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Introduction au numéro spécial

Alors que l’Union européenne, fragilisée politiquement et économiquement, peine à apporter des réponses cohérentes aux conséquences des crises et des conflits armés en dehors de ses frontières, certains chercheurs se demandent s’il faut « continuer à étudier l’UE » (Rozenberg, 2015) alors que d’autres font de la « crisologie » l’objet de leur réflexion (Mégie, Vauchez, 2014). Au-delà des questionnements arrimés à l’actualité communautaire, ce numéro thématique de la revue Gouvernance invite à se pencher sur l’articulation entre l’action publique européenne et les espaces politiques nationaux, à la fois des nouveaux États membres et des pays du voisinage, pour étudier les logiques sociales qui sous-tendent la mise en oeuvre des programmes et financements communautaires[1]. L’attention portée aux « marges » de l’UE se justifie de plusieurs manières. D’une part, nous postulons que ces deux groupes de pays peuvent être analysés à travers leurs relations avec le centre politique européen dont ils dépendent financièrement. D’autre part, nous formulons l’hypothèse selon laquelle les recommandations européennes acquièrent une signification et une réception particulières dans le cas de pays situés à la périphérie de l’UE. Dans la période d’association, les responsables politiques de ces pays excentrés cherchent à nouer des liens plus institutionnalisés avec le centre politique communautaire. S’installe alors une relation dissymétrique de dépendance, qui peut soit être présentée comme un partenariat stratégique et incontestable soit donner lieu à des usages critiques.

Dans la lignée des études sociologiques de l’Europe (Guiraudon et Favell, 2011; Georgakakis, 2012; Rowell et Mangenot, 2011), nous proposons de prendre une distance avec les analyses en termes d’européanisation ou de résistance à l’Europe et de laisser de côté toute démarche évaluative de la supposée efficacité des programmes proposés par l’UE. Ces approches ont constitué le cadre dominant de l’analyse des relations à l’UE, aussi bien des pays de l’Europe centrale et orientale anciennement candidats que des actuels pays du voisinage. De même, nous souhaitons dépasser les analyses privilégiant la notion de conditionnalité (Lavenex, 2008; Schimmelfennig et Sedelmeier, 2005; Sasse, 2008; Pickering, 2011). Cette approche unilatérale qui réduit les logiques des acteurs des deux côtés à des calculs de type coûts/bénéfices a été critiquée (Dakowska et Neumayer, 2008; Visier, 2018), alors que les limites des politiques de conditionnalité dans l’espace postsoviétique ont été rappelées (Delcour, 2018).

Partant de l’intérêt de comparer la réflexion sur les logiques de préadhésion et celles de la politique de voisinage, nous souhaitons interroger ce que produit cette conception de l’action publique communautaire qui instaure une relation asymétrique dans des espaces situés – ne serait-ce que temporairement – en dehors des frontières de l’UE. Les politiques de voisinage, comme celles de l’élargissement, ont été analysées sous l’angle des transferts de normes (Tulmets, 2014). Notre objectif est plutôt ici d’analyser quels effets produisent les programmes et financements communautaires sur les groupes qui cherchent à les capter, qu’il s’agisse d’experts, de militants d’une cause ou de prestataires de services, et de voir dans quelle mesure ces effets peuvent être structurants.

Ce numéro se propose de combler certaines lacunes des travaux existants sur les relations entre l’Union européenne et son voisinage, en accordant une attention spécifique aux acteurs et à leurs usages des projets et des financements européens. Ces relations peuvent favoriser des formes de (dé)mobilisation, de socialisation ; elles participent à la redistribution des ressources et aux reconfigurations des relations de pouvoir. Les contributrices analysent ces différents aspects à l’échelle d’un secteur d’action publique (l’administration de la recherche en Estonie, la politique de l’asile en Ukraine, les politiques culturelles en Jordanie) ou à travers les mobilisations qui accompagnent l’émergence de structures de coordination, tel le réseau EuroMed Droits en Tunisie.

Saisir l’action extérieure communautaire par les usages sociaux de ses financements

Proposer une sociologie des usages des financements communautaires implique d’identifier et de situer les groupes de fonctionnaires, d’experts, d’opérateurs ou de militants qui se mobilisent avec l’appui des programmes européens. Cette approche tente de saisir les (re)configurations des jeux de pouvoir et les concurrences entre différents acteurs issus de l’espace national. Dans une perspective relationnelle, elle s’intéresse à la manière dont ces acteurs se saisissent de références et de ressources européennes pour légitimer certaines causes, en délégitimer d’autres.

De manière schématique, les relations entre l’espace politique communautaire et les champs politiques nationaux des pays candidats à l’adhésion ont été jusqu’à présent abordées sur un mode vertical, notamment dans la perspective dominante de la « conditionnalité » évoquée plus haut. Or, comme le montrent les travaux consacrés aux pays candidats à l’adhésion (Dakowska, 2003; Neumayer, 2006; Bonnard, 2013; Chetaille, 2013; Visier, 2018), les responsables des pays qui demandent à être inclus dans un dispositif politique européen, voire à bénéficier de fonds communautaires, ne font pas que subir cette relation. Ils peuvent, dans certains cas, tenter de coproduire des politiques communautaires ou s’appuyer sur les recommandations européennes pour reformuler les priorités politiques au niveau national (Dakowska et Neumayer, 2008). Ailleurs, les ressources accumulées par un groupe peuvent fournir à ses concurrents une occasion de critiquer la supposée dépendance de ce groupe à l’égard du centre politique européen ou du libéralisme occidental en général. Pour preuve, les organisations ayant bénéficié d’un tel soutien ont été la cible de campagnes orchestrées par le pouvoir en Russie, qui adoptait en 2012 une loi stigmatisant les ONG recevant des subventions internationales en tant qu’« agents de l’étranger ». En Hongrie, une législation adoptée en juin 2018 (la loi « Stop Soros ») et visant à criminaliser l’aide procurée aux migrants a provoqué des réactions critiques non seulement de la part de l’UE, mais aussi de la Commission de Venise et de l’OSCE/ODIHR[2].

Les usages croisés des références européennes permettent de repérer les potentielles recompositions des relations de pouvoir entre les différents groupes ou au sein de ceux-ci. Dans le contexte européen, cette perspective a donné lieu à des travaux portant sur les mobilisations (Balme et coll., 2002; Mischi et Weisbein, 2004), le lobbying dans l’UE (Saurugger, 2002; Michel, 2005; Laurens, 2015; Robert, 2017) et la structuration de l’expertise (Robert, 2010). Elle est toutefois restée sous-exploitée dans les études consacrées à l’élargissement et au voisinage de l’Union européenne, à quelques exceptions près (Roger, 2001; Neumayer, 2006; Pellen, 2013; Dakowska, 2014). Or, si la réceptivité aux recommandations européennes peut être conjoncturellement forte dans les pays qui envisagent l’adhésion, elle n’exclut pas des usages critiques, liés aux rapports de force propres à chacun des champs politiques nationaux (Baisnée et Pasquier, 2007; Neumayer et coll., 2008). Le ralentissement des processus d’élargissement de l’UE a contribué à un renouvellement de l’intérêt scientifique porté aux acteurs situés dans l’espace national (Börzel et Soyaltin, 2012), sans que ne soient pour autant questionnées les reconfigurations de pouvoir dans les champs politique, administratif ou social, engendrées par l’enjeu européen.

Les travaux en science politique sur l’impact des financements communautaires dans les pays voisins de l’UE ou qui y ont récemment adhéré ont surtout interrogé l’efficacité relative de ces financements. Ces travaux examinent dans quelle mesure les objectifs déclarés ont été atteints ; ils interrogent les effets des financements sur la perception de l’UE par leurs bénéficiaires (Battaglio et Horasanli, 2018). D’autres ont proposé de dépasser le jugement en termes de « succès » ou « échec », proposant d’analyser plus finement les effets des transferts de dispositifs d’action publique et leurs réinterprétations locales (Batory et coll., 2018) ou encore des modalités concrètes de suivi local des fonds structurels dans les nouveaux États membres de l’UE (Cartwright et Batory, 2011). Les travaux portant sur les « petits entrepreneurs » de l’Europe (Aldrin et Dakowska, 2011) analysent les effets de professionnalisation dus entre autres à la familiarisation avec le cadre de gestion des fonds européens. Les auteurs qui se penchent sur les usages concurrentiels des fonds structurels européens (de Lassalle 2010; Nay, 2002) montrent que ces derniers « contribuent à redéfinir le périmètre des domaines d’action publique historiquement constitués » (Lebrou et Sigalo Santos, 2018, p. 13).

Appliquer une perspective de sociologie politique attentive aux trajectoires et profils des acteurs et à leurs pratiques permet de réfléchir aux relations de pouvoir qui se nouent entre les institutions communautaires, les responsables politiques au niveau national et les divers entrepreneurs qui s’immiscent dans ces faisceaux de relations. Alors que les logiques d’européanisation ont, dans le cas des élargissements de l’UE, été associées à une perspective de démocratisation, il s’agit ici de se dégager d’une optique normative et développementaliste pour étudier les effets des initiatives communautaires au travers des temporalités propres à chaque pays. Si le facteur européen contribue à la reconfiguration des rapports de pouvoir à l’intérieur d’un secteur, ces dynamiques ne sont, bien entendu, pas exclusivement liées à la disponibilité de fonds européens. Les programmes européens s’articulent avec ceux coordonnés par des organisations internationales, des initiatives gouvernementales ou des fonds attribués par des organisations philanthropiques privées comme la Open Society Foundation de George Soros (Calligaro, 2018). Il s’agit ici d’interroger comment la participation à des programmes européens – qui peuvent être replacés dans un contexte plus large de l’implication internationale dans le processus de réformes – contribue à l’accumulation et à la redistribution de ressources à l’intérieur d’un secteur. Le bénéfice de ces fonds communautaires – dont le montant peut constituer une part non négligeable du budget public dans les pays et les secteurs étudiés – participe aux stratégies de distinction ou de légitimation de certains groupes.

Les contributions à ce numéro thématique reposent sur des recherches empiriques originales. Attentives aux pratiques, elles insistent sur l’étude des aspects matériels des programmes (qui vont au-delà des objectifs programmatiques, de leur déroulement organisationnel, des acteurs qui les font vivre…). Théoriquement fondées, elles n’hésitent pas à se pencher de manière critique sur des objets et notions qui ont donné lieu à une vaste littérature académique (européanisation, empowerment, société civile) et à croiser différentes sous-disciplines de la science politique (analyse de l’action publique, sociologie politique des élites et de l’expertise).

Ce que le regard porté sur les marges nous dit du rapport politique au centre de l’UE

Les contributions à ce numéro se situent dans des cadres spatiaux diversifiés puisque les pays étudiés vont d’un nouvel État membre ayant adhéré en 2004 (l’Estonie) aux pays de voisinage oriental (l’Ukraine) et méridional de l’Union européenne (Tunisie et Jordanie). Tous ces pays ont en commun d’avoir connu une situation de dépendance asymétrique à l’égard de l’UE. Dans plusieurs cas, cette situation se combine à une forte demande politique des gouvernements de ces pays, voire de leurs sociétés, en faveur d’un rapprochement institutionnel avec l’UE, soldée par un accord d’adhésion ou par un accord d’association dont le coût politique peut d’ailleurs être très important (dans le cas de l’Ukraine). Quant au cadre temporaire, la prise en compte de pays associés avec l’UE ou ayant adhéré en 2004 permet de revenir sur la période où ces pays avaient en commun d’occuper une position d’extériorité vis-à-vis de l’UE et, ce faisant, de relativiser la distinction entre les États membres et non membres de l’UE. Toutefois, si la période précédant l’adhésion – ou l’association – à l’Union européenne est privilégiée, les contributrices intègrent une dimension historique dans la mesure où elles analysent la manière dont les groupes d’experts ou les mouvements sociaux se sont structurés dans la période précédant la fin de la Guerre froide. Elles étudient également les effets politiques et sociaux des financements européens dans la période plus actuelle.

Les manières d’aborder le facteur européen sont plurielles. L’entrée est souvent sectorielle, au travers des programmes ou des fonds axés sur un domaine précis (la Recherche, la Culture, le Droit d’asile, ou les Droits de l’Homme). Les contributions à ce numéro thématique éclairent tout d’abord le type d’acteurs qui se saisissent ou sont saisis des programmes européens. Leur approche est originale car elles s’attachent moins à décrire les acteurs cibles, ceux à qui les projets sont destinés en finalité, que les professionnels qui sont chargés de leur mise en oeuvre et qui, ce faisant, captent une partie des financements extérieurs disponibles. Les contributions font apparaître des acteurs différenciés qui, cependant, sont dotés de ressources et de compétences analogues. Les analyses s’intéressent par ailleurs au potentiel que recèlent les ressources européennes pour construire ou reformuler des problèmes publics ainsi que pour constituer des secteurs d’action publique ou associatifs. Les contributions sont aussi attentives aux relations de pouvoir et à leur évolution. Elles s’intéressent enfin aux types de socialisations que la participation aux programmes communautaires est susceptibles de favoriser.

Au-delà d’une réflexion parfois désincarnée sur les logiques d’européanisation ou focalisée sur la diffusion des règles, normes et savoir-faire du niveau communautaire vers le niveau national, ce dossier invite à se pencher sur la matérialité de l’action collective observée (car, en pratique, le soutien communautaire implique le versement de salaires et de per diem, la tenue de réunions ou la possibilité de voyages d’études, la commande et la rétribution de rapports). Il questionne aussi l’incarnation concrète de l’UE pour les acteurs issus des espaces politiques périphériques. Au-delà de la Commission européenne omniprésente dans les discours et les représentations, les échanges se font au quotidien avec des DG spécifiques, des agences exécutives, les délégations de l’UE.

Présentation des contributions au numéro

Les quatre communications qui composent ce numéro thématique donnent à voir une large palette d’acteurs impliqués dans la mise en oeuvre des projets européens. Il s’agit, d’une part, de représentants nationaux spécialisés de longue date dans les thématiques couvertes par les projets et qui jouent alors un rôle de courtiers locaux (de Sardan et Bierschenk, 1993) et, d’autre part, d’acteurs plus extérieurs au contexte et/ou aux sujets traités. Nathalie Ferré montre comment un projet de EuroMed Droits en Tunisie est porté par des figures historiques du mouvement tunisien en faveur de la cause des droits de l’Homme. De même, les acteurs clés impliqués dans le développement du programme de recherche européen en Estonie étudié par Teele Tõnismann appartiennent à une élite administrative ayant un passé scientifique, et qui est intégrée à des réseaux internationaux et européens de la recherche. À l’inverse, Irina Mützelburg montre comment, en Ukraine, les financements européens et internationaux concernant le droit d’asile ne sont pas captés par les bénéficiaires potentiels du droit d’asile ni même par des militants motivés par cette cause. Ce sont, au contraire, de nouveaux acteurs non étatiques locaux qui se sont développés et positionnés pour bénéficier de ces financements. Fanny Bouquerel esquisse, quant à elle, le portrait d’une équipe d’experts internationaux chargée de l’opérationnalisation du projet financé par l’UE en vue d’établir une stratégie nationale pour la culture en Jordanie. Bien que cette équipe mette en avant l’origine géographique de certains de ses membres (palestinienne, jordanienne) et leurs compétences linguistiques (la maîtrise de l’arabe) pour attester de leur proximité avec le contexte jordanien, on ne peut toutefois pas la considérer parmi les acteurs locaux.

Dans tous les cas, les individus impliqués dans les projets européens disposent de compétences et de ressources convergentes, proches des caractéristiques des « élites de la mondialisation » (Wagner, 1998) : compétences linguistiques (maîtrise de langues étrangères) et expériences à l’international; bonne connaissance du fonctionnement européen (ou international) acquise dans le cadre d’une participation antérieure à des projets ou des réseaux européens (ou internationaux) et de contacts avec les institutions européennes; et expertise technique dans la thématique abordée ou plus généraliste en gestion de projets.

Lorsque les projets européens sont investis par des acteurs localement enracinés, ils sont l’objet de concurrences, de luttes et de conflits entre groupes. La valorisation de certaines ressources ou de certains capitaux au détriment d’autres va de pair avec une entreprise de légitimation de soi et de délégitimation de ses adversaires ou concurrents. N. Ferré insiste sur le clivage militant historique entre « gauchistes » et « islamistes » en Tunisie, finalement perpétué et renforcé par les projets européens. Les militants gauchistes, qui ont développé davantage de liens avec les structures communautaires, réussissent plus aisément à être sélectionnés dans les projets européens : ils posent ensuite leur véto à l’intégration de groupes perçus comme « islamistes ». Les projets européens contribuent alors à perpétuer les clivages internes. Des logiques similaires sont notées dans le cas des pays de l’Europe postcommuniste. T. Tõnismann montre comment ce sont avant tout les scientifiques venus des sciences exactes, fortement insérés dans des réseaux internationaux, qui, au sein de l’élite administrative, ont fait usage des programmes- cadres de recherche et développement européens pour faire valoir une nouvelle conception de la recherche et, ce faisant, délégitimer celle de l’ancienne élite administrative formée à l’époque communiste. Dans ce cas, l’inclusion dans le programme de recherche communautaire a avant tout été perçue comme une source de financement alternative, dont les soubassements idéologiques (recherche privilégiant les logiques compétitives de financement par projet) s’articulent à une volonté de démanteler un système étatisé et centralisé.

Les reconfigurations de pouvoir que la participation aux projets européens est susceptible d’engendrer semblent moins flagrantes lorsque les acteurs locaux impliqués sont de simples parties prenantes à ces projets. Ainsi, F. Bouquerel montre comment l’action européenne en matière culturelle a permis de renforcer à la marge la position hiérarchique particulièrement faible du ministère de la Culture, partenaire du projet, en lui octroyant une position plus visible vis-à-vis d’autres ministères ou vis-à-vis des opérateurs culturels indépendants. Elle note cependant que ce renforcement est aussi lié à des facteurs nationaux : la revalorisation de la stratégie culturelle résulte de l’impact des politiques de lutte contre la radicalisation, à forte résonnance dans le royaume hachémite. Ce renforcement s’avère par ailleurs très limité : c’est finalement une autre entité dont le directeur est nommé par le roi – le Conseil économique et social – qui va définir en parallèle un document stratégique pour la culture appelé à redessiner la politique culturelle, sans aucune considération d’ailleurs pour le travail effectué sous la houlette du ministère de la Culture et du projet européen.

Le récit de politique publique qui encadre les financements européens insiste largement sur l’objectif de renforcement des capacités de la société civile et, ce faisant, d’un approfondissement d’une gouvernance démocratique, si possible « participative » (Aldrin et Dakowska, 2011; Aldrin et Hubé 2016; Visier, 2013). Dans les différents programmes et financements, la notion de gouvernance se retrouve donc au coeur des mécanismes de légitimation de l’édifice communautaire (Georgakakis et De Lassalle, 2008). Quels que soient les domaines, les projets sont présentés comme aidant à la structuration d’intérêts sociaux variés et à la constitution d’une société civile mobilisée dans la fabrication de l’action publique. À ce propos, les contributions à ce numéro mettent à jour des situations largement différenciées. En Tunisie, les projets européens concourent à la structuration d’une scène militante associative qui, sans directement concurrencer les organisations partisanes, « fait de la politique autrement » et participe largement à la mobilisation politique. À l’inverse, en Ukraine, les projets européens et internationaux ne sont pas en mesure d’organiser un secteur dont les acteurs pourraient survivre à l’arrêt des financements. De plus, les acteurs financés sont cantonnés à une action de plaidoyer ou de mise en oeuvre peu contestataire, qui rend difficile l’émergence d’une scène militante. Qui plus est, lorsque les financements viennent à se tarir, les individus qui peuplent ces organisations n’envisagent pas forcément leur reconversion dans le secteur associatif ni même dans l’administration. Ils tentent plutôt, lorsqu’ils en ont la possibilité, d’intégrer le champ transnational de l’expertise. En Jordanie, le fait que l’équipe internationale chargée de la mise en oeuvre du projet soit perçue comme étant neutre, apolitique et indépendante de la délégation de l’UE lui a permis de gagner la confiance des différents acteurs culturels. Cependant, au-delà de contacts réguliers et de quelques initiatives témoignant du rapprochement entre certains acteurs engagés, le projet étudié n’a pas fait émerger, à court terme du moins, de quelconques prémices de (re)structuration d’un secteur culturel particulièrement fragmenté.

Certains groupes impliqués dans les programmes européens ont pu contribuer à la (re)formulation de problèmes publics. En Estonie, outre la tendance à la désidéologisation et à la dépolitisation, c’est autour de la notion d’économie de la connaissance et de la logique de financement par projets internationaux et européens que s’est restructuré le secteur de la recherche publique, avec pour conséquence une délégitimation ou une autocensure des chercheurs en sciences sociales et humaines, auparavant moins intégrés dans des réseaux internationaux occidentaux du fait de leur moindre liberté de circulation.

Plus que de simples instruments de diffusion de principes, de normes ou de pratiques européennes à l’intention de publics variés, les programmes européens peuvent être considérés comme des instances de socialisation à une modalité de gouvernement européenne : la gouvernance par projet (Visier, 2013). Ils permettent d’établir des liens directs entre la Commission européenne et les bénéficiaires des financements communautaires, relation qui peut parfois être utilisée par ces derniers pour tenter de peser sur les gouvernements des États (Batory et Lindstrom, 2011).

Toutefois, les auteures montrent la limite de l’intégration des acteurs sectoriels, en particulier associatifs, dans les processus de policy making. En dépit d’un certain renforcement de leur légitimité internationale et de leur reconnaissance par l’État, Irina Mützelburg considère les associations ukrainiennes mobilisées autour des enjeux d’asile comme de simples prestataires de services relevant des organisations internationales et dont l’influence sur les politiques gouvernementales est limitée. À une autre échelle, N. Ferré indique que l’insertion des membres du réseau EuroMed Droits dans la gouvernance européenne reste extrêmement faible. La réalité des pratiques sur le terrain apparaît ainsi en fort décalage avec les objectifs programmatiques définis par les projets européens, qui insistent sur la formation aux méthodes de plaidoyer pour donner une chance aux organisations de peser sur les processus de gouvernance. Bien que certainement plus visibles qu’auparavant, les acteurs associatifs semblent toutefois confinés aux marges de l’action publique transnationale (Ollion, 2015) alors que la captation des financements communautaires peut devenir pour eux une raison de survie organisationnelle et un objectif en soi.

Conclusion

Les quatre contributions qui composent ce numéro de Gouvernance invitent à une première tentative de montée en généralité, qu’il conviendrait de confirmer à l’épreuve d’autres cas d’études. Les effets des projets européens semblent d’autant plus importants qu’ils sont internalisés dans les contextes locaux par des acteurs qui parviennent à s’imposer dans l’espace national. Ces conclusions invitent à mesurer les effets sociaux des projets européens en se focalisant moins sur l’écart entre la finalité attendue et la mise en oeuvre de ces projets que sur leur degré d’intériorisation par des acteurs qui les mobilisent dans leurs entreprises de réforme ou les jeux de concurrence interne.

Enfin, l’ensemble des contributions revient sur la tendance à la professionnalisation des ONG et des experts impliqués dans des projets européens. Suivant une logique circulaire, la maîtrise des logiques ésotériques de montage de projets et du jargon propre au domaine, la logique de gestion de projet, les capacités administratives, de même que la mise en avant de pratiques valorisées par l’UE – comme celle du plaidoyer, de la participation ou plus spécifiquement du gender mainstreaming – sont nécessaires à l’obtention de fonds européens, tandis que la mise en oeuvre de projets renforce ces savoir-faire. De même, l’accès aux fonds européens facilite la professionnalisation des organisations bénéficiaires en leur donnant la possibilité de recruter des salariés dotés des compétences et du savoir-faire requis. On retrouve ici un processus non spécifiquement européen lié à l’ouverture accrue des organisations internationales à des acteurs non étatiques (Le Naelou, 2004) et, plus généralement, au développement de nombreuses structures associatives actives à l’international depuis une trentaine d’années (Siméant et Dauvin, 2002; Bosselut, 2007). À l’inverse des grandes ONG sans-frontiéristes qui peuvent appuyer ces logiques de professionnalisation sur des campagnes d’appel à la générosité des particuliers, la dépendance à l’égard des fonds publics prévaut largement dans le cas des organisations financées dans le cadre des politiques et des programmes communautaires.