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Introduction

L’actualité des dernières années a mis en lumière le comportement problématique de certains juges envers les victimes de violences sexuelles, participant ainsi à miner leur confiance et celle du public envers le système judiciaire. Parmi certains des cas plus médiatisés, on compte celui du juge Robin Camp qui, lors de l’interrogatoire d’une victime, lui a notamment posé la question : « why couldn’t you just keep your knees together? »[1]. Symptôme caricatural de la mécompréhension de la réalité des victimes de violences sexuelles, sa remarque place le projecteur sur une frange de la magistrature qui croit toujours au mythe de la bonne victime[2].

Les commentaires du juge Robin Camp ont eu l’effet d’un électrochoc sur la société canadienne. La déclaration de non-culpabilité émise par le juge Camp a été infirmée en appel[3] et ce dernier a démissionné lorsque le Conseil canadien de la magistrature a recommandé sa destitution à la ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould[4]. S’il est maintenant retiré de la magistrature et que les dégâts qu’il a causés ont été colmatés, le juge Camp n’aura été que la pointe de l’iceberg. En effet, les acteurs et les actrices du système judiciaire entretiennent encore des stéréotypes sur le comportement attendu des victimes de violences sexuelles, ce qui perpétue le mythe de la bonne victime. Ce dur constat s’inscrit dans un contexte où plus de 90 % des agressions sexuelles ne sont pas dénoncées à la police, notamment en raison du manque de confiance des victimes envers le système de justice criminelle[5]. L’agression sexuelle demeure un des crimes les moins punis au Canada[6].

Pour répondre à cet enjeu de société, des politiciennes et des politiciens s’affairent à élaborer des solutions aux problèmes de fond en mettant à niveau la formation des juges sur le sujet et en augmentant leur imputabilité[7], ou encore en réaffirmant la norme de consentement et en prévoyant des protections supplémentaires contre l’introduction de toute preuve entretenant le mythe de la bonne victime au sein du processus judiciaire[8].

Pour ma part, je propose de nous attarder à la forme que prend le traitement par les juges des victimes de violences sexuelles. En parallèle des déboires du juge Camp, le jugement R. v. Ghomeshi illustre bien que la justesse juridique du fond ne soit pas garante de la respectabilité de la forme. Bien que, de l’aveu même de la Couronne, le juge du procès dans Ghomeshi, William B. Horkins, n’ait pas commis d’erreur de droit[9], ce dernier, lorsque vient le temps d’évaluer la crédibilité des victimes, s’exprime néanmoins de manière dure, froide, et particulièrement humiliante. Non en reste de souligner les contradictions dans le témoignage des victimes, il prend soin de relever certains comportements qui défient ce à quoi l’on s’attendrait de la bonne victime. Par exemple, le juge décrit des photos sexuellement explicites que des victimes ont envoyées à Ghomeshi dans les mois suivant l’agression, l’une portant « a red string bikini »[10], l’autre « with the neck of a beer bottle in her mouth simulating an act of fellatio »[11]. Ces commentaires relatifs à la vie sexuelle des victimes — commentaires en soi humiliants puisque, dans ce contexte, ils s’apparentent à du salopage (« slut-shaming ») — ont-ils une utilité dans ce jugement? Faut-il inférer de ces comportements une propension à consentir à un acte sexuel? Même si cette inférence n’est pas explicitée dans le jugement de première instance, ces commentaires créent une ambiance incitant la lectrice ou le lecteur à tirer ses propres conclusions en ce sens. À tout le moins, cette invitation a été sentie dans la presse canadienne[12]. Même s’il fallait croire que l’histoire de ces victimes a été inventée de toute pièce, de tels commentaires inutiles au raisonnement juridique menacent l’apparence d’impartialité que les juges se doivent de maintenir. En effet, ceux-ci perpétuent des stéréotypes condamnés en droit et reconnus comme une menace au processus judiciaire de recherche de la vérité.

Dans ce texte, je soutiendrai qu’un ou une juge commet une faute déontologique lorsqu’il ou elle tient un propos (1) prompt à entretenir le mythe de la bonne victime, (2) qui participe d’un des quatre stéréotypes afférents condamnés en droit, et (3) qui n’est pas justifié par sa pertinence et sa nécessité au raisonnement juridique.

L’article se divisera en trois parties. Dans la première, je décrirai brièvement les stéréotypes visés par ma proposition. Celle-ci se limitera aux quatre stéréotypes fondant le mythe de la bonne victime qui ont été condamnés en droit, et qui constitueraient une erreur de droit s’ils fondaient un raisonnement juridique. Dans la seconde, j’aborderai les fondements juridiques de l’obligation déontologique de ne pas entretenir le mythe de la bonne victime. Je me pencherai également sur deux limites à l’étendue de cette obligation : le commentaire n’est fautif que s’il entretient un stéréotype condamné en droit, et que s’il n’est pas pertinent et nécessaire au raisonnement juridique. Enfin, dans la troisième, j’illustrerai ma proposition en révisant la décision rendue par le juge William B. Horkins dans R. v. Ghomeshi.

I. Les pans du mythe de la bonne victime visés par l’obligation

Au cours des dernières décennies, plusieurs groupes féministes ont provoqué l’avancée spectaculaire du droit criminel canadien en déconstruisant les principaux pans du mythe de la bonne victime qui teintent son articulation. Le droit criminel canadien est maintenant équipé d’outils empêchant que quatre stéréotypes soient soulevés[13]: (1) une femme sexuellement active est plus encline à consentir et moins crédible; (2) une femme qui ne dénonce pas son agresseur immédiatement après l’agression est peu crédible; (3) une femme qui ne résiste pas à l’agression y avait sûrement consenti; et (4) une femme en thérapie est plus susceptible de mentir. Ainsi, un raisonnement juridique fondé sur l’un de ces stéréotypes sera déclaré erroné en droit.

J’estime que les juges doivent tenir compte de l’existence de ces stéréotypes et du tort qu’ils peuvent poser à l’apparence d’impartialité de la magistrature. Lorsqu’ils fondent un raisonnement juridique, ils constituent une erreur de droit; lorsqu’ils transparaissent dans la conduite d’un ou d’une juge, ils donnent l’impression que celui-ci ou celle-ci adhère à une vision mythifiée des comportements attendus d’une victime d’agression sexuelle. Ainsi, évaluer la crédibilité d’une victime à travers le prisme du mythe de la bonne victime défie le principe d’impartialité que doivent suivre les membres de la magistrature. Même si un commentaire qui participe au renforcement d’un stéréotype est seulement afférent au raisonnement juridique, de sorte qu’il ne le vicie pas, il a le potentiel de gravement porter atteinte à l’apparence d’impartialité de la magistrature. Dans la section suivante, j’expliquerai plus en détail en quoi cette conduite ébranle la confiance du public au point où cela constitue une faute déontologique. Avant de passer à cette étape, il y a lieu de bien saisir le détail de ces quatre stéréotypes.

A. La vie sexuelle active de la victime 

Une erreur de droit survient lorsque la vie sexuelle d’une victime est soulevée afin de mettre en doute sa crédibilité, ou afin de soutenir qu’elle est plus susceptible de consentir à une relation sexuelle. Le premier paragraphe de l’article 276 du Code criminel prévoit que toute preuve d’activité sexuelle visant à soutenir que la victime est plus susceptible d’avoir consenti ou qu’elle est moins digne de foi est inadmissible[14]. Cette preuve peut porter, par exemple, sur le nombre de partenaires de la victime pour suggérer son envie sexuel, ou porter sur ses relations sexuelles consentantes avec l’accusé antérieurement et postérieurement à l’agression pour suggérer qu’elle avait aussi consenti à cette occasion. Ce type de preuve est considéré comme spéculatif, trompeur, hautement préjudiciable et enclin à introduire un biais ou un préjugé dans la réflexion des juges des faits, qu’il s’agisse de juges siégeant seuls ou de jurys[15]. La preuve quant à l’historique sexuel de la victime n’est admissible que lorsqu’elle porte sur des cas particuliers, qu’elle est en rapport avec la cause entendue, et que le risque d’un effet préjudiciable à la bonne administration de la justice ne l’emporte pas sur sa valeur probante[16]. En évaluant le préjudice potentiel à la bonne administration de la justice, le ou la juge doit, entre autres, tenir compte de « l’intérêt de la société à encourager la dénonciation des agressions sexuelles »[17]. Cet article 276 permet donc d’exclure la preuve non pertinente, tout comme celle qui est pertinente mais dont la production causerait un préjudice surpassant sa valeur probante[18]. Notons d’ailleurs que, dans la plus récente mouture du Projet de loi C-51, la Chambre des communes propose de soumettre à cette évaluation « toute communication à des fins d’ordre sexuel ou dont le contenu est de nature sexuelle »[19]. En somme, j’estime que l’on peut s’attendre à ce que le ou la juge ne discute de la vie sexuelle des victimes que lorsque cela est pertinent et nécessaire.

B. La doctrine de la plainte spontanée

Une erreur de droit survient lorsque l’on doute de la véracité d’une dénonciation uniquement parce qu’elle n’a pas lieu immédiatement après l’agression sexuelle. Il existait anciennement une présomption de fait en vertu de laquelle la « tardiveté » d’une dénonciation était interprétée comme une contradiction implicite du témoignage de la victime au procès. Cette présomption issue du Moyen Âge[20], appelée « doctrine de la plainte spontanée », a fait partie du droit canadien[21] jusqu’à son abolition en 1983 par un amendement maintenant reconduit à l’article 275 du Code criminel[22]. Cette présomption était insensible aux différents éléments dissuadant les victimes à porter plainte, notamment les réalités institutionnelles et sociales qui culpabilisent ou humilient ces victimes, ainsi que le fait que certaines d’entre elles sont piégées au sein de ce qui est communément appelé le cycle de la violence[23]. Aujourd’hui, un jugement tirant une inférence négative de la « tardiveté » d’une dénonciation est considéré comme étant entaché d’une erreur de droit, ce qui permet l’annulation du verdict[24]. J’estime donc, encore une fois, que l’on peut s’attendre à ce que les juges ne mentionnent pas le moment de la dénonciation d’une agression sexuelle dans leur analyse juridique.

C. L’absence de résistance

Il est erroné de conclure qu’une personne consent à une relation sexuelle du seul fait qu’elle n’ait pas offert de résistance. Dans R. c. Seaboyer, la juge L’Heureux-Dubé explique, dans son opinion dissidente mais non contredite sur ce point, que la passivité est parfois une manière de mitiger l’impact de l’agression :

Les femmes savent qu’il n’existe pas de réponse de leur part qui assurera leur sécurité. Sondage canadien sur la victimisation en milieu urbain : Les femmes victimes d’actes criminels (1985) vient confirmer l’expérience et la connaissance des femmes. Aux pp. 7 et 8 du rapport, les auteurs indiquent :

Soixante pour cent des victimes qui ont tenté de faire entendre raison à leur assaillant et 60 % de celles qui ont résisté activement en luttant [contre] lui ou en utilisant une arme ont été blessées. Chaque cas d’agression sexuelle est particulier et le nombre de facteurs inconnus est si élevé (taille de la victime et de l’assaillant, menaces verbales ou physiques, etc.) qu’il est impossible de recommander sans réserve une règle à suivre en toutes circonstances.[25] 

La Cour suprême a déjà expliqué à maintes reprises que l’existence du consentement dépend de l’état subjectif de chaque personne[26]. Le consentement doit être donné librement, sans être contraint de quelque manière que ce soit[27]. Pour prouver la mens rea de l’accusé, il n’est pas nécessaire d’établir que l’accusé savait que la victime avait dit « non », mais simplement que l’accusé savait que la victime n’avait pas dit « oui »[28]. Un accusé peut soulever une défense de croyance sincère mais erronée au consentement, à l’intérieur des balises de l’article 273.2 du Code criminel, afin de remettre en question sa mens rea, ce qui nécessitera, entre autres, de prouver que la victime avait communiqué son consentement par des mots ou des actes[29]. En somme, la passivité de la victime n’est pas une défense recevable[30].

Le Projet de loi C-51 prévoit d’ailleurs d’expliciter, au sein du Code criminel, qu’« il n’y a pas de consentement » lorsque la victime « est inconscient[e] »[31]. Il énonce aussi de manière claire que la défense de croyance sincère mais erronée au consentement ne peut être soulevée « [s’]il n’y a aucune preuve que l’accord volontaire du plaignant [ou de la plaignante] à l’activité a été manifesté de façon explicite par ses paroles ou son comportement »[32].

Considérant que de fonder un raisonnement juridique sur l’absence de résistance d’une victime constitue une erreur de droit, on peut s’attendre à ce que le ou la juge du procès n’en fasse pas mention, à moins que cela ne soit pertinent et nécessaire à l’analyse juridique. Une telle mention est pertinente et nécessaire, par exemple, lorsqu’il faut indiquer au jury de ne pas tenir compte de l’absence de résistance, ou pour répondre à l’argument de l’accusé soulevant l’absence de résistance.

D. La thérapie

Le dernier stéréotype tenace à éviter est celui qui infère qu’une victime est moins crédible parce qu’elle a entrepris de démarches thérapeutiques, notamment en consultant un ou une psychiatre. Les articles 278.1 à 278.9 du Code criminel visent à éviter que ce stéréotype interfère avec l’évaluation de la crédibilité de la victime en restreignant l’accès de l’accusé aux dossiers personnels de cette dernière[33]. Selon la Cour suprême, ces restrictions permettent de protéger le processus de recherche de la vérité en diminuant l’influence potentielle de ce stéréotype sur la détermination des faits[34]. Il est donc raisonnable de s’attendre à ce que le ou la juge ne mentionne des renseignements personnels relatifs à une thérapie qu’uniquement lorsque cela est nécessaire à son analyse de l’espèce.

En somme, ces quatre stéréotypes fondant le mythe de la bonne victime sont rejetés en droit criminel canadien. Un raisonnement juridique nourri par l’un (ou plusieurs) de ces stéréotypes pourrait donc justifier l’intervention d’une cour d’appel. Or, même lorsqu’un ou une juge ne base pas sa conclusion sur l’un de ces stéréotypes, mais qu’il ou elle émet un commentaire qui fait écho à l’un de ces stéréotypes, il ou elle porte atteinte à l’apparence d’impartialité du tribunal. Le ou la juge ébranle alors la confiance que le public porte envers la magistrature, ce qui constitue une faute déontologique. Il convient d’explorer plus en détail les fondements de cette obligation déontologique.

II. Les fondements de l’obligation déontologique

J’estime que le fait de tenir des propos perpétuant le mythe de la bonne victime contribue à miner la confiance du public envers le système judiciaire. Il s’agit là de l’ultime critère pour déterminer l’existence d’une faute déontologique : la conduite reprochée porte-t-elle atteinte à l’impartialité, à l’intégrité et à l’indépendance de la magistrature de sorte à ébranler la confiance du public envers celle-ci[35]? J’estime que de tels commentaires constituent une faute déontologique minant la confiance du public puisqu’ils sont tenus en contravention à l’obligation d’impartialité des juges. Il s’agit là du principal fondement de l’obligation de ne pas promouvoir le mythe de la bonne victime.

Deux autres notions dessinent les limites de cette obligation déontologique. D’une part, l’obligation déontologique des juges de maintenir leur compétence juridique explique pourquoi seuls les quatre stéréotypes condamnés en droit sont visés. En effet, si les juges ont l’obligation de maintenir leur compétence juridique, il n’est pas raisonnable, à l’inverse, de s’attendre à ce que la magistrature connaisse tous les pans du mythe de la bonne victime. D’autre part, j’estime qu’il est également permis aux juges de tenir des propos propices à entretenir le mythe de la bonne victime si ces propos sont justifiés en raison de leur pertinence et de leur nécessité. En vertu du principe d’indépendance, les juges doivent avoir la liberté de fournir les explications nécessaires à leur raisonnement juridique.

En somme, il y a une faute déontologique lorsqu’un ou une juge tient un propos (1) qui entretient le mythe de la bonne victime, (2) qui se rapporte à l’un des quatre stéréotypes condamnés en droit, et (3) qui n’est pas justifié par sa pertinence et sa nécessité. Dans cette section, j’aborderai d’abord le fondement de chacun de ces trois critères, pour ensuite m’intéresser aux premières reconnaissances de cette obligation déontologique.

A. L’obligation d’impartialité : l’atteinte à la confiance du public

Il est généralement reconnu que tout propos basé sur des stéréotypes, qu’ils soient raciaux, culturels, sexistes ou d’autre nature, peut potentiellement mettre en péril l’impartialité, apparente ou réelle, de la magistrature[36]. Un ou une juge peut procéder à un raisonnement juridique résultant en une conclusion exempte d’erreur révisable, et tout de même avoir eu un comportement répréhensible s’il ou elle participe à l’un de ces stéréotypes[37]. Le Conseil canadien de la magistrature prévoit même que

[lorsqu’]un membre du personnel de la cour, un avocat ou toute autre personne assujettie à l’autorité du juge a une conduite ou tient des propos clairement dénués de pertinence, qui soient sexistes ou racistes ou qui manifestent une discrimination fondée sur des motifs illégaux, [les juges doivent] se dissocie[r] de cette conduite ou de ces propos et [...] exprime[r] [...] [leur] désapprobation à leur égard [38].

Sans toutefois offrir des commentaires aussi détaillés sur le lien entre les propos entretenant des stéréotypes sexistes et l’impartialité, les Conseils de la magistrature provinciaux soulignent également la nécessité d’un comportement impartial et objectif[39]. Il est vrai que le fait de contrevenir à l’obligation d’impartialité ne constitue pas, en soi, une faute déontologique. Il s’agit plutôt d’un objectif à atteindre que d’une obligation[40]. La faute déontologique n’existe, elle, que lorsque le comportement du ou de la juge en question ébranle la confiance du public envers l’institution judiciaire[41]. Cependant, les décisions qui ont été rendues par les conseils de la magistrature jusqu’à maintenant établissent clairement que des propos sexistes, lorsqu’ils sont émis par des juges, minent la confiance du public à un point tel qu’ils constituent des fautes déontologiques invitant à la réprobation.

Par exemple, le Conseil de la magistrature du Québec a réprimandé le juge Denys Dionne, qui avait soutenu que « toute règle est faite, comme une femme, pour être violée »[42]. En condamnant ces propos sexistes, le comité d’enquête avait pris note qu’« environ 85 % des femmes agressées sexuellement refusent de porter plainte parce qu’elles n’ont pas confiance au système judiciaire »[43]. Le Conseil québécois avait également réprimandé le juge René Crochetière qui, après avoir libéré un prévenu à l’issue de son enquête préliminaire dans un contexte de violence conjugale, avait expliqué que « si jamais monsieur assassine madame, ça m’empêchera pas de dormir puis je mourrai pas »[44]. Le comité d’enquête explique que « la conduite dérogatoire [...] constitue une faute déontologique d’importance parce qu’elle a pu grandement entamer la confiance du public envers le système de justice, particulièrement dans le domaine très préoccupant pour l’opinion publique de la criminalité conjugale et de la violence faite aux femmes »[45]. Notons au passage que le Conseil québécois a aussi émis des réprimandes pour ce qu’il considérait être des propos sexistes envers les hommes[46].

Du côté des juges fédéraux, le Conseil canadien de la magistrature condamne aussi les propos explicitement sexistes. Il a, par exemple, recommandé la destitution du juge Jean Bienvenue notamment pour cette raison. Le juge Bienvenue avait dit à une jurée en pleurs que « [l]e kleenex est le meilleur ami de la femme »[47], et à une journaliste souhaitant pouvoir faire des allez et venues dans la salle d’audience : « [q]uand j’ai vu votre mini-jupe, j’ai dit : “Vous pouvez la laisser entrer et sortir comme elle veut” »[48]. Il aurait également fait référence à l’accusée en utilisant le mot « négresse » et, en parlant d’une relation lesbienne, aurait confié « [j]e me demande c’est laquelle qui fait l’homme »[49]. Enfin, il avait offert des motifs sur la peine emplis de stéréotypes :

L’ON DIT, avec raison et depuis toujours, que lorsque la femme, qui a toujours été à mes yeux l’être le plus noble de la création et des deux sexes de la race humaine, l’on dit que lorsque la femme s’élève dans l’échelle des valeurs de vertu, elle s’élève plus haut que l’homme et ça je l’ai toujours cru. ET, l’on dit aussi, et cela aussi je le crois, que lorsqu’elle décide de s’abaisser, la femme, elle le fait hélas! jusqu’à un niveau de bassesse que l’homme le plus vil ne saurait lui-même atteindre. VOUS ÊTES bien à l’image hélas! de ces femmes que l’histoire a connues : les Dalila, les Salomé, Charlotte Cordier [Corday], Mata-Hari, et combien d’autres qui ont marqué tristement notre histoire et dégradé le profil de la femme. Vous en êtes une de celles-là, et vous en fûtes la démonstration vivante la plus évidente qui soit à mes yeux. AU camp de concentration d’Auschwitz-Birkeneau, en Pologne, qu’un jour j’ai visité avec horreur, même les nazis n’ont pas éliminé des millions de Juifs dans la douleur ou dans le sang. Ils ont péri sans souffrance dans des chambres à gaz. [...] Les animaux eux-mêmes, votre chat, tiens, ne descendent jamais aussi bas que vous l’avez fait. Les animaux tueront selon les règles séculaires de la nature pour se nourrir, mais jamais par pure cruauté.[50]

Le juge Bienvenue a pris sa retraite avant que le Parlement ne se prononce sur sa destitution[51].

J’estime que d’entretenir des propos participant au mythe de la bonne victime mine, comme les propos sexistes mentionnés, la confiance du public au point de créer une apparence de partialité. Je suggère que la personne raisonnable et renseignée, norme d’évaluation des fluctuations de la confiance du public, est informée des quatre stéréotypes condamnés en droit. Elle sait que le Parlement canadien et que la Cour suprême ont mis en garde les acteurs et les actrices juridiques quant au risque que leur raisonnement juridique ne soit contaminé par l’un de ces stéréotypes lorsqu’ils et elles oeuvrent dans une cause d’agression sexuelle. Elle sait que ces stéréotypes peuvent fonder une erreur révisable en appel.

Ainsi, la personne raisonnable et renseignée sait que le mythe de la bonne victime présente le risque latent de pervertir la pensée des juges au point de les empêcher de porter un regard objectif sur le comportement des victimes, pouvant les mener ainsi à tirer des inférences erronées. Lorsqu’un ou une juge fait une remarque sur le temps qu’une victime a mis avant de dénoncer son agresseur, sur son absence de résistance, sur sa vie sexuelle ou sur sa thérapie, alors que ce commentaire n’est pas pertinent et nécessaire au raisonnement juridique, ce ou cette juge donne l’apparence de prendre ces données en considération dans ses motifs. Il ou elle risque alors de participer au mythe de la bonne victime, ou du moins de donner l’apparence d’y participer. Le ou la juge indique inconsciemment alors qu’il ou elle n’atteint peut-être pas le niveau d’objectivité requis en droit. Que son propos soit porteur ou non d’une erreur de droit, il entache certainement l’apparence d’impartialité que les tribunaux se doivent de maintenir. Lorsqu’un ou une juge évalue la crédibilité d’une victime d’agression sexuelle à travers le prisme du mythe de la bonne victime, ou semble le faire, il y a alors une apparence manifeste de manquement à l’obligation déontologique d’impartialité et d’objectivité.

La justesse d’un jugement ne se limite pas uniquement à l’absence d’erreur de droit révisable par une cour d’appel. Le ton du jugement est également important étant donné qu’il est, à l’instar du fond, porteur d’un message, lequel peut être moralisateur envers la victime, voire humiliant. Même si le ou la juge déclare un accusé coupable, son jugement peut être entaché de commentaires qui banalisent l’agression sexuelle et la souffrance vécue par la victime. Lorsqu’un ou une juge réprimande une victime ou insiste, même de manière subtile, sur des détails humiliants, il ou elle participe à entretenir une culture juridique qui décourage d’autres victimes à porter plainte. Or, rappelons-le, la méfiance envers le système de justice est l’un des principaux facteurs qui décourage une frange importante des victimes à dénoncer leur agresseur[52].

Malgré les réformes juridiques, le mythe de la bonne victime persiste dans l’esprit de quelques juges[53]. Le cas du juge Robert Dewar du Manitoba illustre bien comment ce mythe peut demeurer présent dans la réflexion juridique même lorsqu’un accusé est déclaré coupable d’agression sexuelle. En 2011, à l’occasion de la détermination de la peine de Kenneth Rhodes, le juge Dewar a tenu des commentaires déplorables à l’endroit de la victime. Rhodes avait été déclaré coupable d’avoir violé l’intégrité physique de la victime par pénétration digitale, par pénétration vaginale et anale du pénis, et par cunnilingus[54]. En évaluant la sentence à accorder, le juge Dewar met l’accent sur la tenue vestimentaire de la victime et sa consommation d’alcool, et ce même si la procureure de la Couronne avait prévenu le juge que l’inculpé peine à comprendre, même après avoir été déclaré coupable, que l’habillement d’une femme et sa consommation d’alcool ne constituent pas une invitation à une relation sexuelle[55]. Le juge Dewar avait conclu que « sex was in the air » parce que

[a]t 2:30 on a summer morning [avant l’agression sexuelle] two young women, one of which was dressed in a tube top without a bra and jeans and both of whom were made up and wore high heels in a parking lot outside a bar, made their intentions publicly known that they wanted to party[56].

Par ce type de commentaire, le juge Dewar humilie et culpabilise la victime. Il l’humilie en soulignant son habillement, avec un sous-texte moralisateur, une donnée qui n’est par ailleurs pas pertinente à la détermination de la peine de l’accusé, et qui n’est aucunement un facteur atténuant. Il la culpabilise en diminuant la sentence qu’aurait pu recevoir l’accusé parce qu’il considère que la victime était invitante[57]. Si le juge Dewar en était resté à une analyse des faits pertinents, il aurait pu éviter un tel affront à la victime. En novembre 2011, le juge Dewar a présenté ses excuses, reconnaissant l’effet négatif de ses commentaires. Le juge en chef Wittmann, qui était alors responsable du dossier au nom du Conseil canadien de la magistrature, a déterminé que ces excuses lui permettaient de ne pas soumettre les agissements du juge Dewar au comité d’enquête du Conseil, mais il a tout de même pris soin de condamner ces propos[58].

Les termes utilisés pour s’adresser aux victimes et pour aborder les événements traumatiques qu’elles ont vécus doivent être choisis avec soin. Lors d’un procès pour agression sexuelle, l’évaluation des faits se distingue de l’exercice réalisé dans d’autres procès criminels en raison des stéréotypes qui entourent encore les victimes d’agression sexuelle et du mythe de la bonne victime qui culpabilise celles dont le comportement s’en écarte[59]. Le processus judiciaire peut d’ailleurs stigmatiser les victimes puisqu’il leur impose de revivre leur agression en la racontant dans les moindres détails. Les juges ont d’ailleurs l’obligation de s’assurer que les victimes ne subissent pas de « contre-interrogatoire[s] contraire[s] à l’éthique »[60]. La confrontation des victimes aux stéréotypes sexistes dissuade nombre d’entre elles de porter plainte. Les juges jouent un rôle clé pour limiter la propagation de ces stéréotypes. S’il est déjà reconnu que les juges ne doivent pas tenir des propos grossièrement sexistes, il faut pousser cette obligation plus loin en exigeant que les juges ne participent pas à entretenir des stéréotypes sexistes. De tels propos stéréotypés minent l’apparence d’impartialité de la magistrature de sorte que la personne raisonnable, renseignée sur la gravité et le danger de ces stéréotypes, perd confiance en ces juges qui tiennent un tel discours.

B. L’obligation de compétence : la borne des stéréotypes condamnés en droit

L’obligation déontologique de ne pas promouvoir le mythe de la bonne victime doit être circonscrite par les quatre stéréotypes condamnés en droit décrits ci-dessus. L’obligation des juges de maintenir leur compétence juridique trace la limite de l’obligation de perfectionnement et d’apprentissage des juges. Or, cette obligation est généralement comprise comme se limitant à ce qui est incorporé au droit.

Je note au passage une exception. Certains commentaires, qui ne perpétuent pas directement l’un de ces quatre stéréotypes, peuvent être si outrageux qu’ils briment la confiance du public envers la magistrature, constituant ainsi une faute déontologique. Il s’agit cependant de commentaires dont l’aspect problématique doit être manifeste, de l’ordre de ceux que nous avons abordés dans la section précédente.

L’obligation des juges de maintenir leur compétence juridique est inscrite dans la majorité des énoncés de principes de déontologie judiciaire canadiens. Le Conseil canadien de la magistrature indique en ce sens que les juges des cours supérieures doivent prendre « les mesures qui s’imposent pour préserver et accroître les connaissances, les compétences et les qualités personnelles qui sont nécessaires à l’exercice de leurs fonctions judiciaires »[61]. Le Projet de loi C-337 prévoit d’ailleurs que ces juges devront suivre des cours de perfectionnement sur le droit relatif aux agressions sexuelles[62]. Le maintien d’un certain niveau de compétence est également attendu des juges des cours provinciales. Au Québec, par exemple, le Code de déontologie de la magistrature prévoit clairement que « [l]e juge a l’obligation de maintenir sa compétence professionnelle »[63]. En Ontario, les Principes de la charge judiciaire vont dans le même sens, et indiquent que « [l]es juges ont l’obligation de maintenir leur compétence professionnelle en droit »[64]. Cette exigence de maintien de la compétence juridique est également reconnue dans d’autres provinces[65].

Les quatre stéréotypes relatifs au mythe de la bonne victime devraient déjà être connus du ou de la juge remplit l’obligation qu’il ou elle a de maintenir sa compétence professionnelle. Ces stéréotypes sont condamnés en droit depuis quelques décennies déjà—ils ont notamment été dénoncés par la réforme du Code criminel et par l’adoption d’amendements à celui-ci au cours des années 1990. Considérant ce fait, il serait difficile de soutenir qu’un temps d’adaptation serait nécessaire pour les juges.

Je dénonce ici une conduite qui est décalée par rapport au droit, mais il est important de souligner que mon propos ne s’intéresse pas aux erreurs de droit ou de fait en leur qualité de motif d’intervention en appel. Le processus déontologique est distinct du processus d’appel[66]. Évidemment, tenir des propos erronés en droit ne constitue pas, en soi, une faute déontologique. Si l’obligation de maintenir sa compétence juridique donne naissance à l’obligation de ne pas perpétuer le mythe de la bonne victime, c’est en raison de sa rencontre avec l’obligation d’agir avec impartialité, discutée précédemment. Dans la mesure où un ou une juge n’erre pas nécessairement en tenant un commentaire participant de l’un de ces stéréotypes, il ou elle commet assurément une faute déontologique lorsque ce commentaire n’est pas pertinent et nécessaire au raisonnement juridique.

Considérant que l’obligation de raisonnablement maintenir sa compétence juridique est l’un des fondements de l’obligation déontologique de ne pas promouvoir une vision mythifiée des victimes d’agression sexuelle, elle trace également l’une des premières limites à l’étendue de cette obligation : seuls les stéréotypes condamnés en droit sont visés par celle-ci. Il existe d’autres pans au mythe de la bonne victime que ceux exposés dans la section précédente—une approche intersectionnelle permettrait certainement d’en révéler d’autres[67]. Cependant, il ne m’apparaît pas opportun d’exiger des juges d’être au fait des plus récentes recherches sur la question. Bien qu’il serait bénéfique que ceux-ci et celles-ci perfectionnent leur compréhension des enjeux reliés aux victimes d’agression sexuelle, il m’apparaît déraisonnable—considérant que les juges doivent déjà se tenir à jour en ce qui concerne les développements juridiques sur de nombreux sujets, en plus de faire face à un volume de travail herculéen—d’exiger, sous peine d’une sanction déontologique, une compréhension approfondie du mythe de la bonne victime. Cela étant, les stéréotypes abordés dans la section précédente ont été dénoncés depuis déjà quelques décennies, de sorte qu’il serait négligent d’en faire fi. Bref, l’obligation déontologique de ne pas entretenir le mythe de la bonne victime se limite, à mon avis, aux stéréotypes condamnés en droit, ce qui est conforme à l’obligation qu’ont les juges de maintenir leur compétence juridique.

C. L’indépendance judiciaire : la borne de la pertinence et de la nécessité

L’étendue de l’obligation de ne pas entretenir le mythe de la bonne victime connaît une autre limite : le commentaire autrement condamnable est permis s’il se justifie par sa pertinence et sa nécessité au raisonnement juridique. Cette limite permet de réconcilier l’obligation déontologique des juges avec le principe d’indépendance de la magistrature qui invite, entre autres choses, les juges à résister aux pressions de divers groupes d’intérêts.

La compréhension canadienne du principe de l’indépendance judiciaire est le résultat d’une évolution singulière. Historiquement, l’indépendance judiciaire référait à la liberté complète des juges d’instruire et de juger les causes qui leur étaient soumises sans pression du gouvernement, d’autres juges, de personnes intéressées, ou de tout groupe de pression[68]. Dans le contexte canadien, ce rôle arbitral de la magistrature est enrichi de deux autres fonctions. La première est d’assurer le respect des rôles constitutionnels de chaque entité, ce qui, dans le contexte d’une fédération, revient notamment à protéger la répartition des compétences[69]. La seconde, solidifiée par l’avènement de la Charte canadienne des droits et des libertés, est la défense des droits fondamentaux contre l’ingérence de tout organe de gouvernement[70]. Ces rôles amplifient la nécessité d’une magistrature indépendante de toute influence. Le positionnement des juges dans l’appareil constitutionnel canadien fait de la magistrature un élément vital de notre société démocratique[71]. Le principe de l’indépendance judiciaire comporte ainsi un aspect individuel, s’intéressant à l’indépendance du ou de la juge en cause, et un aspect institutionnel, concernant l’indépendance du tribunal[72]. L’évolution de ce principe autour des différents rôles de la magistrature a permis de reconnaître trois garanties nécessaires à l’indépendance judiciaire : l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance administrative[73].

L’indépendance judiciaire, en plus de permettre à la magistrature de remplir ses rôles « d’arbitre de différends et de gardien[ne] de la Constitution »’[74], est nécessaire afin de maintenir la confiance du public envers l’administration de la justice. La Cour suprême rappelle que « [s]ans cette perception d’indépendance, le pouvoir judiciaire ne peut pas “prétendre à la légitimité, ni commander le respect et l’acceptation qui lui sont essentiels” »[75]. En ce sens, il importe de comprendre que l’indépendance judiciaire n’est pas une fin en soi, mais plutôt un moyen de préserver la confiance du public[76]; « [c]e principe existe au profit de la personne jugée et non des juges »[77]. À cet effet, le juge Binnie explique que, si les éléments du principe d’indépendance judiciaire ne sont pas « interprétés en fonction des intérêts d’ordre public qu’ils visent à servir, il y a danger que leur application compromette la confiance du public dans les tribunaux, au lieu de l’accroître »[78]. Puisqu’il existe au profit des justiciables et non des juges, le principe d’indépendance judiciaire ne peut pas être interprété de sorte à cautionner les commentaires qui participent au mythe de la bonne victime, puisque ceux-ci minent la confiance du public envers la magistrature. Il ne s’agirait pas d’une interprétation bénéficiant au public puisqu’elle permettrait aux juges d’agir de manière à défier leur obligation d’impartialité, ou du moins d’avoir l’apparence de le faire.

Ce haut standard de conduite auquel sont tenus les juges est justifié par la place que la magistrature occupe dans notre société. L’indépendance et le pouvoir dont elle bénéficie exigent d’elle un comportement exempt de sexisme. En 1999, le professeur Morissette, tel qu’il était à l’époque, expliquait avec justesse que « la vulnérabilité du juge est nettement plus grande que celle du commun des mortels, ou des élites en général : c’est un peu comme si sa fonction, qui consiste à juger autrui, lui imposait de se placer hors de portée du jugement d’autrui »[79]. S’il est vrai que l’indépendance judiciaire doit protéger les juges contre les pressions de groupes d’intérêts, il est également vrai qu’un ou une juge peut commettre un « abus [...] [d]’indépendance judiciaire », ce qui « menace l’intégrité de la magistrature dans son ensemble »[80]. L’effet dissuasif d’une réprimande ou d’une destitution sur l’ensemble de la magistrature est considéré comme positif s’il prévient la tenue de propos sexistes. Le comité d’enquête du Conseil canadien de la magistrature, dans son rapport sur le juge Bienvenue, explique qu’il ne s’agit pas de soumettre les juges aux influences de groupes d’intérêts[81], mais simplement de les tenir au respect du principe d’égalité garanti par la Charte canadienne des droits et libertés, et de leur obligation déontologique d’impartialité :

Certes, les juges ont droit à leurs idées et ne sont aucunement tenus de suivre la mode du jour ni de satisfaire aux impératifs de la rectitude politique. Un juge ne saurait toutefois faire sien un parti pris qui nie le principe de l’égalité devant la loi et met également en cause son impartialité. Le professeur A. Wayne MacKay écrit dans son article intitulé « Judicial Free Speech and Accountability: Should Judges Be Seen But Not Heard », (1983) 3 N.J.C.L aux pp 228–229 :

To argue that the speech of judges should be limited by legitimate claims of equality expressed by lobby groups espousing the claims of those embraced by the equality guarantees of section 15 of the Charter and by Human Rights Codes is not to argue that judges must be “politically correct” in their speech. Judges should not respond to a public interest lobby just because it is persistent and in vogue. Judges should, however, take care that neither their speech nor conduct transgress the equality principles enshrined in the Charter. When they do commit such transgressions, they should be held accountable. The Charter provides the buoy to prevent the judiciary from allowing lobby groups to pull them down into the political waters.[82]

Dans ce même ordre d’idées, la Cour suprême cite le professeur Martin L. Friedland, qui explique qu’il est souhaitable que les sanctions imposées par un conseil de la magistrature aient un effet dissuasif lorsqu’elles éloignent les remarques grossières, indélicates, sexistes ou racistes, mais qu’il est cependant important que les remarques pertinentes au raisonnement juridique puissent être tenues par les juges :

Certes, des tensions s’exercent entre indépendance et obligation de rendre compte. Les juges doivent être tenus de rendre compte de leur conduite judiciaire et extrajudiciaire. Le public doit faire confiance au système judiciaire et être convaincu, comme l’a expliqué le ministre de la Justice Allan Rock dans un discours prononcé devant les juges en août 1994, « que les plaintes de manquement à la bonne conduite sont évaluées objectivement et tranchées de façon équitable ». Par contre, l’obligation de rendre compte pourrait avoir un effet inhibiteur, ou paralysant de l’avis de certains, sur les actes des juges. En matière d’examen des décisions judiciaires par des tribunaux d’appel, il n’y a généralement pas lieu de s’inquiéter de l’atteinte qui pourrait être ainsi portée à la liberté d’action du juge. L’objectif de la Cour d’appel est de corriger les erreurs commises par les juges de première instance ou, dans le cas de la Cour suprême du Canada, de corriger les erreurs commises par les tribunaux d’appel. De la même façon, si les actes d’un conseil de la magistrature ont un effet dissuasif en ce qui a trait aux remarques grossières, indélicates, sexistes ou racistes, ce résultat est éminemment souhaitable. Il existe toutefois un risque qu’une déclaration faite en salle d’audience, pertinente à une conclusion de fait, à la détermination de la peine ou à une autre décision, donne lieu à une plainte et incite les juges à façonner leurs décisions de façon à éviter de prêter flanc à la critique. Il importe donc de concevoir des régimes qui obligent les juges à rendre compte de leur conduite, tout en étant équitables envers eux, et qui ne portent pas atteinte à leur obligation d’exercer leur pouvoir juridictionnel honnêtement et en conformité avec le droit [italiques ajoutés, notes omises].[83]

La tension entre la protection de la magistrature contre les influences extérieures et l’impératif de maintenir la confiance du public en celle-ci se résout donc en permettant les commentaires participant au mythe de la bonne victime lorsqu’ils sont pertinents et nécessaires au raisonnement juridique[84]. La personne raisonnable et renseignée sait qu’il est possible, dans des cas d’exception, que certains commentaires pouvant entretenir l’un des quatre stéréotypes soient pertinents et nécessaires à l’analyse juridique d’une cause.

Dans l’arrêt Seaboyer[85], la juge McLachlin, telle qu’elle était à l’époque, donne en exemple le jugement états-unien State v. Jalo[86]. Cette cause permet de démontrer qu’il est parfois pertinent et nécessaire d’employer l’historique sexuel d’un plaignant ou une plaignante. En l’espèce, la plaignante accusait son père de l’avoir agressée sexuellement. Or, l’introduction de l’historique sexuel de la plaignante a permis de soutenir qu’elle avait déposé de fausses accusations parce que son père avait découvert qu’elle entretenait des relations incestueuses avec son frère et qu’il voulait y mettre un terme, au mécontentement de la plaignante. La juge McLachlin considère qu’il s’agit ici d’une preuve d’une « très grande pertinence », qui explique pourquoi la mouture de l’article 276 à l’étude dans Seaboyer a été jugée inconstitutionnelle. En effet, celle-ci aurait interdit la production de ce type de preuve. Une certaine latitude doit donc être permise afin de préserver l’intégrité du raisonnement juridique.

D. Un début de reconnaissance : le cas du juge Robin Camp

En somme, un ou une juge commet une faute déontologique lorsque son propos entretient le mythe de la bonne victime en perpétuant l’un des quatre stéréotypes condamnés en droit, et que ce propos n’est pas justifié par sa pertinence et sa nécessité au raisonnement juridique. Le traitement du cas du juge Robin Camp par le Conseil canadien de la magistrature offre un exemple évocateur du début de la reconnaissance de cette obligation déontologique.

En 2014, le juge Camp tient, lors du procès pour agression sexuelle d’Alexander Scott Wagar, des propos hautement problématiques participant directement au mythe de la bonne victime[87]. Plusieurs passages des procédures et du jugement ont été relevés par le comité d’enquête du Conseil canadien de la magistrature dans son rapport recommandant la destitution du juge Camp. Des plus marquants, il convient de mettre en relief le fait que le juge Camp a demandé à la victime « why didn’t you just sink your bottom into the basin so [the accused] couldn’t penetrate you? [...] why couldn’t you just keep your knees together? »[88]. Il conclut ses motifs en écrivant que la victime « hasn’t explained why she allowed the sex to happen if she didn’t want it »[89]. Le juge exprime clairement, dans les mots du comité d’enquête, « sa croyance partiale que les femmes devraient résister — qu’elles devraient [...] repousser une agression — ou être considérées comme consentantes »[90]. Un an après que le juge Camp ait rendu son jugement, la Cour d’appel de l’Alberta a infirmé sa décision, admonesté le juge de première instance et ordonné un nouveau procès[91].

En 2016, le comité d’enquête du Conseil canadien de la magistrature a conclu que le juge Camp avait miné la confiance du public envers la magistrature, d’une part, en exprimant une antipathie face au droit applicable aux agressions sexuelles et, d’autre part, en se fondant sur le mythe de la bonne victime :

On the record before the Committee, we find that throughout the Trial Justice Camp made comments or asked questions evidencing an antipathy towards laws designed to protect vulnerable witnesses, promote equality, and bring integrity to sexual assault trials. We also find that the Judge relied on discredited myths and stereotypes about women and victim-blaming during the Trial and in his Reasons for Judgment.

[...]

We conclude that Justice Camp’s conduct in the Wagar Trial was so manifestly and profoundly destructive of the concept of the impartiality, integrity and independence of the judicial role that public confidence is sufficiently undermined to render the Judge incapable of executing the judicial office [italiques ajoutés].[92]

Bien que le comité d’enquête n’en traite pas directement, j’estime que la nature humiliante et culpabilisatrice des propos tenus par le juge Camp ajoute à leur aspect fautif. La victime témoigne en ces termes de l’impact négatif qu’a eu la conduite du juge sur elle :

He made comments asking me why I didn’t close my legs or keep my ankles together or put my ass in the sink. Like, what did he get out of asking me those kind of questions. Like, what did he expect me to say to something like that. I hate myself because of his words, and I felt judged. He made me hate myself, and he made me feel like I should have done something that I could -- that I was some kind of slut. I felt physically ill and dizzy, and I hoped I would’ve faint just so it would stop. I was so confused during the trial [italiques ajoutés].[93]

Le comité d’enquête prend soin d’expliquer que l’évaluation des propos d’un ou d’une juge qui se fait au travers du prisme de la personne raisonnable et renseignée « doit tenir compte de la perspective des survivantes d’agression sexuelle, et de celle des femmes marginalisées en général, car elles ont droit à une magistrature qui rejette les mythes et les stéréotypes sexuels et qui comprend et respecte l’égalité »[94]. Voilà qui vient appuyer la thèse qu’une faute déontologique survient lorsqu’un ou une juge tient un propos entretenant le mythe de la bonne victime. Face à cela, il est pertinent de se demander ce qu’il advient des deux bornes délimitant cette obligation déontologique, qui, rappelons-le, sont que l’obligation se limite aux quatre stéréotypes condamnés en droit, et que le propos n’est pas fautif s’il est pertinent et nécessaire au raisonnement juridique.

Le comité d’enquête est également d’avis qu’il serait déraisonnable de s’attendre à ce que les juges aient une compréhension du comportement des victimes d’agression sexuelle qui soit à la fine pointe de la recherche universitaire, puisqu’il ne s’agit pas de leur domaine d’expertise. Cependant, certains stéréotypes sont dénoncés depuis plusieurs décennies déjà par les autorités juridiques, et il y a lieu de s’attendre à ce que les juges n’adhèrent pas à ces stéréotypes. Le comité d’enquête l’explique ainsi :

The Committee does not want to be taken to be saying that Justice Camp should be faulted for having gaps in his knowledge about the ways in which victims respond to sexual violence, or that asking questions which revealed those gaps amounted to judicial misconduct. The impropriety of his questions to the complainant stemmed not from understandable gaps in his knowledge. Judges cannot reasonably be expected to have expertise in every discipline (including neurobiology), which is precisely why expert witnesses are often called to assist the judicial reasoning process. The impropriety of Justice Camp’s questions and comments stemmed from his adherence to rape myths that are rooted in gender bias and that were long ago discredited and denounced by the Supreme Court of Canada as having a discriminatory effect on women. Also, as Professor Benedet set out in her report, the major impetus of legislative reforms of sexual assault laws in Canada has been to rid the law of the pernicious impact of discriminatory rape myths [italiques ajoutés].[95]

Cette explication renforce la proposition qu’entretenir un des quatre stéréotypes condamnés en droit constitue une faute déontologique, mais qu’il y a lieu de se limiter aux stéréotypes condamnés par la communauté juridique, à moins qu’il ne s’agisse d’un commentaire manifestement sexiste.

Relativement à l’indépendance judiciaire, le comité d’enquête explique que les commentaires du juge Camp ne sont pas de nature à être protégés par ce principe. Ces commentaires « had little of nothing to do with the issues facing the Judge in the Trial »[96]. Ainsi, la gratuité du commentaire est un élément dont il faut tenir compte lorsque vient le temps d’évaluer sa rectitude déontologique. Il semble qu’il pourrait être justifié s’il était pertinent et nécessaire au raisonnement juridique. Dans le même ordre d’idées, le Conseil canadien de la magistrature explique, dans son rapport du 8 mars 2017 à la ministre de la Justice où il entérine la recommandation de destitution émise par le comité d’enquête, que les commentaires du juge Camp ne peuvent bénéficier de la protection garantie par le principe d’indépendance judiciaire puisqu’ils ne revêtent pas le caractère de questionnements ou de propos légitimes aux yeux du droit relatif aux agressions sexuelles :

We are mindful that any criticism Council levels against a judge must not have a chilling effect on the ability of judges, generally, to pursue relevant inquiries on the facts or law and to call attention to deficiencies in the law in appropriate cases. Indeed, judges have a duty to be critical of existing legislation in specific circumstances, for example where a judge forms a view that a specific provision contravenes our Constitution or otherwise operates in a deficient manner. We do not in any way intend to deter judges from asking the hard questions and taking the difficult positions that are sometimes necessary to discharge their judicial responsibilities.

However, some of the Judge’s comments in this case were not in the nature of legitimate legal inquiries or comment. In this regard, we agree with the Committee that several of the Judge’s comments “had little or nothing to do with the issues facing the Judge in the Trial” and were not of the type that could justifiably stray beyond matters directly connected to legitimate legal reasoning and result. Wagar 2017 changes nothing in this respect [italiques ajoutés, notes omises].[97]

Le lendemain du dépôt de ce rapport du Conseil de la magistrature, le juge Robin Camp démissionna de la magistrature[98].

Le cas du juge Robin Camp permet de constater que le Conseil canadien de la magistrature commence à reconnaître l’existence de cette obligation déontologique de ne pas perpétuer le mythe de la bonne victime, telle que proposée dans le présent article. Parfois, cependant, la présence des stéréotypes est plus subtile et moins apparente que dans le cas du juge Camp. À ce chapitre, les motifs du juge William B. Horkins dans R. v. Ghomeshi offrent un bon exemple. Il convient de s’y intéresser de plus près afin de mettre à l’épreuve ma formulation de l’obligation déontologique selon laquelle une faute n’est commise que lorsqu’un ou une juge tient un commentaire (1) qui perpétue le mythe de la bonne victime, (2) qui participe d’un des quatre stéréotypes condamnés en droit, et (3) qui n’est pas justifié par sa pertinence et sa nécessité.

III. Le jugement dans R. v. Ghomeshi

L’affaire Ghomeshi a transformé la culture juridique canadienne, non pas en raison de la valeur juridique de la cause, mais plutôt car elle a donné naissance au désormais célèbre mouvement #AgressionNonDénoncée (#BeenRapedNeverReported), qui a marqué un point tournant de la conscientisation de la population par rapport à la culture du viol[99]. Les confessions et les dénonciations engendrées par ce mouvement, qui a été lancé en 2014 par les journalistes Sue Montgomery et Antonia Zerbisias par solidarité pour les victimes de Jian Ghomeshi[100], ont permis d’illustrer concrètement la réalité derrière les chiffres : plus de 90 % des agressions sexuelles ne sont jamais dénoncées à la police[101]. Ce dur constat révèle l’incapacité du système criminel canadien à sanctionner les agressions sexuelles et à dissuader ceux qui les commettent. Le procès de Jian Ghomeshi, tenu en février 2016, ainsi que le jugement rendu en mars de la même année, ne risquent pas de renverser la vapeur en encourageant plus de victimes d’agressions sexuelles à aller de l’avant.

Bien que, de l’aveu même de la Couronne, le juge du procès, William B. Horkins, n’ait pas commis d’erreur de droit, il y a tout de même lieu de s’intéresser au jugement et d’en critiquer certains passages[102]. Ce jugement a été le vecteur d’un débat de société sur les fondements du droit criminel. Il a provoqué la remise en question de piliers du droit criminel, dont le standard de preuve hors de tout raisonnable, la présomption d’innocence[103], le droit de l’accusé au silence, le standard d’évaluation de la crédibilité des victimes, l’interdiction de la preuve de propension, l’obligation de communication de la preuve uniquement à l’avantage de l’accusé, et les obligations éthiques des avocats et des avocates de la défense[104]. Aux fins de cet article, je m’intéresserai plus spécifiquement à la relation entre le juge et les trois victimes.

La décision du juge Horkins permet d’illustrer l’application de l’obligation déontologique de ne pas tenir de propos participant de l’un des quatre stéréotypes fondant le mythe de la bonne victime lorsqu’ils ne sont pas pertinents et nécessaires au raisonnement juridique. Sans être entaché d’une erreur de droit, le processus d’évaluation du témoignage des victimes est dur, froid et humiliant. Dans cette section, je mets en évidence des passages où le juge Horkins dépasse les limites de la pertinence et de la nécessité et, corollairement, entretient des stéréotypes sur les victimes d’agression sexuelle.

Concernant le témoignage de L.R., le juge Horkins conclut que ce dernier n’est pas crédible, notamment parce qu’elle dit ne pas avoir eu de contact avec Ghomeshi à la suite de la seconde agression alléguée alors que la preuve révèle le contraire[105]. Plutôt que de simplement énumérer les moments où L.R. a communiqué avec Ghomeshi, pour exposer son parjure, le juge Horkins décrit ces « flirtatious emails »[106]. Il va plus loin que nécessaire pour démontrer ce parjure, relevant des détails non pertinents, par exemple que L.R. « refers, oddly, to him [Ghomeshi] ploughing snow, naked. »[107]. Il insiste également sur des éléments assez intimes : « She attached to this email a picture entitled “beach1.jpg”, which is a picture of her, reclined on a sandy beach, wearing a red string bikini »[108]. On peut se demander pourquoi le juge Horkins prend soin de souligner que le costume de bain est un « red string bikini ». Un ton moralisateur sous-tend le choix des détails mis en évidence par le juge Horkins. Ce dernier met l’accent sur la vie sexuelle de L.R., comme si cela devait appuyer sa conclusion qu’elle n’est pas digne de foi. Or, cette humiliation (très) publique n’était tout simplement pas nécessaire pour établir le parjure de la victime. Un simple exposé des métadonnées aurait suffi.

Concernant le témoignage de Lucy DeCoutere, le juge Horkins soulève encore une fois inutilement des détails intimes. Le juge souhaite expliquer que l’omission volontaire de certains évènements par Lucy DeCoutere entache sa crédibilité[109]. À nouveau, le juge Horkins ne s’en tient pas aux métadonnées. En effet, il prend la peine de souligner des passages intimes où la victime écrit à Ghomeshi « suggesting help with “an itch that you need... scratching” » et où elle lui envoie « a “ridiculous, sexualized photo” of herself with the neck of a beer bottle in her mouth simulating an act of fellatio »[110]. En outre, insatisfait de simplement souligner la correspondance entre la victime et Ghomeshi précédant leur rencontre à Banff, le juge cite directement des passages de l’échange de courriels, relevant des suggestions intimes de la part de la victime :

In advance of going to Banff, Ms. DeCoutere emailed Mr. Ghomeshi and told him that she wanted to “play” with him when they were in Banff. She suggested that maybe they would have a “chance encounter in the broom closet.” The response from Mr. Ghomeshi was expressly non-committal, “I’d love to hang but can’t promise much.” Ms. DeCoutere emailed back to Mr. Ghomeshi saying she was going to “beat the crap” out of him if they didn’t hang out together in Banff and that she would like to “tap [him] on the shoulder for breakfast.” This correspondence paints a suggestive picture. It reads as if Ms. DeCoutere was, at that point in time, clearly pursuing Mr. Ghomeshi with an interest in spending more time together [italiques ajoutés].[111]

Ces détails ne sont pas nécessaires pour soulever le parjure de Lucy DeCouterre. Il est, répétons-le, tout simplement humiliant de révéler au public, encore plus dans un cas hautement médiatisé à l’échelle du Canada le comportement d’une victime qui cherche l’attention de son agresseur par des suggestions de nature sexuelle, sans mention, même succincte, de concepts qui peuvent apporter un regard nouveau sur la question, comme celui du cycle de la violence.

À la lecture de ces détails, il est raisonnable de se demander si le juge Horkins insinue que Lucy DeCoutere a fait une fausse dénonciation afin de se venger d’un manque d’attention. Pourtant, la Cour suprême a déjà dénoncé le stéréotype qui veut que les femmes soient rancunières à l’égard de leurs anciens amants et qu’elles souhaitent se venger[112]. Quoique les fausses accusations existent, le juge Horkins conclut qu’il n’a pas assez de preuves pour croire que la victime était motivée par sa rancune ou une quelconque envie de célébrité[113]. On peut donc se demander pourquoi le juge s’enfonce dans les détails de la preuve portant sur une telle motivation. D’une part, cette preuve n’est pas nécessaire pour établir le parjure de la victime. D’autre part, le juge risque de transformer son raisonnement juridique en processus humiliant, pour enfin conclure que la preuve n’est pas suffisante. Il s’agit d’un procès criminel, et non d’un recours civil s’articulant autour d’une question de diffamation. Pourtant, le juge Horkins souligne le fait que la victime a engagé un publiciste, a donné 19 entrevues et a obtenu beaucoup d’appui sur la twittosphère avec le mot-clic #IBelieveLucy[114]. Après avoir étalé ces faits, curieusement, le juge Horkins souhaite « emphasize strongly » que seul le parjure de Lucy DeCoutere est important, « not necessarily her undetermined motivations for doing so »[115].

Concernant le témoignage de S.D., le juge Horkins a été plus concis. Il souligne la possible collusion entre S.D. et Lucy DeCoutere[116]. Plus dérangeant, il souligne la vie sexuelle de la victime avec l’accusé après l’agression sexuelle. Afin d’établir que S.D. s’est parjurée lorsqu’elle a affirmé qu’elle n’a jamais revu Jian Ghomeshi en privé après l’agression sexuelle, alors qu’elle l’a invité chez elle, le juge mentionne inutilement et froidement que la victime a sexuellement fait plaisir à l’accusé de cette manière : « She gave him a “hand job” »[117]. Il s’agit d’une autre incursion non pertinente et non nécessaire dans la vie sexuelle des victimes, qui évoque dangereusement le stéréotype suggérant que les femmes à la vie sexuelle active sont moins crédibles que les autres, et celui suggérant que, lorsqu’une femme a eu une relation sexuelle consentante avec un homme, toutes ses relations avec lui étaient nécessairement consentantes.

En somme, j’estime que le juge Horkins a enfreint son obligation déontologique en raison du caractère humiliant, non nécessaire, et stéréotypé des passages soulevés. Il laisse glisser plusieurs détails et remarques sur la vie sexuelle des victimes. Cette révélation publique est en soi humiliante pour ces femmes autant que, comme je l’ai expliqué à chaque fois, elle n’était ni pertinente ni nécessaire au raisonnement juridique. Ces passages sont d’ailleurs à proximité de son analyse de la crédibilité de chaque victime, ce qui n’aide pas à enrayer la perpétuation du mythe selon lequel les femmes ayant une vie sexuelle active sont moins dignes de foi. Ainsi, quoique le juge Horkins n’ait pas commis d’erreur de droit, il a commis, selon moi, plusieurs fautes déontologiques qui doivent être dénoncées.

Conclusion

Dans cet article, j’ai relevé les principaux stéréotypes relatifs aux agressions sexuelles que le droit statutaire et la jurisprudence tentent de faire disparaître de l’imaginaire collectif et, plus particulièrement, de l’esprit des acteurs et des actrices du système judiciaire. J’ai brièvement expliqué le rôle que les juges ont à jouer dans ce projet, la responsabilité qu’ils et elles doivent assumer. Cette responsabilité va au-delà du fait de ne pas commettre d’erreur de droit, puisque la présence de ces stéréotypes met en péril l’apparence d’impartialité de la magistrature. Les juges ont une obligation déontologique de ne pas émettre de commentaires (1) qui entretiennent le mythe de la bonne victime, (2) qui participent d’un des quatre stéréotypes condamnés en droit et (3) qui ne sont pas justifiés par leur pertinence et leur nécessité au raisonnement juridique. J’ai ensuite illustré l’application de cette proposition en analysant le jugement du juge Horkins dans R. v. Ghomeshi. Ce cas démontre l’importance du rôle joué par les juges dans le maintien de la confiance du public en général, et, surtout, de celles des victimes, envers l’appareil judiciaire. Tenir des propos qui participent aux stéréotypes condamnés en droit et menacent le processus judiciaire de recherche de la vérité ébranle l’apparence d’impartialité de la magistrature. Dans un contexte où bon nombre de victimes d’agression sexuelle ne portent pas plainte en raison de leur méfiance envers la justice criminelle, une telle apparence de partialité a un effet dévastateur concret sur l’efficacité de la justice criminelle à sanctionner les agressions sexuelles et à dissuader leur commission. Reconnaître le rôle des juges dans le ravivement de cette confiance permettra d’endiguer une partie du problème.