2008). Bien que ces alliances constituent un des modes de croissance les plus privilégiés par les entreprises des marchés émergents pour garantir leur compétitivité, elles sont caractérisées par un risque d’instabilité important (Dikmen et Cheriet, 2016 ; Cheriet, 2016). En effet, ce type de relations interorganisationnelles est particulièrement vulnérable aux risques relationnels comparativement aux alliances stratégiques symétriques (Mahamadou, 2017). Les risques de dépendance, de conflit, d’incompréhension, de comportement opportuniste, d’absorption et de non-appropriation des compétences sont ainsi plus prégnants dans les alliances asymétriques (Delerue et Simon, 2005). En outre, les incompatibilités organisationnelles et stratégiques des partenaires asymétriques (Parkhe, 1991), conjuguées à la distance culturelle nationale et organisationnelle qui les sépare (Salk et Shenkar, 2001 ; Shenkar, 2001 ; Meschi et Riccio, 2008 ; Barmeyer et Mayrhofer, 2009), augmentent les tensions et les risques de situations conflictuelles et d’échec de l’alliance. De ce fait, le défi est beaucoup plus incertain pour les partenaires d’alliances asymétriques que pour ceux des alliances symétriques qui doivent accentuer les efforts pour une meilleure compréhension mutuelle ainsi qu’une gestion efficace de leur relation (Jiang, Li et Gao, 2008).

La littérature sur les mécanismes adoptés par les partenaires de l’alliance asymétrique pour gérer les conflits et les divergences rencontrés est particulièrement vaste et prolifique. Plusieurs études confirment l’efficacité des mécanismes de contrôle formels et informels fondés sur le contrat, les règles codifiées, les procédures et les routines formalisées, la communication, la gouvernance relationnelle ou encore le respect mutuel des normes sociales (Mohr et Spekman, 1994 ; Alvarez et Barney, 2001 ; Poppo et Zenger, 2002). Cheriet et Dikmen (2014) soulignent le rôle du contrôle et de la confiance comme mécanismes alternatifs de pilotage des alliances asymétriques, facilitant la gestion des conflits et améliorant les performances. Dans la même optique, Mahamadou (2017) souligne la nécessité de combiner des instruments formels et informels à l’instar de la confiance et de la complémentarité des ressources pour faire face aux risques relationnels dans le cadre des alliances asymétriques.

Pour autant, force est de constater que peu d’études ont mis en évidence des outils de gestion pouvant aider les partenaires asymétriques à prévenir les incompréhensions et les situations conflictuelles et à anticiper l’instabilité voire même l’échec de l’alliance (Shenkar et Yan, 2002). De par son caractère dynamique et multidimensionnel, le conflit au sein de l’alliance peut s’envenimer tout au long de son cycle de vie (Habib, 1987) rendant son anticipation nécessaire par les partenaires à travers le recours à des artefacts adaptés. Intégrant tout type d’instruments manuels ou numériques tels que les outils, machines, plans, dessins, photographies, téléphones, fax, courriers ou encore les nouvelles technologies de l’information (Rabarel, 1995), l’artefact est conçu comme un support des mécanismes de gestion permettant de multiplier l’interaction et d’améliorer la communication et l’intercompréhension entre des acteurs hétérogènes (Chouki et Persson, 2016).

Dans cette perspective, Triki, Moalla et Pundrich (2012) mettent en avant un ensemble d’outils de gestion spécifiques pouvant être mobilisés par les parents d’une coentreprise internationale à chacune des phases des conflits qu’ils peuvent avoir à gérer, et ce dans le but de mieux les prévenir. Il s’agit notamment de la mise en place d’une cellule de crise pour gérer en amont certains conflits latents. De même, le recours à des outils du management interculturel comme l’audit culturel, la constitution d’équipes managériales de travail mixtes, la formation, la conception et la mise en place de règles de conduite est considéré par Trabelsi (2016) comme le moyen de diminuer les risques de conflit, d’atténuer les différences culturelles entre partenaires voire même de les transformer en atout pour l’alliance. Aussi, l’adoption des artefacts numériques (EDI, bases de données communes, vidéoconférences, téléconférences, partage d’écran) par les partenaires stratégiques conduit non seulement à établir un langage commun de travail, mais également à diminuer le degré d’incertitude interorganisationnelle et améliorer leur intercompréhension (Bensaou, 1997 ; Vernadat, 2007 ; De Corbière et Rowe, 2013). Toutefois, les conditions de mise en place de ces outils n’engendrent pas les mêmes conséquences sur la stabilité de l’alliance. Robin et Stuart (2002) y voient une manoeuvre du partenaire dominant de l’alliance asymétrique permettant de se prémunir contre les risques d’opportunisme de son partenaire local. Barmeyer et Mayrhofer (2009) alertent dans cette perspective contre les risques de tensions liés au fait que le partenaire dominant veuille imposer ses propres artefacts et/ou son propre système de valeurs à son partenaire sans chercher à valoriser les bienfaits de l’interculturalité au sein de l’alliance notamment asymétrique.

Ce papier se propose donc de mieux éclairer le débat sur le rôle des artefacts adoptés par les partenaires des alliances asymétriques pour prévenir les incompréhensions mutuelles et mieux gérer les conflits susceptibles de déstabiliser leur relation. Nous présenterons d’abord les déterminants des conflits dans les alliances asymétriques avant d’expliciter le rôle des outils et mécanismes de gestion dans la prévention des situations conflictuelles et des difficultés d’intercompréhension entre partenaires. Nous présenterons ensuite notre protocole de recherche fondé sur une étude qualitative auprès de six cas d’alliances entre PME tunisiennes et multinationales européennes. Nous exposerons enfin les apports et les limites de cette recherche.

1. L’intercompréhension entre partenaires au sein d’alliances asymétriques

L’intercompréhension est particulièrement complexe à développer entre les partenaires d’une alliance stratégique asymétrique, caractérisés par des incompatibilités organisationnelles et stratégiques potentielles, des cultures spécifiques, ajoutées à des asymétries en termes de taille, de ressources et de compétences. Pour atteindre la compréhension mutuelle et éviter les situations conflictuelles, la revue de la littérature met l’accent sur l’importance des mécanismes de gestion formels et informels lesquels sont supportés par des outils et artefacts spécifiques. Après avoir expliqué les facteurs conduisant à l’émergence des conflits dans les alliances asymétriques, nous présenterons les mécanismes et outils de gestion de ces conflits.

1.1. Déterminants des conflits dans les alliances asymétriques

Les formes organisationnelles adoptées pour structurer les relations interorganisationnelles et aider les partenaires à s’approprier les ressources nécessaires pour renforcer leur compétitivité sont diverses, renvoyant aux partenariats, collaborations fonctionnelles, coentreprises ou encore accords de coopération, etc. (Lorange, Roos et Simcic Bronn, 1992). Dans cette perspective, les travaux de Garrette et Dussauge (1995) permettent de mieux appréhender les alliances stratégiques au sein des rapprochements d’entreprises. Celles-ci sont ainsi définies comme « des associations entre deux ou plusieurs firmes indépendantes, qui décident de former et piloter un projet ou une activité spécifique en coordonnant leurs compétences et ressources nécessaires plutôt que de conduire leur projet de manière autonome ». Plusieurs critères tels que la taille des entreprises partenaires, l’asymétrie technologique et financière (Mouline, 2005) ; la spécificité des actifs échangés (Tinlot et Mothe, 2005) ; l’origine géographique des partenaires (Makino et Beamish, 1998) ou encore le degré de contrôle exercé et la répartition du pouvoir (Park et Ungson, 1997) peuvent servir à qualifier une alliance stratégique d’asymétrique. Selon Meier et Missonier (2009), l’asymétrie de l’alliance stratégique renvoie à une situation qui place deux acteurs économiques dans des échanges collaboratifs où les positions concurrentielles et les effets de taille sont radicalement différents, voire opposés. Dans la même veine, Mahamadou (2017) définit les alliances asymétriques au regard des critères d’asymétrie de taille, de ressources, de compétences ou encore de culture organisationnelle.

La question de l’instabilité des alliances asymétriques a été largement discutée dans la littérature sachant qu’elle n’est pas toujours synonyme d’échec pour les partenaires (Cheriet, 2009). Celle-ci peut renvoyer à un ensemble de changements non planifiés pouvant ainsi concerner la gouvernance et le mode de contrôle, la répartition du capital ou encore l’arrangement contractuel entre les partenaires (Inkpen et Beamish, 1997). L’étude menée par Cheriet et Cherbib (2014) met en évidence que l’instabilité est loin d’être une issue naturelle ou spontanée. Celle-ci peut être une option programmée et délibérée par l’un des partenaires de l’alliance asymétrique afin de faire évoluer cette relation dans le sens d’un meilleur contrôle ou d’une finalisation.

Pour autant, l’instabilité peut conduire à l’échec de l’alliance dès lors que les tensions dues à des divergences relatives aux visions stratégiques (Das et Teng, 2000) ainsi qu’aux objectifs poursuivis (Kogut, 1989), à la structure managériale et capitalistique (Harrigan, 1988) ou encore à la culture (Barkema et Vermeulen, 1997) ne sont pas surmontées par les partenaires notamment dans un contexte asymétrique. Ainsi, Ramanantsoa et De Clercq (1993) soulignent les bienfaits d’une répartition symétrique des parts sociales dans la structure de gouvernance de l’alliance permettant de favoriser l’adhésion des parties, l’optimisation des ressources et ainsi de minimiser les conflits d’intérêts entre partenaires. Dans la même optique, Inkpen et Beamish (1997) révèlent que l’asymétrie du pouvoir de négociation peut catalyser les conflits et divergences entre les partenaires de l’alliance pouvant, par là même, provoquer ou accélérer sa fin. Delerue et Simon (2005) avancent que l’asymétrie génère des tensions, un rapport de force déséquilibré ainsi que des comportements opportunistes. De même, Beamish et Jung (2005) précisent que les asymétries sont des sources de conflits potentiels empêchant le développement d’une compréhension mutuelle et d’une confiance partagée entre alliés. En revanche, d’autres auteurs (Yan, 1998 ; Park et Ungson, 1997 ; Baum, Calabrese et Silverman, 2000 ; Stuart, 2000) voient la question de l’asymétrie comme le moyen pour le partenaire dominant de contrôler l’alliance et d’en assurer sa pérennité. Dans ce sens, l’asymétrie ne constitue pas une source d’échec de l’alliance asymétrique.

Les conflits entre les partenaires de l’alliance asymétrique sont également causés par la complexité managériale de la relation partenariale le plus souvent associée à des coûts d’agence et de coordination élevés (Park et Ungson, 1997). Le développement de routines interorganisationnelles nécessaires à l’intercompréhension et à la coopération se trouve négativement impacté dès lors que la distance géographique entre partenaires tend à augmenter (Dyer et Nobeoka, 2000 ; Capaldo et Messeni Petruzzelli, 2015). Ces derniers peuvent ainsi adopter des comportements opportunistes et s’engager dans des courses à l’apprentissage (Khanna, Gulati et Nohria, 1998) favorisant les situations conflictuelles et pouvant mener à l’échec de l’alliance. Notons par ailleurs que la complexité est d’autant plus importante dans le cas des coentreprises internationales du fait non seulement de la double parenté de la firme, mais également de la distance tant géographique que culturelle dans laquelle s’inscrit la coentreprise. Les dirigeants de ces alliances doivent alors être de bons gestionnaires et des diplomates avisés capables de s’appuyer sur différents cadres de référence ancrés dans des systèmes culturels distincts sans pour autant renier celui de leurs firmes parentes (Nivoix, 2014).

Les échecs des opérations de rapprochement sont également imputés aux dissemblances culturelles organisationnelles et nationales rendant le processus d’intégration des partenaires incertain (Trabelsi, 2015). La distance culturelle séparant les partenaires semble être à l’origine des difficultés de leur compréhension mutuelle (Salk et Shenkar, 2001 ; Shenkar, 2001). Celle-ci désigne les différences existantes entre les cultures nationales, les processus organisationnels, les normes, les orientations, les valeurs et les comportements managériaux des partenaires (Parkhe, 1993). La qualité de la relation interorganisationnelle peut être ainsi impactée par des divergences linguistiques, terminologiques et communicationnelles à l’origine de maladresses comportementales et/ou de frustrations entre partenaires (Trabelsi, 2015). Un écart culturel important entre les partenaires est susceptible d’augmenter l’ambiguïté et la complexité managériale, de rendre difficile la convergence de leurs objectifs voire même d’impacter leur manière d’appréhender et de résoudre les difficultés auxquelles ils sont confrontés (Kogut et Singh, 1988). La construction d’une confiance partagée s’avère, à son tour, problématique en cas de dissimilitude dans les cultures organisationnelles des partenaires (Trabelsi, 2016 ; Mahamadou, 2017 ; Beddi, Mayrhofer et Rateau, 2017).

Le discours, les valeurs qui lui sont associées ou encore les filtres perceptuels et schémas d’interprétations peuvent être différents du fait de la distance culturelle, ce qui peut générer des malentendus, un blocage des négociations, voire des conflits entre les partenaires (Barmeyer et Mayrhofer, 2009), pouvant impacter la pérennité de l’alliance (Meschi et Wassmer, 2013). Les risques d’incompatibilité sont particulièrement importants dans les alliances asymétriques internationales, dès les premières phases de négociation entre les partenaires (négociation des contrats, de la forme organisationnelle, de la répartition du capital), ou au cours de leur fonctionnement ultérieur (Ring et Van de Ven, 1994 ; Das et Teng, 2000). Les différences culturelles peuvent en même temps être sources de synergies potentielles, d’enrichissement et de progrès réciproque (Barmeyer et Mayrhofer, 2009 ; Trabelsi, 2016). Dans leur étude des coentreprises japonaises, Beamish et Kachra (2004) soulignent que les différences culturelles entre des partenaires d’origines différentes constituent un atout qui peut générer de nouveaux avantages compétitifs et renforcer les chances de succès de l’alliance. D’après Fang et Zou (2010), les complémentarités entre les connaissances et les ressources des partenaires, associées à une capacité d’absorption bilatérale, permettent de démultiplier ces connaissances et de les convertir en une plateforme de développement de nouvelles technologies. Les partenaires sont toutefois appelés à ajuster leurs modes de fonctionnement et à tenir compte des spécificités cognitivo-culturelles de chacun afin d’atténuer les éventuels effets négatifs de leurs différences culturelles (Mohr, Wang et Goerzen, 2016).

L’ensemble des facteurs présentés précédemment est susceptible de diminuer la confiance et l’engagement des partenaires, d’impacter la qualité de leurs échanges au sein de l’alliance et par là même d’entraver leur compréhension mutuelle (Parkhe 1991 ; Sarkar, Echambadi, Cavusgil et Aulakh, 2001). Une telle situation peut conduire à des conflits ou des sabotages mutuels pouvant provoquer la rupture de l’alliance. Il s’avère donc primordial de mettre en place une combinaison appropriée de mécanismes et d’outils de gestion afin de mieux gérer ces conflits et de réduire, par là même, les risques d’échec de l’alliance asymétrique.

1.2. Le rôle des outils et mécanismes de gestion dans l’intercompréhension

En nous appuyant sur les travaux de Brassac (2000), nous pouvons définir le concept de l’intercompréhension comme un processus collaboratif et conjoint d’élaboration du sens par les interactants. Ces derniers s’intercomprennent lorsqu’ils parviennent à un accord, dont ils sont coresponsables et qui émerge au travers de leur interaction (Roulet, 1981 ; Moeschler, 1985 ; Brassac, 2000).

L’analyse des travaux antérieurs met en avant plusieurs leviers de l’intercompréhension au sein des alliances stratégiques asymétriques fondés sur des mécanismes et outils distincts. Notre lecture des mécanismes de gestion des incompréhensions révèle des mécanismes formels et informels articulés autour du contrôle et de la confiance. Selon Yan et Gray (1994), le contrôle résulte d’un processus de négociation continu entre partenaires, reflétant leur degré d’influence sur les décisions opérationnelles, la gestion et la structure de gouvernance de l’alliance. Le contrôle joue un rôle important dans la réalisation des objectifs des partenaires et la minimisation de leurs comportements opportunistes (Triki, Moalla et Pundrich, 2012). Pour certains auteurs, un contrôle en faveur du partenaire dominant étranger est associé à une performance satisfaisante (Lu et Hebert, 2005). Pour d’autres, les alliances asymétriques basées sur un contrôle équitable entre les deux partenaires seraient plus stables que celles basées sur un contrôle déséquilibré (Blodgett, 1992). De son côté, la confiance renvoie à « la conviction partagée par les parties qu’en situation d’incertitude ou face à des circonstances imprévues, aucun des partenaires n’adoptera un comportement opportuniste pour exploiter les faiblesses de l’autre, et chacun agira en fonction de règles de comportement jugées acceptables » (Brulhart, 2005, p. 71). Plusieurs études mettent l’accent sur le rôle de la confiance dans la résolution des problèmes et des conflits ainsi que le maintien de la stabilité de l’alliance stratégique internationale (Nielsen, 2007 ; Silva, Bradley et Sousa, 2012 ; Cheriet et Dikmen, 2014 ; Beddi, Mayrhofer et Rateau, 2017 ; Mahamadou, 2017).

Le contrôle et la confiance sont deux concepts complexes et multidimensionnels nécessitant de s’appuyer sur un large éventail d’artefacts définis, au sens de Norman (1993, p. 18), comme des « outils artificiels conçus pour conserver, exposer et traiter l’information dans le but de satisfaire une fonction représentationnelle ». Selon Schein (1986), ces instruments regroupent « les symboles, les histoires et les rituels. Les symboles sont des mots, des objets, des gestes qui ont une certaine signification. Concernant la culture organisationnelle, ils comprennent les abréviations, le jargon, les modes de communication (informels ou formels), les logos, les codes vestimentaires qui peuvent donner des renseignements sur les statuts, les systèmes et processus technologiques, les modes de comportement et les styles de management » (Barmeyer et Mayrhofer, 2009, p. 116).

L’utilisation des artefacts est préconisée par plusieurs auteurs pour anticiper voire résoudre les conflits rencontrés par les partenaires et établir une cohérence entre leurs stratégies, cultures, formes d’organisation et styles de management. En effet, le conflit est un processus dynamique, entre deux ou plusieurs parties, qui intègre tant les conflits intraorganisationnels (Pondy, 1967) que les conflits interorganisationnels (Habib, 1987 ; Fey et Beamish, 2000 ; Shenkar et Yan, 2002 ; Triki, Moalla et Pundrich, 2012). Selon Pondy (1967), celui-ci repose sur cinq épisodes, à savoir : le conflit latent (les conditions susceptibles de déclencher un conflit entre partenaires), le conflit perçu (les partenaires prennent conscience de l’existence du conflit), le conflit ressenti (les partenaires développent des sentiments de stress et de tension), le conflit manifeste (les partenaires expriment leur désaccord en adoptant un comportement conflictuel traduit par l’action ou la parole) et enfin les répercussions du conflit (le conflit peut être surmonté ou non par les partenaires). Dans cette perspective, Shenkar et Yan (2002) mettent en avant l’importance du recours des parents des JVI à certaines pratiques et techniques de résolution de problèmes en fonction de l’intensité du conflit telles que des réunions entre dirigeants au plus haut niveau de chaque parent, en interne, ou encore des médiations externes et des procédures légales d’arbitrage. Triki, Moalla et Pundrich (2012) suggèrent, dans ce cadre, d’adapter les outils de gestion de crise selon la phase du conflit dans laquelle se trouvent les partenaires de la coentreprise. À ce titre, les auteurs précisent que la création d’une « cellule de gestion de conflits » ainsi que la préparation de documents de questions-réponses permettent d’amorcer le travail de prévention des conflits au sein des coentreprises internationales. « La communication interne de crise » et « la méthode de scénarisation » sont deux autres outils recommandés par les auteurs pour intensifier les échanges entre partenaires et éviter la propagation des rumeurs, alors que le recours à des « chronogrammes » est préconisé lorsque le conflit éclate.

Dans la même optique, Fréchet (2003) souligne l’importance de l’instauration de règles et de standards communs entre partenaires, favorisant l’autorégulation des actions individuelles et donc la formalisation des comportements de part et d’autre. De leur côté, Becheikh et Su (2001) proposent un ensemble de pratiques qui s’inscrivent dans une approche dite « instrumentale » du contrôle reposant selon les cas sur l’un des outils suivants : le recours au contrat ; la désignation des membres du conseil d’administration ; la gestion des ressources humaines ; la modification de la structure organisationnelle ou encore la révision des modalités de suivi et de pilotage (comptes rendus, dispositifs de vérification, examens des états financiers et des contrôles de coût et de la qualité ; processus de planification et mariage expérimental). Selon ces auteurs, l’utilisation efficace de ces outils permet, au-delà du meilleur contrôle qui en résulte, d’instaurer un climat de confiance et de développer une communication harmonieuse entre partenaires. Cela permet en outre de réduire les risques de recours à la médiation externe tels que les tribunaux pour résoudre les conflits éventuels. Toutefois, Cheriet et Dikmen (2014) mettent l’accent sur d’autres outils de contrôle pouvant être utilisés par les partenaires pour faire valoir leurs intérêts et renforcer leurs poids dans la coentreprise tels que le droit de veto, le renforcement de leur représentation dans les organes de gestion et de direction, ou encore la mise en place d’actions de formation, de socialisation et d’encadrement du personnel.

L’instauration de la confiance entre les partenaires de l’alliance asymétrique nécessite, tout de même, de s’appuyer sur un ensemble d’instruments. Il s’agit, selon Trabelsi (2015), de « normes relationnelles » qui renvoient à un cadre de référence pouvant aider les partenaires à fluidifier leurs relations et à mieux gérer les situations d’incertitude et de complexité auxquelles ils peuvent être confrontés. De son côté, Mahamadou (2017) met en évidence que les risques relationnels peuvent être maîtrisés dès lors que les partenaires privilégient la stabilité des interlocuteurs ainsi que la régularité de leurs échanges en créant les conditions d’une confiance renouvelée dans la durée. La communication joue dans cette perspective un rôle primordial pour diffuser et échanger des informations, favoriser des visions partagées et faciliter la prise de décisions communes au sein de l’alliance. Lorsque l’alliance prend une dimension internationale, l’utilisation d’une langue étrangère, notamment l’anglais, constitue un défi particulier permettant une meilleure compréhension entre les partenaires (Barmeyer et Mayrhofer, 2009). Dans la même veine, Bernier (2011) souligne que les barrières d’ordre linguistique, entre des acteurs utilisant des langues différentes pour interagir, constituent des freins communicationnels qui peuvent être surmontés à l’aide de procédés discursifs verbaux et non verbaux. Ces derniers consistent à faire du face-à-face avec les écrits afin de compenser l’absence de contact visuel et donc du non-verbal.

Les artefacts numériques, notamment les systèmes d’information interorganisationnels (SIIO), sont également leviers de la compréhension mutuelle entre partenaires. Selon Robey, Im et Wareham (2008), l’adoption de systèmes d’information automatisés et partagés par les partenaires fournit des ressources informationnelles centralisées qui viennent en appui aux processus traversant les frontières de l’entreprise. Ceux-ci intègrent différents outils (les bases de données partagées, l’échange de données informatisées, les vidéoconférences, les téléconférences, le partage d’écran, les catalogues électroniques, l’extranet) qui permettent de mieux partager les informations, d’améliorer la prise de décision ainsi que le suivi des résultats financiers et opérationnels tout en renforçant la confiance au sein de l’alliance (Sila, 2010). En effet, l’adoption des EDI assure l’unicité du référentiel des données partagées ainsi que la standardisation et le développement d’un langage commun entre les partenaires de l’alliance. L’usage de ces technologies permet, selon Bensaou (1997), de supprimer les silos (bases de données non reliées créant des barrières organisationnelles) et d’harmoniser les standards sur lesquels s’appuient les SI des partenaires tout en renforçant leurs interfaces de communication. Selon Vernadat (2007), l’adoption des EDI conduit au renforcement de l’interopérabilité des systèmes des partenaires et à la diminution du degré d’incertitude interorganisationnelle via la standardisation des informations recueillies. De même, le recours aux bases de données communes permet d’améliorer l’intégrité des informations en même temps que de rendre plus efficient le processus de saisie et de mise à jour des données (De Corbière et Rowe, 2013).

Les artefacts constituent ainsi des outils susceptibles de contribuer à faciliter le management de l’alliance et à améliorer la compréhension mutuelle entre partenaires. Ceux-ci sont d’autant plus utiles pour surmonter les incompatibilités organisationnelles ainsi que les différences culturelles entre les partenaires d’une alliance asymétrique. Nous mettrons en lumière, dans le volet empirique de cette recherche, dans quelle mesure le recours aux artefacts contribue à prévenir les situations conflictuelles et réduire les difficultés d’intercompréhension au sein d’alliances asymétriques contractées entre des multinationales européennes et des PME tunisiennes.

2. Protocole de recherche adopté

Pour étudier les difficultés d’intercompréhension entre les partenaires des alliances asymétriques et les moyens susceptibles de les réduire, nous nous proposons d’analyser le cas spécifique des alliances conclues entre des PME tunisiennes et des multinationales européennes. Plusieurs raisons académiques et empiriques ont motivé le choix de ce terrain. Sur le plan académique, la zone méditerranéenne intéresse de plus en plus de chercheurs travaillant sur la thématique des rapprochements interentreprises et des alliances stratégiques (Cheriet, 2009 ; Cheriet et Guillaumin, 2013 ; Triki, 2015 ; Triki et Mayrhofer, 2016), notamment celles évoluant en Tunisie (Cherbib 2010 ; Korbi, 2016). De plus, les alliances entre les multinationales européennes et les entreprises tunisiennes sont des alliances asymétriques caractérisées par des dissimilitudes culturelles susceptibles d’impacter la compréhension entre les acteurs (Trabelsi, 2015, 2016). Sur le plan empirique, nombre d’accords de coopération entre le Nord et le Sud depuis la création de la zone de libre-échange euro-méditerranéenne en 1976, ainsi que l’adhésion du gouvernement tunisien au GATT-OMC (General Agreement on Tariffs and Trade – Organisation mondiale du commerce) en 1990, ont favorisé le nombre d’alliances stratégiques des PME tunisiennes avec les entreprises des pays de l’Union européenne. Celle-ci représente le premier investisseur étranger et partenaire commercial de la Tunisie, atteignant 72 % du total de ses investissements directs étrangers (IDE) en 2011. Toutefois, le nombre total des entreprises étrangères implantées en Tunisie, qui s’est élevé à 3 353 en 2016, a affiché une baisse de 6 % par rapport à 2015. De même, les flux d’IDE qui se sont élevées à 377 M€ pendant la même période, ont accusé un repli de 10 % par rapport à 2015, soit un recul de plus de 40 % par rapport à 2011[1]. La consultation de presse spécialisée révèle que les investissements industriels à 100 % étrangers et en partenariat ont connu une baisse de 21 % en 2017 par rapport à 2016, ce qui met en évidence une instabilité notable des alliances stratégiques entre les PME tunisiennes et les entreprises des pays de l’Union européenne.

Notre méthodologie de recherche qualitative s’appuie sur des études de cas. Ces derniers ont été sélectionnés sur la base de critères communs (alliances asymétriques en termes de caractéristiques et d’apports entre deux entreprises juridiquement indépendantes qui décident de mener à bien un projet ou une activité avec une participation ou non dans le capital) tout en restant suffisamment distinctifs (forme, objet du contrat, structure), et ce afin de renforcer la validité externe de l’étude (Yin, 2009). Nous présentons dans le tableau 1 les caractéristiques des six cas étudiés. Nos interviewés ayant exigé la préservation de leur anonymat ainsi que celui de leurs alliances, les cas sont désignés de 1 à 6.

Nous avons réalisé 35 entretiens semi-directifs entre 2011 et 2013 auprès de personnes impliquées dans le management des alliances étudiées afin d’augmenter la fiabilité des données recueillies. Chaque entretien a duré entre 1 heure et 1 heure et demie pour atteindre un nombre total de 39 heures d’entretiens. Ces interviews ont été enregistrées afin d’éviter la prise de notes et de rendre les données collectées exhaustives et plus fiables. L’originalité de cette étude réside dans le fait de recueillir les perceptions des deux partenaires malgré la dimension internationale de l’alliance. Dans un souci de triangulation, les six cas étudiés mobilisent des données secondaires à la fois internes (documents d’entreprise, captures d’écrans, informations collectées de façon informelle lors des déjeuners avec les répondants ou des discussions dans les halls de l’entreprise) et externes (Internet, extraits de presse). L’avantage de l’utilisation des données secondaires réside dans le fait que celles-ci permettent de minimiser les biais liés à l’interprétation de sources primaires (Smith, Grimm et Gannon, 1992).

Lors des entretiens conduits, les interviewés ont été invités à présenter leur alliance, l’objet de leur coopération, les finalités recherchées par chaque partie de l’alliance, les caractéristiques des partenaires (nationalité, langue, culture, portefeuille technologique, aspects d’asymétrie, etc.), les difficultés d’intercompréhension rencontrées, les solutions adoptées pour faciliter l’intercompréhension (les réunions organisées, les échanges, les interactions et les moyens mobilisés comme les artefacts, les bases de données communes, etc.). Les données recueillies ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique informatisée à l’aide du logiciel NVivo 10. L’utilisation de cet outil offre une aide substantielle dans le traitement d’un matériau volumineux de données. Les thèmes et sous-thèmes transversaux à l’ensemble des interviews effectuées ont été organisés autour d’un arbre hiérarchique des codes, dans lesquels nous avons classé les verbatim. Afin d’assurer la fiabilité du codage, une procédure de double codage a été réalisée puis comparée à notre propre codage. Un taux d’accord intercodeurs très satisfaisant de 81 % a été obtenu (Miles et Huberman, 2003).

3. Présentation des résultats

Nous présentons, dans le tableau 2, les principaux freins à la compréhension entre les partenaires des alliances stratégiques étudiées, leurs incidences ainsi que les outils et mécanismes mobilisés pour les prévenir et y faire face. Ces différents constats ont été confirmés par quelques extraits de verbatim.

Tableau 1

Présentation de l’échantillon

Présentation de l’échantillon
Source : élaboré par les auteurs.

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Tableau 2

Présentation des résultats

Présentation des résultats
Source : élaboré par les auteurs.

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Notre lecture des résultats révèle que les partenaires des alliances asymétriques étudiées mettent en place une combinaison de mécanismes formels et informels supportés par plusieurs types d’artefacts dans le but d’éviter et/ou de résoudre les situations conflictuelles rencontrées ainsi que de maintenir la relation partenariale.

  • Artefacts développés a priori pour éviter l’émergence des conflits

L’analyse des résultats montre que les partenaires de toutes les alliances asymétriques étudiées ont été amenés à mettre en place un système de rapport d’activités dans le but de prévenir d’éventuelles situations conflictuelles. Lors de la formation de l’alliance, la multinationale définit un modèle standard de rapport d’activités devant être rédigé et transmis par le partenaire local. Dans les cas 1 et 2, les partenaires ont convenu, en outre, de traduire les rapports d’activités et tout autre document de travail établi en langue anglaise considérée comme la langue de travail de l’alliance. Les témoignages des personnes interviewées (Tableau 2) viennent confirmer le fait que le système de rapport d’activités en place dans tous les cas d’alliances constitue un outil de contrôle efficace des activités communes permettant une meilleure évaluation de la santé financière de l’alliance. Conçu pour prévenir l’émergence de conflits liés à des divergences dans l’interprétation des informations partagées, celui-ci fournit aux partenaires des éléments d’information permettant de rendre compte des actions conduites et de planifier en commun leurs actions futures.

Dans la même optique de la prévention des conflits, le recours à une panoplie d’outils de communication et de collaboration reposant sur des technologies interactives comme les vidéoconférences, les réunions virtuelles via Adobe Connect et Skype ont autorisé les partenaires non seulement à pallier les dysfonctionnements causés par la distance géographique, mais aussi à favoriser leurs échanges et interactivité (tous les cas). D’autres décisions, notamment dans le cas des coentreprises, ont été prises telles que la désignation par la multinationale d’expatriés sur le site de l’entreprise tunisienne (cas 2, 3 et 5) visant à renforcer l’assimilation et l’intégration des technologies transférées au profit du partenaire local. De par leur expertise technique et leur connaissance du système managérial de la multinationale, les expatriés sont censés développer une proximité géographique avec les acteurs locaux permettant de renforcer les échanges et la compréhension mutuelle entre partenaires.

Le recours à ces artefacts, les plus souvent imposés par la multinationale pour prévenir l’émergence des conflits, a contribué à créer les conditions favorables à l’instauration d’un climat de confiance. Pour autant, des tensions ont progressivement émergé entre partenaires nécessitant la mise en place de nouveaux artefacts dans la phase opérationnelle de l’alliance.

  • Artefacts développés a posteriori pour résoudre les conflits

L’analyse des résultats met en évidence de nombreuses situations d’incompréhension qui diffèrent d’un cas à l’autre au sein des alliances asymétriques étudiées. Les facteurs amenant à l’incompréhension entre les partenaires tunisiens et européens ou encore les solutions et artefacts mis en place par ces derniers pour surmonter les blocages rencontrés varient selon les caractéristiques de l’alliance en question. C’est ainsi que, pour les cas 1 (coentreprise hispano-tunisienne) et 2 (coentreprise austro-tunisienne), nous soulignons que les difficultés d’intercompréhension se sont intensifiées au cours de la phase opérationnelle. En effet, la phase opérationnelle est marquée par des échanges continus et des interactions fréquentes entre les dirigeants tunisiens d’une part et les dirigeants autrichiens et espagnols d’autre part pour la concrétisation de leurs projets communs. Bien qu’essentiels pour le fonctionnement de la relation coopérative, ces échanges ont conduit à des problèmes de compréhension mutuelle entre les deux parties notamment au moment de la communication verbale et non verbale. La culture tunisienne est très éloignée de la culture espagnole ou autrichienne en termes de communication et de langue, par rapport à la langue française qui fait partie intégrante de l’histoire de la Tunisie et possède le statut de langue vivante étrangère privilégiée après l’arabe. Les différences culturelles entre les deux communautés sont donc à l’origine de ce blocage et des difficultés d’incompréhension entre les deux partenaires.

Pour surmonter cette frontière linguistique et favoriser la compréhension mutuelle, les cadres de l’entreprise tunisienne, en interaction permanente avec les membres de l’équipe espagnole présents au siège, ont déployé des efforts importants en matière d’apprentissage de la langue anglaise (cas 1). Toutefois, l’apprentissage de l’anglais n’a eu lieu que lorsque l’alliance stratégique a évolué d’un accord de transfert technologique sans engagement capitalistique vers une coentreprise en 2011. Le choix d’une telle forme organisationnelle a renforcé l’engagement des partenaires et leur volonté de maintenir la coopération. Parallèlement au recours à des cours de langue, la multinationale du cas 1 a désigné des interlocuteurs qui parlent français lors des visites et déplacements effectués sur le site de la PME tunisienne afin de mieux échanger avec tous les acteurs tunisiens, et ce quelle que soit leur position hiérarchique. Ces acteurs veillent à l’amélioration de la qualité de communication en assurant le rôle d’interface entre les deux parties. De ce fait, les remontées d’information concernant l’activité conduite localement ont été facilitées. En surmontant les barrières linguistiques, les interactions entre les acteurs tunisiens et européens se sont amplifiées, permettant un meilleur partage de l’information, une amélioration du contrôle des activités de l’alliance ainsi qu’une meilleure compréhension entre partenaires.

L’analyse du cas 3 (coentreprise franco-tunisienne) fait ressortir que les difficultés d’intercompréhension rencontrées par les deux partenaires ont eu lieu dans la phase postformation de l’alliance. La décision des partenaires de lancer un nouveau produit sur le marché tunisien a conduit à de nombreuses divergences et incompatibilités sachant que les techniques et procédés de la multinationale française relatifs au développement de nouveaux produits agroalimentaires n’ont pas pu être facilement appropriés par la PME tunisienne. La formule initiale du produit de la multinationale s’est avérée incompatible avec les technologies et techniques utilisées par l’entreprise tunisienne, et ce malgré l’existence de manuels de procédures détaillant les recettes de fabrication.

Prenant conscience de ces difficultés, les deux partenaires ont été amenés à développer ensemble une nouvelle recette compatible avec le portefeuille technologique de la PME tunisienne. Cela a été rendu possible grâce à la mise en place des formations intensives assurées par des experts désignés par la multinationale pour faciliter le transfert des technologies et surtout leur adaptation aux spécificités du partenaire local. En outre, les équipes des deux partenaires ont eu recours à plusieurs types d’artefacts manuels et numériques (schémas, graphiques, rapports et plans détaillés) afin de médiatiser leurs échanges, faciliter la dynamique d’apprentissage et renforcer la confiance mutuelle entre eux.

En s’appuyant sur des artefacts associés aux procédures de travail communes, les partenaires ont favorisé l’émergence d’une dynamique d’échange et d’innovation qui a permis la conception et le développement en commun de nouvelles recettes mieux adaptées aux spécificités de la PME tunisienne et aux attentes du marché local. Nous pouvons en déduire que les partenaires peuvent se créer de nouvelles opportunités et enclencher une dynamique d’innovation et d’apprentissage dès lors qu’ils arrivent à surmonter en commun les barrières à leur intercompréhension.

Dans le cas 4 (licence franco-tunisienne), l’analyse des résultats fait ressortir que les alliés ont été confrontés aux mêmes types de difficultés rencontrées dans le cas 3. En effet, la phase opérationnelle de cette alliance, fondée sur la fabrication et la distribution du produit sous licence de la multinationale par la PME tunisienne, s’est heurtée à des barrières à l’intercompréhension entre les deux parties. La recette du produit sous-licence ainsi que les propriétés et caractéristiques de son conditionnement et emballage n’ont pas été facilement appropriées par le partenaire local. La multinationale se montrait particulièrement exigeante au niveau du respect des procédés et des techniques de fabrication et d’emballage de son produit. Pour surmonter cette difficulté, des solutions différentes de celles adoptées dans le cas précédent ont été privilégiées. En effet, la multinationale a autorisé, dans un premier temps, son partenaire local à accéder à distance à ses ressources électroniques, notamment ses expériences passées et meilleures pratiques capitalisées sous la forme de représentations visuelles. Se rendant compte que cette solution n’avait pas porté ses fruits, la multinationale a chargé une équipe d’experts et d’ingénieurs de se rendre auprès du partenaire local pour favoriser l’appropriation des technologies par les acteurs tunisiens et par là même préserver son image de marque. Le niveau élevé de réceptivité et d’absorption de ces acteurs a joué un rôle crucial dans l’acquisition et l’internalisation du savoir-faire de la multinationale.

L’analyse des cas 5 (coentreprise franco-tunisienne) et 6 (accord de partenariat franco- tunisien) montre que les barrières à l’intercompréhension sont principalement liées à des différences de pratiques managériales et outils de gestion utilisés par les deux partenaires. Le conflit est survenu dans la phase opérationnelle de mise en oeuvre de l’alliance dès lors que les expatriés français présents sur le site de la PME tunisienne ont constaté que les deux firmes n’exploitent pas les mêmes outils de travail ni les mêmes systèmes d’information (SI). L’absence de référentiel terminologique standard commun a conduit à des confusions et à des problèmes d’incompréhension entre partenaires. Cela s’est illustré notamment dans le choix des indicateurs clés de performance utilisés qui étaient pour la multinationale centrés sur le chiffre d’affaires alors que la PME tunisienne privilégiait le critère du volume de production. Les expatriés français ont ainsi rencontré des difficultés importantes pour s’approprier les méthodes et procédés de gestion adoptés par les Tunisiens. D’après nos interviewés, d’autres blocages rencontrés étaient dus aux différences des jargons informatiques utilisés lors des interactions entre les dirigeants des entreprises alliées (par exemple les systèmes ERP et les logiciels ne sont pas nomenclaturés de la même façon). Alors que la multinationale est pourvue d’un SI sophistiqué et automatisé, la PME locale est dotée de quelques outils au niveau de la comptabilité et de la gestion des salaires. Il s’agit en effet d’une architecture « en silos », avec plusieurs bases de données non reliées, des politiques non formalisées ainsi que des outils hétérogènes peu interfacés. Une telle incompatibilité a rendu nécessaire la standardisation du langage informatique entre les deux alliés.

Après une longue réflexion et plusieurs négociations entre les deux partenaires, l’entreprise tunisienne a fait le choix d’adopter un nouveau système d’information (cas 5). Ce dernier a répondu à ses besoins en termes de traçabilité et fiabilité des données circulant entre les différents acteurs et aux exigences de la multinationale en matière de contrôle de l’activité localement développée. Le management de l’alliance s’est ainsi amélioré du fait d’une meilleure intercompréhension entre partenaires rendue possible grâce au développement d’une vision commune des données.

Bien que les problèmes rencontrés sont quasi semblables, la démarche adoptée par la multinationale du cas 6 diffère de celle adoptée dans le cas précédent. En effet, l’étude du cas 6 met en exergue que celle-ci a exigé à la PME tunisienne d’adopter un nouveau SIIO de type EDI permettant le pilotage d’un référentiel unique de données se rapportant tant aux ordres de fabrication qu’aux ordres d’approvisionnement et fiches de suivi. Ce nouveau SIIO a joué le rôle d’interface entre les partenaires en permettant de minimiser les incompatibilités entre leurs systèmes d’information, mais aussi d’harmoniser leurs modes de fonctionnement et de faciliter la gestion et la coordination de leurs activités communes. En outre, cela a permis de pallier les dysfonctionnements consécutifs à la distance géographique entre partenaires et d’accélérer la prise de décision au sein de l’alliance.

4. Une utilisation différenciée des artefacts dans une logique préventive ou curative pour faire face à l’incompréhension

Les six cas d’alliances asymétriques étudiés mettent en évidence de nombreuses situations d’incompréhensions rencontrées par les PME tunisiennes et les multinationales européennes. D’ordre géographique, culturel ou encore managérial, la nature de ces incompréhensions ainsi que les solutions privilégiées par les partenaires pour les résoudre dépendent des caractéristiques de l’alliance, des partenaires et de la forme organisationnelle. Ainsi, quelle que soit la forme de l’alliance (coentreprise, accord de licence, accord de partenariat), ces incompréhensions existent. Toutefois, les acteurs d’une coentreprise ont plus de marge de manoeuvre pour proposer des solutions susceptibles de réduire l’incompréhension, comparativement aux alliances purement contractuelles (accords de licence et de partenariat technologique).

L’analyse approfondie des résultats des six cas d’alliances étudiées révèle que les difficultés d’intercompréhension émergent, le plus souvent, lors de la phase de formation de l’alliance et s’intensifient au cours de son déploiement. C’est ainsi que les partenaires procèdent à la mise en place d’un ensemble d’artefacts dans une logique de prévention des conflits. Cependant, l’émergence de situations conflictuelles au cours de la mise en oeuvre de l’alliance les amène à adopter de nouveaux outils et pratiques pour éviter que ces tensions ne viennent compromettre la pérennité même de l’alliance. Nous expliciterons, dans ce qui suit, les deux approches privilégiées par les partenaires.

4.1. Une approche préventive de la gestion des conflits latents

Cette première approche consiste pour les partenaires des alliances asymétriques étudiées à anticiper les situations conflictuelles, grâce à la mise en place d’un ensemble de moyens et d’artefacts adaptés. Le recours aux artefacts numériques et informatiques, comme les réunions virtuelles médiatisées par les vidéoconférences et les plateformes de travail collaboratives, s’est avéré important dans la réduction des risques de conflits notamment dus à la distance géographique entre partenaires. Celle-ci est susceptible d’altérer tant en termes quantitatifs que qualitatifs les échanges d’information entre partenaires (Shenkar, 2001 ; Capaldo et Messeni Petruzzelli, 2015) et ainsi contribuer à affaiblir la compréhension mutuelle si elle n’est prise en compte par les partenaires dès la formation de l’alliance. Notre recherche met également en évidence que les partenaires tunisiens et européens se heurtent à des freins d’ordre culturel (Salk et Shenkar, 2001 ; Shenkar, 2001). Ceux-ci se cristallisent autour des barrières linguistiques qui tendent à accentuer les risques d’incompréhension voire de tensions entre alliés (Trabelsi, 2016). Face à cette situation, les partenaires peuvent être amenés à harmoniser le langage de communication (adoption de l’anglais comme langue commune de travail) ou encore à utiliser des procédures et outils de travail standardisés (modèle de rapport d’activités unique) afin de mieux prévenir les éventuels dysfonctionnements d’ordre culturel ou linguistique (Barmeyer et Mayrhofer, 2009 ; Barmeyer, 2007). Notre recherche contribue ainsi, dans la lignée de Shenkar et Yan (2002), Triki, Moalla et Pundrich (2012) et Trabelsi (2016), à étendre l’éventail des artefacts de prévention des conflits au sein des alliances stratégiques internationales.

En dépit des mesures préventives mises en oeuvre, les partenaires se heurtent souvent, dans la phase opérationnelle de l’alliance, à des problèmes d’incompréhension et des conflits en raison de la complexité managériale croissante du management de l’alliance (Cheriet, 2009) qui vont nécessiter des solutions curatives adaptées.

4.2. Une approche curative de la gestion des conflits manifestes

Cette approche vise à résoudre les conflits et problèmes rencontrés par les partenaires durant la phase opérationnelle de l’alliance en ayant recours à l’usage d’artefacts associés aux mécanismes de gestion de l’alliance.

Lors d’une alliance asymétrique, les partenaires peuvent être confrontés à des difficultés découlant des écarts de leurs ressources, leurs compétences ou encore leur niveau de développement économique et technologique. Ces différences de pratiques, méthodes et outils de gestion viennent se rajouter à la distance géographique et culturelle entre partenaires (Cheriet, Leroy et Rastoin, 2008 ; Beddi, Mayrhofer et Rateau, 2017). Ainsi, les différences culturelles viennent amplifier les problèmes d’incompréhension et les conflits au sein d’une alliance internationale dès lors qu’elles concernent les normes de conduite et valeurs des partenaires (Parkhe, 1993). Le recours à des artefacts renvoyant à l’augmentation de la fréquence des réunions et des actions de formation ainsi que le détachement d’experts étrangers auprès du partenaire local permettent de renfoncer les liens humains entre les différents acteurs de l’alliance. De même, la conception conjointe d’artefacts manuels contribue à faciliter l’appropriation d’objets par l’ensemble des membres de l’alliance. De ce fait, ces artefacts permettent de renforcer la communication et l’échange d’informations entre partenaires, ce qui s’avère particulièrement utile dans l’amélioration de la confiance nécessaire pour résoudre les conflits (Pakhe, 1991 ; Sarkar et al., 2001 ; Mahamadou, 2017). Par ailleurs, les partenaires des alliances asymétriques peuvent tirer profit de leurs différences culturelles pour développer une dynamique d’innovation permettant de renforcer leur compétitivité (Mohr, Wang et Goerzen, 2016 ; Beamish et Kachra, 2004 ; Fang et Zou, 2010). Celle-ci reste tributaire de la réceptivité de la PME locale ainsi que ses capacités d’absorption et d’assimilation des nouvelles technologies (Cheriet, Leroy et Rastoin, 2008 ; Cheriet et Cherbib, 2014). Ainsi, l’asymétrie entre partenaires ne constitue pas forcément un obstacle à leur compréhension mutuelle.

Nos résultats révèlent, en outre, que les partenaires des alliances asymétriques étudiées peuvent se heurter à d’autres types de dysfonctionnements dus à des divergences dans les cadres de référence et pratiques managériales, les outils informatiques et de gestion ainsi que les jargons informatiques utilisés. Ces écarts finissent par nuire à la compréhension mutuelle entre partenaires en entravant la réalisation des activités de l’alliance. Dans ce contexte, nous soulignons l’importance des artefacts informatiques (SIIO de type EDI et SI de type ERP) dans la résolution des conflits au sein des alliances asymétriques, en favorisant l’uniformisation des flux d’information et l’amélioration de la compréhension mutuelle entre partenaires.

Le croisement des résultats des six cas étudiés révèle que les artefacts mis en place de manière préventive et curative au sein de ces alliances permettent de prévenir les situations conflictuelles et d’améliorer substantiellement la compréhension et la qualité de la relation partenariale entre alliés. Conçus comme des supports aux mécanismes de gestion formels et informels de l’alliance, ces artefacts permettent d’améliorer l’efficacité du contrôle des activités communes tout en renforçant la confiance (Mahamadou, 2017) et en réduisant les distances culturelles entre partenaires. La figure 1 synthétise les principaux résultats de notre recherche.

Figure

Le rôle des artefacts dans l’amélioration de l’intercompréhension au sein des alliances asymétriques

Le rôle des artefacts dans l’amélioration de l’intercompréhension au sein des alliances asymétriques

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Conclusion

Cette recherche s’est intéressée aux rôles des artefacts dans la prévention des conflits et la résolution des difficultés d’intercompréhension au sein des alliances asymétriques contractées entre des multinationales européennes et des PME tunisiennes. La spécificité des alliances stratégiques asymétriques tient au fait qu’elles sont caractérisées par un taux élevé d’instabilité découlant notamment des différences voire des divergences dans les savoir-faire et compétences distinctives, les pratiques managériales ainsi que les cadres de référence et univers langagiers des partenaires. Dans cette perspective, l’apport de notre recherche réside dans la mise en évidence du rôle des artefacts préventifs et curatifs dans l’amélioration de l’intercompréhension et la prévention ainsi que la gestion des conflits entre les partenaires d’une alliance asymétrique. Notre recherche contribue ainsi à expliciter la panoplie d’artefacts préventifs permettant aux partenaires des alliances internationales de prévoir d’éventuelles situations conflictuelles pouvant générer des problèmes dans le management de la relation partenariale. Dans cette perspective, la mise en place d’un ensemble d’artefacts en amont de la phase de mise en oeuvre opérationnelle de l’alliance (harmonisation du langage de communication, recours aux rapports d’activité et aux réunions virtuelles à distance ou encore désignation d’expatriés auprès du partenaire local) permet de réduire significativement les risques de l’émergence de situations conflictuelles.

Par ailleurs, nos résultats mettent en évidence que l’emploi des artefacts manuels, numériques et informatiques (tels que les schémas, les plans, les diapositives, les SIIO de type EDI, l’adoption d’un ERP) peut renforcer l’efficacité des mécanismes de gestion formels et informels des alliances asymétriques, notamment le contrôle et la confiance, et mieux gérer les conflits d’ordre managérial et culturel. En effet, l’utilisation régulière de ces artefacts permet non seulement de renforcer la mobilisation de l’ensemble des acteurs autour d’un objet spécifique, mais aussi d’harmoniser les pratiques managériales et outils de gestion tout en laissant une marge de manoeuvre aux acteurs locaux pour s’adapter aux spécificités de l’environnement. Aussi, leur adoption permet de fluidifier les échanges formels et/ou informels entre les partenaires et de renforcer leur implication dans le management de l’alliance.

De nombreuses préconisations managériales peuvent être tirées, relatives au renforcement de l’intercompréhension entre partenaires d’une alliance asymétrique. Nous recommandons la mobilisation des artefacts dans une logique tant préventive que curative pour surmonter les dysfonctionnements et problèmes d’intercompréhension dus non seulement aux différences de pratiques managériales et procédures de travail, mais également aux divergences culturelles et distance géographique entre partenaires. Dans ce cadre, le recours à ces artefacts permet de créer une dynamique d’interaction entre partenaires favorisant l’émergence de nouvelles pratiques et procédures de travail innovantes. En effet, les situations porteuses d’incompréhension peuvent générer de nouvelles opportunités bénéfiques à l’alliance si les partenaires exploitent efficacement les opportunités engendrées par leurs divergences. Pour ce faire, la PME locale est invitée à prendre en considération, dans une perspective d’échange interculturel, la richesse des connaissances et des compétences des multinationales. Dans cette perspective, la consignation des bonnes pratiques en matière de résolution des problèmes d’incompréhension rencontrés avec son allié étranger, sous la forme d’un manuel ou référentiel d’aide à l’intercompréhension, peut aider la PME locale à constituer une mémoire organisationnelle garantissant sa pérennité et compétitivité même en cas de départ de celui-ci.

Cette recherche soulève toutefois quelques limites. En effet, le protocole de recherche adopté vise uniquement à faire ressortir les spécificités de l’usage de certains artefacts dans la gestion des difficultés d’intercompréhension entre partenaires d’alliances stratégiques asymétriques contractées entre multinationales essentiellement françaises et PME tunisiennes. Nous envisageons ainsi de poursuivre cette recherche en élargissant notre échantillon afin de voir dans quelle mesure ces artefacts sont également utilisés dans des alliances stratégiques asymétriques entre les multinationales du Nord et les entreprises du Sud. Dans cette perspective, il serait souhaitable d’inclure dans notre échantillon une plus grande diversité d’origine géographique des entreprises européennes ainsi que nord-africaines. Nous soulignons, à cet égard, que la période de collecte des données a coïncidé avec le déclenchement de la révolution tunisienne qui a pu influencer les perceptions des acteurs clés des alliances en question. Notre recherche pourrait ainsi être prolongée en l’élargissant à d’autres alliances issues de contextes plus stables.