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Or, c’est précisément le droit des obligations qui fournit, au moyen de règles juridiques fondées sur des valeurs morales et culturelles, sur des postulats philosophiques et socio-économiques, les principes, les institutions et les techniques permettant, d’une part, par l’élaboration d’un code de comportement social, de favoriser le maintien de relations pacifiques entre les membres de la société civile, et, d’autre part, par la réglementation des échanges économiques et du crédit, de se procurer les « bienfaits » de ce monde.

Paul-André Crépeau, « La fonction du droit des obligations », (1998) 43 R.D. McGill 729, 736.

[L]a codification faisant partie intégrante de la tradition civiliste au Québec, il nous incombe d’en assurer l’évolution dynamique, cohérente et rayonnante, en nous rappelant qu’un Code civil se caractérise, non pas par son contenu en provenance de Rome, de la Coutume de Paris ou des Ordonnances françaises, anglaises ou locales, mais bien, comme l’a suggéré notre maître, le grand comparatiste René David, par le fait qu’il s’agit essentiellement d’un « style », c’est-à-dire d’une certaine manière de concevoir, d’exprimer, d’interpréter et d’appliquer une règle de droit, quelles que soient les politiques, les techniques et le vocabulaire juridiques que le législateur entend privilégier et consacrer à un moment ou l’autre de la société civile.

Paul-André Crépeau, « Réflexions sur la codification du droit privé », (2000) 38 Osgoode Hall. L.J. 267, 294 et 295.

Quoi qu’il en soit, on peut penser, nous semble-t-il, que toute entreprise définitoire, une fois engagée, et précisément parce qu’elle revêt un caractère éminemment pédagogique, mérite qu’on s’y attarde afin qu’elle réponde aux normes d’exactitude et de vérité.

Paul-André Crépeau, « Réflexion sur la définition législative du contrat », dans Regards croisés sur le droit privé. Cross-examining Private Law, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, p. 235, à la page 249.

La doctrine québécoise du xxe siècle compte quelques grands noms, qui jalonnent son histoire. Paul-André Crépeau est du nombre. Il appartient à la première génération des professeurs de carrière à entrer dans les facultés de droit au Québec. Par certains aspects, son parcours est commun à celui de ses contemporains et, sous d’autres aspects, il est singulier. Son appartenance au monde universitaire fait de lui un juriste qui, s’il conserve des liens étroits avec le monde de la pratique, s’affirme par sa conception de l’enseignement et par sa volonté de contribuer à l’édification d’une doctrine juridique québécoise. La présente étude n’a pas pour objectif de dresser la biographie de P.-A. Crépeau. Il demeure utile cependant de rappeler, à grands traits, son parcours, de manière à permettre une compréhension plus juste de sa production doctrinale[1].

P.-A. Crépeau est né à Gravelbourg, en Saskatchewan, en 1926. Licencié en droit de l’Université de Montréal, en 1950, il poursuit des études à l’Université d’Oxford, à titre de boursier Rhodes, où il se voit décerner le grade de Bachelor of Civil Law, en 1952. Il entreprend, par la suite, des études supérieures à Paris et obtient un doctorat de l’Université de Paris, en 1955, avec sa thèse intitulée : La responsabilité civile du médecin et de l’établissement hospitalier. Étude comparée des droits français, anglais et québécois. Cette thèse, dirigée par le comparatiste René David, est publiée, au Québec, l’année suivante, sous un titre quelque peu différent (1956)[2]. Dès son retour au pays, en 1955, P.-A. Crépeau devient professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, où il est censé enseigner en droit constitutionnel avant d’échanger ses cours avec Jean Beetz et de se consacrer au droit civil, plus précisément au droit des obligations (1995a : 203, note 11). Il se joint à l’Université McGill, en 1959. Tôt en carrière, il entreprend une oeuvre doctrinale.

Le nom de P.-A. Crépeau est étroitement associé au vaste chantier de la révision du Code civil du Bas Canada. Déjà, en 1962, il s’est vu confier l’étude du titre des « obligations en général[3] » par André Nadeau alors chargé de la révision du Code civil. Au départ de celui-ci, en 1965, il lui succède en devenant président de l’Office de révision du Code civil, organisme qu’il dirigera jusqu’à la remise du rapport final, soumis au gouvernement, en 1977. Ce rapport est diffusé l’année suivante. Même si le Code civil, dans sa facture ultime, s’est éloigné du projet initial, il reste que le rapport de l’Office de révision a grandement contribué à sa rédaction. À la suite de son travail lié à la révision du Code civil, P.-A. Crépeau s’investit dans la mise sur pied du Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec / Quebec Research Centre of Private and Comparative Law, qu’il dirige de 1975 à 1996. Le Centre a pour vocation de promouvoir la recherche en droit civil. Ses activités se caractérisent alors par d’importants travaux éditoriaux, notamment l’Édition historique et critique du Code civil du Bas Canada / Historical and Critical Edition of the Civil Code of Lower Canada 1866-1993 (1981d), la publication d’un traité de droit civil et l’élaboration d’un dictionnaire dont la première édition paraît, en français, en 1985 et, en anglais, en 1988.

De nombreuses distinctions sont attribuées à P.-A. Crépeau au cours de sa carrière. Il est nommé membre de la Société royale du Canada, en 1980. Le gouvernement du Québec lui attribue le prix Léon-Gérin, en 2002, et le prix Georges-Émile-Lapalme, en 2008. Il reçoit également des doctorats honoris causa d’universités canadiennes et étrangères. À son décès, l’Université McGill lui rend hommage en renommant le centre qu’il avait fondé « Centre Paul-André Crépeau de droit privé et comparé / Paul-André Crépeau Centre for Private and Comparative Law ».

P.-A. Crépeau commence sa carrière universitaire à une époque où, dans les facultés de droit du Québec, se constitue un corps professoral formé de jeunes diplômés qui entendent se consacrer à l’enseignement et à la recherche. Il réalise alors que l’université ne remplit pas le rôle qui, à son avis, devrait être le sien. Au début des années 1960, il considère qu’il y a lieu de redéfinir le droit civil. Il livre son opinion dans la recension qu’il signe d’un ouvrage de René David, paru en 1960. Sa réflexion s’inscrit dans la mouvance de la Révolution tranquille, moment de prise de conscience d’une nécessaire transformation de la société québécoise et de ses institutions[4]. Son propos établit un lien entre cette mutation et l’état du droit privé québécois :

Le Canada français traverse depuis peu une période de sérieuse prise de conscience de soi-même. De toutes parts, on s’interroge sur la langue, sur la foi, sur le système d’enseignement, sur les structures politiques et économiques, sur le rôle de l’État comme « artisan du bien commun » et sur l’avenir du Canada français en Amérique du Nord.

Mais, chose curieuse, on parle rarement de droit et, en particulier, de droit privé québécois.

1962b : 117

La constatation est révélatrice. Alors que la société québécoise connaît une réelle transformation à laquelle participent étroitement les élites, le droit privé semble demeurer en marge, ce que regrette P.-A. Crépeau. Il défend alors l’idée d’établir une filiation avec la pensée française. À son avis, il y a lieu de « créer une véritable pensée juridique québécoise cherchant son inspiration et son appui — il est tout naturel et tellement nécessaire de le faire — dans la science juridique française contemporaine » (1962b : 118).

Cette courte recension de 1962 est révélatrice de deux orientations fondamentales dans la pensée de P.-A. Crépeau : d’une part, un attachement indéfectible à la tradition civiliste française et, d’autre part, une conscience de la nécessité de transformer le droit privé québécois afin de le mettre davantage en accord avec une société en mutation.

1 Un auteur prolifique

La production doctrinale de P.-A. Crépeau est impressionnante par le nombre de ses publications et par les thèmes qu’il a couverts (voir plus bas le tableau 1). Son activité à titre d’auteur s’échelonne sur six décennies, ce qui d’emblée est remarquable. La première moitié de sa carrière est illustrée par des publications qui paraissent à un rythme soutenu, bien qu’il s’agisse d’une période où il est très pris par sa fonction de président de l’Office de révision du Code civil, de 1965 à 1977.

Tout au long de sa carrière, P.-A. Crépeau s’attache à un certain nombre de grands champs auxquels il demeurera toujours fidèle, soit le droit civil, la codification et la lexicologie. Le droit civil est de loin son domaine de prédilection. Le droit de la responsabilité du médecin et de l’établissement hospitalier l’occupe durant une bonne partie de sa carrière. Sa thèse de doctorat, qui prend la forme d’une monographie, est consacrée à cette question (1956). Il revient sur le sujet régulièrement par la suite. Le droit des obligations occupe également une place centrale dans sa production, à la fois à cause de son enseignement et de son projet de rédaction d’un tome consacré à cette matière dans le traité dont il assumait la direction, projet auquel il fait fréquemment allusion (1987a : iv ; 1989a : ix ; 1995a : 199, note liminaire ; 1998a : 729, note liminaire). À différentes étapes de sa carrière, il publie un texte en droit des obligations qui reste marquant dans sa production : il s’agit d’abord de son article sur le contenu obligationnel du contrat (1965a), ensuite de sa monographie sur l’intensité de l’obligation (1989a) et, enfin, de son article sur la fonction du droit des obligations (1998a).

Le deuxième champ d’intérêt de P.-A. Crépeau découle de sa participation au chantier de la révision du Code civil. Sa fonction de président de l’Office l’amène à rédiger des textes destinés à faire connaître cette vaste entreprise dans laquelle il a investi beaucoup d’efforts (1977a ; 1979a ; 1981b ; 2000a ; 2005).

Le troisième champ, celui de la lexicographie, résulte également du travail de révision du Code civil mené par P.-A. Crépeau. Il développe, en effet, l’idée de lancer un dictionnaire en langue française et en langue anglaise portant sur le droit civil québécois. Il participe activement à ce projet et signe, à titre de coauteur, les dictionnaires qui en découlent.

Le tableau 1 montre que la production doctrinale de P.-A. Crépeau compte 95 publications, soit 76 articles (80 p. 100) et 19 ouvrages (20 p. 100). Une part de ces ouvrages — surtout des dictionnaires — ont été rédigés en collaboration. Les trois premières décennies rassemblent 58 publications (61 p. 100) ; les trois suivantes, 37 (39 p. 100). Par ailleurs, la première période est celle où domine la production sur le thème du droit civil (38 publications) et de la codification (16). En revanche, durant la seconde période, sa production portant sur le droit civil décroît (15), alors que paraissent des publications consacrées à la lexicologie (16). Une constatation ressort du tableau 1 : durant cette période, une part non négligeable de ses publications en droit civil, soit 6, sont destinées à faire partie du volume consacré au droit des obligations dans le traité qu’il avait lancé.

Tableau 1

Production doctrinale de P.-A. Crépeau

Production doctrinale de P.-A. Crépeau

* Le chiffre entre parenthèses indique un article devant être intégré au volume consacré au droit des obligations dans le traité dirigé par P.-A. Crépeau.

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Une grande part des articles de P.-A. Crépeau paraît dans des périodiques juridiques, universitaires ou professionnels. Toutefois, il livre aussi des articles à des périodiques non destinés aux membres de la communauté juridique, tels que la revue Assurances ou Le Médecin du Québec. Ce type de contribution, s’il se rencontre aussi chez d’autres universitaires, est tout de même particulier en ce qu’il s’échelonne sur plusieurs années et manifeste une fidélité à l’égard de milieux de la pratique, auxquels cet universitaire était lié par ses thèmes de recherche.

Nul doute que P.-A. Crépeau est souvent sollicité pour soumettre un texte à un périodique ou à un ouvrage collectif. Cela l’amène à publier plus d’une fois un même texte ou des versions assez rapprochées d’un texte paru antérieurement. Malgré la redondance de ces publications, nous avons décidé de les traiter comme des entrées indépendantes dans la bibliographie et le tableau 1, notamment parce qu’elles rejoignent souvent des publics distincts. Il en va ainsi de son texte intitulé « La responsabilité civile de l’établissement hospitalier en droit civil canadien » qui paraît dans la Revue de droit de McGill (1981c), avant d’être également publié dans la revue Le Médecin du Québec (1981e). De plus, certains de ses textes connaissent une genèse qui s’inscrit dans le temps à long terme. Un texte paru est susceptible d’être revu et de connaître une version plus aboutie par la suite. Son article sur la fonction du droit des obligations connaît une première parution en 1986 dans la revue Assurances (1986a), avant d’être publié une douzaine d’années plus tard dans une version plus élaborée dans la Revue de droit de McGill (1998a). Il est vraisemblable qu’entre ces deux états le manuscrit a été commenté par des collègues et remanié à plusieurs reprises, avant que l’auteur le juge achevé et le soumette à un périodique juridique. Cette élaboration d’un texte en plusieurs étapes peut être illustrée également par son article intitulé « Une certaine conception de la recodification » (2005), qui constitue le dernier état d’un texte qui est à la fois une réflexion sur le processus de révision du Code civil et le témoignage d’un acteur privilégié de la rédaction du projet de Code (2000a ; 2003c).

P.-A. Crépeau, étant donné sa stature et les fonctions qu’il occupe, est souvent invité à prononcer des conférences. Il n’est donc guère étonnant que plusieurs de ses textes publiés aient d’abord donné lieu à des communications (1977a : 339, note liminaire ; 1981b : 625, note liminaire) avant de paraître sous la forme d’articles de périodique.

La genèse des textes et le public auquel ils sont destinés expliquent leur variété de formes. Ainsi, si des textes issus notamment de conférences sont brefs, il y en a d’autres, objets d’une longue genèse, qui sont fort élaborés. Ces derniers sont révélateurs à la fois du type de recherche que valorisait P.-A. Crépeau et de la part de sa production qui a assuré la réception de son oeuvre.

2 Les procédés d’écriture

P.-A. Crépeau, à n’en pas douter, était un adepte du conseil de Nicolas Boileau sur la nécessité pour un auteur de travailler et de retravailler ses textes, sans relâche, jusqu’à leur parution. Ses archives et ses manuscrits (2000a : 267, note liminaire)[5] sont révélateurs du peaufinage de ses publications et des multiples versions, corrigées de sa main, auxquelles elles ont donné lieu. Son discours, en somme, ne laisse rien au hasard. Il vise à éviter que ses textes soient l’objet de reproches.

Durant toute sa carrière, P.-A. Crépeau fait appel à de nombreux procédés d’écriture[6]. Ces procédés tiennent à la manière de formuler ses arguments dans le but de convaincre son lectorat de la justesse de ses propos. Ils tiennent aussi à la forme donnée à ses écrits. Les procédés utilisés seront présentés ici en tentant d’illustrer à l’aide d’exemples la manière d’écrire qui le caractérisait.

Certes, les procédés de rédaction utilisés par P.-A. Crépeau ont évolué dans le temps, cependant ils présentent tout de même une relative constance durant sa carrière. Il accorde une grande importance à l’aménagement matériel de son texte, parvenant ainsi à un découpage minutieux de son propos. À cet égard, il met à profit de nombreux éléments paratextuels[7], dans le but, à n’en pas douter, d’assurer la réception de ses écrits[8]. À son époque, il est l’un des seuls auteurs à avoir exploité une palette étendue de tels procédés. Ainsi, les intertitres et les notes en bas de page sont des éléments paratextuels qui facilitent cet aménagement, caractérisé notamment par une hiérarchisation prononcée de ses textes. La structuration qui les particularise vise manifestement à en faciliter la compréhension. Les procédés qu’il retient sont en quelque sorte des contraintes auxquelles il s’estime assujetti. L’aménagement typique de sa production doctrinale est apparenté à celui que la tradition civiliste française privilégie et à laquelle il est particulièrement attaché (infra, section 3.2.2).

La préface — Avant d’entrer dans le texte même de ses ouvrages, P.-A. Crépeau a l’habitude de faire précéder le corps du texte d’une préface, à l’occasion désignée sous l’appellation « Avant-propos » (1985 : i ; 1998b : xvi-xviii). Si elle est parfois signée par lui (1985 : i), sa rédaction est davantage confiée à un juriste lié de près à la genèse d’une monographie. Cette contribution par un tiers introduit une perspective externe sur l’oeuvre. Le contexte de rédaction est ainsi révélé (1956 : 11-15 ; 1998b : xvi-xviii). La préface de l’ouvrage intitulé La réforme du droit civil canadien. Une certaine conception de la recodification, 1965-1977, signée par Nicholas Kasirer, est particulièrement éclairante (2003c : xv-xix). Le préfacier explique le sens de l’expression « droit civil canadien » que P.-A. Crépeau utilisait sans en avoir défini clairement le sens ; nous y reviendrons.

La dédicace — Si la préface livre la relation étroite établie entre P.-A. Crépeau et des collaborateurs, la dédicace permet de rendre hommage à des personnes qui ont eu une relation d’un autre ordre avec lui. Les membres de la famille sont ainsi dédicataires (1956 : 7 ; 2003c : ix), de même que l’ensemble de ses étudiants depuis le début de sa carrière en 1955 (1989a : v) et, finalement, il s’adresse à Michael Joachim Bonell, professeur à l’Université de Rome, qu’il a fréquenté à l’Institut international pour l’unification du droit privé — Unidroit (1998b : vii).

La structuration — La valorisation du plan ressort d’un examen de l’ensemble des publications de P.-A. Crépeau. L’attachement au plan est manifeste dans l’élaboration de son projet de volume en droit des obligations dont la table des matières connaît plusieurs versions (1987a : v-viii)[9], même si l’ouvrage ne sera pas publié. P.-A. Crépeau agit, tel un architecte qui, avec grande attention, dessine les plans, révisés et réaménagés, d’une cathédrale restée malheureusement inachevée, quoique des segments de l’oeuvre aient connu une publication. Pour certains de ses articles, il adopte le plan binaire (1981c : 673 et 674), si caractéristique de la doctrine française. À l’instar de la majorité des juristes, P.-A. Crépeau a une préférence pour le plan par décalage avec un nombre de degrés de profondeur relativement important, et ce, même pour de courts textes. À cet égard, la table des matières de son ouvrage L’intensité de l’obligation juridique ou des obligations de diligence, de résultat et de garantie, paru en 1989, compte sept degrés de décalage (1989a : xxv-xxvi), bien que le texte ne loge que dans 60 pages, excluant les notes. Il découle de cette subdivision du texte un découpage prononcé du propos qui se manifeste par une suite de segments relativement courts.

La structuration du texte ne se limite pas toujours au plan ; P.-A. Crépeau numérote parfois des paragraphes regroupés suivant une certaine systématisation (1989a ; 1998a). Le plan détaillé et les paragraphes numérotés entraînent un double aménagement du discours : le premier procédé livre la logique de la démonstration ; le second souligne les divers sujets traités indépendamment de la démonstration, l’un se rattache à la verticalité du texte, l’autre, à son horizontalité. Il y a là une analogie intéressante avec la structure d’un code[10].

Les intertitres, comme il est fréquent dans des textes à fonction dogmatique, peuvent avoir une portée classificatoire[11]. Ainsi, dans l’ouvrage sur l’intensité des obligations, ils permettent de distinguer les obligations suivant qu’elles sont de diligence, de résultat ou de garantie, de traiter des modalités de l’intensité (relations à intensité homogène ou différenciée), de ses modulations (variations dans l’espace ou dans le temps), et ainsi de suite (1989a). Telles des nervures, les intertitres font corps avec le texte, ils révèlent sa structure et, plus encore, son contenu. En fait, l’appareil des intertitres participe lui-même à la démarche dogmatique, caractéristique de la doctrine. En cela, ils jouent un rôle de même nature que le plan d’un texte de portée législative.

Le plan et les intertitres sont souvent les indices du caractère « scientifique » d’un texte et plus encore de son « ostentatoire rigueur[12] ». L’état des lieux pourrait laisser croire que les manières de faire décrites sont surtout propres à la rédaction de textes de portée dogmatique et que P.-A. Crépeau s’en distancie pour le reste de sa production. Ce n’est pas le cas. L’ensemble de ses textes — y compris ceux consacrés à la codification — respecte, en gros, les mêmes qualités formelles, comme quoi les procédés d’écriture ne se distinguent pas aisément suivant les thèmes abordés.

L’intertextualité — Le recours à l’intertextualité, soit l’intégration, plus ou moins affirmée selon les cas, de textes empruntés à d’autres sources, est inévitable dans un écrit de contenu doctrinal[13]. Elle peut prendre la forme d’une citation, d’une référence sans citation ou d’une simple allusion. Un auteur de doctrine ne peut tenir à l’écart de son propos les sources traditionnelles du droit positif, qu’il s’agisse de la loi ou de la jurisprudence. Dans ses publications, P.-A. Crépeau valorise l’intertextualité. En cela, il se conforme à une habitude typique des auteurs de la doctrine juridique et confirme, par là, son propre statut d’auteur de doctrine. Cet attachement s’affirme dès le début de sa production.

Un premier témoignage de l’attachement de P.-A. Crépeau à l’intertextualité se manifeste au tout début de ses textes. Il est, en effet, habituel chez lui de commencer un article ou un ouvrage en faisant précéder le texte d’une épigraphe. Si la pratique n’est pas exceptionnelle chez un auteur de droit, elle n’est pas nécessairement fréquente dans la production doctrinale québécoise. À tout le moins, il est rare qu’un auteur contemporain recoure généralement à l’usage d’une épigraphe en ouverture de texte, ainsi que le fait P.-A. Crépeau. Il est à noter qu’il utilise moins l’épigraphe dans ses textes publiés dans des périodiques non juridiques. L’épigraphe a été décrite comme « la citation par excellence, la quintessence de la citation[14] ». P.-A. Crépeau convoque des juristes dont il estime les travaux et qui ont généralement comme point commun d’être des auteurs reconnus dans la communauté juridique, notamment Jean Beetz, Gérard Cornu, René David, Maurice Hauriou, Jean Pineau, Louise Rolland, Raymond Saleilles, René Savatier et André Tunc. Il peut aussi exceptionnellement retenir un extrait puisé chez un écrivain, comme Marguerite Yourcenar (1982c : 53).

Il est courant de considérer que l’usage de l’épigraphe vise à révéler au lecteur l’orientation que l’auteur donne à son texte[15], encore que parfois le contenu de la citation ne se révèle pas en lien immédiat avec le texte qu’il coiffe, le lecteur ayant, dès lors, la charge d’en découvrir le sens. À n’en pas douter, P.-A. Crépeau opte plutôt pour la première option, estimant que l’épigraphe est partie prenante du texte. Nul doute qu’il choisit chaque épigraphe avec grand soin. La proximité recherchée avec le propos explique que, par exemple, dans un texte critique portant sur la définition législative du contrat, il retient un passage d’un texte de Louise Rolland en accord avec son argumentation (2008 : 235). De même, il cite un extrait puisé dans une réflexion sur le fait de codifier le droit, empruntée à Gérard Cornu, qui s’accorde avec une étude consacrée à la codification (2000a : 268). Il ne dédaigne pas retenir une épigraphe de portée générale qui n’est pas pour autant éloignée de sa propre vision du droit, tel l’emprunt fait à Pierre Coulombel : « Rien de ce qui est humain est étranger au droit » (1998a : 731).

L’attachement à l’intertextualité vaut aussi pour le corps du texte. Même si P.-A. Crépeau n’abuse pas de la citation d’extraits dans ses textes, il y recourt volontiers. Les extraits reproduits sont généralement brefs, encore que certains soient relativement longs (1993 : passim). Si, à l’instar de la plupart des auteurs, il renvoie aux sources usuelles du droit positif et aux commentaires des auteurs, il se distingue en intégrant régulièrement des maximes latines à son texte. Il aime aussi émailler ses textes, parfois à répétition de l’un à l’autre, de citations recherchées qui font écho à ses propos, telles que « Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime ; c’est la loi qui affranchit », de Lacordaire (1975c : 15 ; 1978 : xxxiii ; 1979c : 16 ; 2007 : 240).

L’importance de l’intertextualité ne peut être réduite à l’insertion de sources ou de commentaires de textes dans les propos de P.-A. Crépeau. Sa méthode de citation tend à démontrer qu’il demeure maître de l’élaboration de son argumentation ; en ce sens que, sans réduire l’importance des citations qu’il emprunte, il entend les subordonner à sa démonstration et non devenir un faire-valoir des sources.

L’argumentation — Les textes de P.-A. Crépeau accordent une grande place à la qualité de l’argumentation. Nous en traitons brièvement puisqu’il en sera largement question, de manière incidente, dans le reste de notre étude. L’élaboration d’un texte par P.-A. Crépeau est étroitement liée à des objectifs poursuivis, par exemple : chercher à favoriser une certaine orientation du droit ou à corriger une interprétation donnée au droit positif. Il en découle qu’il utilise différentes techniques visant à convaincre les lecteurs de la justesse de ses propos[16]. L’ensemble de ses publications révèle le recours récurrent à certains procédés.

Au début de ses textes, P.-A. Crépeau présente une mise en contexte, plus ou moins élaborée. Certaines de ses publications parmi les plus importantes commencent par un énoncé des fondements ou des principes, tant moraux que juridiques, qui gouvernent la matière sous étude (1998a : 731-737)[17]. Il s’applique également à donner une présentation de l’évolution du droit, accordant ainsi une préséance à l’histoire (2007 : 232-234). Ces deux préoccupations ne sont pas cantonnées dans la partie introductive de ses travaux : elles reviennent ailleurs dans son discours (1965a : 4-7 ; 1993 : 224-225 ; 1998a : 765-768). Cette approche singularise sa manière de mettre le droit en scène. Ce renvoi aux principes et à l’histoire établit des balises — identifiées par le juriste — qui guident son discours, sans cependant le contraindre de manière impérative.

Il n’est guère étonnant de constater que P.-A. Crépeau adopte souvent une démarche taxinomique, étant donné l’orientation dogmatique de ses travaux (1965a ; 1989a). Il manifeste une prédilection pour l’identification de catégories juridiques aux arêtes franches. Ce trait s’accompagne d’une volonté d’identifier les conséquences qui découlent de ce processus de systématisation. Son texte sur l’intensité de l’obligation — comme ses autres textes appelés à figurer dans son ouvrage en droit des obligations — en est un excellent exemple. Dans la même veine, le recours à l’argument d’autorité par renvoi à des sources juridiques est fréquent. Il ne néglige pas davantage l’argument de cohérence qui, s’il n’est pas toujours exprimé, est sous-jacent à plusieurs de ses écrits.

La volonté souvent manifestée par P.-A. Crépeau de corriger les égarements du législateur ou de la jurisprudence l’amène à adopter une approche dialogique — proche parfois de la controverse — pour combattre ce qu’il estime être des erreurs. À cet égard, les textes qu’il convoque au soutien de son argumentation servent à illustrer son propos. Les nombreuses publications consacrées de manière principale ou incidente à la question de l’option et du cumul (1956 ; 1962a ; 1965a ; 1981c ; 1983b ; 1989a) ou encore sa critique de l’affaire Tremblay c. Daigle (1993) en sont de bonnes illustrations. Il n’hésite d’ailleurs pas à s’exprimer, à l’occasion, avec fermeté pour souligner les faiblesses d’une argumentation : « Nous devons poser ici la question — très grave — de savoir si le Cour suprême ne trahit pas la pensée de l’auteur » (1993 : 239). Il recourt également à un vocabulaire visant à faire ressortir les lacunes d’un raisonnement. De nombreux exemples de l’usage de ce procédé pourraient être donnés à titre d’illustrations (1981c : passim en note).

Professeur de droit, P.-A. Crépeau conserve durant toute sa carrière une manière de présenter les questions et les arguments où transparaît une démarche pédagogique[18]. Ce trait l’amène à exposer un raisonnement sans brûler les étapes, en fournissant des éléments qui souvent auraient pu être sacrifiés sans embrouiller la démonstration. Si l’ensemble de ses travaux est pénétré de cette approche, les articles appelés à être intégrés dans son ouvrage en droit des obligations en restent les meilleurs exemples.

Les notes — Les notes en bas de page[19] sont d’une très grande importance dans les publications de P.-A. Crépeau, et ce, tant par leur forme que par l’espace qu’elles occupent. Aussi justifient-elles qu’un développement conséquent leur soit consacré. Dans son ouvrage sur l’intensité de l’obligation juridique où les notes sont placées à la fin du texte, elles couvrent davantage de pages (1989a : 61-134) que le texte lui-même (1989a : 1-60). Si les notes peuvent être brèves, elles sont souvent longues et s’étendent parfois sur plus d’une page (1981c : 693-696, note 66). Loin de présenter une allure uniforme, elles se distinguent par leur étendue, leur contenu et leur fonction. Ainsi, elles se rattachent tantôt à la catégorie des notes de référence, tantôt à celle des notes de contenu. Il est indéniable qu’elles connaissent une évolution dans leur présentation tout au long de la carrière de l’auteur. Dans ses premiers travaux, elles sont plutôt courtes et se limitent à fournir une référence à un texte (1956). Par la suite, elles deviennent longues, même fort longues dans certains cas, et permettent à P.-A. Crépeau d’exprimer ses commentaires sur diverses questions, en marge de son texte. Les notes les plus développées appartiennent surtout à des articles présentés comme devant être intégrés à son ouvrage inachevé sur le droit des obligations.

Une note liminaire se retrouve dans plusieurs textes de P.-A. Crépeau, elle poursuit diverses fins. Elle est d’abord le lieu où l’auteur fait état de sa titulature, soit de son statut de professeur, de ses fonctions, de son appartenance à des sociétés savantes et des décorations qui lui ont été attribuées. Elle sert aussi à exprimer des remerciements à des collègues à qui il a transmis son manuscrit afin qu’ils en fassent une lecture critique avant sa publication. Ces lecteurs font partie d’une communauté de chercheurs à qui il voue une grande fidélité et qui sont généralement rattachés au Centre de recherche en droit privé et comparé de l’Université McGill. Si cette communauté comprend des chercheurs aguerris, elle compte aussi de jeunes collègues. L’exercice n’est pas que de pure forme. Les lecteurs à qui le texte a été transmis commentent parfois abondamment les textes lus[20]. Des remerciements sont aussi exprimés à des collègues étrangers qui lui ont transmis des informations (1989a : ix). Les auxiliaires de recherche sont remerciés, de même que le personnel de secrétariat ou administratif. La note liminaire permet de donner des précisions sur l’état des publications. L’auteur mentionne ainsi que des textes constituent le premier état de segments devant être insérés dans son ouvrage sur les obligations (1987a : iv ; 1989a : ix ; 1995a : 199).

La note de référence sert évidemment à renvoyer aux sources sur lesquelles l’auteur se fonde[21]. Il doit consulter et étudier un nombre plus ou moins important de sources liées au sujet retenu et élaborer, par la suite, un discours. Les notes rendent compte de cette démarche[22]. Elles contribuent à accorder une autorité à l’auteur de doctrine[23]. À une référence principale en tête de note se greffent souvent de nombreuses références accessoires. P.-A. Crépeau ne se limite pas à donner un minimum de références, il en fournit une multitude. Leur nombre élevé porte à croire qu’il cherche à atteindre l’exhaustivité ou, à tout le moins, à ne pas omettre une référence incontournable. L’article consacré à la responsabilité de l’établissement hospitalier (1981c) et celui portant sur l’intensité des obligations (1989a) en sont des exemples convaincants. Par rapport au texte, la note de référence assure un rôle probatoire, comme la chose est généralement reconnue : « le texte persuade, les notes prouvent[24] ». Une recension de l’ouvrage consacré à l’intensité de l’obligation fait justement ressortir la « valeur probante » de l’ouvrage, en soulignant l’importance de l’appareil de notes de référence[25]. Malgré cette propriété, la note de référence, il faut bien l’avouer, présente jusqu’à un certain point un caractère superfétatoire, dans le sens où elle joue un rôle de caisse de résonance de ce que dit déjà le texte[26]. Autrement formulée, elle amplifie ce qui est énoncé dans le texte lui-même. Les références dans les textes de P.-A. Crépeau sont le fruit d’un travail de grande minutie. Chez certains auteurs, l’avancement dans la carrière et la reconnaissance d’une forte autorité scientifique entraînent une diminution du nombre de références qui deviennent inutiles une fois la légitimité acquise. Or, P.-A. Crépeau n’adopte pas une telle habitude. Le phénomène inverse semble même se produire, ses notes de référence étant de plus en plus élaborées au fil du temps.

L’éventail des auteurs cités par P.-A. Crépeau est étendu : il convoque des auteurs connus, jouissant d’une grande réputation dans la communauté juridique, généralement porteurs d’une autorité doctrinale. La bibliothèque dans laquelle il puise ses références est par ailleurs relativement ouverte. Elle comprend des auteurs anciens. Si des jurisconsultes romains, tels Gaius ou Paul, sont parfois cités, P.-A. Crépeau a une prédilection pour Jean Domat (1965a : 5 et 24 ; 1998a : 748, 750, note 91 ; 2008 : 245, note 26) et Robert-Joseph Pothier (1965a : 6, 7 et 9 ; 1995a : 213, note 49, 221, note 96 ; 1998a : 746, note 63 ; 2000a : 279 ; 2008 : 244, note 19 et 245), sans compter Jean-Étienne-Marie Portalis (1995a : 205, 209, 213 ; 1998a : 734, note 10 ; 2000a : 274, note 24 ; 286, note 78 ; 289). Chez les contemporains, les rédacteurs de grands traités français reviennent fréquemment. Il demeure que P.-A. Crépeau manifeste un attachement pour certains auteurs, tels Georges Ripert ou Gérard Cornu. Un ouvrage comme La règle morale dans les obligations civiles[27] de Ripert exerce une influence déterminante sur la pensée de P.-A. Crépeau[28]. Ce titre occupe donc une bonne place en bibliographie ou en note, et ce, dès ses premières publications (1956 : 260) et, par la suite, tout au long de sa carrière. L’ouvrage est un texte phare sur lequel il prend appui pour justifier notamment l’idée d’équité en droit des obligations. Les auteurs québécois sont cités et semblent s’imposer surtout dans les articles plus tardifs. Un auteur comme Pierre-Basile Mignault, dont l’influence décline dans la doctrine québécoise au cours des dernières décennies du xxe siècle, jouit de son estime.

Les auteurs cités ne se limitent pas aux auteurs de doctrine, loin de là. P.-A. Crépeau a un attachement pour les philosophes sur lesquels il se fonde fréquemment (Montesquieu, John Locke, Alain ou Michel Villey). Il lui arrive aussi de convoquer un philosophe pour marquer son désaccord à l’égard de sa pensée. Il critique ainsi Hans Kelsen (1998a : 768, note 188). S’il apprécie les philosophes, il manifeste moins d’attrait pour les sociologues, faisant cependant une exception pour Jean Carbonnier (1998a : 732). À n’en pas douter, les philosophes lui fournissent plus d’arguments au soutien de sa pensée que les sociologues[29]. Cela laisse croire que, dans son esprit, le droit trouve sa légitimité dans des principes livrés par la tradition, plutôt que sur des considérations empiriques. Des renvois, moins attendus, sont faits à un écrivain (1998a : 731, note 1), à un scientifique (2000a : 290, note 90) ou à un chansonnier (1985 : ii). Il va sans dire que les références portent aussi à de nombreux renvois à des décisions jurisprudentielles.

De manière à mieux saisir la provenance des références dans les travaux de P.-A. Crépeau, nous avons réalisé un relevé dans trois de ses textes, soit l’article intitulé « Le contenu obligationnel d’un contrat » (1965a), la monographie ayant pour titre L’intensité de l’obligation juridique ou des obligations de diligence, de résultat et de garantie (1989a) et l’article titré « La fonction du droit des obligations » (1998a). Notre relevé, même s’il n’est pas parfaitement révélateur de l’ensemble de la production de l’auteur, montre tout de même la place très importance de la production doctrinale française dans son oeuvre. Dans les trois textes, la production française demeure majoritaire, même si elle fléchit dans le dernier article. Les références à des décisions jurisprudentielles françaises ne sont pas négligeables pour les deux premiers articles, alors qu’elles le sont dans le dernier.

Tableau 2

Provenance des références dans les publications de P.-A. Crépeau

Provenance des références dans les publications de P.-A. Crépeau

* D : doctrine ; J : jurisprudence. Chaque référence faite à un auteur est comptabilisée. Il s’ensuit qu’un auteur et une décision judiciaire peuvent être mentionnés plus d’une fois.

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Dans un commentaire sur une version préliminaire de l’article de P.-A. Crépeau sur la fonction du droit des obligations (1998a), un de ses collègues lui reproche « la trop faible présence de la littérature québécoise dans les références[30] ». P.-A. Crépeau tient vraisemblablement compte de la remarque si l’on considère la présence affirmée des auteurs québécois dans la version finale. Il lui arrive aussi, en note de référence, de renvoyer à son ouvrage inachevé en droit des obligations (1998a : 759, note 136).

La note, loin de se limiter à une énumération de références, présente souvent un commentaire plus ou moins élaboré : elle devient ainsi une note de contenu. Elle déborde donc au-delà de son rôle strictement probatoire. Sous cette forme, la note permet à P.-A. Crépeau de rédiger des développements sur des questions complémentaires ou périphériques par rapport aux propos développés dans le texte même. Il profite alors de la note pour transmettre des renseignements qui ajoutent à son propos. En cela, elle poursuit une finalité didactique ou argumentative.

La note de contenu fait prendre conscience que les articles de P.-A. Crépeau présentent souvent un double registre. Au texte lui-même se greffent des notes qui, sans être autonomes à l’égard du texte, en sont tout de même distantes. La forme de certaines notes de contenu conduit à considérer qu’elles constituent un second discours[31] par rapport au texte. Leur forme permet d’avancer que ces notes constituent, en soi, un genre littéraire avec ses singularités. Chez P.-A. Crépeau, elles se distinguent par une expression plus directe et plus ferme par rapport à son propos et, en outre, par un recours moins discipliné à la citation d’extraits — parfois longs (1998a : 757, note 130) — puisés dans des sources. Autrement dit, il est plus prolixe en citations dans ses notes qu’il ne l’est dans le corps de son texte. Il agit comme si les notes lui permettaient d’avancer plus aisément un argument et de fournir immédiatement une citation pour mieux affirmer la pertinence de son propos. À telle enseigne que la note devient parfois un lieu de débats plus intense que le texte auquel elle est rattachée.

Plusieurs exemples de notes de contenu peuvent être donnés à titre illustratif. L’auteur recourt à ce type de note, dans le prolongement des notes de référence, pour ajouter à la seule mention de l’autorité sur laquelle il s’est basé. Se retrouvent donc éventuellement dans une note des citations puisées à diverses sources (1989a : 68, note 4-14 ; 1998a : 732, note 6), telles la législation, la jurisprudence, la doctrine, et même à des publications extérieures à la production juridique. P.-A. Crépeau met, en somme, ses fiches de recherche à la disposition de son lectorat. En fait, il use d’abondance de ce procédé, contribuant à faire de la note un lieu privilégié d’expression de l’intertextualité explicite.

La note de contenu sert à approfondir l’étude d’une question sur des aspects qui dépassent ce qui est essentiel à l’argumentation du texte même. Elle vise à parfaire un raisonnement qui aurait alourdi le texte ou à appuyer davantage un argument déjà présent dans le texte (2008 : 238, note 7). Elle sert ainsi à traiter de la genèse d’une réforme (1998a : 743, note 48), à transmettre de l’information supplémentaire par rapport au texte (2000a : 293 et 294) ou encore à présenter un développement sur la terminologie (1998a : 744, note 52). La note permet aussi l’énumération d’exemples en plus de ceux susceptibles de se retrouver dans le texte (2008 : 247, note 33) ou de commenter de manière plus détaillée des exemples fournis dans le texte (1981b : 630, notes 9 et 10).

Les notes peuvent ne pas être limitées à transmettre de l’information et poursuivre une tout autre fin : être un lieu de critique[32]. Ainsi, à la faveur d’un développement sur la présence des politiques législatives dans le Code civil, P.-A. Crépeau établit une distinction entre les pouvoirs législatif et judiciaire. Cette distinction étant faite, il s’adonne à une vive critique d’un article de David Howes[33] dans une longue note. Le développement est une défense de l’oeuvre de Pierre-Basile Mignault (2000a : 282 et 283), mais aussi une charge contre l’article de Howes, comme cet extrait permet d’en juger : « L’oubli de cette distinction fondamentale [entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire] est, à notre avis, la source d’un très grave malentendu qui a porté l’anthropologue D. Howes […] à mésestimer les leçons de l’histoire […], à méconnaître le rôle attribué aux tribunaux dans un système de droit privé codifié et, partant, à dénaturer l’immense contribution de M. le juge Mignault, de la Cour du Canada » (2000a : 282, note 60).

Il arrive que la note permette de placer, à l’écart, un développement où P.-A. Crépeau exprime un désaccord avec des collègues sur une question juridique (1989 : 94, note 47-2). Il s’agit peut-être là d’un trait de sa personnalité, en ce que l’auteur juge disgracieux d’exprimer, dans le texte, au vu et au su de tous, un désaccord avec des collègues ou de souligner à grands traits une opposition avec une décision jurisprudentielle. La note est aussi un lieu où P.-A. Crépeau revient parfois sur des décisions judiciaires qu’il n’a guère prisées ou dont l’analyse lui semblait insuffisante, comme les arrêts Godbout c. Marchand (1961a)[34], Parent c. Lapointe (1981c : 735, note 227)[35], Wabasso Ltd. c. National Drying Machinery Co. (1981c : 694, note 66 ; 1998a : 750 et 751, note 92, 778, note 243)[36], Tremblay c. Daigle (1995a : 238, note 165)[37] ou General Motors Products of Canada c. Kravitz (1981b : 633, note 13)[38], n’hésitant pas dans ce registre secondaire à critiquer vivement une décision. Sur la question du cumul ou de l’option, — dont il traitait déjà dans sa thèse de doctorat (1956 : 73-118) et dans un article publié par la suite (1962b : 528-556), il s’en prend — dans une note qui s’étale sur trois pages — aux motifs énoncés par la Cour d’appel du Québec et par le juge Chouinard de la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Wabasso, dont il rejette le raisonnement, en des termes sans concession : « Premièrement, parce que M. le juge Chouinard, de la Cour suprême, comme M. le juge Paré, de la Cour d’appel […], méconnaissent la véritable portée du principe de la force obligatoire du contrat, en oubliant que le contenu obligationnel d’un contrat s’étend, aux termes mêmes de l’article 1024 C.c., “non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les conséquences qui en découlent, d’après sa nature, et suivant l’équité, l’usage ou la loi” » (1981c : 694, note 66). Plus bas, dans la note, le ton demeure le même : P.-A. Crépeau estime que le juge Chouinard « dénature la pensée de M. le juge Mignault » et « [déforme] la pensée de M. R. Savatier ».

La note de contenu, si elle permet de cantonner dans un registre secondaire un développement accessoire, peut aussi être vue comme un lieu où P.-A. Crépeau a le loisir d’exprimer avec une certaine récurrence des propos sur des idées qui lui sont chères. Il y aborde donc des questions qui pourraient difficilement l’être dans le corps du texte, mais sur lesquelles il veut tout de même revenir de manière à affirmer un point de vue face à la communauté juridique. L’insistance à dénoncer certaines opinions y trouve notamment un lieu d’expression. En effet, à long terme, P.-A. Crépeau revient en note sur des questions traitées antérieurement en reprenant l’essentiel de notes précédentes. Son opposition à l’application en droit québécois de la règle de preuve anglaise fondée sur la maxime Res ipsa loquitur en est une illustration (1981c : 735, note 227 ; 1989a : 221-224). Il fait de la répétition exprimée dans une série d’articles — et non à l’intérieur d’une seule publication — un véritable argument rhétorique.

La morphologie des notes amène souvent un croisement de la note de référence et de la note de contenu. Il n’est, en effet, pas rare que les deux types de notes soient fondus. Il en découle un effet de cascade qui exige une lecture minutieuse, le commentaire étant entrecoupé de références ou de citations. La forme de telles notes n’est pas sans présenter une ressemblance avec les textes des commentateurs du droit coutumier qui intégraient les notes au texte. Il arrive que l’importance du développement que P.-A. Crépeau désire faire en marge de son texte soit telle qu’il renonce à l’exprimer exclusivement en note et décide plutôt de rédiger une annexe sur le sujet, tout en la liant à la note où le développement aurait pu, en toute logique, se retrouver. L’exemple vient de son ouvrage sur l’intensité de l’obligation où, dans l’annexe, il revient sur le régime des présomptions de fait (1989a : 130, notes 96-12 et 221-224).

Au-delà du contenu des notes se pose la question de leur réception par le lectorat. Autrement dit, étaient-elles lues, utilisées ou citées ou, au contraire, étaient-elles ignorées ? L’importance des notes et leur morphologie expliquent que le lecteur demeure libre d’arrêter sa lecture, à tout moment, sans altérer sa compréhension du texte.

La valorisation de l’appareil de notes par P.-A. Crépeau est indéniable. Il est vraisemblable que, dans son esprit, elles lui permettent de conférer un caractère scientifique à ses écrits, peut-être aussi d’asseoir son autorité à titre d’auteur[39]. Les articles destinés à être intégrés à son ouvrage inachevé sur les obligations comprennent un nombre impressionnant de notes. Il y a là vraisemblablement un impératif qui devait être respecté dans un ouvrage rattaché au genre littéraire qu’est le traité. L’abondance des notes — d’aucuns parleraient d’inflation — lui est reprochée sans détour par un collègue appelé à commenter un de ses manuscrits[40]. La remarque n’a toutefois pas pour effet, tant s’en faut, de modifier l’usage fait par P.-A. Crépeau de la note de contenu. Ce type de note trahit vraisemblablement une curiosité intellectuelle, une préoccupation de pédagogue et une pensée qui ne peut faire l’économie de la digression.

L’appareil de notes des publications de P.-A. Crépeau est, à certains égards, singulier par rapport à celui utilisé par ses contemporains, par le double registre du propos. Si des exceptions existent, les auteurs de la seconde moitié du xxe siècle sont plutôt portés à se limiter aux notes de référence et à éviter, par le fait même, des développements complémentaires. P.-A. Crépeau ne semble pas se résigner à adopter pareil usage de la note. Il ne craint manifestement pas d’indisposer le lecteur par le décrochage que provoque la note[41], ni les remarques critiques qu’elles entraînent parfois. De ce commentaire, il ne faudrait pas croire que les auteurs de traités contemporains de P.-A. Crépeau restreignent la taille de leurs notes. Il y a, au contraire, chez eux également une volonté de transmettre au lecteur de nombreuses références à des sources complémentaires. En cela, les notes de référence des publications de P.-A. Crépeau ne se distinguent pas vraiment de celles de ses contemporains. Il y a cependant chez lui, nettement plus que chez ses contemporains, une prédilection marquée pour les références à des sources françaises et pour de longues notes de contenu.

Abstraction faite de l’information qu’elle contient, la note, qu’elle soit de référence ou de contenu, joue vraisemblablement un rôle esthétique[42] dans le processus d’écriture adopté par P.-A. Crépeau. Elle permet de renvoyer, en note, des développements qui alourdiraient le texte et réduiraient sa fluidité. Il s’agit là d’un procédé qui, à la fois, assure la valorisation du discours et facilite la lisibilité du texte. À n’en pas douter, P.-A. Crépeau était sensible à cet aspect.

En lien avec les notes se greffent occasionnellement d’autres dispositifs qui ajoutent de l’information complémentaire par rapport au texte. Il s’agit d’annexes qui mettent à la disposition du lecteur des textes à portée législative (1998b : 141-188), divers documents (2003c : 163-211) ou des bibliographies élaborées (1989a : 135-220). Par ailleurs, de manière à synthétiser certains propos ou à fournir des données supplémentaires, P.-A. Crépeau a parfois recours à des tableaux explicatifs (1989a : 19 ; 1993 : 278).

P.-A. Crépeau use de plusieurs procédés fondés sur l’intertextualité ou la paratextualité pour élaborer sa production doctrinale. La structuration de ses textes en bénéficie. Il cherche par là à donner à ses écrits clarté et concision, deux qualités qu’il valorise, et ce, d’autant plus qu’il les associe au « style » caractéristique de la tradition civiliste française. Certains procédés de rédaction contribuent, par ailleurs, à conférer une autorité à ses travaux[43]. Ils facilitent aussi le développement d’un discours à double registre. Cette technique permet à P.-A. Crépeau, en marge de son texte principal, de revenir sur une idée à laquelle il tient, encore qu’elle ne soit pas en lien étroit avec le propos central. Son retour dans les notes sur des décisions judiciaires avec lesquelles il exprimait des désaccords participe d’un tel objectif.

Au-delà des procédés utilisés par P.-A. Crépeau pour la rédaction de ses articles ou de ses ouvrages, il y a lieu de mentionner la longue genèse de ses publications. Ses manuscrits connaissent généralement de multiples versions modifiées et augmentées de sa main, avant d’être soumis à des lecteurs pour obtenir des commentaires critiques, ainsi que cela a été mentionné, puis à nouveau retravaillés et finalement transmis pour parution.

3 Les orientations et les thèmes privilégiés

Critique de l’état de la doctrine québécoise au tournant des années 1960, P.-A. Crépeau souhaite qu’elle connaisse un essor. Le recrutement d’un corps professoral de carrière, le développement des échanges avec la France et la mise sur pied de programmes d’études supérieures dans les facultés de droit sont des éléments propices à l’évolution de la production doctrinale (1962b). Lorsqu’il exprime son souhait, il le fait en ayant à l’esprit le monde universitaire français. Par la suite, il demeure fidèle à ce modèle, même si sa ferveur s’estompe. De même, le nécessaire développement de la doctrine est une préoccupation qui ne le quitte pas. L’objectif de P.-A. Crépeau semble être de chercher à atténuer le caractère marginal de la production doctrinale québécoise. Il contribue lui-même à cette production par des monographies et des articles (supra, section 1). Dans le sillage du Projet de Code civil, il lance des travaux d’envergure en lexicologie et entend doter la communauté juridique d’un traité de droit civil qu’il présente comme une oeuvre « collective » (1989b : v et vi).

La pensée de P.-A. Crépeau n’est pas facile à circonscrire et à présenter. Sa production personnelle et sa participation à des ouvrages collectifs couvrent un large éventail. Tenter de synthétiser l’ensemble de ses travaux est un exercice impossible. Aussi avons-nous décidé de privilégier des thèmes illustratifs de sa pensée, soit sa vision d’un droit ancré dans des fondements moraux et dans la rationalité, son attachement au droit comparé et à la singularité du droit québécois, la codification comme expression d’un style législatif spécifique ; finalement, notre attention s’est portée sur ses principaux sujets de prédilection dans ses études consacrées au droit des obligations. Les choix faits sont nécessairement limités. Ces thèmes, il n’est certes pas le seul à les aborder ; reste qu’ils constituent des lignes de force dans sa production et qu’en outre ils ont souvent permis à P.-A. Crépeau de développer des approches originales.

3.1 Un droit ancré dans des fondements moraux et dans la rationalité

3.1.1 Les valeurs et les principes

P.-A. Crépeau est, parmi les auteurs de sa génération, l’un de ceux à avoir le plus traité de l’importance de la relation entre les valeurs d’une société — telles qu’identifiées et formulées par un juriste — et les principes juridiques qui en découlent. Ses propos sur ce thème sont surtout énoncés dans ses écrits sur la réforme du droit civil — en lien direct avec le processus de révision du Code civil — et également dans ses travaux consacrés à la critique de décisions judiciaires ou aux orientations de la législation. Son approche n’en est pas une qui, au départ, s’inscrit dans une démarche théorique ; elle vise plutôt à justifier à la fois les objectifs du Projet de Code civil et les distances qui, dans le processus de révision du droit civil, devraient être prises à l’égard du droit positif. L’importance accordée aux valeurs et au rôle qui leur est dévolu se précise au fil de ses publications. D’abord assez sommaire, la pensée de P.-A. Crépeau s’affine par la suite, sans se dégager pour autant des préoccupations qui ont été les siennes à titre de rédacteur d’un code civil. Son propos n’est pas celui d’un philosophe, ni même vraiment d’un essayiste, mais clairement d’un civiliste qui cherche à comprendre et à réfléchir sur le fondement de l’ordre juridique et sur les liens qui existent entre le champ juridique et la réalité sociale telle qu’il la perçoit (1998a).

Les références à la notion de valeur dans l’oeuvre de P.-A. Crépeau s’échelonnent sur plusieurs décennies et se rattachent à divers contextes. Aussi, le lecteur doit reconnaître que le propos est susceptible de renvoyer à des sens divers. L’intérêt que P.-A. Crépeau porte aux valeurs est justifié par la nécessité d’identifier le fondement des règles juridiques. Une lecture de ses travaux révèle que, dans l’éventail possible des valeurs, il privilégie les valeurs morales. De fait, outre qu’il se réfère fréquemment à l’ordre moral, il s’appuie volontiers, ainsi que cela a déjà été dit, sur l’ouvrage de Georges Ripert : La règle morale dans les obligations civiles. Il ne néglige pas pour autant des ouvrages plus récents consacrés à la morale ou à l’éthique[44]. Le lecteur pourrait être tenté de voir dans cet attachement aux valeurs morales un relent d’une pensée selon laquelle le droit doit être élaboré suivant des principes et des règles immanentes et immuables. Or tel n’est pas le cas ; dans la pensée de P.-A. Crépeau, les valeurs sont le reflet d’un consensus social : « les conceptions morales constituent, non pas l’expression du code d’éthique d’une société religieuse déterminée, mais le produit, exprès ou même souvent implicite, d’un consensus ou d’une majorité qui se dégage à un moment déterminé dans une démocratie » (1998a : 765). Si les travaux de P.-A. Crépeau en droit des obligations le conduisent à privilégier souvent les valeurs morales, il prend appui également sur les valeurs sociales et économiques (1998a : 736). Le renvoi aux valeurs intervient en amont et en aval, en ce sens qu’elles servent à légitimer ou à critiquer les orientations du droit — par exemple l’établissement de la lésion entre personnes majeures (2007 : 263) — ou à évaluer la conformité d’une règle faisant partie du droit positif (1993 : 222).

P.-A. Crépeau identifie des « doctrines », des « conceptions » ou des « principes » qui découlent des valeurs et ont pour effet d’orienter le droit : en cela, ils se voient conférer une portée prescriptive. Le regard qu’il porte sur le droit en vigueur, au Québec, au cours des années 1960, est illustratif de ces orientations fondamentales. À titre de président de l’Office de révision du Code civil, il commente des orientations du Code civil de 1866 qu’il présente comme contingentes : « le Code civil de 1866 n’était pas l’expression de la Justice éternelle, l’incarnation de la Raison naturelle, mais bien d’une certaine conception de la Justice traduisant certaines conceptions fondamentales : autoritarisme, individualisme et libéralisme » (1979a : 14). Il y a donc, de sa part, rejet d’un « ordre social révolu » (1979a : 13). Le constat établi, il en découle la nécessité de revoir les institutions civilistes afin de les mettre en accord avec les valeurs dominantes au moment de la révision du Code civil. En cela, P.-A. Crépeau s’inscrirait dans la démarche des artisans de la Révolution tranquille.

Si la conception de la relation du droit et de la morale proposée par P.-A. Crépeau trouve des appuis dans les travaux de Georges Ripert et de Chaïm Perelman, elle s’oppose à Hans Kelsen et à son refus de légitimer le droit par la morale : « C’est là, à notre avis, restreindre indûment le rôle du juriste qui se doit, au-delà de la description du droit, de porter un jugement critique sur la conformité tant politique que logique d’une norme avec les postulats qui lui servent de fondement » (1998a : 768, note 188). Le passage est révélateur du rôle actif que P.-A. Crépeau veut voir reconnaître aux juristes dans la société. Cette attention portée aux fondements d’une norme est d’autant plus justifiée que, à l’occasion de la rédaction d’un Projet de Code civil, il s’agit parfois de donner de nouvelles orientations à des règles séculaires.

L’identification de valeurs et de principes a pour objectif de légitimer des orientations législatives, que P.-A. Crépeau qualifie de « politiques juridiques » (1989a : 19) ou de « politiques législatives » (2005 : 41-43). La fonction de ces politiques est d’incarner les valeurs (2005 : 42). Ces orientations sont des choix arrêtés entre plusieurs options possibles, fondées sur des valeurs qui ont servi de balises. Les changements apportés aux orientations du droit civil reposent sur l’adoption de nouvelles valeurs identifiées tout au long du processus de recodification et sanctionnées par le législateur. L’appel à des valeurs morales prend alors un sens particulier. Elles servent de fondement à la règle de droit : « La règle juridique, pour répondre au critère non seulement de la légalité, mais aussi de légitimité, doit reposer sur un fondement moral minimum jugé acceptable par l’ensemble du corps social à un moment donné de son évolution » (1998a : 767). Le juriste qui élabore une règle de droit prend donc en compte la morale. De là, elle devient un rouage important de l’élaboration des politiques juridiques qui servent d’assise à la législation.

À lire les écrits de P.-A. Crépeau, les acteurs qui se situent dans le champ juridique semblent jouir d’une large autonomie dans l’identification des valeurs qui fondent la règle de droit. À son avis, le juriste doit conserver une perspective critique à l’égard du droit : il « ne saurait rester neutre » (1998a : 769). Ainsi, les artisans du Code civil arrêteraient les orientations politiques sans réelles interventions externes. La marge de manoeuvre, on s’en doute, est plus étroite. Cette réflexion sur les valeurs, outre qu’elle permet de comprendre la perception qu’avait P.-A. Crépeau du processus d’ordonnancement du droit et de son évolution, révèle aussi, implicitement, la place qu’il attribue à l’universitaire dans ce processus. Il n’en reconnaît pas moins qu’en réalité l’espace occupé par l’ordre juridique dans la structuration de la société ne doit pas être surévalué : « l’ordre juridique ne sera toujours qu’un pâle reflet de l’ordre moral » (2005 : 52). Une ouverture sur la reconnaissance d’une pluralité des ordres normatifs et également une reconnaissance de la relativité de l’ordre juridique par rapport aux autres ordres normatifs.

L’idée que des valeurs servent de socle à l’aménagement de l’ordre juridique est d’autant plus présente dans la pensée de P.-A. Crépeau que son rôle dans le processus de révision du Code civil l’incite à ramener souvent ce thème à l’avant-scène. Dans un texte inédit, il développe la pensée la plus aboutie à ce propos. Les valeurs servent à asseoir des principes qu’il distingue suivant qu’ils sont fondamentaux, sociaux ou économiques :

De nombreux principes trouvent, en effet, leur fondement dans des valeurs morales, sociales, économiques qui ont pu se maintenir depuis des siècles ou qui ont pu se transformer par suite d’évolutions ou même de bouleversements dans l’état des moeurs. C’est ainsi que l’on distingue les principes fondamentaux qui traduisent des valeurs essentielles, telles les principes de justice et d’égalité, du respect de la vie, de la liberté, de la sécurité et de la dignité de l’être humain (art. 1, 4, 10 Charte québécoise), les principes moraux, tels les principes concernant la réparation du préjudice résultant de sa faute (art. 1457 C. civ.), la sanction d’une promesse valablement souscrite (art. 1458 C. civ.), l’abus de droit (art. 7 C. civ.), l’enrichissement injustifié (art. 1493 C. civ.), le droit au secours d’une personne en péril (art. 2 Charte québécoise […]) ; les principes sociaux, tels la liberté d’opinion et d’expression (art. 2 Charte canadienne, art 3. Charte québécoise), et les principes économiques, tels ceux de la jouissance paisible et la libre disposition de ses biens (art. 6 Charte québécoise), le principe de la force obligatoire du contrat (art. 1434 C. civ.), le principe de la stipulation pour autrui (art. 1444 C. civ.).

20XX : 16 et 17

Par cet extrait, P.-A. Crépeau montre clairement l’emprise des valeurs auxquelles il renvoie souvent dans ses travaux. Certaines de ces valeurs sont devenues clairement parties du droit positif, notamment par l’entremise des chartes des droits et libertés de la personne ou de dispositions du nouveau Code civil.

La trajectoire intellectuelle de P.-A. Crépeau n’est pas sans rappeler celle de certains juristes français qui, tout en s’efforçant de décrire avec rigueur le droit positif, se rattachent à des valeurs auxquelles ils attribuent une portée prescriptive. Il en découle une subordination du droit, dans ses grandes orientations, aux fondements moraux que ces juristes privilégient[45]. Il n’est donc guère étonnant qu’à lire la production doctrinale de P.-A. Crépeau les valeurs semblent s’inscrire dans un mode de raisonnement déductif, au sens où la règle de droit découle de politiques juridiques qui, elles-mêmes, se rattachent à des valeurs. Une logique imparable semble dominer l’ordonnancement du droit civil. S’il ne renie pas son rattachement au positivisme, P.-A. Crépeau ne peut admettre que le rôle du juriste se limite à un travail de technicien, cantonné dans la neutralité. Le juriste est garant des orientations du droit dont il doit s’assurer de la justesse des postulats et, au besoin, en rappeler la pertinence et la fonction. Les travaux en droit des obligations de P.-A. Crépeau constituent un exemple de cette démarche à laquelle il demeure fidèle tout au long de sa carrière (infra, section 3.4).

3.1.2 La rationalité de l’ordre juridique

La valorisation de la rationalité de l’ordre juridique ne fait aucun doute dans la pensée de P.-A. Crépeau. Fidèle à René David, son directeur de thèse, il voit l’ordre juridique comme un système, caractérisé par sa structuration (2005 : 40 et 41). Le chantier de la révision du Code civil lui permet d’aborder ce thème à plusieurs reprises. Un code, dans son esprit, participe d’un exercice de systématisation du droit : « Le Code civil constitue un ensemble organique, ordonné, structuré, agencé et cohérent des matières substantielles du droit privé » (2005 : 40). Son attrait pour la rationalité ou la cohésion explique qu’il mette en exergue à un de ses textes une épigraphe empruntée à Maurice Houriou « L’ordre prime l’équité » (1962a : 503), encore qu’il ne soit aucunement certain que, compte tenu de l’évolution de sa pensée, P.-A. Crépeau ait gardé un attachement à cette citation tout au long de sa carrière.

L’attrait pour la classification ou la catégorisation est manifeste dans les travaux de P.-A. Crépeau. Ses publications sur l’intensité de l’obligation juridique en sont une illustration convaincante (1965a ; 1989a). Partant d’un objectif poursuivi par la loi ou le contrat, la doctrine française avait identifié trois types d’obligations (obligations de diligence ou de moyens, de résultat et de garantie) et déduit une intensité variable quant à l’exécution de l’obligation, suivant chacun de ces types. P.-A. Crépeau reprend le dossier. Sa démarche est dogmatique, au sens où il préconise une systématisation des normes juridiques[46]. Du rattachement à un type d’obligation correspond un fardeau de preuve spécifique, ce qui lui permet de conclure que la classification des obligations introduit « une explication rationnelle des régimes de preuve en responsabilité civile » (1989a : 15). L’effet constaté, encore fallait-il préciser les critères de classification de ces obligations, ce à quoi P.-A. Crépeau se consacre. Au passage, il souligne l’indifférence de la doctrine et de la jurisprudence québécoises à l’établissement de tels critères. Ce constat lui permet de préciser sa pensée sur l’à-propos de sa démarche : « Mais il paraît souhaitable de proposer des directives qui puissent faciliter leur tâche, réduire les difficultés de l’empirisme et les dangers de l’incohérence. En droit civil, le véritable rôle de la doctrine n’est pas de suivre la jurisprudence, mais bien de l’inspirer » (1989a : 94, note 47-2). Les publications consacrées à l’intensité de l’obligation demeurent un bel exemple d’exposé et de raffinement d’une théorie générale[47] par un auteur québécois, comme nous le verrons plus loin (infra, section 3.4.2).

Il va de soi que P.-A. Crépeau souligne les qualités que doit présenter un droit légiféré ou codifié comme mode d’expression des normes juridiques. En découle, suivant ses propos, un droit prévisible, exprimé dans des règles précises (1998a : 738). La recherche de cohérence n’est pas limitée à un texte législatif donné, mais s’étend à l’ensemble de l’ordre juridique. Dans ce contexte, P-A. Crépeau souligne le manque de cohérence qui découle de certaines interventions du législateur québécois. À titre d’exemple, il déplore que l’union de fait ne soit pas reconnue dans le Code civil, alors qu’elle donne lieu à des dispositions dans des lois particulières (1981b : 630, note 10).

L’importance accordée à la terminologie est également une illustration de l’intérêt porté par P.-A. Crépeau à la rationalité. Cet intérêt s’est manifesté dès la fin des travaux de l’Office. La tradition de droit civil accorde une prévalence au vocabulaire utilisé au Code civil. Ce vocabulaire a vocation à assurer la cohésion du Code et, au-delà, de la législation particulière : « La vocation de droit commun, attribuée au Code civil, joue aussi en matière linguistique. Elle exige que le législateur utilise le même vocable ou un équivalent synonymique pour exprimer la même idée dans les diverses parties du Code, qui sert ensuite de modèle dans les lois particulières faisant référence au droit privé » (2000a : 287). Cette préoccupation pour la préservation de l’unité linguistique domine la pensée de P.-A. Crépeau.

Un chantier, lancé en 1981, a pour but de publier un dictionnaire de droit privé québécois. Les objectifs recherchés sont nombreux. À l’occasion de la parution de la première édition du dictionnaire, P.-A. Crépeau, alors directeur du Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec, expose la nécessité d’entreprendre un travail de lexicologie afin de prendre en considération la singularité du droit privé québécois, et ce, même par rapport au droit français (1985 : i). Ce trait a, par ailleurs, été relevé par la critique à l’occasion de la parution de la première édition du dictionnaire : « la parution de cet ouvrage signale le début d’un sevrage chez l’usager québécois des dictionnaires étrangers, bien que d’excellente frappe dans la plupart des cas, qui ont pour effet de renseigner sur des réalités d’ailleurs sans jamais décrire le droit local[48] ». La volonté d’épurer le vocabulaire juridique est une préoccupation qui remonte aux premières décennies du xxe siècle[49]. Au-delà de la reconnaissance de la spécificité du vocabulaire juridique québécois, le dictionnaire doit, suivant la présentation de P.-A. Crépeau, « favoriser la rigueur de la pensée et la correction de la langue » (1985 : ii). Par ailleurs, le volet associé à la pensée est novateur et se rattache à la valorisation d’une perspective rationaliste.

L’établissement d’une norme lexicale n’est pas la seule manifestation de l’intérêt de P.-A. Crépeau pour la terminologie. Souvent dans ses articles, il précise la portée de certains termes ou justifie le choix d’une terminologie donnée (1989a : 4). Par ailleurs, certains choix lexicaux du législateur, notamment quant à la définition du contrat, suscitent une sérieuse remontrance de sa part (2008).

L’intérêt manifesté par P.-A. Crépeau pour la terminologie se double d’une préoccupation à l’égard du bilinguisme législatif. Sensible à la qualité de l’expression de la loi en français et en anglais, il souligne l’importance d’une rédaction cohérente des deux textes. Il mentionne, à l’occasion, l’effet des divergences entre les deux versions d’une disposition (2000a : 287 et 288). Sa préoccupation pour le bilinguisme l’amène à comparer les versions française et anglaise des textes : il en vient d’ailleurs, surtout dans ses publications tardives, à reproduire dans ses publications les deux versions des articles du Code civil, en regard l’une de l’autre, et ce, même dans les cas où son propos n’amène pas une comparaison linguistique. Il publie également un ouvrage (1998b), écrit en collaboration, produit en version bilingue, les textes français et anglais étant présentés en regard. Les divers volumes du dictionnaire sont, par ailleurs, publiés, dans des livres distincts, en français et en anglais[50].

Assez tôt, alors que les facultés de droit se donnent un corps professoral constitué de professeurs de carrière, P.-A. Crépeau défend l’idée de promouvoir la constitution d’une doctrine civiliste québécoise (1958a : 11 ; 1970a : xxvi et xxvii). L’arrivée d’un nouveau Code civil ravive ce projet qui prend la forme d’un vaste traité de droit civil. À l’occasion de la parution du premier ouvrage de ce traité, il expose les objectifs qui ont guidé ce projet : « l’adoption d’un nouveau Code civil […] allait poser des problèmes de taille en ce qui concerne notamment l’intelligence et l’interprétation des textes, de même que l’application cohérente et dynamique d’institutions juridiques rajeunies, transformées ou renouvelées » (1989b : v). Plusieurs civilistes reconnus sont pressentis comme auteurs. Toutefois, seuls quelques tomes sont parus jusqu’à maintenant[51].

P.-A. Crépeau, toujours dans une démarche de rationalisation du droit, use parfois d’un genre littéraire plus ou moins enraciné en droit québécois : le commentaire d’arrêt. Il faut dire qu’il prend quelques libertés par rapport au genre original en l’élargissant au-delà de l’examen d’un jugement en particulier. Quoi qu’il en soit, ces commentaires (1961a ; 1981a) permettent à l’auteur de soulever les faiblesses, sinon les erreurs de raisonnement, et ce, avec l’objectif d’exercer une influence bénéfique sur la jurisprudence.

Il est aisé de deviner que les universitaires jouent un rôle particulier dans le maintien de la cohésion du système juridique. L’oeuvre de P.-A. Crépeau est un témoignage, à plus d’un titre, de la volonté d’un auteur de doctrine de contribuer à la rationalisation de l’ordre juridique par sa participation au chantier de la rédaction d’un nouveau code civil, mais aussi par la rédaction d’articles où il dénonce les écarts qui « dénaturent » le droit civil. La démarche présente, à n’en pas douter, une visée dogmatique.

3.2 L’ouverture sur le droit étranger et la singularité du droit québécois

3.2.1 La place centrale du droit comparé

Le droit comparé est au coeur de la pensée de Paul-André Crépeau. Cela apparaît dès sa thèse de doctorat (1956), dont le sous-titre met en relief cette approche[52]. Cet intérêt n’a rien d’étonnant, le jeune Crépeau ayant étudié le droit à l’Université de Montréal, puis à Oxford et, enfin, à Paris. Il avait une triple formation universitaire — droit québécois, droit français et common law anglaise —, fait exceptionnel à l’époque. Il a fort probablement été le tout premier doctorant, à Paris, à écrire sur les trois systèmes juridiques.

Le directeur de thèse de P.-A. Crépeau a été René David[53]. Cela en dit long sur la place du droit comparé dans sa pensée. À cette époque, David est l’éminence même du droit comparé en France et en Europe. Il écrit : « Pour le droit comme pour les autres sciences sociales, la comparaison, selon le mot de Hoffding, est la forme fondamentale de l’acte de connaître ; le droit comparé tend à projeter sur le droit de chaque pays, comme par un éclairage indirect, venant de l’extérieur, des lumières permettant de le mieux connaître[54]. »

David est notamment l’auteur du Traité élémentaire de droit civil comparé : introduction à l’étude des droits étrangers et à la méthode comparative[55] ; il est également l’initiateur et l’auteur de la première édition de l’ouvrage Les grands systèmes de droit contemporain[56]. P.-A. Crépeau a eu la chance de le fréquenter, et nul doute que ses échanges d’idées avec ce grand esprit lui ont ouvert des horizons et suscité sa curiosité et son désir de pousser plus loin son oeuvre de comparatiste.

Principalement dans la première partie de sa carrière, P.-A. Crépeau fait un usage intensif du droit comparé (notamment 1956 ; 1961a ; 1962a ; 1965a). Cela témoigne de l’importance primordiale qu’il accorde à cette approche. Pratiquement toutes ses propositions pour enrichir ou « corriger » le droit québécois, sauf sur la lésion, s’appuient essentiellement sur le droit français. Il occupera aussi des fonctions élevées dans diverses institutions de droit comparé, dont la présidence de l’Académie internationale de droit comparé et une participation assidue aux travaux de l’Institut international pour l’unification du droit privé (Unidroit) — organisme qui a pour vocation de proposer des instruments modernes de droit uniforme en droit privé, spécialement commercial[57].

P.-A. Crépeau affiche ses couleurs. Il voit dans le droit comparé un instrument indispensable à l’évolution du droit. Il a un effet miroir ; employé « avec discernement », écrit-il, le droit comparé permet de faire ressortir la valeur, le mérite ou, selon le cas, l’insuffisance de son propre système juridique (2003c : 21 ; 2000b : 4 et 5).

P.-A. Crépeau rejoint ainsi plusieurs auteurs modernes du xxe siècle qui pratiquent une grande ouverture sur les autres systèmes juridiques. Il s’inscrit ainsi dans le courant doctrinal sur les transferts juridiques (legal transplants). Son horizon sera néanmoins concentré sur le droit français. Il n’emprunte jamais à la common law. De même, son optique sera moins théorique que celle de certains auteurs, comme H. Patrick Glenn[58]. P.-A. Crépeau ne critique pas nommément certains des auteurs de cette école qui préconisent la libre circulation des modèles juridiques. Mais rappelons cette réserve essentielle à ses yeux : il répétera avec fermeté les exigences d’une acculturation harmonieuse : selon lui, elle doit toujours respecter le cadre et les principes juridiques du droit interne, ainsi que les formes et le langage de ce dernier (2000a). Il préconise donc uniquement une méthode bien précise des transferts juridiques[59].

À la tête de l’Office de révision, P.-A. Crépeau veille à ce que les comités examinent ce qui se fait ailleurs et, au besoin, enrichissent le droit québécois. Il conçoit le droit étranger, peu importe la famille juridique à laquelle il appartient, droit civil ou common law, comme un outil indispensable pour la réforme du Code civil (1970a : xxiv ; 2003c : 42 et 43). La réforme sera effectivement marquée au coin du droit comparé, par exemple dans le droit international privé[60].

L’exercice de réforme du Code civil a élargi la perspective du droit comparé chez P.-A. Crépeau, car auparavant elle était tout autre. Durant la première moitié de sa carrière, en effet, il est impossible de dire qu’il explore méthodiquement plusieurs systèmes juridiques afin de trouver la source d’inspiration la plus appropriée pour une question de droit québécois. Au contraire, il se tourne systématiquement vers le seul droit français, qu’il considère comme le modèle de droit civil — nous y reviendrons dans un instant.

Dans cette première forme de droit comparé que pratique P.-A. Crépeau, le droit étranger est directement intégré au droit national. Au début, il considère que le droit français s’applique de plein droit au Québec, sauf incompatibilité avec la loi. Il en fait son unique source de droit comparé. Telle sera l’approche de ses grands textes sur l’intensité des obligations, l’option, les obligations implicites et, au début, sur la responsabilité du médecin et de l’établissement hospitalier. On se demande si, le temps le permettant, il n’aurait pas importé en droit québécois d’autres constructions françaises.

En certaines occasions, P.-A. Crépeau invoque l’autorité du droit français pour conforter le droit québécois ou encore innover. Comme nous le verrons, ce sera le cas notamment de sa théorie des obligations de moyen, de résultat et de garantie (1989a : 2, par. 3), qu’il appuie sur les ouvrages de Demogue ainsi que de Mazeaud et Tunc[61].

En d’autres occasions, P.-A. Crépeau considère même l’autorité du droit français comme supérieure à celle du droit québécois. Ainsi, dans sa thèse, quand il veut faire admettre la responsabilité contractuelle, et non extracontractuelle, du médecin à l’égard du patient, il énonce d’abord le régime juridique contractuel de la France, soutenu par la doctrine de ce pays ; il discute ensuite de la jurisprudence et de la doctrine québécoises, presque totalement favorables à la responsabilité extracontractuelle ; enfin, ne citant qu’un seul arrêt québécois[62], il conclut sans commentaires additionnels que c’est la responsabilité contractuelle qui est la seule qualification acceptable (1956 : 69). C’est dire que, dans son esprit, l’approche française condamne toutes les décisions et toute la doctrine du Québec, à l’exception de cet unique arrêt.

L’autorité supérieure que P.-A. Crépeau reconnaît au droit français apparaît aussi dans son plaidoyer pour le rejet de l’option : alors que les auteurs québécois et une certaine jurisprudence de l’époque admettent qu’une victime puisse choisir entre la responsabilité contractuelle et la responsabilité extracontractuelle, P.-A. Crépeau, pour renverser cette tendance, fonde son argumentaire uniquement sur la doctrine française, en particulier Paul Esmein et Gérard Cornu[63]. Il est clair dans son esprit que le raisonnement et l’autorité de ces grands auteurs doivent avoir préséance sur les opinions des juges et des auteurs québécois.

3.2.2 Le droit français, modèle suprême

Pendant 25 ans, P.-A. Crépeau tourne son regard exclusivement vers le droit français. Or, durant les années 1960 et 1970, la doctrine et la jurisprudence du Québec amorcent leur démarche d’autonomie par rapport au droit français[64], et finalement le droit comparé entamera son déclin[65]. Aujourd’hui, hormis des auteurs de thèses, les civilistes québécois se désintéressent souvent du droit comparé. De nos jours, du moins en matière de contrats, de responsabilité et d’obligations, Didier Lluelles et Benoît Moore, dans leur traité, ainsi que Jean Pineau et Serge Gaudet dans leur manuel, sont pratiquement les seuls civilistes à s’inspirer fréquemment du droit français et à avoir une certaine tendance à le transposer ici[66].

La posture de P.-A. Crépeau est singulière. Nous pourrions même parler du « cas Crépeau ». On comprend que la génération suivante d’auteurs, malgré le respect qu’elle lui porte pour son rôle dans la réforme du Code civil, a sans doute vu en lui un homme d’une autre époque, imbu d’une déférence excessive à l’égard du droit de la mère patrie.

La mixité du droit québécois est pourtant, et depuis des décennies, un phénomène bien connu, et diversement apprécié[67]. À l’extrémité opposée de la position de P.-A. Crépeau sur cette question, on trouve Maurice Tancelin. Sans nier l’influence française, il montre plus que tout autre le caractère plutôt hybride du droit privé québécois, nombreux exemples à l’appui, en droit de la preuve, de la responsabilité extracontractuelle, et dans d’autres domaines[68]. Le titre même de son ouvrage fondamental, Des obligations en droit mixte du Québec[69], est éloquent. Alors que P.-A. Crépeau tisse constamment des liens entre le droit français et le droit québécois et déplore le métissage de ce dernier (par exemple : 1956 : 167 ; 1970a : xx, note 16 ; 20XX : 26 et suiv.), Maurice Tancelin, au contraire, s’applique à démontrer à quel point le droit québécois, imprégné de common law, s’est éloigné de la tradition française.

Ce profond attachement, voire la fascination de P.-A. Crépeau pour le droit français, ne manque pas d’étonner. Le contexte en fournit un éclairage. À son retour de Paris, il est déçu par ce qu’il considère comme le faible calibre des facultés de droit québécoises de l’époque. En 1970, il déplorera « l’histoire fort attristante » du droit civil du Québec, qui n’aurait pas su recréer les conditions de la grandeur de la tradition française ; il aura ce cri du coeur :

Nous n’avons pas eu, en notre milieu, de véritables “maîtres à penser” qui auraient pu jouer ici le rôle des grands juristes français du xixe et de la première moitié du xxe siècle, attachés non seulement à l’analyse et à l’explication des textes, mais aussi à la “libre recherche scientifique”, à la critique des politiques législatives sur lesquelles étaient fondées les institutions de droit (1970a : xvii).

Cette vision des choses explique en partie la volonté de P.-A. Crépeau de renforcer les liens entre le droit québécois et ses sources françaises (1962b ; 1981b). La démarche s’explique aussi par le fait qu’il est « un admirateur résolu de la tradition juridique française[70] ». Le grand rayonnement de la France d’alors y est également pour quelque chose. À cette époque surtout, elle exerçait un rayonnement international remarquable, par son génie, sa richesse et sa virtuosité linguistique. En fait, l’admiration de P.-A. Crépeau ne porte peut-être pas tant sur la supériorité du droit positif français lui-même que sur les auteurs français, qu’il a fréquentés lors de ses études à Paris, qu’il a continué de revoir tout au long de sa carrière[71] et qu’il considère d’un calibre exceptionnel. Ses liens privilégiés avec les universitaires français marqueront toute sa vie[72].

Il est donc naturel que P.-A. Crépeau fasse le voeu que les professeurs du Québec prennent pour modèles leurs collègues de France. En ce faisant, ils se nourriraient d’une riche tradition juridique, qui produit une doctrine du plus haut niveau intellectuel, expose le droit avec le sens de l’orthodoxie et fait autorité auprès de la magistrature, voire du législateur[73]. Il ne peut pas concevoir que les juristes québécois puissent retenir d’autres modèles.

L’attrait de P.-A. Crépeau pour la tradition juridique française est certes plus marqué que chez ses contemporains. Ainsi, devant une question à considérer ou un problème à résoudre, il dirige très souvent son regard vers le droit français pour trouver une solution. Ce réflexe est plus prononcé au cours de la période qui précède la réforme du Code civil (1961 : 230-234) que pendant celle qui la suit. Le profond attachement de P.-A. Crépeau au droit français, dans son esprit et sa pratique, est indéniablement une caractéristique de sa pensée.

Jean-Guy Belley met de l’avant une autre explication de l’attitude de P.-A. Crépeau à l’égard de la tradition française[74]. Il voit en lui un « homme d’institution », c’est-à-dire une personne qui s’inspire des modèles de la mère patrie, capitale symbolique de son univers — en l’espèce Paris pour le droit civil —, une personne qui souhaite que son propre milieu soit un émule de la société de la capitale, un milieu structuré et qui reconnaît une hiérarchie entre les auteurs et entre les oeuvres, enfin une personne qui se perçoit comme un rouage influent pour assurer des liens entre la société du centre et son propre milieu. « Il ambitionne de reproduire localement une société [intellectuelle] à l’image de la société du centre », selon les mots de Belley[75]. Cette conception n’en est pas une qui prend appui sur un vestige de la relation « métropole et colonie » entre la France et le Québec. Son fondement n’est donc pas politique : il est essentiellement culturel, au sens où le droit québécois est perçu comme un « rameau » de la tradition civiliste française (1995a : 220, note 89), un droit qui, malgré son autonomie, est resté marqué par les caractères inhérents à cette tradition juridique précise.

P.-A. Crépeau se perçoit comme une cheville ouvrière pour introduire en droit québécois des pans entiers de la grande tradition française. Il croit en son autorité intellectuelle pour exercer cette influence et structurer le droit du Québec de manière unifiée avec celui de la France.

En valorisant la tradition française, P.-A. Crépeau entend se situer au centre plutôt qu’à la marge de la grande communauté civiliste. En ce sens, il n’est guère attiré par la perspective innovatrice d’un civiliste comme Maurice Tancelin. Contrairement à son travail innovateur en vue de la révision du Code civil, dans sa doctrine, P.-A. Crépeau démontre un esprit traditionnel. En contraste frappant, Tancelin affirme le caractère mixte du droit québécois[76], comme nous l’avons dit : il définit lui-même sa conception comme relevant d’une perspective sociologique qui prend ses distances d’une lecture dogmatique du droit[77].

3.2.3 L’acculturation et la cohérence du droit québécois

P.-A. Crépeau présente le droit comparé comme un instrument d’évolution du droit positif en ce qu’il est susceptible de fournir un modèle d’institution ou une solution nouvelle en droit interne ou, à tout le moins, plus appropriée que le droit positif. Il insiste toutefois sur la nécessité d’insérer l’emprunt « dans les cadres et les formes qui conviennent à notre système » (1970a : xxiv). Favorable à une acculturation par intégration, il se montre nettement moins accommodant s’agissant d’une acculturation du droit par assimilation, soit une acculturation qui a pour effet d’introduire une transformation non négligeable du système récepteur allant jusqu’à provoquer une mise à l’écart de certaines de ses institutions, de ses catégories ou de ses règles. Ce type d’acculturation est de nature à porter atteinte au maintien de la cohérence de l’ordre juridique. Aussi dénonce-t-il « le danger de l’utilisation inconsidérée de sources étrangères hors du contexte juridique qui leur donne tout leur sens » (1981c : 675, note 3).

Au tournant des années 1970, P.-A. Crépeau, tout en présentant le droit français comme un modèle dont il faut s’inspirer, se montre critique de l’état du droit civil québécois. Il soutient que les interventions législatives sont souvent peu en accord avec la tradition civiliste (1970b : xviii). Par ailleurs, il insiste sur le fait que les tribunaux, en interprétant des règles de droit civil, empruntent fréquemment à la common law. Ce constat revient périodiquement dans ses publications, et ce, dès sa thèse de doctorat (1956 : 96 et 97). Sa pensée est profondément marquée par la crainte que le style civiliste soit entaché. Aussi saisit-il souvent l’occasion de contrer la réception en droit québécois d’une règle qui conduirait à une acculturation insatisfaisante.

La réaction de P.-A. Crépeau est parfois vive lorsqu’un tribunal a recours à une règle qui prévaut en common law pour solutionner une affaire qui relève du droit civil. Aussi dénonce-t-il sans détour ce procédé : « On notera que la Cour prend appui sur une jurisprudence anglaise. On ne peut que regretter une pénétration, aussi injustifiable qu’inutile, d’une jurisprudence étrangère de common law pour résoudre un litige exclusivement régi par le droit civil » (1981c : 676, note 5 ; voir aussi : 1961a : 229 et 230). Dans un article important consacré à la responsabilité civile de l’établissement hospitalier, il revient sur cette question :

Il est, à cet égard, regrettable de constater que, trop souvent encore, les tribunaux croient devoir s’inspirer des solutions de common law, alors que les principes du droit civil suffisent largement pour résoudre les problèmes de responsabilité civile. Ainsi que nous avons eu souvent l’occasion de le noter, de tels emprunts, aussi injustifiables qu’inutiles, ne peuvent, par un continuel tiraillement des sources, qu’engendrer la confusion des esprits et l’incohérence du droit positif (1981c : 692 et 693, note 65)[78].

La méfiance exprimée est particulièrement manifeste à l’égard du système judiciaire. Aussi P.-A. Crépeau avance-t-il une proposition, réitérée à quelques reprises, en vue de constituer une chambre spécialisée à la Cour suprême, chargée d’entendre, en dernier ressort, les affaires de droit civil. Il expose sa crainte que les affaires émanant du Québec soient entendues par une formation constituée de juges issus, en majorité, de la tradition de common law (1970a : xxvii ; 1979a : 35 ; 1981b : 632-634). Il avance une autre hypothèse : faire de la Cour d’appel du Québec le tribunal de dernière instance sur les matières qui relèvent de la compétence législative du Québec (1981b : 634). La volonté de P.-A. Crépeau de protéger le droit civil des « empiétements » de la common law s’explique par sa conviction que le « système juridique québécois » est vulnérable. Les développements sur le voisinage entre le droit civil et la common law amènent parfois à l’avant-scène Pierre-Basile Mignault et ses commentaires sur la complétude et l’autonomie des systèmes juridiques, exprimés notamment dans l’arrêt Hospice Desrosiers c. La Reine (1970a : xxix)[79]. P.-A. Crépeau voit en Mignault un tenant du bijuridisme canadien dont il vante les mérites (2000a : 282, note 60).

L’idée n’est pas sans présenter une certaine parenté avec le courant de protection du droit civil qui s’est manifesté au cours de l’entre-deux-guerres. Dans une certaine mesure et sur un ton plus modéré, P.-A. Crépeau s’inscrit dans la trajectoire de l’école du nationalisme juridique de cette période, du moins en ce qui concerne l’intégrité du droit civil. La raison d’assurer la « protection » du droit québécois n’est toutefois pas fondée sur la volonté de préserver la société québécoise d’une transformation qui découlerait de changements apportés au Code civil[80], mais plutôt de conserver l’intégrité d’un système juridique en se basant sur ses caractéristiques propres. Son attachement au droit civil québécois explique qu’il le présente comme « l’un des joyaux de notre patrimoine culturel » (1981b : 637). Si, à son époque, P.-A. Crépeau est un des auteurs à défendre cette idée avec une certaine ferveur, il n’est pas le seul pour autant ; d’autres auteurs abordent également ce thème[81].

Le droit civil tel qu’il s’applique au Québec est fréquemment désigné par P.-A. Crépeau sous l’appellation « droit civil canadien ». Cette désignation est celle retenue par Pierre-Basile Mignault dans le titre de son célèbre traité[82]. Elle est aussi utilisée en France, au cours des années 1950, pour référer au droit privé québécois[83]. P.-A. Crépeau retient cette désignation dès ses premiers écrits (1956 : 249) et y demeure fidèle par la suite. Il y recourt dans les titres de certains de ses textes (1970a ; 1981c ; 2003c), ainsi que dans les textes même (1981c : 692). Il n’écarte pas pour autant l’usage d’autres désignations, tels « droit civil du Québec » (1970a : xiii) ou « droit civil québécois » (1970a : xxx). La désignation utilisée au cours des premières années de sa carrière n’étonne guère. Elle s’accorde avec les usages de l’époque. La persistance de son utilisation surprend davantage. P.-A. Crépeau ne s’est pas exprimé clairement sur ce sujet, quoiqu’il y fasse allusion dans un article rédigé au début des travaux de la recodification, alors qu’il affirme que deux systèmes juridiques prévalent au pays mais sans les rattacher à un territoire déterminé (1970a : xxviii). Nicholas Kasirer s’efforce de livrer le sens de l’expression (2003c : xv-xix). La désignation ne référerait pas à un droit positif donné, mais plutôt à une posture, à une volonté de situer le droit civil québécois par rapport à la common law qui prévaut dans le reste du Canada. De mettre, en somme, les deux traditions dans une situation de nécessaire dialogue : à une common law canadienne correspondrait un droit civil canadien. L’hypothèse est d’autant plus plausible qu’elle peut être associée à une nouvelle configuration que P.-A. Crépeau souhaite pour la Cour suprême, ce qui — à ses yeux — permettrait de « reconnaître la dualité juridique canadienne » (1970a : xxx). Il critique, par ailleurs, les auteurs qui insèrent l’épithète « Canadian » au titre de leur ouvrage, alors que ce dernier traite seulement de la common law canadienne, ne rendant pas compte du droit civil (1981a : 675, note 3).

3.3 Le Code civil du Québec, expression d’un style

Dans la recension qu’il fait, en 1962, de l’ouvrage de René David, P.-A. Crépeau révèle une conscience de l’état du droit et de l’ampleur de la tâche à entreprendre afin de doter le Québec d’un code civil à la hauteur des besoins (1962b). Quelques années plus tard, il est invité à présider les destinées de l’Office de révision du Code civil.

P.-A. Crépeau s’attache tôt à rendre compte des caractéristiques du droit civil et de son lieu d’expression privilégié : le Code civil. Suivant une formule qu’il affectionne particulièrement, exprimée par René David à l’occasion du centenaire du Code civil du Bas Canada, il présente le Code civil comme étant d’abord et avant tout un « style », soit « une certaine manière de concevoir, d’exprimer, d’interpréter et d’appliquer une règle de droit » (2000a : 295)[84]. Il réfère parfois à l’esprit — plutôt qu’au style — du droit civil pour faire état de son essence (1962b : 118). Au fil des années, il affine ses idées sur les traits spécifiques du droit civil québécois, tout en demeurant très attaché à la manière particulière de concevoir la règle de droit en régime de droit codifié.

D’emblée, le droit civil québécois est présenté par P.-A. Crépeau en filiation non simplement avec la tradition civiliste mais, précisément, avec « la tradition civiliste française » (2000a : 271), ce qui l’amène à parler, s’agissant du droit québécois, d’une « codification “à la française” ». La révision du Code civil est, dans l’esprit de P.-A. Crépeau, un moyen de remédier à l’état antérieur du droit civil et de permettre le maintien du droit québécois dans la tradition juridique française. Même si le chantier qui conduit au projet du nouveau Code civil puise à de nombreuses sources étrangères, P.-A. Crépeau affirme au terme des travaux que la réforme conduit « à l’épanouissement, au Québec, de la tradition juridique française » (1981b : 625).

Une oeuvre de redéfinition de la société — Les artisans de la Révolution tranquille, lorsqu’ils jettent un regard vers le passé, présentent souvent l’époque où ils se sont illustrés comme une période de profonds changements dans la société québécoise, dépeignant au passage les décennies précédentes comme ayant été dominées par la stagnation (1970a : xvii)[85]. Le chantier de la recodification du droit civil est un élément de cette transformation de la société québécoise, même s’il a été réalisé en décalage par rapport à d’autres grandes interventions de l’époque qui ont ciblé l’éducation, la santé, l’économie ou, plus généralement, le rôle de l’État dans la société québécoise[86]. Les propos de P.-A. Crépeau sur la révision du Code civil sont révélateurs d’une telle pensée.

Au début des années 1960, P.-A. Crépeau constate un retard dans la redéfinition du droit privé, à une période de profondes transformations de la société québécoise (1962b : 117). Son propos est empreint de regrets, comme si le droit privé avait été oublié ou mis en marge dans le chantier de la rénovation sociale. Plus tard, il revient sur l’état déplorable du droit privé de l’époque et donne des exemples pour illustrer son propos. À l’occasion, il s’appuie sur les travaux d’autres auteurs pour dépeindre l’état du droit avant le processus de modernisation lancé au milieu des années 1960 (1970a : xvi, note 7)[87]. Il n’est guère étonnant que, pour justifier le chantier de la révision du Code civil, il parle du « vieillissement » du Code précédent (2005 : 25). En somme, il y a une idée d’urgence d’agir dans un contexte de rupture par rapport à un passé jugé avec une certaine sévérité. Ce n’est que tardivement que P.-A. Crépeau établit un lien entre la Révolution tranquille, nommément désignée, et le nécessaire aggionamento du Code civil (2005 : 26).

Alors qu’il préside l’Office de révision du Code civil, P.-A. Crépeau défend l’idée d’une nécessaire adaptation du droit civil (1970a : xiii et xiv) : « [P]ouvons-nous espérer voir le droit civil du Québec s’épanouir et devenir un corps de lois vivant, moderne, sensible aux préoccupations, accordé aux exigences, répondant aux besoins de cette société québécoise en pleine mutation, à la recherche d’un équilibre nouveau ? » P.-A. Crépeau est alors devenu un acteur central dans le processus de redéfinition du droit civil. Le vaste chantier entrepris est assimilé à la « renaissance » du droit civil (1970a : xiii), par comparaison avec une période antérieure qui aurait été dominée par l’« immobilisme » (2005 : 27). Alors qu’il consacre ses énergies à rédiger un nouveau code, des efforts sont déployés sur une autre scène pour parvenir à une redéfinition de l’ordre constitutionnel canadien. Sans trop insister sur le parallèle entre les deux chantiers, P.-A. Crépeau y fait parfois allusion. Il codirige d’ailleurs un ouvrage sur l’avenir du fédéralisme canadien, alors même qu’il prend la direction de l’Office (1965b).

Une fois le rapport de l’Office déposé, P.-A. Crépeau a l’occasion de rédiger de nombreuses présentations, tantôt succinctes, tantôt élaborées, sur le Projet de Code civil. Ces contributions favorisent la mise à l’avant-scène des transformations proposées aux institutions et aux règles du droit civil pour répondre à l’évolution sociale (1979 : 15). Il y a donc fréquemment dans ses textes un exposé sur les lignes de force du Code civil, notamment la primauté accordée à la personne humaine et les mesures de modernisation des institutions (2005 : 60-67). Les grandes orientations données au Projet de Code civil font voir l’ampleur des changements apportés à l’état du droit. P.-A. Crépeau voit dans son projet de Code « un nouveau pacte de société civile » (1981b : 629). Dans cette lancée, il n’est pas étonnant qu’il reprenne la formule mise en avant par Jean Carbonnier selon laquelle le Code civil constitue la « Constitution civile de la Cité » (2000a : 295). À propos de la lecture qui a été faite des valeurs dominantes de l’époque et des orientations données au projet, P.-A. Crépeau reconnaît qu’elles sont liées à une époque déterminée et qu’elles présentent inévitablement un caractère relatif. Les institutions campées dans le Projet de Code civil ne sauraient donc être perçues comme pérennes (1981b : 626 et 627). L’affirmation, généralement partagée à l’époque où elle est formulée, n’aurait pas fait l’unanimité quelques décennies plus tôt. De ce constat, il faut conclure que, pour lui, une entreprise de réforme du droit civil n’est pas un « aboutissement », mais s’inscrit nécessairement dans une révision continue (1981b : 627). De là, la proposition de P.-A. Crépeau d’instituer un organisme permanent de recherche qui aurait comme mission de veiller à l’évolution du droit civil (1981b : 631).

Les qualités d’un code — La réflexion de P.-A. Crépeau sur la codification — et non seulement quant au contenu et aux grandes orientations du Projet de Code civil — s’étend du milieu des années 1960 jusqu’à son décès en 2011.

Lorsqu’il traite de la codification, P.-A. Crépeau reste fidèle à de célèbres devanciers. Il renvoie ainsi à des extraits canoniques, tirés du discours préliminaire de Jean-Étienne-Marie Portalis (2000a : 274), des propos de civilistes français, tant classiques que contemporains, et aux travaux des commissaires chargés de la codification des lois civiles du Bas Canada, au milieu du xixe siècle. Il n’est certes pas aisé d’apporter des éléments originaux à une réflexion qui porte sur la codification qui a tant passionné les auteurs des deux derniers siècles. Il demeure que l’expérience de P.-A. Crépeau à la présidence de l’Office lui permet de dégager une pensée fondée sur son rôle d’acteur dans la genèse d’un code, et non seulement d’observateur externe.

Quand il s’efforce de caractériser l’exercice de codification, P.-A. Crépeau ne met pas en avant que les aspects techniques de la codification. Il insiste aussi sur la démarche démocratique dans laquelle s’insère l’exercice :

[Il] paraît non seulement éminemment souhaitable, mais essentiel que les grands choix fondamentaux en vue d’accorder le droit aux réalités contemporaines concernant le statut des personnes, l’organisation de la famille et des successions, le régime des biens, la réglementation des contrats et de la responsabilité civile soient fixés par la voie délibérative des représentants du peuple, après de larges consultations publiques.

2000a : 276

L’Office a donc veillé à ce que les orientations du Code civil soient conformes aux « valeurs dominantes de la société » (1981b : 626). L’exercice demeure soumis au pouvoir législatif qui a la faculté d’agréer ou de rejeter les orientations politiques, soit les valeurs qu’incarne un projet de Code civil (2000a : 281). Cet aspect est valorisé par P.-A. Crépeau qui fait ressortir les différences de fonctionnement de la tradition civiliste de droit codifié par rapport à la tradition de common law (2005 : 37). Cet attachement au processus démocratique remonte à la codification de 1866 (2005 : 26). Il n’est pas sans intérêt de rappeler que l’élaboration du Code civil s’inscrit dans un régime parlementaire hérité de la tradition britannique, avec consultations publiques et commissions parlementaires. P.-A. Crépeau exprime néanmoins une critique de ce système qui n’a pas tenu suffisamment compte de la spécificité du Code civil dans la dernière phase des travaux parlementaires (2000a : 270, note 10).

L’inscription de la codification dans un processus démocratique ne se limite pas, dans la pensée de P.-A. Crépeau, à la seule genèse de la loi. La rédaction d’un code civil doit aussi contribuer à l’accessibilité, pour le plus grand nombre, au texte même de la loi, exprimé dans une langue simple et claire : « La simplicité du Code civil s’opère, aussi, dans le souci d’énoncer la règle de droit, destinée au “citoyen avisé”, dans un langage précis, simple et dépouillé en évitant autant que possible le jargon professionnel » (2000a : 291). Il confesse avoir fait preuve d’une certaine dose de naïveté en souhaitant, ou en croyant, que le Code civil devienne une lecture qu’entreprendrait une personne dans le métro (2000a : 291, note 100) !

Si P.-A. Crépeau, à titre d’auteur, adopte volontiers le ton qui convient à la doctrine, il établit une distinction entre un texte législatif et un texte à portée pédagogique (2000a : 276). Ceci l’amène, en se fondant sur l’exemple des codes antérieurs, à soutenir qu’un code n’est pas, en principe, un lieu d’intégration de définitions, de classifications ou d’exemples (2000a : 278). Cette précision lui permet de revenir sur la distinction entre la loi et la science.

Il va de soi que, au-delà de ces considérations, P.-A. Crépeau s’arrête longuement sur les caractéristiques techniques d’un code civil (2000a : 279-288). La mise en forme des règles du droit doit se faire suivant un certain ordonnancement dont il décrit souvent les qualités. La présentation de la matière permet d’inscrire le Code civil dans « la grande tradition civiliste française de clarté, de concision et de cohérence » (1981b : 626). Il n’hésite pas à parler de « système » pour rendre compte du résultat recherché (2000a : 280), se référant par là au sens que lui avait donné René David[88]. L’atteinte de cet objectif est fondée sur le recours à des procédés techniques et certainement sur la valorisation du style propre à une codification. L’intérêt des propos de P.-A. Crépeau sur le façonnage d’un code et sur les qualités de son expression tient surtout à son expérience à titre de rédacteur d’un code et aux exemples qu’il fournit et commente.

Le sort du rapport de l’Office — Le rapport de l’Office de révision du Code civil, malgré l’accueil bienveillant qui lui est fait, ne reçoit certes pas le sort attendu par P.-A. Crépeau. La présente étude n’est pas propice à l’identification des raisons qui expliqueraient à la fois les délais d’intervention du législateur et la distance parfois prise dans le Code civil par rapport aux propositions formulées dans le Projet de Code civil ; il s’agit plutôt de considérer les réactions de l’ancien président de l’Office à l’égard du processus. P.-A. Crépeau a gardé des contacts avec l’administration publique et le monde politique et, à l’occasion, il fait valoir ses vues (2008 : 246, note 29). Il reste qu’il observe généralement de la retenue dans la formulation de critiques à l’égard du texte du Code civil.

Malgré la distance qui est la sienne quant à la version finale du Code civil, P.-A. Crépeau intervient parfois pour faire valoir son opinion à la suite d’orientations privilégiées par le législateur. Il y a certainement chez lui un effet de surprise quand le gouvernement décide de présenter le Projet de Code civil par étapes plutôt qu’en un seul projet de loi. En effet, l’idée de présenter aux parlementaires, dans un premier temps, le livre deux, qui porte sur le droit de la famille, l’amène à formuler des commentaires. Il craint manifestement pour l’unité d’ensemble du Code civil, et ce, d’autant plus que le livre présenté a été détaché des livres situés dans son voisinage immédiat qui traitent du droit des personnes et des successions (1981b : 628). L’inquiétude est d’autant plus manifeste que P.-A. Crépeau a souvent insisté sur la cohérence du Projet de Code civil. Au-delà du choix d’un processus par étapes, il semble craindre que le Projet de Code civil ne soit pas une priorité législative à une époque où, il faut l’avouer, au tournant des années 1980, les projets de réforme de toute nature se succèdent (1981b : 629).

Les réactions de P.-A. Crépeau sont exprimées dans des textes qui ont souvent pour but de revenir sur les travaux de l’Office (2000a), mais qui, de manière incidente, commentent la version définitive du Code civil lui-même. Il s’étonne, par exemple, de l’incohérence du législateur qui refuse de sanctionner l’union de conjoints de fait, alors que des lois particulières leur reconnaissent des droits (1981b : 630, note 10). Ses travaux, rattachés au droit des obligations, lui permettent de formuler plusieurs critiques. Il ne prise guère le refus du législateur de retenir l’orientation proposée par l’Office à propos de la lésion. Il revient à quelques reprises sur le sujet pour exprimer ses regrets quant au choix retenu (1998a : 76-116), allant jusqu’à consacrer une étude particulière à la question (2007) (infra, section 3.4.1). Par ailleurs, il se montre circonspect sur certains aspects de la rédaction du Code civil. L’inclusion de nombreuses définitions l’amène à formuler des critiques. Il est sévère à propos de la définition donnée au contrat par le législateur (2000a : 278-270 ; 2008). Il revient aussi sur la qualité de la version anglaise du texte du Code civil (2000a : 287 et 288).

3.4 Les sujets de prédilection en droit des obligations

Tout au long de sa carrière, P.-A. Crépeau privilégie le droit des obligations comme principal champ de recherche. Parmi les questions principales qu’il étudie, il s’arrête principalement aux thèmes suivants : l’équilibre contractuel, le contenu obligationnel du contrat, l’intensité de l’obligation, les obligations implicites, les voies de recours — le problème de l’option et du cumul — et la nature contractuelle de la responsabilité médicale (1956 : 62 et suiv., 114 et suiv., 124 et suiv.). Il revient sur ces thèmes tout au long de sa carrière.

Brosser le tableau complet des idées de P.-A. Crépeau qui ont fait leur chemin jusque dans le Code civil est une entreprise qui dépasse l’ampleur de notre texte. Une entreprise difficile aussi car, comme on le sait, le Projet de Code civil n’a pas été rédigé que par lui, mais par plusieurs juristes répartis en diverses équipes. On peut observer néanmoins que, par son travail de maître d’oeuvre à l’Office de révision du Code civil, il a non seulement imprégné au Projet de Code civil un pur style civiliste[89], mais qu’il a aussi joué un véritable rôle politique : il fait ainsi partie du groupe de rares universitaires (tel Guy Rocher[90]) qui ont joué un certain rôle politique à cette époque.

Durant la seconde moitié du xxe siècle, P.-A. Crépeau est l’un des quatre ou cinq civilistes qui ont consacré des articles entiers à défendre une idée[91]. Il écrit parfois pour proposer ses réflexions. Autrement, il poursuit toujours un objectif, que ce soit la clarification du droit (notamment dans ses dictionnaires), l’information ici et à l’étranger sur la réforme du Code civil, l’enrichissement du droit ou encore la rectification de ce qu’il considère comme des erreurs dans le droit positif.

Le droit fait parfois un bond sous l’impulsion d’un texte doctrinal. La production de P.-A. Crépeau en offre des exemples, bien que ce ne soit pas toujours dans la direction qu’il préconise… Dans un écrit et au détour d’une conversation, il se plaît à rappeler cet axiome du juge Albert Mayrand, qu’il tient en très haute estime : « La doctrine doit précéder les précédents[92]. » Souvent, P.-A. Crépeau écrit non d’abord pour informer, mais pour convaincre. Il aspire à devenir une source d’évolution du droit civil dans la bonne voie. Il est persuadé d’avoir la capacité et le devoir de contribuer à l’avancement du droit. Dans plus d’un cas, tel son combat pour la lésion (2001 ; 2007), cette volonté est parfaitement évidente. Cette approche apparaît clairement aussi dans des textes sur des sujets comme la théorie des obligations implicites, qu’il souhaite expressément voir adoptée par le droit québécois[93]. Son dogmatisme a sans doute été influencé au départ par le milieu des professeurs français qu’il fréquentait durant ses études de doctorat à Paris. Il s’affirme d’une décennie à l’autre. P.-A. Crépeau est encouragé dans cette attitude par le succès de ses premières propositions, sur les obligations implicites et l’intensité de l’obligation (1965a) (infra, tableaux 3, 4 et 5), et sans doute aussi par l’estime et le grand respect, voire l’obséquiosité dont il est l’objet.

Avec notamment André Morel, P.-A. Crépeau est l’un des tout premiers auteurs québécois à écrire avec une très grande rigueur, à la manière scientifique, pourrait-on dire. Son argumentation s’appuie solidement sur des faits ou des autorités. Les abondantes sources qu’il cite couvrent le sujet de façon exhaustive. Sa doctrine se déploie sur le ton de la persuasion. Ses propositions n’ont certes pas toutes été retenues et elles ne sont pas citées très souvent par les tribunaux ; il demeure néanmoins, avec Pierre-Basile Mignault, Jean-Louis Baudouin et quelques autres, un auteur majeur qui a marqué l’évolution du droit civil au xxe siècle.

Le tableau de l’influence de P.-A. Crépeau est contrasté. Ses propositions ne se limitent pas à des sujets techniques, comme les obligations implicites. Il a les larges vues d’un architecte. Ainsi, dès la fin de son travail à l’Office de révision du Code civil, P.-A. Crépeau propose la création d’un organisme pour veiller à l’évolution future du droit privé, au-delà de la réforme à venir du Code civil. Car le nouveau Code servira d’inspiration pour un renouvellement du droit privé québécois. Il lance cette idée dans des textes importants, appelés à connaître un large auditoire (1978 ; 1981b ; 2003c) : « La promulgation d’un code civil nouveau ne saurait être considérée comme un aboutissement ; elle ne peut être qu’un nouveau départ » (2003c : 54). Le gouvernement canadien et celui d’autres provinces ayant adopté un organisme semblable, le gouvernement québécois se sent alors obligé de donner suite à sa recommandation et crée un institut à cette fin[94]. Mais pour le Québec l’idée demeurera un voeu pieux, car la loi ne sera jamais promulguée. Un simple succès d’estime pour P.-A. Crépeau.

Vers la fin de sa carrière, P.-A. Crépeau publie un plaidoyer pour amener une modification du Code civil afin que la lésion y reçoive désormais un large domaine d’application (2007), mais ce sera un échec. Sa persistance obstinée pour que les tribunaux qualifient de contractuelle, et non d’extracontractuelle, la responsabilité de l’établissement hospitalier pour la faute d’un médecin ne sera pas récompensée. En revanche, sa théorie sur l’intensité de l’obligation fera école.

Ses idées sur la responsabilité hospitalière de même que sur les obligations implicites et le refus d’opter hors de la responsabilité contractuelle démontrent que P.-A. Crépeau a foi dans le contrat. En effet, il décrit le contrat comme l’instrument social indispensable pour permettre aux êtres humains, par des accords entre eux, de satisfaire leurs besoins en fait de biens et de services (1998a : 731-737). Indirectement, quand ses propositions seront adoptées par le droit positif, un plus grand nombre de différends seront donc régis par les règles contractuelles plutôt que par celles de la responsabilité extracontractuelle. Le cercle du contrat s’élargira.

3.4.1 Une liberté contractuelle pondérée

La pensée de P.-A. Crépeau sur la liberté contractuelle n’est pas statique. Il commence par la concevoir de manière très large, limitée uniquement par des restrictions marginales d’ordre public (1958b : 120-122). Graduellement, sa vision devient beaucoup plus nuancée. Il s’éloigne considérablement du principe de la liberté contractuelle presque totale du xixe siècle et du début du xxe siècle, qui s’appuie alors sur le dogme de l’autonomie de la volonté. Curieusement, il ne s’arrête pas sur le déclin de celle-ci, qu’il ne fait que mentionner en passant (1998a : 736, note 22)[95] — et qu’il aurait pourtant intérêt à invoquer dans son argumentation en faveur des nouvelles limites de la liberté contractuelle.

C’est sans doute dans son article sur la fonction du droit des obligations que P.-A. Crépeau expose sa pensée de façon la plus globale (1998a). Il s’agit d’une reprise avec enrichissement d’un texte polycopié de 1986 (1986b ; 1987a). Il est en chantier pendant au-delà de dix ans. Une version préliminaire a été soumise à quelques collègues, dont John E.C. Brierley, pour recevoir des commentaires. Le texte s’appuie sur un nombre considérable de références à des auteurs très anciens, comme Aristote, d’autres des siècles derniers, comme Montesquieu, Rousseau, Domat, Pothier ou Portalis, et d’autres du xxe siècle, tels les philosophes Villey et Alain, ou les juristes Carbonnier de même que Planiol et Ripert. Les auteurs contemporains n’y occupent pas une grande place.

Selon P.-A. Crépeau, pour satisfaire leurs besoins dans la vie, les êtres humains ont la liberté de conclure les contrats qui leur conviennent : c’est là le fondement de la vie en société. Mais, puisqu’ils vivent en communauté, il est indispensable que la liberté des uns ne porte pas atteinte injustement à celle des autres et que certaines restrictions soient imposées au nom de l’intérêt général du groupe. Il donne des exemples de restrictions d’ordre public imposées au nom d’un intérêt moral, économique, organisationnel ou autre[96]. Le texte se poursuit par une démonstration des vertus pédagogiques, pour les étudiants en droit, de l’étude du droit des obligations. Il se termine par des recommandations pour réformer l’enseignement universitaire du droit en matière de politiques juridiques et de technique juridique. C’est une oeuvre achevée.

Une anecdote illustre bien les convictions d’enseignant de P.-A. Crépeau. Vers 1966, quand s’achève la construction du nouveau Pavillon Chancellor Day à l’Université McGill, il propose d’inscrire au mur du tout nouveau tribunal-école, pour l’édification des étudiants, la maxime suivante de Justinien, qu’il reproduira bien en évidence dans son article sur la fonction du droit des obligations (1998a : 747) : Honeste vivere, alterum non laedere, suum cuique tribuere, qu’on peut traduire par : « Respecter la parole donnée, ne faire de tort à personne, rendre à chacun son dû[97]. »

Or un collègue de P.-A. Crépeau, Francis (Frank) R. Scott, a d’autres visées pour ce même mur. Il veut y faire inscrire la maxime Audi alteram partem : « Entends les deux parties. » Ce désir de l’un et de l’autre professeurs de marquer la conscience de générations d’étudiants de principes moraux donne lieu à un débat animé au conseil de faculté. Comme bien souvent en ces lieux, un compromis est trouvé : la maxime de Crépeau sera gravée derrière la tribune dans le tribunal-école et celle de Scott, au-dessus de la porte d’entrée extérieure ouest du pavillon.

Quelle est la philosophie de P.-A. Crépeau ? On sait qu’il est fils de la tradition civiliste française, qui logeait alors dans l’univers du droit naturel. Il se réfère plus d’une fois au principe de la liberté contractuelle et au libéralisme économique (par exemple 1998a : 751 et 752). À cet égard, il se situe essentiellement sur la même longueur d’onde[98] que Jean-Louis Baudouin dans les premières éditions des Obligations et que Jean Pineau dans son ouvrage Théorie des obligations[99]. Mais on doit admettre que P.-A. Crépeau reste imprécis sur le fondement de la liberté contractuelle[100]. Ainsi, il n’éprouve aucun besoin de même énoncer la théorie de l’autonomie de la volonté, qu’il range laconiquement parmi « les postulats philosophiques et socio-économiques » (1998a : 736)[101]. Il invoque souvent les principes de « la morale », mais sans indiquer s’ils trouvent leur source dans les Écritures ou dans la Raison, les deux principales écoles du droit naturel.

La première allusion de P.-A. Crépeau à plus de justice apparaît en 1965 quand il préconise de sanctionner l’abus de droit contractuel, sur la base de la bonne foi (1965a : 24-26). Il en vient plus tard à une perspective plus large. Ses « nouvelles » limites à la liberté contractuelle se nomment alors « justice contractuelle, trouvant expression dans le respect de l’ordre public et de la réglementation impérative du contrat, les exigences de la bonne foi, la recherche de l’équilibre et la promotion du raisonnable » (1998a : 751 et 752 ; 20XX). Le droit contractuel, écrit-il, doit contribuer à faire régner la justice, le rationnel et le raisonnable (1998a)[102]. S’il voit toujours dans le contrat l’instrument pour satisfaire les besoins des êtres humains, il situe désormais la liberté contractuelle dans un cadre de valeurs sociales, économiques, et notamment morales, soit la dignité et l’épanouissement de la personne humaine. Une évolution notable dans sa vision des choses.

P.-A. Crépeau se situe alors davantage en phase avec l’évolution de la pensée en droit québécois. La moralité contractuelle s’y impose certes plus que jadis pour délimiter le domaine de la liberté contractuelle[103]. Depuis le début des travaux de l’Office de révision du Code civil, il a participé aux discussions sur ce thème, spécialement sur la justice contractuelle[104] ; il y a tout lieu de penser que son opinion a évolué à cette occasion. Le Code civil de 1994 a proclamé le principe de la bonne foi et mis en place des dispositions nouvelles de justice contractuelle (art. 6, 7, 1375, 1437, et autres). Ainsi, dans deux textes parus à la fin des années 1990, P.-A. Crépeau salue l’émergence de cette nouvelle moralité contractuelle (1998a : 772, par. 55 ; 1998b : 48 et 52).

La conception fondamentale du droit elle-même s’élargit chez P.-A. Crépeau. À certains moments, des valeurs de la société exprimées dans ses lois sont supérieures à la liberté de l’individu et restreignent sa liberté contractuelle. Il écrit :

Toute société, à défaut d’un régime fondé sur le très exigeant précepte évangélique d’Amour [référence à l’Évangile de saint Jean], suppose l’existence d’un corps de règles destiné à assurer la coexistence pacifique de ses membres et, dans une conception individualiste et pluraliste de la vie sociale, à favoriser, selon une vision diffuse et mouvante du Bien commun, l’épanouissement de l’être humain. Ubi societas, ibi jus .

1998a : 731 et 732

On notera cette allusion très claire à l’amour préconisé par le christianisme ; elle constitue vraisemblablement un cas unique en littérature juridique québécoise postérieure à 1950. Cette transparence de ses convictions révèle les aspirations de P.-A. Crépeau à une morale forte et élevée. Dans ce texte comme dans d’autres, il cite plus d’une fois La règle morale dans les obligations de Georges Ripert — un essai moralisateur et conservateur qui n’est plus guère cité en doctrine contemporaine. P.-A. Crépeau insiste sur la nécessité que le droit se conforme aux valeurs morales.

Si P.-A. Crépeau affirme que la morale doit présider au droit, cependant on ne trouve pas, généralement, dans ses écrits, de critiques ouvertes sur telle règle ou telle loi particulière qui enfreindrait la morale. Ses préoccupations morales restent habituellement à un niveau élevé de généralité[105]. À cet égard, son plaidoyer pour introduire dans le Code civil la lésion entre majeurs fait figure d’exception. Contrairement à la recommandation de l’Office de révision[106], le Code civil attribue un domaine d’application très restreint à la lésion (art. 1405), comme on sait. Après avoir traité de ce problème dans un livre (1998b : 76-113), P.-A. Crépeau publie un article vigoureux qui y est entièrement consacré (2007), dans lequel il réclame expressément une modification du Code civil. Hormis un rappel dans les ouvrages généraux, ce vibrant appel ne suscitera aucun débat et restera isolé. Ce sera un triste épisode dans la production doctrinale de P.-A. Crépeau.

Le texte en question s’ouvre par l’évocation de « la vertu » de justice commutative d’Aristote et de la règle morale de justice contractuelle chez saint Thomas d’Aquin (2007 : 231 et 232). La proposition de P.-A. Crépeau d’adopter une règle précise sur la lésion s’appuie sur la nécessité d’empêcher un contractant d’exploiter la faiblesse de son cocontractant, une pratique contraire à la morale, soutenue ici encore par Georges Ripert dans La règle morale dans les obligations civiles (2007 : 257).

Or, au moment où P.-A. Crépeau intervient, les jeux sont faits depuis longtemps au gouvernement. Lors de la réforme du Code civil, votée en 1991[107], la question de l’élargissement de la lésion avait soulevé un vif débat ; il avait été suivi par une recommandation négative d’un comité aviseur du ministre de la Justice[108]. Il devenait facile pour le gouvernement de ne laisser à la lésion qu’un domaine étroit, tel que recommandé. Convaincre le législateur d’effectuer un revirement complet à propos d’une position qu’il avait prise sur une question sensible était un pari presque insensé pour P.-A. Crépeau. Il l’a perdu, naturellement. Une épreuve personnelle, certainement. Au fond, il voulait peut-être avouer publiquement qu’il avait été blessé par le sort que le législateur avait fait subir à « son » code[109]. Plus de dix ans plus tard, aucune modification n’a encore été apportée au Code civil sur cette question.

P.-A. Crépeau en vient à adopter une vision quasi holistique du droit. Dans un article inachevé sur les principes de l’ordre contractuel, qu’on trouvera après son décès, il reviendra sur ce thème et élaborera davantage sur ce qu’il considère comme fondamental (20XX) ; comme nous l’avons vu plus haut, il élabore toute une hiérarchie partant des principes fondamentaux traduisant des valeurs essentielles (telle l’égalité), des principes moraux (comme le devoir de respecter sa promesse), et allant jusqu’aux principes sociaux et à ceux d’organisation de la technique juridique.

Malgré son ouverture sur des valeurs du xxe siècle, P.-A. Crépeau demeure fondamentalement dans l’univers du droit naturel. D’ailleurs, c’est en des termes péremptoires qu’il rejette la doctrine positiviste de Hans Kelsen (1998a : 768, note 188), dont la théorie se situe aux antipodes de sa vision idéaliste du droit. Il est un juriste classique qui défend des valeurs et la pureté du droit.

P.-A. Crépeau établit une distinction entre droit et vie privée. D’après lui, et comme nous l’avons souligné, ce sont les valeurs de la société, à une époque donnée, qui dictent les orientations du droit. Un incident le révèle clairement. Au pub du Cercle universitaire (Faculty Club) de l’Université McGill, au cours d’une chaude discussion sur la recommandation de l’Office de révision d’établir dans le nouveau Code un régime pour les conjoints de fait, un collègue finit par s’exclamer : « Paul, vous qui êtes un bon catholique, comment pouvez-vous cautionner l’union libre ? » Et P.-A. Crépeau de répondre calmement : « Quand je me mets à la place du législateur, ce ne sont pas nécessairement mes valeurs personnelles qui comptent, mais celles de la société. »

Avec ses aspirations morales et son fondement sur l’autonomie de la volonté, la pensée de P.-A. Crépeau s’accommode plutôt mal de certains courants de pensée apparus au Québec dans la seconde moitié du xxe siècle. N’en mentionnons que deux : la théorie du contrat relationnel et l’analyse économique du droit. Aussi ne faut-il pas trop s’étonner qu’il garde le silence complet à leur sujet. Ces deux courants trouvent leurs origines à l’étranger, mais ils sont connus au Québec depuis quelques décennies.

Le contrat relationnel, développé aux États-Unis par Ian Macneil[110], a fait l’objet d’exposés dans des revues québécoises, spécialement par Jean-Guy Belley et Louise Rolland[111]. P.-A. Crépeau aurait-il enrichi ses réflexions sur le contrat s’il s’y était intéressé ? L’analyse économique du droit a d’abord été élaborée aux États-Unis pendant les années 1960 et suivantes, notamment par Guido Calabresi et Richard Posner[112]. Elle a été enseignée à l’Université de Montréal par Ejan Mackaay à partir des années 1980, à l’Université de Sherbrooke par Michel Kraus durant les années 1970, et à l’Université McGill par Francis (Frank) Buckley au cours des années 1980[113]. Elle est bien documentée au Québec même[114]. Quelques réflexions de P.-A. Crépeau sur l’analyse économique du droit n’auraient pas manqué de mordant.

3.4.2 L’intensité des obligations

Dès le milieu des années 1950 et le début des années 1960, P.-A. Crépeau se fait d’abord remarquer par plus d’une publication, notamment par sa thèse publiée en un livre et son premier article sur la responsabilité médicale (1956 ; 1960)[115]. Dans son article intitulé « Le contenu obligationnel d’un contrat », publié dans la Revue du Barreau canadien en 1965, il se révèle comme l’un des auteurs les plus solides. C’est l’un des textes qui reviennent sur des thèmes développés dans sa thèse. Une conférence d’Élise Charpentier sera consacrée[116] à cet article phare. En fait, c’est le plus important de toute la production de P.-A. Crépeau[117]. Il sera cité pendant au-delà de 50 ans[118], jusqu’à notre époque (infra, section 4). Il y est question des obligations implicites, sur lesquelles nous reviendrons dans un instant, et de l’intensité des obligations. Il publiera plus tard une petite monographie consacrée à ce deuxième sujet, dans laquelle il reprend et nuance son propos (1989a).

La division entre obligation de moyens et obligation de résultat, et aussi obligation de garantie, n’était pas inconnue de la jurisprudence et avait déjà été abordée dans la doctrine québécoise[119]. P.-A. Crépeau est cependant le premier à développer ces notions dans une étude approfondie et compréhensive (1965a : 29 et suiv.). L’obligation de moyens est celle pour la satisfaction de laquelle le débiteur est tenu d’agir avec prudence et diligence en vue d’obtenir le résultat convenu, en employant tous les moyens raisonnables, sans toutefois assurer le créancier de l’atteinte du résultat. L’obligation de résultat, quant à elle, est celle pour la satisfaction de laquelle le débiteur est tenu de fournir au créancier un résultat précis et déterminé, sauf force majeure et cause étrangère. Enfin, l’obligation de garantie est celle dans laquelle le débiteur est tenu de fournir au créancier un résultat précis et déterminé, même dans l’éventualité d’une force majeure. Cette distinction doctrinale a des répercussions importantes sur la preuve que doivent apporter respectivement le créancier, pour obtenir gain de cause, et le débiteur, pour s’exonérer (1989a)[120].

À vrai dire — et P.-A. Crépeau ne s’en cache nullement —, cette distinction provient du droit français. René Demogue, en 1925, a déjà défini les obligations de moyens et de résultat[121]. Plus tard, André Tunc et les frères Mazeaud y ajoutent l’obligation de garantie[122]. Après la parution de l’article de P.-A. Crépeau, la jurisprudence québécoise s’y référera (nous y reviendrons) ; l’origine française sera oubliée.

Le Code civil n’énonce pas cette distinction, mais il y fait appel clairement dans certains cas. On pense par exemple à l’obligation du mandataire de bien remplir sa mission (art. 2138 C.c.Q.) et à l’obligation de garde du dépositaire à titre gratuit (art. 2283), deux obligations de moyens ; pour celle de résultat, on songe à l’obligation du transporteur à l’égard des pertes ou des avaries des bagages et des marchandises transportés en vertu d’un contrat à titre onéreux (art. 2038 et 2049 C.c.Q.).

Certes, il existe des situations où cette distinction ne trouve pas application sans nuance nécessaire. Il n’en demeure pas moins que la jurisprudence l’utilise régulièrement[123]. Elle est évidemment reprise par les ouvrages sur les obligations[124]. Elle fait partie intégrante du régime général des obligations.

3.4.3 Les obligations implicites

Contrairement aux obligations de moyens, de résultat et de garantie, le concept d’obligation implicite n’est pas une construction doctrinale. Il existe depuis fort longtemps. Comme l’article 1024 du Code civil du Bas Canada autrefois, le Code civil du Québec le consacre à l’article 1434[125]. Il s’agit d’un concept à géométrie variable. La doctrine, dans son désir d’influencer la jurisprudence, peut lui donner de l’ampleur. Et c’est ce qu’a fait P.-A. Crépeau dans son fameux texte de 1965. Cette fois encore, il se situe dans l’orbite des auteurs français[126], dont il transpose l’enseignement en droit québécois. Or, si bien défendu soit-il, tous ne seront pas convaincus par son propos.

L’histoire est parsemée de revirements fascinants. Présenté au concours juridique du Barreau du Québec, en 1964, le manuscrit ne vaut pas de lauriers à son auteur, en cette année où le jury ne décerne aucun prix[127]. L’article s’est heurté à une vision conformiste du droit, d’après le procès-verbal qui explique la décision des membres du jury[128]. Ils adhèrent à une interprétation très traditionnelle du Code civil, précisant que « [l]’auteur méconnaît totalement la signification de la clause essentielle d’un contrat et, malheureusement, il fait reposer sur cette fausse interprétation son âpre critique de la jurisprudence ». L’article, novateur par sa forme et son contenu, est révélateur d’une nouvelle génération d’auteurs, issus du monde universitaire, désireux de renouveler la pensée juridique. Il marque une rupture avec la doctrine traditionnelle. En cela, il a pu heurter les membres du jury. La fortune de cet article leur donnera tort car, il faut le répéter, c’est celui dont l’influence sera la plus marquante dans toute la production de P.-A. Crépeau (infra, section 4).

Avant l’article de P.-A. Crépeau sur les obligations implicites, la jurisprudence faisait un usage très faible de la règle du Code civil du Bas Canada sur ce sujet. Elle ne reconnaissait pas de contrat dans les situations qui feront un jour l’objet d’une obligation contractuelle implicite et jugeait habituellement en responsabilité extracontractuelle[129]. Dans ses réflexions sur le fondement de la responsabilité civile du transporteur de personnes (1961), et surtout dans son article intitulé « Le contenu obligationnel d’un contrat » (1965a)[130], il déploie son interprétation extensive de l’article 1024 C.c.B.C. Il s’applique à démontrer que, bien qu’il n’existe pas de convention écrite, le transport de personnes, les soins médicaux et d’autres actes font effectivement l’objet d’un accord tacite de volonté entre les parties, et que cet accord doit comprendre une obligation — implicite — de sécurité, ou autre. Même dans le cas d’une convention écrite, mais silencieuse sur la question de la sécurité, il fait le même raisonnement et préconise une obligation implicite. Ici encore, P.-A. Crépeau puise la justification de sa doctrine dans le droit français. Il se livre à une véritable défense et illustration des obligations implicites.

Dans son énoncé du fondement théorique de la règle, P.-A. Crépeau dévoile sa vision volontariste du contrat[131]. Selon ses propres mots, il justifie en effet l’ajout d’une obligation implicite au contrat sur la base de « la volonté présumée des parties » : quand après la survenance d’un dommage, écrit-il, le juge décide que la convention comporte une obligation implicite, il ne fait que mettre au grand jour une clause que les parties auraient incluse dans la convention si, lors de sa formation, elles avaient discuté de la question (1965a : 28).

En classe, et parfois dans ses écrits (1993 : 226), P.-A. Crépeau évoque la célèbre phrase du juge Adjutor Rivard : « [Les décisions judicaires] ne valent que ce que valent leurs motifs[132]. » Aussi n’hésite-t-il pas à critiquer des arrêts, même de la Cour suprême, qui ont abordé sous l’angle de la responsabilité extracontractuelle des situations qu’il estime devoir être contractuelles et donner naissance à une obligation implicite. Tels sont d’après lui le « contrat » de loisirs organisés et de colonie de vacances[133] ainsi que le « contrat » de transport d’une personne[134].

Par la suite, dans bien des cas, les tribunaux en viendront à reconsidérer la qualification de la situation, jadis extracontractuelle et dorénavant contractuelle[135]. P.-A. Crépeau lance un mouvement de « contractualisation » des rapports entre les personnes. L’époque du Code civil du Québec emboîtera le pas à ce mouvement.

P.-A. Crépeau imagine tout un éventail d’obligations implicites, inspirées du droit français. Quelques-unes seront codifiées dans la réforme du Code civil en 1994, telles l’obligation de sécurité de l’employeur à l’égard de son employé et celle du transporteur de personnes[136]. C’est également le cas, dans une large mesure, de l’obligation implicite de bonne foi dans l’exécution du contrat, qu’il préconise pour soutenir la règle de l’abus de droit. Comme on le sait, cette « obligation implicite » deviendra, dans le Code civil, un principe, et l’abus de droit y sera sanctionné par une disposition spécifique (art. 6, 7 et 1375). Dans l’intervalle, l’interdiction de l’abus de droit contractuel aura été consacrée par la Cour suprême dans l’arrêt Houle c. Banque Canadienne Nationale[137]. D’autres applications de la doctrine des obligations implicites, mises de l’avant par P.-A. Crépeau, ont trouvé écho dans la jurisprudence sans toutefois être codifiées. Il en est ainsi pour les obligations respectives d’avertissement d’un danger par le vendeur[138] et le locateur[139].

Le court article 1434 C.c.Q. sur les obligations implicites est devenu le socle d’un vaste édifice. Il n’en demeure pas moins que la doctrine de P.-A. Crépeau sera contestée tant dans son fondement que dans son ampleur.

En 1991, une première contestation, par Pierre Legrand, concerne le fondement théorique de la doctrine des obligations implicites[140]. Il dénonce son caractère « divinatoire ». L’argument de la volonté implicite des parties, avancé par P.-A. Crépeau, est rejeté comme artificiel dans la mesure où, si les parties avaient discuté de la question, il ne serait aucunement probable que le débiteur aurait consenti à une lourde obligation de sécurité, ou autre, introduite plus tard dans le contrat par le juge. D’après Legrand, l’article du Code civil sur les obligations implicites confère au tribunal, non un pouvoir d’interprétation de la volonté des parties, mais un pouvoir de rectification du contrat par l’ajout d’une obligation : la jurisprudence peut ainsi imposer légitimement des politiques juridiques rationnelles. Au lieu d’une lecture subjective de la relation entre les parties, écrit Legrand, le tribunal se réfère à des buts plus objectifs, de politique sociale par exemple. Par l’intervention du juge, un élément de justice commutative est inséré dans le contrat.

Aucune réplique n’a été publiée à la thèse de Legrand. Assez convaincante, elle trouvera écho en substance dans certains ouvrages de doctrine[141]. On n’observe aucun changement dans la jurisprudence. La théorie du volontarisme ressort affaiblie de cette controverse.

En fin de texte, Legrand insiste sur la dichotomie entre, d’un côté, le langage du juge, qui invoque implicitement la volonté des parties, et, de l’autre côté, la réalité de son rôle discrétionnaire, politique et interventionniste. Legrand en conclut que, du moins de lege ferenda, la qualification contractuelle devrait ici céder le pas à la responsabilité extracontractuelle. Proposition discutable, mais qui a le mérite de préfigurer une autre contestation de la doctrine des obligations implicites, encore plus menaçante.

En 1997, Philippe Rémy, professeur à l’Université de Poitiers, lance une critique virulente contre les obligations implicites en droit français[142]. Elle provoque une controverse très considérable[143]. Elle résonne jusqu’au Québec, où Daniel Gardner et Benoît Moore reprendront ses arguments et les transposeront en droit québécois[144]. Ils contestent, entre autres, les propositions de P.-A. Crépeau sur certaines obligations implicites, notamment celle du transporteur de personnes[145]. C’est principalement une véritable tentative de « décontractualisation » des obligations de sécurité.

Rémy procède d’abord à une analyse de l’évolution de la responsabilité contractuelle en France et tente de démontrer que, en fonction de la structure du Code civil français, elle n’aurait jamais dû s’étendre à la réparation du préjudice corporel dans le cadre d’un contrat ; en d’autres termes, l’obligation implicite contractuelle de sécurité serait une hérésie. Il s’attaque ensuite à diverses constructions de la Cour de cassation qui avaient étendu cette obligation implicite à des situations n’ayant, en réalité, qu’un lien purement accidentel avec un contrat. Ces abus de la jurisprudence, soutient-il, doivent entraîner la disparition de toutes les obligations implicites de sécurité ; de telles demandes en réparation doivent relever de la responsabilité extracontractuelle.

Au Québec, la thèse de Rémy a été critiquée notamment par Jean Pineau et Serge Gaudet[146]. De plus, la thèse de Gardner et Moore a suscité une réplique de quelques auteurs du Québec[147]. Le premier argument de ces auteurs repose sur l’examen des codes français et québécois. La structure du Code civil québécois est fort différente de celle du Code civil français, ce qui rend inapplicable au Québec le raisonnement de Rémy sur les obligations implicites françaises. Ensuite, écrivent-ils, un des projets de loi sur le futur Code civil québécois prévoyait d’unifier, en responsabilité extracontractuelle, tout recours pour l’indemnisation du préjudice corporel[148], ce qui aurait supprimé toutes les obligations contractuelles implicites de sécurité. Or le gouvernement a fait marche arrière et, dans la version finale du Code, cette prescription a disparu[149]. Toujours d’après ce groupe d’auteurs québécois, ce cheminement du législateur indique qu’à ses yeux les obligations contractuelles implicites de sécurité sont tout à fait acceptables[150]. Enfin, on n’observe pas au Québec les dérives provoquées en France par la prolifération des obligations implicites, parfois artificielles ; ainsi, en cas de mort ou de blessure subie par un passager, il a été jugé ici que le transporteur n’avait aucune obligation contractuelle implicite à l’égard des proches de la victime pour perte de soutien financier[151]. La réplique à Gardner et Moore conclut qu’il n’y a pas lieu de remettre en question l’utilisation que font les tribunaux québécois des obligations implicites.

Depuis lors, si la jurisprudence québécoise refuse certes d’admettre les obligations implicites dans des situations où le tribunal estime que ce serait artificiel[152], par ailleurs elle ne donne aucun signe d’un changement de position sur cette question, car elle continue d’admettre des obligations implicites, notamment de sécurité. Par exemple, à la suite de la contestation d’une telle obligation contractuelle dans une affaire de leçon de ski, le juge Nicholas Kasirer, rejetant l’argument, écrit : « It would be inappropriate in this case to “amputate” the action in damages from the applicable contractual regime for liability[153]. »

La doctrine de P.-A. Crépeau exposée dans son article intitulé « Le contenu obligationnel d’un contrat » a donc survécu à ces deux contestations.

3.4.4 L’interdiction d’opter hors de la responsabilité contractuelle

S’il existe un sujet de controverse célèbre dans l’histoire du droit civil québécois, c’est bien « la question de l’option et du cumul[154] ». Il s’agit de savoir si la victime de l’inexécution d’un contrat valide a le droit d’invoquer, à son choix, l’inexécution d’un devoir extracontractuel qui existerait également dans les mêmes circonstances de fait plutôt que le régime contractuel de responsabilité. Malgré la réduction des différences entre les deux régimes juridiques lors de la réforme du Code civil, il en subsiste certaines aujourd’hui[155] ; si bien que la victime a parfois — mais pas toujours — avantage à se placer sur le terrain extracontractuel pour bénéficier d’une règle plus avantageuse pour elle, par exemple la présomption de faute du gardien d’un bien (art. 1465 C.c.Q.).

Avant la réforme du Code civil et avant que la Cour suprême se prononce, la doctrine était divisée. Des auteurs préconisaient le droit d’opter[156], d’autres exigeaient que la victime s’en tienne à la responsabilité contractuelle (règle dite du « respect du régime contractuel », parfois règle du « non-cumul »)[157]. P.-A. Crépeau avait défendu l’imposition du régime contractuel dès sa thèse de doctorat sur la responsabilité médicale, dans laquelle il y avait consacré une partie d’un long chapitre (1956 : 73-118)[158]. Ce plaidoyer reviendra dans plusieurs textes subséquents avec une persistance qui a des allures de croisade[159]. Il s’appuie constamment sur le droit français[160]. Encore aujourd’hui, il est perçu comme le chef de file des défenseurs de cette position.

Des valeurs différentes s’opposent dans cette question. D’une part, dans certaines situations, l’option pour une responsabilité extracontractuelle, offrant de meilleurs moyens pour fonder la réclamation, favorise l’indemnisation de la victime — objectif fondamental de la responsabilité civile. Depuis un siècle, fait-on observer, une tendance se manifeste vers l’élimination complète des différences de régime de responsabilité dans plusieurs secteurs (accidents du travail et autres) qui sont alors « extraits » du régime de droit commun. Les considérations purement dogmatiques avancées par les tenants du refus d’option, est-il enfin argué, ne devraient pas empêcher les tribunaux de suivre la règle de l’option.

D’autre part, le respect du régime contractuel est plus logique et conforme à la force obligatoire du contrat car, si les parties ont choisi de passer un contrat, elles doivent en suivre avec cohérence le régime juridique contractuel qui les lie, et non un autre, même quand survient une faute. De plus, fait-on observer, la règle du respect du contrat évite que la victime échappe à des stipulations conventionnelles qui la lient et qui ne s’appliquent pas en responsabilité extracontractuelle ; la clause limitative de responsabilité est l’une de celles-là.

Ce débat met en présence deux visions du droit. L’une est celle du pragmatisme juridique, appuyé ici par un préjugé favorable aux victimes et l’objectif de les indemniser. L’autre reflète un grand attachement à l’aspect systémique du droit, la logique, un formalisme intellectuel. On y retrouve la conception volontariste du contrat et le principe sous-jacent de l’autonomie de la volonté. Les textes de P.-A. Crépeau sur la question, peut-on observer, dénotent un certain dogmatisme, un penchant pour l’orthodoxie juridique.

Malgré ces critiques, la jurisprudence majoritaire permettait à la victime d’opter pour le recours de son choix[161]. Ce n’est qu’en 1980 que, dans l’arrêt Wabasso[162], la Cour suprême trancha la question : elle le fit en faveur de l’option. Consciente de la controverse, elle s’appliqua à tenter de réfuter expressément l’opinion de P.-A. Crépeau — un procédé très peu fréquent chez les juges. Dans un article (1962a : 548), en effet, il avait écrit qu’on « peut certainement affirmer que dans l’arrêt [McClean c. Pettigrew[163]] le tribunal suprême a implicitement rejeté la thèse de l’option » ; dans l’arrêt Wabasso, le juge Chouinard, s’exprimant pour une cour unanime, rejeta cette interprétation par P.-A. Crépeau au motif que dans les circonstances de l’arrêt McClean il ne pouvait pas y être question d’option, mais uniquement de responsabilité extracontractuelle[164]. Quelques années plus tard, la même Cour suprême réitérera sa position en faveur de l’option[165].

Quand vint le temps de réformer le Code civil, le législateur se saisit de cette question. Fallait-il suivre la jurisprudence tolérante de l’arrêt Wabasso ou plutôt l’opinion doctrinale de P.-A. Crépeau et d’autres auteurs ? Dans les versions préliminaires du futur Code, le gouvernement mit en avant certaines formulations restrictives d’une règle de l’application obligatoire du régime contractuel[166], toutes critiquées. Finalement, il se rangea du côté de la doctrine majoritaire et interdit expressément l’option, purement et simplement[167].

L’arrêt Wabasso, en son temps, n’a pas mis fin au débat doctrinal, bien au contraire. Dans un colloque sur cette décision, les divergences d’opinions se sont étalées au grand jour[168]. Même depuis l’imposition de la règle de la non-option par le Code civil, la controverse n’est pas tout à fait éteinte. Maurice Tancelin continue de soulever des objections à la solution du Code[169] ; d’après lui, entre autres, la cause en remonte au fait que le législateur a donné aux obligations découlant de la loi une place, non supérieure comme il convenait de le faire, mais égale à celles créées par le contrat[170] ; la règle de l’interdiction de l’option ne serait qu’un corollaire de l’importance accordée au contrat.

Comme pour toutes les catégories juridiques, la frontière entre les obligations contractuelles et celles qui relèvent de la responsabilité extracontractuelle pose quelques difficultés de délimitation[171]. Mais, en droit positif, la longue histoire de la question de l’option a pris fin en 1994, avec l’entrée en vigueur du nouveau Code. La thèse de P.-A. Crépeau a fini par triompher — d’une manière plutôt surprenante d’ailleurs étant donné la jurisprudence de la Cour suprême elle-même, les hésitations du gouvernement et les pressions du monde de la pratique. Les arguments qu’il avait mis en avant au soutien de l’interdiction d’opter et son autorité morale ont sans doute joué un rôle dans le dénouement de cette controverse. Il est probable, aussi, que Jean Pineau, lui-même partisan de l’interdiction d’opter[172] et conseiller spécial du gouvernement pour la réforme du Code civil, ait exercé une influence dans ce sens. Tels sont les détours de l’histoire.

3.4.5 La nature contractuelle de la responsabilité médicale

Traditionnellement, la responsabilité extracontractuelle régissait les demandes de réparation du préjudice pour une faute médicale[173]. Dès sa thèse de doctorat (1956), P.-A. Crépeau entreprend de révolutionner cette vision des choses. On retiendra pour mémoire que, d’après lui, dans les situations où le patient est traité au cabinet de son médecin, il se forme un contrat de soins médicaux et la responsabilité doit être contractuelle ; le médecin s’est engagé par contrat tacite à dispenser à son patient les soins appropriés avec habileté, prudence, diligence et compétence selon les standards généralement reconnus, et en tenant compte des circonstances (1956 : 63)[174].

C’est plutôt le cas de la responsabilité de l’établissement hospitalier qui a fait, et fait encore, l’objet de difficultés. P.-A. Crépeau s’applique à convaincre juges et auteurs d’envisager cette responsabilité du point de vue contractuel, et non extracontractuel, dans plusieurs situations. Selon lui, premièrement, lorsque le patient choisit son médecin, mais qu’il est traité par celui-ci, non au cabinet, mais dans un établissement hospitalier (cas du patient privé), d’un côté, il se forme un contrat de soins médicaux entre lui et son médecin, entraînant uniquement la responsabilité contractuelle du médecin pour une faute médicale ; de l’autre côté, un contrat de soins hospitaliers naît entre le patient et l’établissement hospitalier, ce dernier ne répondant que des fautes ou des déficiences des soins hospitaliers (1956 : 54 et suiv., spécialement à la page 69). Deuxièmement, lorsque le patient est hospitalisé comme bénéficiaire d’un régime gouvernemental (jadis, en France, l’assistance publique ; aujourd’hui, au Québec, l’assurance hospitalisation) et qu’il ne choisit pas son médecin, alors, selon P.-A. Crépeau, l’établissement hospitalier s’engage non seulement à fournir les divers soins hospitaliers, mais aussi les soins médicaux proprement dits ; en vertu de ce contrat, l’établissement hospitalier répondra même de la faute du médecin (1956 : 172 et 173), en vertu de la règle de la responsabilité contractuelle du fait d’autrui, règle alors peu connue[175].

P.-A. Crépeau s’appuie sur le droit français[176] et sur quelques jugements du Québec[177] qui évoquent la possibilité d’une responsabilité contractuelle. Or sa thèse est d’autant plus ambitieuse qu’elle se heurte à la majorité de la jurisprudence québécoise. L’une des difficultés, et non des moindres, est de faire admettre un contrat tacite résultant d’un consentement implicite et comportant des obligations implicites… Dans sa thèse, cet exercice est d’ailleurs la source de son intérêt particulier pour ce type d’obligation, qui sera élaboré dans son article subséquent : « Le contenu obligationnel d’un contrat » (1965a).

Cette question de la responsabilité contractuelle tient à coeur à P.-A. Crépeau. Au fil de sa carrière, il y consacrera plusieurs textes en plus de sa thèse (1962a : 520 ; 1970c ; 1981c)[178]. On retrouve ici sa foi dans le contrat comme instrument le plus adéquat, à ses yeux, pour régir les rapports entre les êtres humains. Il ne fait pas expressément l’éloge de la responsabilité contractuelle en général, mais tout porte à croire qu’il souhaite que s’étende l’empire des contrats. Ce désir vient-il du fait qu’il y voit des vertus supérieures[179] ou bien cela découle-t-il simplement de sa philosophie de l’autonomie de la volonté et du volontarisme ? Quoi qu’il en soit, il publiera au début des années 1980 un article intitulé « La responsabilité civile de l’établissement hospitalier en droit civil canadien » (1981c), qui est en réalité une monographie sous forme d’article, très élaborée et étoffée de volumineuses et très nombreuses notes en bas de page ; il y fera longuement le tour de la question, défendant pied à pied sa qualification contractuelle des rapports entre le patient et l’établissement hospitalier.

L’un des avantages de faire jouer le régime de la responsabilité contractuelle dans ce contexte réside dans le mécanisme de la responsabilité contractuelle du fait d’autrui ; il n’exige aucune preuve d’un lien de préposition entre établissement hospitalier et médecin, ni l’identification précise du membre fautif de l’équipe médicale qui a soigné le patient[180]. Cet avantage pour l’indemnisation des victimes refera surface dans le débat qui suivra.

La thèse contractuelle compte plus d’un adversaire. Elle est contestée ouvertement dans un article signé par Andrée Lajoie, Patrick A. Molinari et Jean-Louis Baudouin, en 1983, qui posent la thèse contraire d’une responsabilité extracontractuelle[181]. Seul un médecin, soutiennent-ils, a le droit de poser des actes médicaux et donc de s’engager contractuellement à le faire ; l’établissement hospitalier n’a aucun pouvoir d’assumer une telle obligation, même dans un régime public. De plus, comment peut-on parler d’un contrat alors que le centre hospitalier n’a pas le droit de refuser le patient qui s’y présente, même s’il signe un consentement général aux soins ? Le patient sera pris en charge par des médecins traitants qu’il ne choisit pas et qui lui seront affectés par un système administratif complexe, et contraignant pour eux également. Une telle situation s’avère étrangère au monde des contrats, disent-ils, et relève donc de la responsabilité extracontractuelle.

Une dizaine d’années plus tard, Pierre Legrand, dans deux articles[182], s’emploie lui aussi à réfuter les arguments de P.-A. Crépeau. Il en vient à lui reprocher de soutenir la thèse du contrat hospitalier pour des motifs, non juridiques, mais essentiellement politiques (assurer l’indemnisation des victimes en tenant l’établissement hospitalier automatiquement responsable de la faute médicale). Effectivement, l’une des faiblesses de la thèse extracontractuelle est justement qu’elle ne permet pas de tenir l’établissement hospitalier responsable pour une faute médicale[183]. Aujourd’hui, alors que tous les médecins doivent obligatoirement détenir une assurance responsabilité, le problème est moins grave de conséquences.

Pierre Legrand reproche aussi à P.-A. Crépeau une posture « corporatiste et élitiste[184] » quand il défend le statut professionnel et indépendant du médecin. Dans un article où Robert P. Kouri entre dans ce débat et où il défend la position de P.-A. Crépeau, il ne manque pas de souligner que ce même Legrand « a désavoué son adhésion antérieure aux idées de Crépeau, pour en devenir un censeur acharné[185] ».

P.-A. Crépeau avait initialement développé cette thèse contractuelle à une époque où les médecins étaient rémunérés directement par leurs patients et où les hôpitaux étaient à la charge de communautés religieuses ou d’autres institutions à but non lucratif. Cet univers a été bouleversé subséquemment par l’intervention massive de l’État. Dès 1971, la Loi sur les services de santé et les services sociaux a sonné l’arrivée de l’État-providence[186]. Dans un règlement de 1972[187], d’innombrables prescriptions de droit administratif sont venues prescrire toute l’organisation et la prestation des services de santé dans un établissement hospitalier et imposer à celui-ci le devoir, entre autres, de fournir tous les soins médicaux requis aux personnes qui s’y présentent. Le droit administratif envahissait les services de santé. Le centre hospitalier devenait une « entreprise de soins médicaux[188] ».

Cette nouvelle orientation jetait un éclairage suggérant une relation extracontractuelle en cas de faute préjudiciable du médecin. Cette qualification signifiait en pratique que le patient ne pouvait obtenir réparation du centre hospitalier, comme nous l’avons dit, puisqu’il n’existe pas de lien de préposition entre ce dernier et le médecin, un professionnel indépendant. P.-A. Crépeau persista néanmoins à soutenir (1981c) que la responsabilité devait être contractuelle, ce qui permettait, au contraire, de tenir l’établissement hospitalier responsable pour la faute du médecin. Il reste que la thèse contractuelle devenait plus fragile. Sur cette question, les années suivantes ne lui donneront pas raison.

En jurisprudence comme en doctrine, le débat sur la nature contractuelle ou extracontractuelle de la responsabilité hospitalière a pris des proportions importantes. Les tribunaux ont dû se pencher sur cette question à plus d’une reprise. Le contentieux a d’ailleurs été favorisé par l’enjeu financier très considérable que constitue l’assurance responsabilité de l’établissement hospitalier, car sa responsabilité et surtout celle de son assureur, pour la faute du médecin commise entre ses murs, seront engagées en responsabilité contractuelle, mais pas en responsabilité extracontractuelle. Cette particularité, l’incertitude persistante, en droit positif, sur la nature contractuelle ou extracontractuelle de la responsabilité, et bien d’autres facteurs, ont suscité une controverse qui aurait pu mener à une réforme du droit en ce domaine, notamment par l’instauration législative d’une responsabilité sans faute pour tous les accidents thérapeutiques[189] ; toutefois, la volonté politique faisait défaut, influencée qu’elle était par le lobbying.

Devant une telle divergence d’opinions, les tribunaux penchaient tantôt du côté de la responsabilité contractuelle[190], tantôt du côté de l’extracontractuelle[191]. Il fallait mettre fin à l’incertitude. Après une première tentative[192], c’est ce à quoi la Cour d’appel s’est appliquée en 2001 dans l’affaire Hôpital de l’Enfant-Jésus c. Camden-Bourgault[193].

La Cour d’appel pencha du côté de la responsabilité extracontractuelle de l’établissement hospitalier pour une faute professionnelle commise par son médecin[194]. L’environnement juridique, a-t-on décidé, avait changé depuis l’adoption d’un règlement, évoqué ci-dessus, qui impose à l’établissement hospitalier et à son personnel le devoir de prodiguer tous les soins appropriés à toute personne qui s’y présente[195]. D’où il suit que ni l’établissement hospitalier ni le médecin ne peuvent refuser de soigner un patient ; ils ne donnent donc aucun consentement véritable à un quelconque contrat. La Cour d’appel décida que la responsabilité ne peut être que légale, soit extracontractuelle. Et d’ajouter que l’établissement hospitalier, n’exerçant et ne pouvant exercer aucun pouvoir de direction et de contrôle sur ses médecins (art. 1463 C.c.Q.), ne saurait en être responsable en qualité de commettant.

Ce débat réunit plusieurs auteurs chevronnés. Il a été question plus haut de Pierre Legrand. Mais, essentiellement, il oppose les deux civilistes les plus en vue de cette époque, P.-A. Crépeau et Jean-Louis Baudouin, chacun s’efforçant de convaincre les tribunaux du bien-fondé de sa propre vision des choses[196]. Ce fascinant débat d’idées est mené avec intelligence et ingéniosité. On y discute les notions de contrat forcé, de contrat réglementé, d’existence du consentement, de capacité légale de contracter, de statut professionnel et d’indépendance du médecin, de responsabilité du fait d’autrui, et d’autres. À la lecture des jugements et des textes doctrinaux, on sent le désir de convaincre et peut-être de confondre les tenants de l’opinion contraire. Il est vrai, comme l’écrit un auteur[197], que l’opinion de P.-A. Crépeau y a joué un rôle important. D’autres auteurs ont partagé sa vision des choses[198]. Mais cette opinion n’a pas prévalu.

En droit positif présentement, c’est donc la qualification extracontractuelle de l’établissement hospitalier qui fait loi pour une faute médicale commise entre ses murs. Un revirement n’est cependant pas impensable. Bien que la Cour suprême ait refusé la permission d’appeler de l’arrêt Camden-Bourgault[199], cette question pourrait être portée devant elle un jour. Ce problème continue d’intéresser la doctrine, qui tantôt reste proche de la thèse contractuelle de P.-A. Crépeau[200] et tantôt soutient la thèse extracontractuelle[201].

Comme on sait, la thèse de doctorat de P.-A. Crépeau (1956) porte sur la responsabilité médicale. En fait, c’est à ce thème qu’il consacre le plus grand nombre de publications au cours de sa carrière ; il revient à la charge pour défendre sa vision des choses dans pas moins de six textes (1955 ; 1960 ; 1969a ; 1970c ; 1981c ; 1983b).

Le dernier grand article de P.-A. Crépeau sur la question (1981c) est remarquable. Il s’applique à faire le tour de la question, avec certaines nuances, exposant par exemple l’aspect sociologique et la notion d’entreprise de services médicaux. Sans dissimuler les autorités contraires, il développe de nouveau et en profondeur son analyse traditionnelle d’une responsabilité contractuelle, fondée sur la mission de l’établissement hospitalier et le consentement du patient ; il réfute les arguments favorables à une qualification extracontractuelle et s’appuie longuement sur la jurisprudence qui soutient la thèse contractuelle et interprète la législation dans le sens favorable à cette thèse. Tant de soins de sa part suscitent la curiosité.

Au fil des ans, il arrive parfois que des opinions se transforment en convictions inébranlables. Ce long texte de 1981 se veut un exposé définitif des idées de P.-A. Crépeau sur la question. Est-il aussi un plaidoyer dans l’espoir de mettre fin définitivement aux hésitations de la jurisprudence ? P.-A. Crépeau était-il prisonnier de sa vision du contrat au point de pousser si loin la notion de consentement ? L’évolution du droit public lui a-t-elle échappé parce qu’elle était contraire à sa vision du rôle du contrat dans la société ? Il n’est pas facile pour les juristes classiques de saisir l’ampleur des transformations juridiques opérées par la Révolution tranquille et qui heurtent le rôle traditionnel du droit commun, y compris dans les services hospitaliers. L’histoire offre plus d’un exemple du réflexe de réaction contre le bouleversement, comme dans le cas de la responsabilité sans faute ou des accidents du travail[202].

Le leadership, si fort soit-il, ne va pas sans risque. P.-A. Crépeau en a fait la dure expérience, notamment en matière de responsabilité médicale. Malgré tous ses efforts, il n’est pas parvenu à convaincre les tribunaux de ses idées sur cette question qui lui était si chère. Un revers éprouvant.

Cette croisade de P.-A. Crépeau manifeste au grand jour la vision qu’il a de sa mission dans l’univers juridique du Québec. Il garde toujours à l’esprit ces paroles du juge Jean Beetz dans l’affaire Cie immobilière ltée Viger c. L. Giguère inc.[203] : « Le Code civil ne contient pas tout le droit civil. Il est fondé sur des principes qui n’y sont pas tous exprimés et dont il appartient à la jurisprudence et à la doctrine d’assurer la fécondité. »

Cet énoncé fondamental[204] est annonciateur de la disposition préliminaire du Code civil[205].

4 La réception de la pensée

P.-A. Crépeau a été très présent dans la communauté juridique québécoise. Son aura a bénéficié de son rôle à titre de président de l’Office de révision du Code civil, puis de directeur du Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec. À cela s’ajoute l’importance de sa production doctrinale. Il n’est pas aisé d’établir dans quelle mesure cette production a été reçue en doctrine et en jurisprudence. À l’instar de la plupart des auteurs, il fait parvenir des tirés à part de ses articles à des collègues universitaires, au nombre desquels il ne néglige pas les professeurs français[206]. Bon nombre de juges sont parfois destinataires de certaines publications. Ainsi, un des articles de P.-A. Crépeau sur la responsabilité de l’établissement hospitalier (1981c) est reçu par plusieurs juges des tribunaux d’appel qui le remercient de cet envoi[207]. La communication des articles à des lecteurs, souvent au faîte de la communauté juridique, pouvait certainement favoriser la réception des publications. Bien des textes ont pu exercer une influence sur le droit, sans pour autant y laisser une trace manifeste. La documentation doctrinale et jurisprudentielle permet cependant d’obtenir des données quantifiées sur les références faites aux publications d’un auteur.

Tableau 3

Nombre d’occurrences aux publications de P.-A. Crépeau dans la doctrine

Nombre d’occurrences aux publications de P.-A. Crépeau dans la doctrine

* Le relevé des occurrences a été fait dans la banque Hein Online et sur le site Google Scholar.

** Les publications sont identifiées suivant la liste donnée en bibliographie. Le chiffre entre parenthèses indique le nombre de références à une publication donnée.

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Les tableaux 3 et 4 indiquent le nombre d’occurrences aux publications de P.-A. Crépeau dans la doctrine et dans la jurisprudence. Le tableau 5, pour sa part, permet d’évaluer l’évolution des occurrences dans le temps. Le repérage des occurrences est relativement assuré s’agissant des périodiques déposés dans des bases de données de textes intégraux. Il reste que certains périodiques, dont la Revue du Barreau, ne sont que partiellement disponibles. Le relevé des occurrences dans les monographies, pour sa part, est inévitablement incomplet, en l’absence d’instruments permettant un repérage systématique des publications citées. Aussi, nos données sur les monographies n’ayant pas été versées dans le tableau 3, nous formulerons pour le moment des commentaires généraux à ce propos. Par ailleurs, la jurisprudence est accessible à partir du tournant du siècle, mais avec un repérage incomplet pour les décennies qui précèdent, ainsi que le laisse soupçonner tableau 5. Le relevé des occurrences, malgré ces lacunes, permet tout de même d’apprécier la réception de l’oeuvre doctrinale de P.-A. Crépeau. Pour les tableaux 3 et 4, nous avons privilégié deux thèmes de recherche de P.-A. Crépeau, soit le droit civil et la codification. En revanche, le thème de la lexicographie n’a pas été retenu, malgré les renvois fréquents aux dictionnaires, au motif qu’il s’agit là d’une oeuvre collective où la part attribuable à P.-A. Crépeau est impossible à cerner, même si on peut soupçonner qu’elle fut significative.

Tableau 4

Nombre d’occurrences aux publications de P.-A. Crépeau dans la jurisprudence

Nombre d’occurrences aux publications de P.-A. Crépeau dans la jurisprudence

* Le relevé des références a été fait sur le site Canlii et dans la banque Quicklaw.

** Les publications sont identifiées suivant la liste donnée en bibliographie. Le chiffre entre parenthèses indique le nombre de références à une publication donnée.

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Une première constatation s’impose à l’examen des tableaux 3 et 4 : une part, somme toute restreinte, des publications de P.-A. Crépeau donne lieu à une référence, soit 36 publications sur un total de 74. Loin d’être une singularité, il s’agit là d’un phénomène sans doute fréquent. Dans la production d’un auteur, certaines de ses publications peuvent fort bien être consultées et lues, sans donner lieu à une citation ou à une mention en note. En outre, les articles de P.-A. Crépeau qui paraissent dans des périodiques non juridiques — notamment Le Médecin du Québec ou Assurances — n’avaient pas vocation à rejoindre les membres de la communauté juridique et partant à être cités en référence dans des jugements ou des articles. Or, une portion non négligeable des publications de P.-A. Crépeau connaît une telle diffusion (supra, section 1).

La comparaison des deux tableaux montre que, si la doctrine et la jurisprudence réfèrent aux publications de P.-A. Crépeau sur le droit civil, les tribunaux ignorent la part de sa production dédiée à la codification. La chose n’étonne pas. Cette production n’ayant pas pour objectif de faire état du droit positif, il va de soi qu’elle a peu de chances de soutenir les motifs d’un jugement.

Tableau 5

Nombre d’occurrences par décennie à la production doctrinale de P.-A. Crépeau

Nombre d’occurrences par décennie à la production doctrinale de P.-A. Crépeau

* Les publications sont identifiées suivant la liste donnée en bibliographie. Le chiffre entre parenthèses indique le nombre de références à une publication donnée.

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Même s’il nous a été impossible de dépouiller de manière systématique le corpus des monographies afin d’y repérer des occurrences aux publications de P.-A. Crépeau, nous avons tout de même réalisé un dépouillement partiel. D’emblée, il ressort que les auteurs d’ouvrages généraux[208], qu’il s’agisse de traités ou de manuels, réfèrent à plusieurs de ses travaux, notamment à ses oeuvres phares (1956 ; 1960 ; 1965a ; 1981c ; 1989a). Il en va de même de monographies, notamment de thèses publiées ou d’études spécialisées, portant sur le droit des obligations ou traitant du processus de la codification. Certaines des publications de P.-A. Crépeau sont mentionnées dans les bibliographies sommaires des ouvrages, montrant par là que les auteurs les jugent incontournables. Par ailleurs, des oeuvres ont vocation à être citées de manière récurrente dans un ouvrage donné, ce qui atteste la valeur de leur contenu doctrinal.

La publication la plus citée de l’ensemble de la production de P.-A. Crépeau demeure un article rédigé tôt dans sa carrière universitaire, soit son texte sur le contenu obligationnel d’un contrat (1965a). Cet article se classe au premier rang dans la doctrine et au deuxième dans la jurisprudence. Il compte au nombre des articles les plus cités de l’ensemble de la doctrine québécoise. Dans l’étude qu’elle consacre à cet article, Élise Charpentier mesure l’impact de la publication dans la jurisprudence[209]. La monographie traitant de l’intensité de l’obligation juridique (1989a) est très citée par la jurisprudence, mais moins par la doctrine. Les références à ces deux publications, appelées à être intégrées à l’ouvrage inachevé en droit des obligations sur lequel travaillait P.-A. Crépeau, étaient annonciatrices de la réception qu’aurait sans doute reçue cette oeuvre, si elle avait été publiée.

Par ailleurs, les publications de P.-A. Crépeau portant sur le droit de la responsabilité médicale sont citées régulièrement. La chose est d’autant plus prévisible qu’il est l’un des auteurs à avoir traité de cette matière tout au long de sa carrière. Des renvois sont évidemment faits à la monographie tirée de sa thèse de doctorat (1956), tant dans la doctrine (21 occurrences) que dans la jurisprudence (12 occurrences). Deux articles sur cette matière méritent également d’être mentionnés. Le premier, paru en 1977, dans la Revue de droit de l’Université de Sherbrooke (1977b), est donné en référence dans plusieurs jugements (14 occurrences). Il faut, en outre, ajouter que ce même article est l’objet d’une référence indirecte et, pour cette raison, n’est pas comptabilisé dans nos tableaux. En effet, un passage célèbre, emprunté à l’arrêt Lapointe c. Hôpital Le Gardeur rendu par la Cour suprême, est fréquemment reproduit dans les décisions judiciaires[210]. Ce passage fait référence expressément à l’article de P.-A. Crépeau. Un autre article portant sur la responsabilité médicale, paru dans la Revue de droit de McGill (1981c), est, pour sa part, souvent cité dans la doctrine (18 occurrences).

Une grande part des références aux travaux de P.-A. Crépeau se limitent à une mention à une publication dans une note en bas de page. Cette référence s’inscrit dans un processus rhétorique : elle constitue une autorité persuasive sur laquelle les juges ou les auteurs s’appuient au soutien de leur argumentation. À l’occasion, certaines publications de P.-A. Crépeau reçoivent une reconnaissance spécifique par la manière dont elles sont présentées. Des auteurs qualifient ainsi son article sur le contenu obligationnel du contrat (1965a) de « fondamental[211] » ou y voient une « analyse pénétrante toujours actuelle[212] », tandis que la Cour suprême qualifie son article intitulé « La responsabilité civile du médecin » d’article « fondamental[213] ». Par ailleurs, dans un article qui fait un retour sur la réflexion de P.-A. Crépeau sur la responsabilité civile de l’établissement hospitalier, Robert P. Kouri défend la pertinence de ses arguments et souligne sa « contribution remarquable » à l’analyse de cette question[214].

La doctrine semble davantage être en dialogue immédiat avec les publications de l’auteur que la jurisprudence (voir plus haut le tableau 5). En effet, si les auteurs intègrent les travaux de P.-A. Crépeau à la suite de leur parution, ils prennent leurs distances avec le temps. Ainsi, après la période 1976-1985 — décennie au cours de laquelle le nombre de références atteint un sommet —, le nombre des occurrences décline constamment, encore que des titres conservent un réel attrait, dont l’article sur le contenu obligationnel d’un contrat (1965a). En revanche, les références dans la jurisprudence ne connaissent pas un tel déclin. Il faut évidemment reconnaître que le maintien du nombre d’occurrences tient, pour beaucoup, à l’article sur le contenu obligationnel d’un contrat (1965a) et à l’ouvrage consacré à l’intensité de l’obligation (1989a) qui sont fréquemment cités par les tribunaux.

Il est intéressant de constater qu’une publication passée à l’oubli après avoir été citée peut revenir éventuellement à la lumière. Il en va ainsi d’un article de P.-A. Crépeau intitulé « Réflexions sur le fondement juridique de la responsabilité civile du transporteur de personnes » (1961a). Cet article est donné en référence à l’occasion d’une controverse doctrinale sur les obligations implicites (supra, section 3.4.3).

Ainsi que nous l’avons déjà mentionné (supra, section 3.4), certaines des propositions formulées par P.-A. Crépeau reçoivent une réception bienveillante de la communauté juridique ou du législateur, alors que d’autres sont vues avec des réserves. Ses textes sur le contenu obligationnel du contrat ou l’intensité de l’obligation entrent dans la première catégorie. Sa thèse sur l’option et le cumul, si elle est généralement partagée par la doctrine, ne réussit pas à s’imposer auprès des tribunaux. Toutefois, le refus du législateur de permettre l’option la fera triompher à l’occasion de la révision du Code civil. Ses développements sur l’obligation implicite ont des opposants. Finalement, ses travaux sur le contrat médical ne reçoivent pas la sanction des tribunaux[215].

Conclusion

P.-A. Crépeau figure parmi les juristes marquants de sa génération. Par son enseignement et ses publications, il contribue à définir le professeur de carrière, nouvel acteur du monde juridique québécois. Ses premières publications marquent l’arrivée en doctrine d’une méthode « scientifique ». Son oeuvre dépasse largement sa contribution doctrinale. Tôt, il constate que le droit privé québécois doit être transformé afin d’être adapté à une société en mutation. Il devient l’âme dirigeante de l’Office de révision du Code civil. Le projet du Code civil porte sa marque, sa facture est dans le pur style de la tradition française. Sans sa vision et son leadership, le Code civil du Québec n’aurait pas vu le jour.

Toute sa vie, le regard de P.-A. Crépeau reste tourné vers le droit civil de la France, la société au centre de son univers juridique. Quand il évoque la tradition civiliste, c’est toujours celle de la France qu’il envisage. Il souhaite que soient préservées en droit privé québécois les caractéristiques de cette grande tradition. Si, à l’occasion de la révision du Code civil, il favorise aussi l’ouverture sur d’autres systèmes que celui-là, dans ses écrits doctrinaux en revanche, plus que d’autres auteurs, surtout les plus récents, il s’inspire constamment du droit français.

P.-A. Crépeau pose un regard critique sur le passé, estimant que les tribunaux et même la doctrine du Québec ont trop souvent emprunté des solutions à la common law sans se préoccuper d’une juste acculturation de tels emprunts. Il enseigne avec insistance que tout transfert d’une règle étrangère en droit interne doit se faire en accord avec les cadres, les principes, les concepts et les méthodes propres au système juridique récepteur[216]. P.-A. Crépeau prêche pour un droit civil québécois plus orthodoxe, plus conforme au droit classique français.

Les assises des orientations du droit positif préoccupent P.-A. Crépeau. Ce souci semble se manifester sous l’influence des travaux de révision du Code civil. Il veille à édifier le Projet de Code civil sur des valeurs bien identifiées. Vers le milieu de sa carrière, il consacre d’importants travaux au droit des obligations dans lesquels il s’attache aux fondements des institutions et des règles. Il accorde alors une importance particulière aux valeurs qui sous-tendent, ou devraient sous-tendre, le droit positif, offrant alors à ses lecteurs des réflexions qu’on ne trouve guère ailleurs.

P.-A. Crépeau se consacre entièrement au développement du droit privé québécois, par ses écrits et son engagement dans des institutions. Les thèmes de recherche qu’il retient au cours de sa carrière — notamment l’intensité des obligations, les obligations implicites, l’interdiction de l’option hors de la responsabilité contractuelle et la nature contractuelle de la responsabilité médicale — enrichissent la doctrine et suscitent la discussion. Il ne craint pas de dénoncer, dans des articles souvent élaborés, ce qu’il considère comme des erreurs, des égarements du législateur, des juges ou des universitaires. Il prend d’ailleurs part à certaines des rares controverses qui animent la communauté juridique, n’hésitant pas à adopter, quand il l’estime utile, le ton du polémiste. Le fait qu’il n’a publié aucun volume du traité de droit civil, qu’il a pourtant fondé et dirigé, est malheureux. Cela étonne à moitié, en raison de la hauteur des standards d’exhaustivité et de profondeur qu’il s’imposait et du temps qu’il consacra plutôt à de vastes chantiers et entreprises. En effet, P.-A. Crépeau a mis sur pied un centre de recherche, lancé et dirigé de grands projets éditoriaux, tels des dictionnaires, des lexiques et un traité de droit civil, et il a participé très activement aux travaux de l’Académie internationale de droit comparé et de l’Association québécoise de droit comparé.

La manière d’écrire de P.-A. Crépeau le caractérise. D’emblée, il faut lui reconnaître une préoccupation indéniable pour la présentation matérielle de ses écrits. Il rédige ses travaux en privilégiant des procédés d’écriture particuliers qu’il maîtrise totalement. Il en découle une attention de tous les instants, apportée à des éléments d’intertextualité et de paratextualité. Ces procédés confèrent à la fois de l’autorité à ses textes et de la limpidité à son propos. Il aspire à l’élégance dans la rédaction, tant par son choix de vocabulaire que par son style. Il contribue à forger un mode d’expression de la doctrine au Québec qui, s’il a eu des admirateurs, a connu peu d’émules.

La singularité de la démarche de P.-A. Crépeau s’affirme encore davantage à la faveur de transformations qui marquent les habitudes des auteurs. Depuis les années 1980, les sources auxquelles s’abreuve la nouvelle doctrine, sur le plan de l’idéologie et du droit positif, ne sont pas les auteurs français de la première moitié du xxe siècle qu’affectionnait P.-A. Crépeau. La posture de cette doctrine à l’égard du droit de la France s’éloigne de la sienne. L’influence de la grande doctrine française de la première moitié du xxe siècle s’est estompée. D’ailleurs, la doctrine québécoise n’accorde plus la même valeur au droit comparé, de France ou d’ailleurs. Même le style de P.-A. Crépeau, avec ses métaphores et ses élégantes citations de grands auteurs, disparaît.

À partir du dépôt du Projet de Code civil, P.-A. Crépeau est devenu une figure emblématique du droit privé québécois. Ce juriste classique, profondément attaché au droit français, demeure un acteur exceptionnel, appartenant à une époque à la fois proche et lointaine. Durant les dernières années de sa vie, malgré l’amitié de quelques collègues, la poursuite de ses travaux au centre et le prestige qui l’entourait pour son oeuvre imposante, il devait ressentir de la solitude.