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Le Code civil en France, en Belgique et au Luxembourg. Que reste-t-il du Code civil des Français ? Qu’en est-il aujourd’hui de ces 36 lois réunies en un code unique le 21 mars 1804, grâce à l’habileté et la force politique du tyran modéré qu’a été l’empereur Napoléon[1] ? Qu’est-il advenu de « son[2] » code, modèle de codification, modèle de législation civile, modèle de légistique, modèle du rayonnement du droit français de par le monde ?

À l’heure d’une compétition des systèmes juridiques[3], de l’européanisation du droit privé[4], du développement de lois spéciales en dehors du code, ouvrant même la voie au « pullulement de petits codes[5] », l’irrésistible modernisation du Code civil fait a priori résonner, en guise de réponse à ces questions, les mélancoliques paroles de Charles Trenet : « Que reste-t-il de nos amours ? Que reste-t-il de ces beaux jours ? » « Une photo, vieille photo, de ma jeunesse. »

Cependant, le vieillissement et la perte d’influence du Code civil français, si incontestables soient-ils, interviennent après plus de 200 années d’existence. Ce code, deux fois centenaire, a donc fait preuve d’une longévité tout à fait remarquable, notamment en ces temps français de frénésie législative, d’appétit législatif jamais rassasié et de lois de simplification qui peinent à convaincre tous ceux qui constatent à regret les nombreuses pathologies dont souffre la loi contemporaine[6]. De plus, les célébrations du bicentenaire ont été l’occasion de rappeler les destinées fameuses du Code Napoléon au-delà des frontières hexagonales et de constater l’attachement de nombreux droits étrangers à l’héritage civiliste français[7]. Ces célébrations ont également permis de souligner, dans le strict cadre franco-français, à quel point ce code a pu résister à l’épreuve du temps, grâce à des interprétations jurisprudentielles audacieuses, à présent devenues des arrêts classiques du droit civil[8]. Les dispositions du Code demeurées intactes, dans la lettre de 1804, ont ainsi pu être renouvelées par l’extraordinaire oeuvre créatrice de la jurisprudence, qui n’a eu de cesse de faire couler « dans les outres que l’on croyait vieillies, le vin nouveau et sa vigueur a suffi pour rajeunir l’enveloppe qui le contenait[9] ».

Cette remarquable résistance de la loi napoléonienne s’avère d’autant plus notable qu’un constat identique peut être fait pour les droits belge et luxembourgeois. En effet, la Belgique et le Luxembourg, contrairement aux États qui se sont empressés de se libérer de ce symbole du joug napoléonien une fois leur indépendance conquise[10], ont conservé telle quelle la législation civile française. Les Belges ont même renoncé au projet de réforme lancé pendant leur période d’union forcée avec les Pays-Bas[11]. Par la suite, ils n’ont accordé qu’une attention très limitée à une monumentale proposition de rénovation du Code civil faite par le professeur François Laurent[12]. Il a même fallu attendre une loi de 1949 pour que soient remplacés officiellement les termes « français » et « empereur » par « belge » et « roi[13] », locutions qui convenaient à l’évidence bien mieux à un texte applicable au Royaume de Belgique. Quant au Luxembourg, un arrêté du grand-duc, à la constitutionnalité fragile[14], a suffi pour imposer le Code civil français comme législation civile nationale. Et pour preuve du pragmatisme luxembourgeois, c’est un éditeur privé qui a pris l’initiative de « luxembourgiser » ce code civil lors de sa première édition, en retirant les expressions « françaises » au profit d’adjectifs « luxembourgeois » évidemment plus appropriés à un code national[15].

Lors des célébrations du bicentenaire du Code civil, il est même apparu que la fidélité au texte d’origine a été bien plus grande en ces terres étrangères qu’en France. Certes, à l’instar des évolutions françaises, les réformes législatives ont été nombreuses et d’envergure, en particulier s’agissant du livre Ier, entièrement remanié, pour faire apparaître un souffle d’égalité et de liberté en matière de droit des personnes et de la famille. Cependant, la structure tripartite du Code Napoléon avait été maintenue intacte en Belgique et au Luxembourg, alors que le législateur français s’était osé à plus d’audace, avec l’adoption d’une nouvelle division en cinq livres[16]. De plus, si l’on se plaît aux comparaisons arithmétiques, en nombres, les articles d’origine étaient plus abondants dans les codes civils belge et luxembourgeois que dans le Code civil français[17]. Quant aux projets de réforme du droit des obligations qui ont tant occupé et préoccupé les juristes français[18], ils n’ont pas suscité d’effets de contagion au Luxembourg, où aucun projet de réforme d’ensemble du Code civil n’a été ou n’est à l’ordre du jour. Quant à la Belgique, ce n’est que très récemment que la proposition d’éminents professeurs de droit civil en faveur d’une modernisation du Code civil[19] a reçu un écho favorable de la part du ministère de la Justice. Un arrêté ministériel du 30 septembre 2017 a permis de créer des commissions de réforme du Code civil[20], et très rapidement, le Conseil des ministres a approuvé l’avant-projet de loi sur les obligations (le 30 mars 2018), l’avant-projet de loi sur la preuve (le 27 avril 2018) et l’avant-projet de loi sur les biens (le 4 mai 2018)[21].

Par le Code civil, au-delà du Code civil[22]. Ce bref aperçu historique des droits belge et luxembourgeois nous permet donc de souligner, à la suite de l’exemple français, les qualités intrinsèques du Code Napoléon, de ce « vrai chef-d’oeuvre », comme se plaisait à le nommer le célèbre jurisconsulte belge, luxembourgeois d’origine, François Laurent. Et à l’image du droit français, cette pérennité, ô combien notable du Code civil en Belgique et au Luxembourg, n’a été rendue possible que grâce aux interprétations des juges qui, placés devant les métamorphoses de leur temps, ont su proposer nombre d’adaptations nécessaires de leur code[23]. Comme l’a énoncé très justement François Rigaux, « la vérité du texte ne se trouve pas en deçà de la loi mais au-delà, dans la signification que les cours et tribunaux y impriment[24] ».

Tout comme en France, l’interprétation du Code civil s’est faite de manière progressive en Belgique et au Luxembourg, par une politique des petits pas ou par des ruptures plus radicales, au gré des questions posées aux juges. Ces derniers, aidés en cela par les propositions de la doctrine, ont ainsi levé les doutes quant au sens de certaines formules de la loi et ont donné une fonction normative à des textes pourtant laissés sans vie par les rédacteurs du Code ; ils ont même adapté la matière civile sans le moindre support textuel. C’est ainsi, que de manière identique dans ces trois systèmes juridiques, et même si formellement il est encore fait interdiction au juge de statuer par voie de disposition générale[25], des pans entiers de la matière civile ont été ou sont contenus dans une jurisprudence nationale, dont les décisions de principe sont venues s’incorporer à la loi. Les exemples de cette création du droit par la jurisprudence, de cette fabrication du droit civil « par le Code civil et au-delà du Code », sont si nombreux qu’il serait fastidieux pour le lecteur de lire un tel catalogue, qui aurait tout d’un inventaire à la Prévert, la poésie en moins.

De plus, les juges belges, français et luxembourgeois ont exercé leur jurisdictio dans des cadres jurisprudentiels quasi identiques. D’une part, l’organisation juridictionnelle pyramidale française, avec ses juridictions du fond soumises au contrôle de droit d’une cour de cassation unique, imposée pendant la période d’occupation française, a été conservée ou imitée, ou les deux à la fois, en Belgique et au Luxembourg[26]. Si des réformes procédurales majeures sont intervenues depuis lors, le principe d’une haute juridiction chargée d’uniformiser l’interprétation de la loi n’a jamais été remis en question. Les juges, interprètes nécessaires de la loi, sont donc soumis à un cadre procédural tout à fait similaire en France, en Belgique et au Luxembourg. Ils ne doivent répondre qu’aux questions qui leur ont été posées par les justiciables et formulées en termes litigieux et contradictoires par les avocats. Et même si, en raison du principe dispositif, la décision rendue ne concerne que les parties en cause, les juges du fond construisent leur réponse sous l’autorité de fait de la Cour de cassation, alors que les juges de cassation, soucieux d’assurer la stabilité de la jurisprudence, proposent essentiellement des solutions en concordance avec la ligne jurisprudentielle déjà posée par la Cour de cassation. D’autre part, de la même façon dans les trois systèmes, l’élaboration de la jurisprudence n’est pas la seule affaire des gens de justice. Les décisions sont rendues sous le regard critique de la doctrine, de tous ceux qui ont depuis longtemps renoncé au culte du Code civil, pour lui préférer celui de la jurisprudence, et qui se plaisent à alimenter la littérature juridique par des commentaires d’arrêts, des chroniques de jurisprudence ainsi que des analyses destinées à proposer une présentation ordonnée et cohérente du droit positif[27].

Enfin, il faut relever un dernier élément de proximité entre ces juges continentaux : leurs interprétations d’une même loi civile s’est essentiellement faite dans une langue commune, le français. Certes, depuis le xixe siècle, époque où cette langue des élites politiques belges et luxembourgeoises a pu s’imposer sans grande difficulté comme langue officielle, d’importantes adaptations ont été apportées. Le législateur belge a ainsi progressivement reconnu au néerlandais une place égale comme langue du droit et de la procédure[28]. Cette reconnaissance linguistique a connu une traduction institutionnelle très concrète au sein de la Cour de cassation belge, avec la création de sections néerlandophones et francophones. Cependant, les arrêts de la haute juridiction belge sont toujours accessibles dans les deux langues, et ses magistrats évoluent sans difficulté dans les deux univers linguistiques. Quant au Luxembourg, s’il est à présent exigé des avocats stagiaires et des juges qu’ils aient une connaissance suffisante des trois langues administratives du grand-duché, et s’il est admis que les débats peuvent se dérouler en luxembourgeois ou en français, ou dans ces deux langues, au moment des audiences, les décisions continuent à être rédigées en français.

Qu’en est-il de l’apport de la jurisprudence et de la doctrine des droits voisins dans une aire juridique commune ? Dans ce contexte franco-belgo-luxembourgeois si particulier, toutes les conditions indispensables à la comparabilité des droits sont donc réunies : des textes identiques, interprétés par des juges soumis aux mêmes contraintes procédurales et linguistiques. La question de savoir si les juges sont allés puiser dans les solutions des cours voisines pour nourrir leurs propres réflexions pourrait dès lors être riche d’enseignements. Certes, de prime abord, certains pourraient trouver ce questionnement un peu éculé. La mondialisation du droit[29] et le développement régional du droit privé européen[30] ne rendraient-ils pas la question du dialogue entre les juges nationaux et européens[31] ou celle des rapports entre ordres juridiques bien plus cruciales à résoudre ? De plus, les juristes luxembourgeois, français et belges pourraient, de concert, apporter une réponse immédiate et assez définitive à la question des influences croisées entre jurisprudences. Les juristes belges ou luxembourgeois auraient tôt fait de rappeler qu’ils sont traditionnellement ouverts aux leçons du droit comparé[32] et que, partageant une aire culturelle commune, ils estiment tout à fait naturel d’avoir recours aux solutions jurisprudentielles ou aux interprétations doctrinales des droits voisins. Quant aux juristes français, en raison du rayonnement du droit français de jadis[33], ils seraient tentés de considérer l’exportation de solutions jurisprudentielles ou doctrinales françaises comme allant de soi.

Cependant, ces interactions entre juridictions étrangères sont loin de relever de l’évidence, en raison de leur caractère facultatif dans des systèmes de droits continentaux, et offrent ainsi un terrain d’investigation fécond pour tous ceux qui s’interrogent sur la question des greffes juridiques à la suite des réflexions d’Alan Watson[34], et sur l’utilisation effective du droit comparé par les juges[35], notamment à l’aune des pratiques anglo-saxonnes. En effet, si les juridictions du monde de common law citent de manière usuelle des décisions étrangères « intracommon law » dans leurs arrêts[36], la place d’éléments de droit jurisprudentiel externes semble beaucoup moins évidente dans des systèmes légalistes, classiquement décrits comme clos et autosuffisants. De plus, s’il se révèle à présent commun de souligner la place prise par le droit comparé dans le travail législatif ou les réflexions doctrinales, la réception des droits étrangers par les juges est une question qui mérite encore d’être approfondie. Notons que les importants débats relatifs au dialogue des juges ont principalement conduit les auteurs à rendre compte des pratiques des juges constitutionnels quant à l’usage du droit comparé[37]. Ils ont également permis à d’éminents magistrats judiciaires de rappeler à la communauté scientifique leur intérêt pour le droit comparé et de mettre en avant les initiatives récentes destinées à faciliter les échanges entre juridictions[38]. Toutefois comme chacun le sait, il y a parfois un monde de décalage entre le dire et le faire. Il nous apparaît dès lors essentiel d’aller explorer la réalité de la comparaison des droits dans l’interprétation jurisprudentielle de textes identiques des codes civils belge, français et luxembourgeois. Qu’en est-il de la place réelle offerte au droit étranger dans le travail judiciaire, dans un contexte civiliste qui ouvre si grand la porte à la comparaison des droits ? Le recours à la comparaison a-t-il été mineur ou majeur ? A-t-il évolué au fil du temps ? L’influence française a-t-elle été significative ? S’est-il agi pour les juges de suivre des voies similaires ou diamétralement opposées ? La mobilisation de ce matériau juridique étranger a-t-elle été uniquement motivée par des considérations comparatives ? L’influence étrangère a-t-elle suivi des canaux similaires ? S’est-elle prolongée dans ces systèmes de manière identique et uniforme ? Est-elle à présent concurrencée ?

La démarche méthodologique de la recherche. Pour répondre à ces questions et dénouer ce jeu d’influences croisées, nous nous proposons d’investir les champs juridiques belge, français et luxembourgeois par l’entremise d’une étude du « discours judiciaire ». C’est-à-dire que, pour comprendre les raisons et les enjeux de l’ouverture ou de la fermeture des juges aux « droits venus d’ailleurs[39] », nous avons choisi d’analyser et de comparer les mobilisations d’éléments jurisprudentiels et doctrinaux étrangers par les juges belges, français et luxembourgeois. Pour ce faire, nous avons prêté attention particulièrement à tout ce qui entoure la publication des arrêts des cours de cassation, aux conclusions des magistrats du ministère public et, enfin, aux décisions des juridictions du fond publiées dans des revues juridiques. Ce parti pris pourrait se voir reprocher d’ignorer la hiérarchie judiciaire et l’autorité des arrêts de la Cour de cassation, qui ont une nette prévalence[40] dans l’interprétation de la loi. Cependant, la motivation « à la française » des arrêts des cours de cassation française, belge et luxembourgeoise, marquée par une tradition de rédaction syllogistique et l’absence de toute référence aux sources d’inspiration du juge[41], ne permet pas de mener une investigation directe quant à l’utilisation du droit comparé par les juges de cassation. Et comme le principe du secret des délibérés interdit l’accès aux échanges qui peuvent précéder la prise de décision[42], nous avons dû adopter un point de vue un peu décalé, en nous intéressant à la manière dont sont présentées ces décisions, vierges ou non de toutes références étrangères, à l’occasion de leur publication officielle ou par l’intermédiaire d’éditeurs privés. De plus, les travaux préparatoires des magistrats du ministère public près de la Cour de cassation sont des productions irrésistiblement liées à l’interprétation de la loi[43]. Ces magistrats, motivés par des considérations d’intérêt général, proposent des interprétations ayant vocation à assurer la stabilité de la jurisprudence, avec l’ambition évidente de convaincre la juridiction de jugement concernant le bien-fondé de leurs solutions. Le recours éventuel au droit étranger dans leurs argumentations pourra ainsi nous renseigner utilement quant à la place prise par les solutions des droits voisins dans l’interprétation du Code civil. Enfin, les décisions des juridictions du fond présentent l’énorme avantage d’être motivées de manière beaucoup plus circonstanciée que les arrêts des hautes juridictions. De plus, s’agissant des droits belge et luxembourgeois, ces décisions occupent une place certaine dans ce que les juristes locaux désignent par « la jurisprudence ». En effet, contrairement à la relégation française des décisions des juges du fond à la masse contentieuse[44], dans la littérature juridique belge, quand il est question de faire état du droit positif, en particulier en l’absence de décision de la Cour de cassation belge, le recours aux décisions des cours d’appel est une pratique courante des auteurs. Et preuve de cet intérêt marqué pour les solutions des juridictions du fond, la célèbre Pasicrisie belge offre dès son origine une place aux décisions des juridictions du fond, avec deux parties, « l’une consacrée aux arrêts de la Cour de cassation et rédigée sous les auspices de M. le Procureur général et de MM. les avocats généraux près de cette cour et l’autre aux arrêts notables des Cours d’appel de Bruxelles, Liège et Gand[45] ». Et de manière encore plus nette au Luxembourg, il est fréquent de devoir se référer à des décisions des juges de première instance de Luxembourg et de Diekirch, et aux arrêts de la Cour d’appel de Luxembourg, quand il faut faire état de la jurisprudence luxembourgeoise[46].

Pour mener à bien notre étude de discours, nous avons donc relevé et analysé les références faites au droit étranger par les juges belges, français et luxembourgeois, en travaillant essentiellement en droit des obligations, à partir des publications officielles des arrêts, des principaux recueils de jurisprudence et de bases de données jurisprudentielles informatiques.

Le plan privilégié. La mobilisation des droits voisins par les juges belges, français et luxembourgeois doit donc se comprendre et être envisagée dans cette dynamique de production du jugement et de création collective de la jurisprudence. Dynamique, qui a été par le passé largement alimentée par les solutions jurisprudentielles et doctrinales des droits voisins en Belgique, et qui l’est encore au Luxembourg. Les juges belges et luxembourgeois ont prêté ou prêtent toujours attention particulièrement aux interprétations étrangères du Code civil (partie 2). Cette position d’ouverture à l’analyse comparative contraste nettement avec les discours judiciaires français qui témoignent, à l’inverse, d’une approche très francocentrée de l’interprétation du Code civil. On peut même le dire, les juristes français sont restés franchement indifférents à la richesse prétorienne belge ou luxembourgeoise (partie 1).

1 L’indifférence française à la jurisprudence et à la doctrine belges et luxembourgeoises dans l’interprétation du Code civil

Un constat. Dans les discours français étudiés, notre récolte de références luxembourgeoises et belges a été bien maigre. Force nous a même été de constater le désintérêt chronique des juges français pour les interprétations menées au-delà de leur horizon national.

En effet, afin de voir apparaître quelques références à la jurisprudence belge, nous avons dû abandonner les facilités offertes par l’informatique juridique pour nous prêter aux joies d’une consultation artisanale des recueils Dalloz en version papier. Et après de longues recherches, nous avons observé, à la suite de Raymond Legeais, ce qui suit : « à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle notamment les juridictions françaises ont pu être attentives aux décisions rendues en Belgique, notamment pour interpréter les textes concernant la responsabilité civile. Mais au fur et à mesure que les droits ont divergé, il semble bien que se soient arrêtées ces références, qui étaient restées d’ailleurs exceptionnelles[47] ». Et mis à part ces rares décisions, rien de plus. Quant au droit civil luxembourgeois, on aurait peine à croire qu’il partage tant d’éléments avec le droit français : une frontière commune, le même Code civil, le français comme langue du droit, et pourtant aucune référence jurisprudentielle explicite. Rien du tout.

Des explications. Ce désintérêt pour les interprétations belges et luxembourgeoises du Code civil a-t-il vraiment de quoi surprendre ? Nous pourrions répondre par l’affirmative, à l’aune des pratiques belges et luxembourgeoises. Toutefois, dans le contexte français, cela n’a rien de véritablement étonnant.

Il nous faut bien convenir que les juristes civilistes français ne se distinguent pas d’une manière générale en raison de leur goût prononcé pour la comparaison des droits. Certes, il est toujours possible de souligner que la science comparative moderne doit beaucoup à la doctrine française[48]. Nous pensons évidemment à Montesquieu qui, dans son célèbre chef-d’oeuvre intitulé De l’esprit des lois, examinait déjà la meilleure forme de gouvernement par l’étude comparée des droits étrangers[49]. Ou aux initiatives françaises dans la création de la première chaire de législation comparée ou de celles d’Édouard de Laboulaye[50], dont la posture comparative pionnière a conduit à la mise en place de la Société de législation comparée. De même, le célèbre Congrès de Paris de 1900 n’a-t-il pas été créé par des juristes français, Raymond Saleilles et Edouard Lambert ? L’approche des droits en grands systèmes n’est-elle pas l’oeuvre d’un auteur français, René David[51] ? L’association française Henri Capitant des Amis de la culture juridique française[52], avec des sections locales dans le monde entier, n’est-elle pas à l’origine de nombreuses manifestations scientifiques de droit comparé ? Quant à la Cour de cassation française, n’a-t-elle pas manifesté l’importance que revêt à ses yeux la comparaison des droits, que ce soit par sa participation à des réseaux judiciaires internationaux ou par les initiatives de certains de ses premiers présidents[53] ? Enfin, la formation des juristes français ne tend-elle pas à renforcer la place offerte au droit comparé[54] ? Oui, cela est exact. Toutefois, quand il a été question d’interpréter le Code civil, toutes ces nobles intentions comparatives se sont purement et simplement évanouies.

L’utilisation modérée du droit comparé. D’une part, d’une manière générale, les juges français n’ont pris appui sur la jurisprudence ou la doctrine étrangères pour interpréter la loi civile nationale qu’en de rares occasions. Et quand ils l’ont fait, la discrétion a souvent été de mise[55]. Ce repli sur les seules sources jurisprudentielles et doctrinales nationales coïncide d’ailleurs largement avec la posture du principal relais de diffusion du droit étranger dans le champ juridique français, le discours doctrinal. En effet, les contraintes et le temps judiciaires n’autorisent pas le juge à procéder à des études comparatives approfondies, et leur entrée dans la comparaison des droits se fait le plus souvent de manière indirecte, grâce à l’appui précieux des recherches doctrinales. Or en droit des obligations, la très grande majorité des auteurs civilistes français n’a accordé qu’une faible attention aux évolutions des droits étrangers, beaucoup plus préoccupée de rendre compte, de mettre en ordre, de critiquer les nombreuses décisions de chaque cour de cassation. Ces opérations de mise en ordre et de commentaires de jurisprudence ont toujours été considérées, et le sont encore, comme autant de passages obligés pour prendre part aux débats doctrinaux internes. On peut même ajouter que, pour pouvoir disposer d’une longueur d’avance dans la controverse nationale, un arrêt inédit de la Cour de cassation française aura toujours plus de poids que n’importe quelle solution de droit étranger. L’argument de droit comparé n’est pas un argument notable, voire décisif pour convaincre de la pertinence d’une analyse. Pour preuve, en dépit des discours de promotion du droit comparé, les auteurs civilistes français n’offrent qu’une place limitée aux droits étrangers dans leurs écrits : ils s’en tiennent le plus souvent à de brèves citations, logées dans des propos introductifs, à titre d’éléments de culture générale.

Le désintérêt pour la jurisprudence et la doctrine belges et luxembourgeoises. D’autre part, quand certains auteurs ont fait la promotion de solutions de droit étranger, ils ne se sont presque jamais aventurés sur les terrains luxembourgeois ou belge. Par exemple, on peut rappeler le succès doctrinal, puis jurisprudentiel, des théories germaniques de l’acte abstrait. Plus récemment, ce sont les emprunts à l’estoppel des droits de common law qui ont eu les faveurs de la doctrine, voeux en partie entendus par la Cour de cassation française (concernant la loyauté de la procédure judiciaire). Toutefois, les importantes évolutions jurisprudentielles belges ou luxembourgeoises en droit des obligations ont été superbement ignorées par la doctrine civiliste française. La référence au droit luxembourgeois, dans la littérature juridique française, se limite même à des questions de droit bancaire. Cela semble un peu court et caricatural, mais c’est pourtant vrai. Quant à la jurisprudence belge, la doctrine civiliste s’en est très clairement désintéressée. Et les quelques occurrences de décisions recensées ne font même pas figure d’exception ; pire, elles ne font que confirmer ce constat général. En effet, pendant la période doctrinale de lecture littérale du Code civil, à l’exception de quelques références dans l’ouvrage de Demolombe, les exégètes français n’ont en aucun cas prêté attention aux arrêts belges. Par la suite, l’interprétation plus souple et dynamique du Code civil n’a pas davantage ouvert les esprits français aux bienfaits de la comparaison franco-belge. Par exemple, si Henri Mazeaud a fait état de son étonnement quant à l’interprétation belge de l’article 1382 du Code civil[56], cet article n’a pas suscité de débats de fond au sein de la doctrine civiliste de l’époque. De même, la publication de l’ouvrage de Durand, intitulé Le droit des obligations dans les jurisprudences française et belge[57] ainsi que la diffusion dans la Revue trimestrielle de droit civil d’une chronique régulière de droit civil belge ou, plus récemment, d’importantes études franco-belges en droit des obligations n’ont eu aucun effet de contagion. Que l’on ait égard aux grands traités classiques de droit civil ou bien aux manuels de droit des obligations français, les plus anciens ou les plus récents, aucun de ces ouvrages n’a offert de place à la jurisprudence belge. Tout au plus peut-on citer les quelques lignes consacrées à l’interprétation belge de l’alinéa premier de l’article 1384 du Code civil (quant à la responsabilité du fait des choses) dans le manuel du doyen Carbonnier[58]. Toute la richesse de la comparaison des jurisprudences belge et française réside donc dans ces très brèves citations, et c’est bien peu.

De plus, nous jugeons important d’ajouter qu’il en a été de même quant à l’utilisation de la doctrine belge. Au xixe siècle, la communauté de pensée des auteurs exégétiques a contribué à la réception des écrits du professeur François Laurent au sein de la doctrine civiliste française. La publication de son impressionnante oeuvre de droit civil, Principes de droit civil français, de 1869 à 1879, lui a valu l’admiration et la reconnaissance de ses homologues français[59]. À la même époque, on peut également citer le succès de l’ouvrage De la responsabilité et de la garantie : accident de transport et de travail de Charles Sainctelette[60], qui a trouvé sa place dans les discussions françaises en matière de responsabilité liée aux accidents de transport et de travail. Toutefois, la doctrine belge n’a pas reçu les mêmes honneurs depuis cette époque. Il est vrai que l’on peut convenir que la maîtrise du néerlandais constitue un obstacle linguistique quasi insurmontable pour la plupart des juristes français, et cela peut expliquer la non-mobilisation de la doctrine flamande. Cependant, de nombreux auteurs civilistes flamands publient également en langue française : d’une manière générale, la doctrine française n’a pas davantage reçu les écrits belges francophones, à l’exception de quelques recherches doctorales[61]. En vérité, les manuels classiques du droit des obligations belge, ceux qui permettent de connaître de manière synthétique l’état du droit positif et les évolutions de la jurisprudence, ne sont jamais cités dans les ouvrages français. Nulle mention du monumental et incontournable Traité élémentaire de droit civil belge d’Henri de Page, pourtant édité dès les années 1930, qui a connu des rééditions successives au cours des décennies qui ont suivi. Et pour la période récente, on doit remarquer l’absence de référence, dans la littérature juridique française, aux ouvrages majeurs de Pierre Van Ommeslaghe ou de Patrick Wéry.

Par ailleurs, si la controverse judiciaire et les débats doctrinaux français se sont ainsi déroulés dans l’entre-soi doctrinal et jurisprudentiel français, cela signifie également que des générations de juristes ont été formées au droit des obligations sans jamais devoir dépasser le strict cadre franco-français. Les étudiants en droit, qu’ils soient destinés à embrasser une carrière judiciaire ou professorale, ont donc abordé cette matière fondamentale du droit civil français sans jamais être invités à nourrir leurs réflexions grâce aux apports de droits étrangers, pourtant si proches du droit français. Quant à ceux qui ont eu la curiosité de suivre les cours, souvent à option, de droit comparé, cette aventure comparative les a surtout conduits à explorer le monde germanique ou anglo-saxon, et ne les a pas invités à aller s’égarer au Luxembourg ou en Belgique. De plus, une fois cette formation initiale acquise, il ne fallait pas compter sur la formation spécifique offerte aux magistrats ou aux avocats (dans un cadre théorique ou à l’occasion de stages de recherche obligatoires), pour venir rompre avec cette manière cloisonnée et nationale de penser le droit des obligations français. Par la suite, la routine et les contraintes professionnelles ont transformé ces apprentissages en habitus, les ont durablement inscrits dans l’ADN du juriste français. La formation très francocentrée des juristes civilistes français a ainsi été le siège de la reproduction d’une pensée juridique et d’une interprétation du Code civil totalement indifférentes aux droits voisins.

Certes, un juriste français un peu narquois pourrait prétendre que « tout juriste est comparatiste sans le savoir[62] ». Dès lors, la comparaison dans un cadre national, en raison de l’importance du matériau doctrinal et jurisprudentiel français, s’avérait bien plus constructive que la consultation d’une jurisprudence étrangère qui semble n’avoir fait que s’aligner sur les solutions françaises. Cela est en grande partie vrai, s’agissant de la jurisprudence luxembourgeoise, mais en partie seulement, et ce propos est franchement faux dans le cas du droit belge. En effet, même si l’émancipation est « timide », il y a des divergences notables entre la jurisprudence française et luxembourgeoise, les juges luxembourgeois n’ayant pas hésité à s’affranchir ostensiblement de certaines solutions françaises[63]. Et quant au droit des obligations en Belgique, l’autonomisation de la jurisprudence belge à l’égard du modèle français est depuis longtemps acquise. De plus, la jurisprudence française n’a pas toujours été pionnière dans ses évolutions. Nous relevons ainsi, à la suite de Pascal Ancel, que des notions classiques du droit des obligations ont d’abord été consacrées en droit belge, les interprétations doctrinales et jurisprudentielles belges précédant parfois de plusieurs décennies l’arrêt de principe français. Par exemple, la Cour de cassation belge a retenu la distinction entre les effets internes ou externes ou encore entre la nullité absolue ou relative du contrat bien avant la jurisprudence française. À noter que tout le débat français s’est déroulé sans jamais s’attacher à la jurisprudence ou à la doctrine belges. La mobilisation de ces éléments jurisprudentiels externes, et des débats doctrinaux qui les ont précédés ou suivis, aurait pourtant permis aux auteurs français de disposer d’arguments notables dans leurs critiques de la jurisprudence française ou leurs entreprises prospectives. Cependant, la culture juridique française a ses raisons que la raison ne connaît pas. Une jurisprudence belge ou luxembourgeoise, même fermement établie, n’a jamais été et ne semble pas pouvoir être un argument recevable pour les auteurs français ; pas au point de lui offrir une place au coeur de leurs argumentations. La doctrine civiliste française a ainsi été totalement hermétique à l’évolution des droits civils belge et luxembourgeois, ce qui a certainement beaucoup contribué au désintérêt des juges français quant aux interprétations concurrentes retenues par les cours voisines. Il est sans conteste difficile de mobiliser ce que l’on ne connaît pas.

À l’inverse, les juges belges et luxembourgeois ont fait preuve d’une plus grande ouverture aux jurisprudences des droits voisins, ce qui interroge évidemment le juriste français quant à son approche très nationalisée de l’interprétation du Code civil.

2 La réception de la jurisprudence et de la doctrine des droits voisins dans l’interprétation des codes civils belge et luxembourgeois

Des constats. Notons d’emblée que, si les juges belges et luxembourgeois ont pu interpréter leurs codes civils respectifs avec la jurisprudence des droits voisins, cette réception ne s’est faite ni de manière égalitaire entre les systèmes étudiés, ni de manière uniforme dans le temps.

En Belgique, l’influence luxembourgeoise n’a ainsi jamais été significative[64], contrairement au droit français qui a pu, par le passé, être une source d’inspiration utile. L’attitude globalement suiviste des juges luxembourgeois à l’égard de la jurisprudence française a certainement conduit les juges belges à préférer l’examen des solutions originales françaises. Cependant, cet intérêt pour la jurisprudence française s’est à présent considérablement réduit. Les juges belges, à l’instar de la doctrine civiliste belge, se sont depuis longtemps recentrés sur l’étude et la comparaison de leurs seules décisions nationales, la réception et l’utilisation de la jurisprudence française s’opérant à présent sur un mode mineur. C’est ce que souligne Ivan Verougstraete, ancien premier président de la Cour de cassation belge :

[L’]expérience de ceux qui ont travaillé à la Cour de cassation de Belgique indique que les sources étrangères, notamment françaises, jouent, en matière civile, un rôle modeste. Une part d’ethno-centrisme commune aux juridictions suprêmes joue assurément un rôle, mais ce n’est pas la seule cause. Entre l’attrait de la solution innovante ou astucieuse que suggérerait le droit étranger et le souci du respect du propre précédent, garant de la sécurité juridique, le choix penchera souvent vers le respect du précédent s’il existe[65].

Les juristes luxembourgeois, quant à eux, ont fait preuve d’une plus grande ouverture et fidélité aux droits voisins, la mobilisation des solutions jurisprudentielles françaises, et dans une moindre mesure belges, étant encore d’actualité en droit des obligations.

Les finalités. La mobilisation des droits voisins, si elle appartient au passé juridique belge et se conjugue au présent au Luxembourg, a toutefois poursuivi des desseins identiques. À vrai dire, ces éléments jurisprudentiels externes ont été, de la même manière, des instruments de production de « sens » dans l’interprétation des codes civils belge et luxembourgeois. Les juristes belges et luxembourgeois ont ainsi pu mobiliser la jurisprudence des droits voisins afin de convaincre le juge de la pertinence d’une direction jurisprudentielle. Et les mêmes éléments de droit étranger ont également pu être utiles, voire nécessaires, pour comprendre la jurisprudence nationale. C’est donc dans cette double perspective de production de sens, soit la direction et la signification[66], qu’il convient de situer les citations des jurisprudences des droits voisins dans l’interprétation du Code civil : d’une part, à l’occasion des débats judiciaires, quand il s’agit de convaincre le juge (2.1) ; d’autre part, a posteriori, pour comprendre la décision du juge (2.2).

2.1 La jurisprudence et la doctrine des droits voisins pour convaincre le juge

L’argument de droit comparé. Les parties au procès, représentées par leurs avocats, investissent l’arène judiciaire avec l’objectif évident de convaincre la juridiction de jugement du bien-fondé de leurs prétentions[67]. De même, quand les magistrats du ministère public sont appelés à rendre des avis, ils construisent leurs discours sur un mode rhétorique, même si l’intérêt à défendre n’est pas un intérêt particulier, mais l’intérêt général. Qu’il se soit ainsi agi pour ces acteurs du procès de proposer à la juridiction de jugement d’adopter une solution conforme à une jurisprudence fermement établie, de la préciser, voire d’en changer, pour que leur voix/voie soit entendue et suivie, pour pouvoir emporter l’adhésion dans un cadre contradictoire, ils ont dû persuader le juge qu’ils proposaient la meilleure (voire la bonne) interprétation de la loi. La rhétorique n’est donc pas pour ces auteurs « un maniérisme : c’est une exigence fonctionnelle[68] ». Et comme il est question ici de jouer pour gagner, on peut se demander si ces stratégies argumentatives ont pu s’accommoder de références aux jurisprudences et aux théories doctrinales des droits voisins dans l’interprétation du Code civil. L’argument jurisprudentiel ou doctrinal étranger a-t-il pu être pertinemment invoqué devant un juge luxembourgeois ou belge ? Certes, pour pouvoir répondre complètement à cette question, il faudrait procéder à une étude approfondie et systématique de conclusions d’avocats ou des avis rendus par les avocats généraux près de la Cour de cassation. Comme le contexte de notre étude est beaucoup plus modeste, nous nous en tiendrons ici à lancer des pistes de réflexion à partir des références aux droits voisins repérées dans les discours à notre disposition, soit dans les moyens des parties et dans quelques-unes des conclusions des avocats généraux auprès de la Cour de cassation belge qui ont fait l’objet d’une publication.

La situation au Luxembourg. Certaines décisions luxembourgeoises laissent entrevoir les contours du débat comparé qui a pu se dérouler lors des audiences, grâce à la reprise des moyens des parties. L’obligation de motivation des jugements impose au juge d’expliciter les raisons de son dispositif et de répondre précisément aux prétentions et aux moyens soumis par les parties. Et pour se justifier, le juge cite certains arguments qui lui ont été présentés soit pour y adhérer, soit pour les critiquer. À cette occasion, il apparaît que les avocats luxembourgeois n’ont pas négligé l’argument tiré des jurisprudences des droits voisins. Par exemple, on peut relever dans des décisions luxembourgeoises des formules particulières :

  • « la jurisprudence de la Cour de cassation belge citée par l’intimé à l’appui de sa demande n’est plus d’actualité[69] » ;

  • « il faut retenir que la doctrine française n’est pas unanime quant à la qualification à donner à la mise en vente publique aux enchères d’un immeuble. La société S. SA cite elle-même la position, qu’elle qualifie de “médiane”, de Philippe Malaurie et de Laurent Aynès qui distinguent[70] » ;

  • « les consorts X. entendent baser leur demande en ordre principal sur l’article 1142 du Code civil […] Ils citent, à cet égard, un arrêt de la Cour de cassation belge [Cass. 18 nov. 1983, Pas. 1984, p. 303 ; J.T. 1984, p. 549] qui a jugé que[71] » ;

  • « aucune des décisions invoquées par l’appelante, ni aucun des auteurs qu’elle cite ne déduisent de cette notion la conséquence voulue par elle, à savoir[72] » ; 

  • « l’assignée conteste toute faute quasi délictuelle dans son chef […]. Elle cite ensuite un arrêt rendu par la Cour de Cassation française en date du 30 juin 1998 [Bull. civ. III, no 144] qui a retenu que[73] ».

De telles citations de la jurisprudence et de la doctrine belges ou françaises n’auront rien de très étonnant pour l’observateur luxembourgeois, mais elles sont tout à fait significatives pour le juriste français. En effet, si un avocat français s’inspirait de ses homologues luxembourgeois et nourrissait ses conclusions de citations jurisprudentielles belges ou luxembourgeoises, ce type d’arguments serait fort probablement, dans le meilleur des cas, considéré comme une preuve d’humour et, dans le pire des cas, tenu pour un signe malheureux d’insanité d’esprit ou une tentative désespérée de défendre une cause sans grand espoir de succès. Ainsi que nous l’avons vu, les discours judiciaires français, à l’instar des discours doctrinaux, n’ont jamais laissé de place à la jurisprudence belge ou luxembourgeoise. Dans cette ambiance générale d’indifférence aux évolutions du monde juridique belge ou luxembourgeois, on comprend bien qu’il n’est d’aucune utilité pour un avocat, qui se doit d’être synthétique et percutant, d’abriter son point de vue à l’ombre d’une jurisprudence étrangère. À l’inverse, au Luxembourg, en raison de l’influence continue exercée par les jurisprudences des droits voisins auprès des juges, qui citent d’ailleurs explicitement leurs sources d’inspiration française ou belge, l’avocat luxembourgeois qui ne prendrait pas appui sur les droits voisins pour plaider sa cause aurait la réputation d’être, pour le moins, négligent.

La situation en Belgique. La situation belge est beaucoup plus nuancée. Ainsi, jusqu’au milieu du xxe siècle, les praticiens belges ont pu connaître une situation analogue à celle qui est décrite pour le Luxembourg, évoluant également dans un univers juridique très favorable à l’influence française. Les historiens du droit belge et les comparatistes rappellent qu’à cette époque il était courant, tant pour les juges que pour les avocats belges, de travailler au quotidien avec la littérature juridique française. Dans son importante bibliographie belge, Christian Verbeke souligne le succès de la littérature juridique française, les collections privées de nombreux praticiens étant même essentiellement composées d’ouvrages français[74]. Henri de Page affirmait d’ailleurs dans son ouvrage intitulé Traité élémentaire de droit civil belge que « faire abstraction d’oeuvres aussi admirables de science et de clarté que celles de Planiol, de Colin et Capitant ou de Josserand est, dans la Belgique contemporaine, une impossibilité absolue, et personne n’y songe[75] ». Et les mêmes recueils de jurisprudence et ouvrages généraux français étaient largement utilisés dans les facultés de droit comme autant de sources documentaires incontournables pour l’apprenti juriste, s’initiant au droit des obligations ou l’approfondissant[76]. Dès lors, la citation jurisprudentielle française pouvait être à propos. Cependant, l’augmentation du contentieux et le développement de l’édition juridique belges, en particulier flamande, ont fait en sorte que l’argument français a progressivement perdu de sa prégnance, comme en témoigne la « belgisation » des sources documentaires de ces praticiens. Leurs bibliothèques ne sont plus celles de leurs aînés, et le temps où les avocats puisaient dans le recueil Dalloz, pour pouvoir disposer d’une matière première jurisprudentielle suffisante, est définitivement révolu[77]. Les décisions belges, diffusées largement dans de multiples recueils de jurisprudence[78], suffisent à présent à alimenter utilement les argumentaires des plaideurs et à satisfaire leurs « besoins en matière de jurisprudence ». Enfin, contrairement à l’attitude suiviste des juges luxembourgeois à l’égard de la jurisprudence française, l’autonomie de la jurisprudence belge est depuis longtemps acquise. Les divergences d’interprétation de textes classiques du droit des obligations sont comme autant de rappels de cette distanciation progressive et irrésistible à l’égard du modèle français. Et les évolutions récentes du droit des obligations belge témoignent davantage de l’influence qu’ont depuis quelques décennies les droits germanique ou anglo-saxon auprès des juges belges que de la persistance de l’influence française. Incontestablement, les droits des obligations belge et français sont tous deux fort différents[79]. Ce contexte général rend à l’évidence moins pertinente, sur le fond, la référence à la jurisprudence française.

Cependant, si l’influence française s’est progressivement réduite, l’argument français n’a pas totalement disparu des prétoires. Il est en effet toujours possible de relever quelques références françaises faites par les parties, preuve que le juge belge n’est pas encore devenu sourd à l’argument jurisprudentiel français. Par exemple, pour contester devant la Cour de cassation l’interprétation de l’article 1131 du Code civil retenue par une cour d’appel[80], le demandeur au pourvoi cite les écrits de Pothier, qui font partie en Belgique de ce que la Cour de cassation désigne comme la « tradition », c’est-à-dire « la somme des autorités antérieures à la loi sur un point déterminé[81] ». Certaines décisions soulignent également l’utilisation de la jurisprudence française, avec l’emploi de formules telles que « l’arrêt de la Cour de cassation de France du 9 novembre 1993 [Rev. soc. 1994.321, note P. Le Tourneau], cité par l’intimé, illustre[82] ».

De même, les avis des avocats généraux auprès de la Cour de cassation belge ne sont pas vierges de références françaises. Et à l’instar des parties, le déjà jugé français vient utilement au soutien de leur argumentation car, comme le souligne François Ost, « en cas de doute sur le sens d’un texte, c’est l’interprétation qui assure la continuité avec les solutions acquises qui a le plus de chance de l’emporter ; à tout le moins est-ce à la partie qui invoque un changement d’assumer la charge de la preuve du bien-fondé de son argumentation[83] ». C’est donc au coeur de cette contrainte argumentative que vient se loger la référence française, les magistrats se servant de la jurisprudence française comme d’un utile repoussoir permettant de valoriser l’existant jurisprudentiel belge ou à titre d’allié pour permettre de valider une solution nouvelle, possible ou souhaitable. Par exemple, M. l’avocat général J. Spreutels, s’interrogeant sur l’étendue de l’indemnisation de la victime du préjudice patrimonial, souligne ceci :

Dans un arrêt, qualifié déjà de principe par ses premiers commentateurs, rendu le 24 janvier 2002, la Cour de cassation de France a décidé qu’« une victime ne peut obtenir la réparation de la perte de ses rémunérations que si celles-ci sont licites » et que « des rémunérations provenant d’un travail dissimulé, n’ouvrent pas droit à indemnisation » […] Cet arrêt se situe dans la ligne de décisions plus anciennes […] Une partie de la doctrine approuve l’arrêt du 24 janvier 2002[84].

Le même magistrat, traitant du concours de la faute de la victime et de celle de l’auteur de l’infraction, après avoir rappelé la position de la doctrine belge, envisage une voie alternative en expliquant que « la Cour de cassation de France s’est toutefois engagée dans une autre voie[85] », pour ensuite se livrer à une synthèse très complète de l’évolution de la haute juridiction française sur cette question. Une autre illustration peut être donnée avec les conclusions de M. l’avocat général B. Janssens de Bisthoven qui souhaite obtenir la censure de la décision de la Cour d’appel ayant réduit l’indemnisation de la victime en raison de la faute concurrente de cette dernière et de l’auteur du dommage. Le magistrat belge veut promouvoir, comme il l’explique, un revirement de jurisprudence : pour ce faire, après avoir exposé l’état de la jurisprudence de la Cour de cassation belge qu’il souhaite voir abandonner, le magistrat appuie sa critique en mettant en avant la position de la jurisprudence française. Il précise ce qui suit : « cette solution, qui implique, à mon sens, un revirement de la jurisprudence de votre Cour, permet d’accorder une meilleure protection aux victimes d’infractions pénales intentionnelles. Elle se situe dans la ligne suivie, depuis près de trente ans, par la Cour de cassation de France[86] ». De la même façon, M. l’avocat général Bresseleers relève que « [d]e door eiseres als geschonden aangewezen artikelen 1788 B.W. en 43 van de bij ministeriële besluiten vastgestelde Algemene aannemingsvoorwaarden van de overheidsopdrachten 3 hebben betrekking op het risico van het geheel of gedeeltelijk tenietgaan van de zaak, en niet op het eigendomsrecht », pour immédiatement indiquer que « [h]et Franse Hof van Cassatie heeft dat trouwens uitdrukkelijk beslist omtrent de draagwijdte van artikel 1788 B.W.[87] ».

Cependant, comme les magistrats du ministère public sont aussi les gardiens du temple, celui de la stabilité de la jurisprudence, la comparaison franco-belge déploie également toutes ses vertus conservatrices. La référence française s’avère ainsi utile pour défendre une jurisprudence acquise. Par exemple, M. l’avocat général Henkes s’applique à promouvoir le maintien d’une solution classique de la Cour de cassation belge, en soulignant la convergence des jurisprudences belge et française. Il rappelle en premier lieu l’arrêt de la Cour de cassation belge à considérer (« [d]ans un arrêt du 21 octobre 1942 [Pas., p. 237] la Cour avait déjà[88] »), pour ajouter immédiatement que, « [a]u surplus, c’était l’arrêt de la Cour de Cassation de France du 4 décembre 1956 [J.C.P. 1957.II.1908, note J. Mazeaud], décidant qu’il n’y avait cause illicite au sens de l’article 1131 du Code civil que si le mobile illicite était entré dans le champ contractuel des parties, qui guida la doctrine et la jurisprudence belge[89] ». De la même manière, lorsque M. l’avocat général Velu propose une solution conforme à la position traditionnelle de la Cour de cassation belge, mais critiquée par d’éminents civilistes, le concours de la doctrine et de la jurisprudence françaises vient à point nommé dans sa démonstration. Il écrit ainsi : « je n’ignore pas que De Page et Dekkers ont soutenu que […] Mais cette doctrine se heurte à la jurisprudence de la Cour que je viens d’évoquer […] La doctrine de De Page et de Dekkers est contraire, en Belgique, à celle du Répertoire pratique du droit belge […] La doctrine de De Page et de Dekkers est contraire en outre à la plus grande partie de la doctrine française[90] », et il rappelle les positions convergentes d’Aubry et Rau, de Baudry-Lacantinerie, de Planiol et Ripert-Savatier[91]. Enfin, la jurisprudence française a aussi pu faire figure de repoussoir, les procureurs généraux s’appliquant alors à expliquer la raison pour laquelle la position nouvelle ou divergente de la Cour de cassation française ne pouvait en aucun cas constituer la bonne réponse à l’interprétation du Code civil belge. À cet égard, l’interprétation belge de l’alinéa premier de l’article 1384 du Code civil permet d’illustrer au possible cette disqualification du sens français. Par exemple, l’arrêt Blieck, de la Cour de cassation française, du 29 mars 1991, qui décide que l’alinéa premier de l’article 1384 a une portée générale et peut viser d’autres personnes que celles qui sont énumérées aux alinéas suivants[92], a été mobilisé par les plaideurs belges, sans parvenir à convaincre la Cour de cassation belge. Cette dernière a réaffirmé sa position traditionnelle[93], suivant en cela les positions de M. l’avocat général Piret, qui avait procédé à cette occasion à un examen très critique de la jurisprudence française, soulignant ses limites théoriques et pratiques, et doutant même de son utilité sociale[94]. On peut même trouver ce procédé argumentatif dans des affaires moins célèbres. Dans un litige de droit des successions, un magistrat refuse d’accueillir la jurisprudence française en relevant ceci : « Dans son mémoire en réponse, la défenderesse se réfère encore à la jurisprudence de la Cour de cassation française de laquelle il ressortirait que […] Cette suggestion est toutefois dénuée de pertinence […] Par ailleurs, la thèse de la Cour de cassation française est rejetée par la jurisprudence belge et contestée par une doctrine quasi-unanime en Belgique et en France[95]. »

Notre brève incursion dans la controverse judiciaire belge et luxembourgeoise permet de mieux saisir l’intérêt de la réception des jurisprudences des droits voisins. On cherche alors à employer toute la force subversive qu’offre la comparaison des droits[96], afin de convaincre de la pertinence d’un changement de ligne jurisprudentielle. Ou, à l’inverse, on préfère se prévaloir de ses vertus conservatrices, pour renforcer l’idée selon laquelle la meilleure solution possible réside dans le maintien d’une certaine interprétation du Code civil. Et cette justification d’une jurisprudence nationale, à l’aune des solutions des droits voisins, n’est pas seulement l’apanage des plaideurs. Une telle mobilisation des droits voisins apparaît également dans les discours des juges eux-mêmes.

2.2 La jurisprudence et la doctrine des droits voisins pour comprendre la jurisprudence nationale

La jurisprudence nationale éclairée par la jurisprudence et la doctrine étrangère. Donner du sens à une interprétation nationale d’après une jurisprudence étrangère s’avère une démarche commune pour le comparatiste, mais elle l’est aussi pour le juriste civiliste luxembourgeois, et l’a également été par le passé pour le juriste belge. En effet, en raison de sources textuelles communes, de convergences jurisprudentielles importantes, on comprend bien qu’une interprétation nationale ait pu utilement être éclairée par les choix opérés par ailleurs, dans un droit voisin. De manière très originale pour l’observateur français, des éléments jurisprudentiels externes français ont ainsi servi à la « mise en contexte » jurisprudentielle de décisions belges et luxembourgeoises. Par exemple, jusqu’au milieu des années 1970, il était possible de lire des manuels de droit des obligations et des chroniques de jurisprudence belges dans lesquels les décisions belges collectées étaient très régulièrement, voire systématiquement mises en relation avec des décisions françaises[97]. Ce modèle de synthèse de jurisprudence, aux fortes tonalités comparatives, a aujourd’hui complètement disparu en Belgique, mais il continue à s’imposer dans la littérature juridique luxembourgeoise. Des notes d’arrêts récentes procèdent encore de la sorte, les jurisprudences française et belge étant comme autant de points de repère nécessaires pour bien situer l’apport de l’arrêt commenté[98]. De même, dans son manuel de droit des contrats luxembourgeois publié en 2015, Pascal Ancel explique clairement qu’« on veillera, dans le présent manuel, à se livrer à une comparaison systématique des solutions et des opinions doctrinales françaises et belges, soit pour aider à mieux situer les solutions luxembourgeoises lorsqu’elles existent, soit, si elles n’existent pas encore, pour offrir plusieurs alternatives au développement de la jurisprudence future[99] ».

La jurisprudence étrangère dans la motivation des juges belges et luxembourgeois. De manière encore plus remarquable, les discours doctrinaux n’ont pas été les seuls à mobiliser la jurisprudence des droits voisins. Les discours judiciaires étudiés révèlent que les magistrats belges et luxembourgeois ont également procédé à cette « mise en contexte comparée » de la règle jurisprudentielle nationale.

Des décisions rendues au nom d’une souveraineté étrangère ont ainsi pu explicitement s’inscrire dans les motifs des juges du fond. Rappelons que contrairement aux cours de cassation belge et luxembourgeoise, qui sont enfermées dans une motivation très épurée, les juges du fond adoptent un style judiciaire beaucoup plus dense et explicite. Ils n’hésitent pas à mentionner les précédents jurisprudentiels qui fondent leurs décisions, même si la Cour de cassation belge veille à rappeler régulièrement que « le juge du fond qui invoque, à l’appui de sa décision, une jurisprudence et une doctrine constantes, ne confère pas ainsi à cette jurisprudence le caractère d’une disposition générale et réglementaire et motive régulièrement sa décision lorsqu’il indique les raisons pour lesquelles il se rallie à cette jurisprudence et à cette doctrine[100] ». Et les juges du fond indiquent également les auteurs qui les ont guidés dans leur prise de décision ; comme le relève Paul Orianne, « l’intérêt manifesté par le juge belge pour la doctrine est à ce point évident que l’on se surprend à se demander s’il ne s’agit pas d’une constatation banale, d’un fait inhérent à l’acte de juger[101] », constat qui peut largement être étendu à la pratique judiciaire luxembourgeoise. Nous pouvons ainsi dire des juges belges et luxembourgeois, en paraphrasant Paul Foriers, que « le principe Magister dixit jouit d’une considération énorme[102] ». Et ces juges, si ouverts à l’argument d’autorité, ont également fait ou font encore une place à la doctrine des droits voisins.

La situation au Luxembourg. Cette réception du droit étranger dans la motivation des juges est tout à fait nette dans les décisions luxembourgeoises, qu’elles soient anciennes ou bien plus récentes. Ainsi, il est possible de lire des formules telles que les suivantes :

  • « la jurisprudence française considère »,

  • « de même la Cour de Cassation belge a dit pour droit que »,

  • « il est encore généralement admis en doctrine comme en jurisprudence »,

  • « suivant la jurisprudence de la chambre criminelle [française] »,

  • « une analyse de la jurisprudence française permet »,

  • « la jurisprudence tant luxembourgeoise, que belge, que française, considèrent »,

  • « selon la doctrine et la jurisprudence belges »

De manière tout à fait notable, les juges luxembourgeois oscillent dans leurs discours entre une utilisation comparative des solutions étrangères et une mobilisation « intégrative », dans le sens où les règles jurisprudentielles étrangères sont alors intégrées, de manière assez remarquable il faut bien le dire, dans la majeure du syllogisme judiciaire. Par exemple, les juges luxembourgeois relèvent en règle que « l’article 1760 du code civil est inapplicable lorsque le bail a été résilié de l’accord des parties [Civ. 3e, 18 juill. 1979, Bull. civ. III, no 157][103] ». Ailleurs, ils précisent ce qui suit :

S’il n’est pas établi que la chute est due soit à un défaut d’entretien ou à un vice de construction, la responsabilité du propriétaire ne peut être retenue [Civ. 2e, 4 mai 2000, no 98-19.951 ; Juris-Data no 2000-01716]. Si la ruine du bâtiment à l’origine du dommage n’a eu pour cause ni un vice de construction ni un défaut d’entretien, la victime est déboutée de sa demande et n’obtiendra pas indemnisation sur le fondement de l’article 1386 du Code civil [Civ. 2e, 3 déc. 1964, J.C.P. G. 1964.II.14107 ; R.T.D. civ. 1965.360, obs. J. Chevalier][104].

Les juges luxembourgeois font ainsi référence à ces arrêts étrangers, à l’instar des décisions nationales, comme des « précédents[105] » sur lesquels ils fondent leur raisonnement. Les décisions étrangères citées ne sont évidemment pas des précédents obligatoires mais, pour reprendre l’expression de Dworkin, elles exercent une force gravitationnelle (gravitational force)[106], c’est-à-dire que, si en droit rien n’impose évidemment de s’y référer, leur « autorité persuasive[107] » est telle qu’elles trouvent une place de choix dans le raisonnement de ces juges.

Et les arrêts français qui ont retenu l’attention des juges luxembourgeois sont essentiellement ceux qui sont cités par la doctrine française, vecteur privilégié de connaissance de la jurisprudence française pour ces magistrats étrangers. Certes, le Bulletin des arrêts de la Cour de cassation française semble a priori un des moyens les plus directs d’accès à la jurisprudence française, cette juridiction procédant elle-même à la sélection et à l’évaluation de la valeur de ses arrêts[108]. Cependant, les juges luxembourgeois préfèrent une information sélectionnée et hiérarchisée par les auteurs français dans les manuels, les encyclopédies ou les revues juridiques. La jurisprudence française est donc pour les juges luxembourgeois ce que la doctrine française en dit, constat qui permet de vérifier que la doctrine, qui joue un rôle déterminant dans « la fabrication du droit[109] », exerce également une influence décisive sur la diffusion du droit français à l’étranger.

De plus, les nombreuses références à la littérature juridique française dépassent largement la comparaison des droits et relèvent souvent d’une « réception intégrative » de la doctrine française. Ces écrits sont en effet utilisés pour rappeler de manière générale un point de droit, voire l’état du droit luxembourgeois. Par exemple, le Tribunal d’arrondissement du Luxembourg énonce en règle les éléments suivants :

  • « la détermination des accessoires est une question de fait rentrant dans le pouvoir souverain des juges du fond, cette détermination se faisant d’après les stipulations du bail ou, à défaut, d’après l’usage des lieux et la nature et la destination de la chose louée [Encyclopédie Dalloz, s.v. « Bail », no 178][110] » ;

  • « la responsabilité du médecin à l’égard de son patient est de nature contractuelle [voir Encyclopédie Dalloz de Droit Civil, s.v. « Médecin », no 484 ; Jurisclasseur de Droit Civil, « Santé responsabilité du médecin Principes Généraux », art. 1382 à 1386, fasc. 440-1, no 8][111] » ;

  • « l’obligation du médecin est donc en principe une obligation de moyens [cf. Encyclopédie Dalloz de Droit Civil, supra][112] » ;

  • « [il] a été retenu que la formalité précitée n’a qu’une valeur déontologique et n’a pas pour objet de déroger au droit commun de la preuve des contrats [Encyclopédie Dalloz, s.v. « Architecte », nos 172 et 173][113] » ;

  • « [il] appartient au débiteur d’établir pour quelle raison il ne peut, en travaillant, venir en aide au créancier alimentaire [Encyclopédie Dalloz, s.v. « Aliments », no 162][114] ».

On le voit avec ces quelques exemples, l’emprunt doctrinal français ne relève en rien d’une démarche comparée, ce matériau juridique externe étant mobilisé, à l’instar de certaines décisions françaises, comme un élément de connaissance de la règle de droit applicable au litige.

La situation en Belgique. Une interprétation semblable d’une loi nationale avec la jurisprudence et la doctrine étrangères a également été à l’oeuvre en Belgique. Cependant, pour faire un tel constat de références jurisprudentielles ou doctrinales « intégratives », nous devons de nouveau procéder à un important saut dans le temps. Les juges belges d’aujourd’hui, tout comme la doctrine civiliste belge, n’ont en réalité plus grand-chose à faire de la jurisprudence française comme « précédent », et ils n’accordent qu’une attention très limitée à la doctrine française. Cependant comme nous l’avons déjà relevé, ce repli contemporain des juristes civilistes belges sur leur matière juridique nationale n’a pas toujours été la pratique en Belgique, et il en a été également de même pour les juges. Par exemple, des décisions anciennes et les annotations des arrêts de la Cour de cassation belge témoignent du lien étroit qui a pu être entretenu par les magistrats belges avec l’interprétation française du Code civil.

D’une part, nous pouvons ainsi rappeler l’autorité persuasive des solutions françaises pour les magistrats du ministère public auprès de la Cour de cassation, lors de leur entreprise d’annotation des décisions de la Cour de cassation. Ces arrêts publiés au Bulletin et dans la première partie de la Pasicrisie sont précédés d’un résumé (abstract), d’un sommaire et font l’objet d’annotations, qui viennent atténuer la sécheresse de la motivation des arrêts de la Cour de cassation. Ces notes permettent de mieux comprendre leur portée, en entourant chaque décision d’éléments d’explications, ce qui aide à replacer l’arrêt annoté dans son contexte jurisprudentiel et doctrinal. En ce qui concerne les citations jurisprudentielles, l’objectif des magistrats chargés de cette mission est précis et posé dès le xixe siècle : « En général, nos notes et nos renvois ont été combinés de manière à ce qu’un seul arrêt, sur une question donnée, puisse faire retrouver tous les autres, et conduire immédiatement le lecteur à celui d’entre eux sous lequel nous avons placé, avec nos observations, le résumé de la jurisprudence et de la doctrine des auteurs[115]. » Les références jurisprudentielles contenues dans les annotations des arrêts de la Cour de cassation belge permettent donc aux magistrats belges, à l’instar des pratiques françaises, de réaliser le « chaînage[116] » des arrêts de la Cour de cassation belge. Les magistrats belges soulignent ainsi que « la jurisprudence progresse à petits pas, par touches successives, empruntant au passé ce qui convient au présent, c’est-à-dire au litige actuellement soumis au juge[117] », et s’attachent à pointer la décision qui « fournit le contexte global, le projet recteur, le champ sémantique dans lesquels toute interprétation ponctuelle viendra s’inscrire[118] ».

Et ces renvois à la jurisprudence antérieure ont parfois visé des décisions françaises. En matière civile, ceux-ci concernent principalement les matières régies par des textes napoléoniens dans le Code civil belge, qu’il s’agisse de la protection des incapables, du droit des obligations, de la preuve, des contrats spéciaux, des biens ou des successions et des libéralités. Dès les premières années d’existence de la Cour de cassation, la mise en relation entre la règle jurisprudentielle belge et la règle française a été régulière pour se poursuivre tout au long du xixe siècle et s’épuiser progressivement au cours du xxe. Et comme dans le cas de la réception duale — comparative et intégrative — décrite au Luxembourg, les magistrats belges ont également mobilisé les décisions françaises dans cette double perspective.

C’est ainsi que l’invitation à la comparaison avec la jurisprudence française a été faite par l’introduction de la décision française, par l’abréviation « comp. » Par exemple, l’arrêt de la Cour de cassation belge du 18 septembre 1970, relatif au paiement de l’indu, est annoté par une invitation à la comparaison avec l’arrêt suivant « Comp. Soc., 20 juin 1966, D.S. 1967.J.264, note A. Rouiller[119] ». Et les annotateurs ont aussi pu souligner explicitement l’imitation de l’interprétation française : à propos d’un arrêt du 6 juin 1975 relatif à la demande en paiement d’une contribution aux frais d’entretien et d’éducation de l’enfant, dirigée contre un homme autre que le père légitime, la note précise qu’« [i]l ressort de l’arrêt annoté que la Cour de cassation a adopté la manière de voir de la Cour de cassation de France[120] ».

Quant à la réception intégrative de la jurisprudence française, elle a pu se réaliser par l’emploi de l’abréviation « cons. », pour faire référence aux décisions considérées comme des repères essentiels pour saisir la portée des arrêts. Et les décisions françaises citées sont pour la plupart très anciennes. Par exemple, un arrêt du 4 novembre 1965, selon lequel « l’organisateur d’une tombola est tenu de délivrer, à celui qui l’a gagné, le lot tel qu’il était précisé par la convention à laquelle il a été adhéré par l’achat du billet », est mis en relation avec un arrêt français du xixe siècle : « Req. 21 déc. 1853, D. 1854.472, Contrats aléatoires nos 55 et 76, Baudry-Lacantinerie[121] ». Une décision française tout aussi ancienne est également « le précédent » à considérer dans le cas d’un arrêt de 1964 relatif à l’interprétation de l’alinéa 3 de l’article 1356 du Code civil : « Cons. De Page, t. III, no 1029, litt. F, 2o ; Beudant, t. IX, no 1316 ; Cass. 14 nov. 1899, D. 1900.I.149[122] ».

D’autre part, pour ce qui est des références à des décisions françaises dans le raisonnement des juges belges, cette pratique est à présent révolue. Pour ne citer que quelques décisions de juges du fond, mentionnons le jugement du Tribunal de première instance de Gand de 1890 qui s’appuie sur « l’opinion quasi unanime de la doctrine et de la jurisprudence[123] », et dont les références des juges belges sont toutes françaises : « Cass. 30 juin 1808, rap. Merlin ; Orléans, 18 février 1858, D. 1858.2.114 ; Poitiers, 16 févr. 1885, D. 1886.2.38[124] ». Donnant une tonalité identique à sa motivation, le Tribunal civil de Bruges écrit à propos d’une cession de créances que « l’absence formelle de notification ne peut être invoquée que par un tiers de bonne foi [Cass. 14 mars 1831]. Que la Cour de cassation [française] par un arrêt du 17 février 1874 a jugé qu’il est de principe[125] », les juges tirant dès lors les conclusions qui s’imposent pour se prononcer sur le cas d’espèce. De nos jours, la référence jurisprudentielle française de ce type est si rare qu’il nous a fallu mener des recherches approfondies pour disposer de quelques occurrences datant des années 2000. Par exemple, le juge de paix de Vielsam, dans un jugement du 29 juillet 2002, décide qu’une « convention d’occupation précaire n’est pas exclusive du paiement d’une redevance et la délivrance de quittances libellées “loyers” n’implique pas nécessairement à elle seule l’existence d’un louage[126] », en citant au soutien de sa démonstration deux arrêts de la Cour de cassation française : « Cass. 4 nov. 1960, D.H. 1961.I.11 ; Cass. 22 juin 1960, Bull. cass., IV, no 515[127] ». De même, le précédent français a toute sa place, aux côtés de la doctrine belge, pour rappeler la règle selon laquelle « l’indemnité d’occupation est, en application de l’article 1382 du code civil, la réparation du préjudice causé au bailleur par le maintien sans titre ni droit du preneur dans les lieux non restitués à la fin du bail ; Que l’obligation qui naît ainsi est de type quasi-délictuel et non contractuel [Cass. 30 juill. 1946, note E. Becqué, ainsi que les auteurs cités, Jurisclasseur périodique, II/323][128] ». Une décision de la Cour de cassation française est également convoquée dans le raisonnement du juge, quand il s’est agi de faire peser sur un établissement de santé une responsabilité de plein droit, les juges de Liège relevant en règle que « [c]’est dès lors à juste titre qu’il a été jugé [Civ. 1re, 29 juin 1999] qu’en matière d’infection nosocomiale, le contrat d’hospitalisation et de soins liant un patient à un établissement de santé met à charge de ce dernier une obligation de sécurité de résultat dont il ne peut se libérer qu’en rapportant la preuve d’une cause étrangère [Liège (20e chambre), 18 juin 2008, R.G. no 2007/ RG/121 8][129] » et de conclure que, « en l’espèce, la S.A. Ethias ne rapporte pas la preuve d’une cause étrangère libératoire[130] ». Ces quelques exemples ne sont cependant que des îlots d’ancrage de précédents français dans un océan de décisions belges libres de toute influence française. Une sorte de surgissement français dans ces discours judiciaires, comme des traces de l’héritage civiliste français et de la circulation de la règle jurisprudentielle française en Belgique. À l’heure actuelle, la référence à la jurisprudence française est principalement faite à titre comparatif, l’argument de droit français venant parfois utilement au soutien du raisonnement du juge. Citons par exemple la motivation de la Cour d’appel de Bruxelles qui, dans un arrêt du 24 juin 2009, décide que seule la cause étrangère peut exonérer les parents de leur responsabilité, tirant ainsi opportunément argument de la jurisprudence française[131]. Ou encore le cas de la Cour de cassation belge qui, en matière de responsabilité du commettant du fait de son proposé, a défini l’abus de fonction par la reprise pure et simple de l’attendu de principe de la décision du 19 mai 1988 de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation française[132].

La jurisprudence et la doctrine françaises, sources de droit en Belgique et au Luxembourg. Les magistrats belges d’hier et les juges luxembourgeois d’aujourd’hui ont donc inclus dans leurs jugements des décisions des droits voisins, au-delà d’une démarche comparative, utilisant la règle jurisprudentielle étrangère comme si l’on pouvait se départir des frontières géographiques. Cette réception tout à fait singulière de la jurisprudence étrangère dans des droits romanistes illustre de manière significative le phénomène d’acculturation juridique, qui dépasse ici la seule réception de la règle législative. Comme le souligne François Terré, « la règle jurisprudentielle se consolide lorsque la solution est acceptée par les usagers, spécialement les juristes[133] », affirmation qui peut être prolongée s’agissant de sa circulation hors de son système national d’origine, les juges belges et luxembourgeois s’emparant de certaines décisions françaises comme autant de points de repère nécessaires à l’élaboration du droit. Christian Atias a également pu parler d’« étrange alchimie[134] » pour décrire le passage d’une décision échappant à la masse du contentieux judiciaire pour « faire jurisprudence ». Et cette formule convient aussi au processus à l’oeuvre au Luxembourg et en Belgique. L’alchimiste s’emploie à transformer le plomb en or, à changer une matière neutre en matériau précieux. Les magistrats belges et luxembourgeois, par leur manière de citer certaines décisions françaises ou belges, les ont fait passer de matériau juridique étranger à partie intégrante de ce qui est désigné comme « la jurisprudence ». En servant ainsi de références, d’autorité, ces règles jurisprudentielles étrangères ont pu disposer d’une « force normative[135] » en dehors de leur système originel. Et cette réception intégrative de décisions françaises par les juges luxembourgeois et belges n’est pas sans rappeler la motivation déployée par les juges anglo-saxons qui trouvent des sources d’inspiration fécondes dans les décisions d’autres systèmes de common law, « comme si ces États, pouvant être politiquement sans lien ou aux liens réduits, n’en constituaient pas moins un même ensemble juridique[136] ». Les comparatistes soulignent qu’une telle mobilisation procède largement de la conviction qu’ont les juristes anglo-saxons d’appartenir au même monde juridique, le monde de la common law[137].

Pour notre part, il nous semble également que ces références au droit voisin procèdent de la même idée d’appartenance à un espace juridique commun, une « aire juridique commune », au point de pouvoir « faire système » avec le droit civil français et d’aller y puiser des règles jurisprudentielles si besoin est. Ce constat d’une transformation d’un formant juridique étranger en source « de[138] » droit national belge ou luxembourgeois vient évidemment à rebours de certaines théories sur les sources du droit, et de ce qu’ont pu affirmer tant d’auteurs, à la suite de Kelsen, relevant que la portée et le sens de chaque règle dépendraient nécessairement de son ordre juridique d’origine.

La situation en Belgique. En ce qui concerne la Belgique, comme nous l’avons rappelé, les références intégratives françaises se sont inscrites dans une époque où les modifications des codes civils belge et français étaient encore faibles, une époque où les juristes civilistes travaillaient largement avec des sources documentaires françaises[139], où même l’oeuvre symbole de l’entrée du droit civil belge dans l’ère de l’étude systématique de la jurisprudence belge, celle d’Henri de Page et de R. Dekkers, contenait de nombreuses références françaises, où les professeurs de droit invitaient leurs étudiants à comprendre la matière civile nationale avec la jurisprudence et la doctrine françaises, une époque qui pouvait faire dire au procureur général Paul Leclercq que le magistrat « devrait pouvoir suivre le mouvement des idées juridiques, au moins dans tous les pays dont la législation a des affinités avec la nôtre[140] ». La proximité des pensées juridiques belge et française et l’idée d’appartenir au même monde juridique, combinée au pragmatisme belge[141], ont certainement autorisé les juges à puiser dans le fonds jurisprudentiel français pour disposer d’une règle jurisprudentielle à même de trancher le litige qui leur était soumis ou pour être en mesure d’expliciter l’arrêt au moment de sa publication. Faute de disposer de précédents belges, la référence française permettait de mettre utilement en perspective la jurisprudence nationale. Le fait de s’appuyer sur le droit français ne posait visiblement pas de difficultés aux magistrats. Pour reprendre la métaphore de Dworkin, comme un roman rédigé à plusieurs mains, la jurisprudence française a pu constituer un chapitre de l’interprétation belge du Code civil[142]. Cependant, cette large réception de la jurisprudence française est à présent révolue, car le développement de la législation civile belge ainsi que la nationalisation progressive de la formation des juristes et de l’édition juridique belges, ont conduit irrésistiblement au tarissement corrélatif de l’influence française et à son cantonnement à la seule mobilisation comparative.

La situation au Luxembourg. À l’inverse, en droit civil luxembourgeois, l’autonomisation à l’égard du modèle législatif, jurisprudentiel et doctrinal français ne trouve que des expressions récentes. Le droit des obligations luxembourgeois a été modifié en s’inspirant des évolutions législatives françaises, interprété pour une grande part à l’aune de la jurisprudence et de la doctrine françaises, et ce, par des juristes luxembourgeois formés au droit sur les bancs des facultés de droit françaises (ou belges). Notons que l’adhésion à cet enseignement juridique non national du juriste luxembourgeois est encore si fortement ancrée au Luxembourg que l’entrée des professions judiciaires est conditionnée à la réussite à une épreuve de « cours complémentaire en droit luxembourgeois[143] », et non à l’obtention préalable d’un diplôme de droit national. L’ouverture du système juridique luxembourgeois est telle qu’il est ainsi admis qu’un juge, pourtant appelé à rendre justice au nom du grand-duc et qui « incarne l’esprit national[144] », puisse disposer pour l’essentiel d’un bagage juridique acquis à l’étranger. Et la formation juridique initiale belge ou française, propre à de nombreux juristes luxembourgeois, a certes grandement facilité la réception des jurisprudences française et belge au Luxembourg.

Ensuite, comme en Belgique, l’adhésion à la jurisprudence des droits voisins a également pris appui au Luxembourg sur d’autres considérations, plus pragmatiques encore : la faiblesse du vivier jurisprudentiel et doctrinal luxembourgeois.

En effet, en raison du nombre réduit de décisions rendues par la Cour de cassation luxembourgeoise, il était certainement plus facile pour les praticiens luxembourgeois de trouver une décision française ou belge à même d’apporter des réponses adaptées à certains points de droit. Et si le recueil de jurisprudence, la Pasicrisie luxembourgeoise, est largement diffusé au Luxembourg depuis le xixe siècle, cette revue n’a connu qu’une concurrence récente, avec l’apparition de nouvelles revues juridiques. C’est ainsi que, à défaut d’une doctrine nationale à même de les aider à synthétiser les décisions locales et à théoriser l’état du droit des obligations luxembourgeois, les décisions et les présentations doctrinales françaises et belges ont tout à fait pu convenir aux juristes luxembourgeois. Notons que le pragmatisme des juges luxembourgeois les a même conduits, pour évaluer le préjudice des victimes, à se référer « expressément à des barèmes, [à] des tables publiées périodiquement en France par des revues juridiques[145] ». Et même si certains juges s’opposent à une « référence trop servile à ces tables[146] », à défaut d’outils similaires au Luxembourg, les juges ont visiblement préféré l’emprunt doctrinal français, ce dernier n’était pas toujours le mieux adapté à la situation luxembourgeoise. De plus, en dépit des facilités offertes par l’informatique juridique, les avocats luxembourgeois sont encore aux prises avec certaines difficultés d’accès à leurs décisions nationales, notamment en matière civile. Ainsi, les récentes bases de données jurisprudentielles proposées par des éditeurs privés sont centrées sur la jurisprudence constitutionnelle, administrative, les arrêts de la Cour de cassation (StradaLex.lu), et la jurisprudence en droit social et des affaires (Lexnow.lu). Quant à la création d’une base de données officielle JUDOC (anciennement CREDOC), regroupant « les décisions de justice les plus importantes rendues par les tribunaux luxembourgeois », cet outil géré par le ministère de la Justice n’offre pas un accès illimité et simple aux décisions locales, à l’instar des bases de données française (www.legifrance.gouv.fr) et belge (www.jure.juridat.just.fgov.be), accessibles en un seul clic par Internet. À l’inverse, au Luxembourg, « toute demande de recherche de jurisprudence dans cette base de données est à adresser au Service de documentation juridique […] Les demandes sont à envoyer par écrit, de préférence par courrier électronique credoc@justice.etat.lu, sinon par télécopie ou courrier au Service de documentation. Pour assurer un résultat fiable, il est recommandé de préciser autant que possible la/les recherche(s) à effectuer, en énonçant[147] ». Ces modalités d’accès à la jurisprudence nationale expliquent certainement, pour une part, l’attrait des praticiens, largement contraints par des impératifs de célérité et d’efficacité, à l’égard de la jurisprudence civile des droits voisins bien plus facilement accessible, par l’entremise des bases de données officielles ou des nombreuses revues de jurisprudence.

Certes, la faiblesse de la doctrine civiliste luxembourgeoise est une tendance qui tend à s’inverser, grâce aux publications de la jeune Faculté de droit du Luxembourg et à la diffusion de nouvelles revues de jurisprudence, le tout avec le soutien actif de l’éditeur belge Larcier. Les auteurs luxembourgeois proposent même des synthèses de jurisprudence luxembourgeoise et des manuels de droit des obligations, sans aucune référence au droit français ou belge[148]. Cependant, ce récent recentrage sur la jurisprudence nationale se fait encore de manière progressive, car le droit luxembourgeois est toujours un « droit sous influences[149] ». En effet, les mêmes auteurs n’ont pas complètement renoncé, à ce jour, à faire connaître et à faire comprendre la jurisprudence nationale à l’aide de la jurisprudence française et belge. Par exemple, on peut lire ce qui suit en guise d’« avertissement » à la Chronique de jurisprudence du professeur Ravarani : « l’étude se limite à la présentation des décisions de jurisprudence luxembourgeoise. Le lecteur qui serait davantage intéressé à des développements théoriques ou à la jurisprudence étrangère, pourra se reporter à la 2e édition de l’ouvrage La responsabilité civile de personnes privées et publiques paru en 2006[150] ». Le même auteur rappelle d’ailleurs dans les avant-propos de son manuel de responsabilité civile qu’« il est vital, pour un juriste luxembourgeois, de se livrer à la périlleuse discipline du droit comparé pour intégrer dans ses développements les enseignements tirés des droits français et belge[151] ». De même, le professeur Ancel commence son panorama de jurisprudence en droit des contrats en soulignant que « cette chronique vise à présenter l’actualité jurisprudentielle luxembourgeoise. Les décisions sont présentées à travers de courts commentaires, visant à situer les décisions récentes par rapport à la jurisprudence luxembourgeoise antérieure, mais aussi par rapport aux solutions françaises et belges dont elles s’inspirent, ou parfois, se démarquent[152] ». On le voit, contrairement à ce qui se passe pour les juristes belges, les attentes habituelles des juristes luxembourgeois sont encore dans la réception de la règle jurisprudentielle des droits voisins en droit des obligations.

Enfin, le fait qu’avocats et magistrats entretiennent la même culture professionnelle a également pu participer à l’existence et au maintien d’une pratique locale quant à la mobilisation des droits voisins. À vrai dire, toute carrière dans la magistrature exige de l’expérience comme avocat : soit en ayant fait un stage judiciaire d’au minimum un an comme avocat (ou notaire), condition à l’inscription à l’examen-concours d’entrée dans la magistrature ; soit en pouvant se prévaloir de plusieurs années d’expérience au barreau, s’agissant de la voie subsidiaire d’accès sur dossiers. Certes, notre recherche a uniquement pris comme point d’appui les décisions publiées des juridictions luxembourgeoises, ce qui laisse évidemment dans l’ombre le processus de fabrication de la décision, en particulier le rôle joué par les avocats, et les attentes normatives des juges quant aux références françaises ou belges. Seule une analyse des discours des avocats et une étude ethnographique au sein des juridictions ou des cabinets d’avocats luxembourgeois, ou des deux à la fois, nous permettraient d’approfondir cette dimension de la culture juridique luxembourgeoise, et d’en tirer des conclusions plus fines et précises quant aux influences croisées entre avocats et magistrats dans cette réception de formants juridiques de droits étrangers. Cependant, même en restant dans les généralités énoncées, nul doute qu’ayant appris à faire du droit avec la jurisprudence et la doctrine françaises ou belges, les juristes luxembourgeois ont ensuite pu assez naturellement continuer à mobiliser ces éléments juridiques externes, quand il leur a fallu interpréter des textes identiques du Code civil. La frontière entre jurisprudence interne et externe a pu se brouiller au profit de l’utilisation d’une règle jurisprudentielle, dont l’origine non luxembourgeoise n’altérait en rien la force persuasive.

Conclusion

En conclusion, la comparaison de la circulation des interprétations jurisprudentielles et doctrinales des codes civils belge, luxembourgeois et français entre ces droits voisins permet d’apporter une contribution aux débats relatifs aux greffes juridiques. Entre ceux qui considèrent le phénomène des transferts juridiques (legal transplants) comme quasi automatique et ceux qui, à l’inverse, l’envisagent avec beaucoup de scepticisme en raison de freins culturels presque insurmontables[153], une position intermédiaire[154] semble plus à même d’éclairer tout à la fois les résistances françaises, les facilités luxembourgeoises, la perméabilité passée et les réticences actuelles des juristes belges à la réception de la jurisprudence et de la doctrine des droits voisins.