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L’histoire vivante est une activité culturelle fortement ancrée dans le champ du loisir (Dumazedier 1972 ; Corbin 1995 ; Bonneau 2009) et qui peut être définie comme une recréation de manières de faire appartenant à un temps révolu. Si le principe de mise en vie du passé se retrouve aussi bien en Europe qu’en Russie ou aux États-Unis, l’histoire vivante en France se décline plus spécifiquement selon plusieurs axes de pratiques : la reconstitution historique (qui a pour ambition de représenter une personne ayant pu vivre à une époque précédente et de mettre en vie des savoir-faire oubliés), les arts martiaux historiques européens (qui consistent à retrouver des techniques martiales disparues) et des modalités de recréations matérielles qui n’impliquent pas nécessairement le port d’un costume (constructions de parcs archéologiques avec les techniques de l’époque, médiation culturelle professionnelle, etc.). Dans le cadre de cet article, il s’agit de porter une attention spécifique à la reconstitution de la période médiévale à travers les costumes puisque le système vestimentaire mis en place conditionne le port des habits. Ceux-ci deviennent les symboles d’une rupture spatiale et temporelle, mais ils sont aussi des outils permettant la présentation de soi au sein de la communauté. Plus spécifiquement, ce travail cherche à comprendre comment le vêtement recréé fait sens pour les individus dans le cadre de leur démarche[1] d’histoire vivante et comment il organise et délimite l’activité. En effet, le vêtement est à la fois le symbole d’une rupture spatiale et temporelle (l’entrée dans le monde de l’histoire) et un révélateur de savoir-faire (confection) et de savoir-être (manière de porter un accessoire, de l’utiliser). Plus encore, les costumes visent, à travers leur matérialité, à permettre l’entrée dans le passé. Le soin qu’apportent les « reconstituteurs » que j’ai rencontrés à la confection de leurs vêtements traduit une approche de l’histoire par les objets et une volonté de « vivre » celle-ci par le support matériel. Pour autant, le Moyen Âge ainsi recréé demeure une représentation. Si les enquêtés ne font pas « semblant » et cherchent à expérimenter davantage qu’à « jouer » (nombre d’entre eux lisent assidûment les parutions universitaires en histoire et en archéologie[2]), l’authenticité souhaitée est limitée par le conditionnement contemporain. Le dépaysement vestimentaire est alors un moyen de provoquer l’immersion et les vêtements deviennent des supports d’expérimentation, tout en permettant d’entrer à la fois dans la communauté et dans le passé.

Dans un premier temps, le contexte global de l’histoire vivante et de la reconstitution médiévale en France sera présenté, accompagné d’un cadrage méthodologique. Puis il conviendra de saisir ce qui distingue un costume d’un déguisement et l’importance du vocabulaire qui y est attaché, afin de comprendre le fonctionnement du système vestimentaire en reconstitution. Ensuite, une fois les costumes portés, l’apparence corporelle vise à afficher une image de soi socialement valorisée. Le vêtement apparaît alors comme un outil ayant une portée symbolique, permettant non seulement d’entrer dans un autre temps, mais aussi de rappeler l’implication individuelle de chacun dans le loisir.

Cadre de l’enquête et méthodologie

Bien que la pratique actuelle de la reconstitution en Europe provienne du monde anglo-saxon – qui l’a déjà hissée au rang de support patrimonial[3] – et de la tendance nommée living history[4], elle ne peut être définie selon les mêmes termes ni de la même manière en fonction des pays dans lesquels elle se développe. Les reconstituteurs se déplacent volontiers à l’étranger mais l’hétérogénéité des pratiques et des discours dans les différents États invite à envisager la reconstitution en fonction des communautés qu’elle crée et dans lesquelles se reconnaissent les pratiquants. À cet égard, la barrière de la langue représente souvent une première frontière. Pour les Anglo-Saxons, l’histoire vivante est liée au role play, autrement dit à l’idée de « jouer un rôle ». Or en France, en Suisse ou encore en Belgique, cette notion renvoie au jeu de rôle, pratique dont cherchent justement à se détacher les reconstituteurs. Dans le même ordre d’idées, les enquêtés ne sont pas des acteurs et le champ sémantique du théâtre est largement délaissé, de manière à se détacher de la notion de performance (comme accomplissement, graphique ou scénique). Le terme de recréation, quant à lui, n’est pas utilisé par les enquêtés francophones, qui lui préfèrent celui de reconstitution, mettant ainsi l’accent sur la pratique et la communauté qui en découle, davantage que sur le processus de mise en vie. Ainsi, si la reconstitution forme des communautés, celles-ci sont localisées et géographiquement situées. L’exemple pris ici sera celui de la France et des pays limitrophes et francophones qui l’entourent, fonctionnant selon la même logique : Suisse et Belgique. Dans le contexte français (et frontalier), la reconstitution renvoie à la fois aux activités de recréation d’un événement historique particulier (comme c’est le cas pour les reconstitutions de batailles) et à la mise en vie, à travers la culture matérielle, de représentations idéalisées de personnes appartenant à l’histoire (les pratiquants tendent à faire vivre des costumes et des artefacts à travers leur expérience corporelle, le temps de quelques jours). À la différence de plusieurs autres définitions anglophones qui distinguent living history, re-creation et reenactment selon la forme prise par l’activité[5] (Cramer 2014 : 25), la « reconstitution[6] » traitée ici fait uniquement référence à la pratique en costume basée sur des sources historiques[7], dans le but de partager des connaissances sur la période ainsi recréée. En somme, la reconstitution n’est pas une activité qui se positionne à côté de l’histoire vivante, mais elle en fait partie. Quel que soit le pays, l’enjeu principal des reconstitutions, issues de la mouvance living history, demeure avant tout la transmission d’une histoire hors des cadres institués, de manière didactique (Roth 1998) et s’inscrivant dans une optique patrimoniale (Egberts et Bosma 2014). De même, les principes d’expérimentation et d’expérience vécue (McCalman et Pickering 2010) sont essentiels au yeux des pratiquants.

La reconstitution historique médiévale[8] en France, Suisse et Belgique englobe des membres qui se reconnaissent comme faisant partie d’un même groupe, aux valeurs et normes communes (Tönnies 2010 [1887]). Les liens affectifs (notamment d’amitié ou, plus encore, familiaux), sont aussi des facteurs délimitant une communauté émotionnelle (Rosenweim 2006, 2011), en ce que celle-ci fait partager un registre d’émotions et de sentiments, énoncés verbalement, identiques. Le terme de communauté fait ici écho aux reconstituteurs des trois pays mentionnés qui se retrouvent fréquemment (au moins une fois par an) dans diverses manifestations et poursuivent leurs échanges par le biais d’Internet en dehors de la période estivale. Ces relations permettent d’enclencher un principe d’interconnaissance (Beaud et Weber 2010) et un sentiment d’appartenance à un collectif. Les membres de la communauté sont principalement des bénévoles, regroupés en associations. Les professionnels sont aussi désignés par les autres (et par eux-mêmes) comme des reconstituteurs, mais ils ajoutent généralement à ce qualificatif leurs compétences particulières (comédiens, artisans)[9]. Sont exclues du champ de la reconstitution les expérimentations télévisuelles, l’archéologie expérimentale et « l’évocation », considérée par les pratiquants comme une pratique approximative (parce que les costumes sont en matière synthétique, par exemple). Les reconstituteurs se retrouvent entre eux en fonction de leur période de prédilection, mais des « incursions » dans les époques proches sont aussi possibles. Par exemple, ceux qui s’intéressent au Moyen Âge sont parfois aussi membres d’associations de reconstitution gauloise. Pour ce qui est des époques antiques ou médiévales, il est difficile d’évaluer le nombre exact de participants réguliers car il n’existe aucune fédération ni aucun organisme centralisant leur activité. Par ailleurs, les limites de la reconstitution sont fluctuantes et le nombre de pratiquants augmente ou diminue en fonction des valeurs de référence prises par chaque association[10] ; il est cependant possible d’avancer le chiffre d’un millier de reconstituteurs pour la période médiévale[11]. Les associations sont indépendantes les unes des autres. Elles peuvent regrouper quelques adhérents (ce sont souvent des associations familiales) ou plusieurs dizaines (avec un système de recrutement par cooptation)[12]. Les événements sont privés (campements off[13]) ou publics. En ce cas, les reconstituteurs sont au minimum défrayés parce qu’ils viennent proposer de l’animation sur un site. Ces rencontres durent en général le temps d’un week-end et perdurent d’une année à l’autre[14]. Les motivations des participants tiennent à l’envie d’apprendre et d’échanger des savoirs et des savoir-faire sur leur période de prédilection, mais aussi à un désir de sociabilité, les autres reconstituteurs étant considérés comme des membres du groupe à part entière, des amis, voire des membres de la famille. Si les processus de fonctionnement de l’histoire vivante ont pu être étudiés par ailleurs (Tuaillon Demésy 2013, 2014), il convient toutefois d’accorder une attention particulière à la culture matérielle (Pesez 2006) ainsi recréée, et notamment aux costumes. Ceux-ci sont, en effet, des éléments déterminants pour ce qui est de l’engagement en reconstitution. Ce sont les premiers objets que les reconstituteurs confectionnent. Plus exactement, le costume dont il est ici question représente à la fois la vie civile et militaire, les pratiquants associant très souvent les deux.

Les données ont été recueillies lors de 29[15] observations participantes à l’occasion de manifestations de reconstitutions privées et publiques. En effet, afin de saisir les éléments (discours, émotions exprimées, jeux de regards, etc.) en jeu lors des interactions (Gold 2003), il a fallu prendre part à la vie du groupe lors d’événements. Les terrains menés[16] ont permis de comprendre, sur le long terme, le fonctionnement de la communauté, tout en « suivant » certains enquêtés d’une manifestation à l’autre. Ces observations ont été complétées par 35 entretiens sociologiques (auprès de reconstituteurs, d’organisateurs d’événements, de professionnels) ainsi que par un questionnaire ethnographique[17] (Soutrenon 2005). Par la suite, pour réaliser cet article, ce matériau a été prolongé (depuis 2013) par une dizaine de nouveaux entretiens semi-directifs auprès de pratiquants rencontrés lors d’observations participantes, afin d’interroger plus précisément le rapport entretenu avec le costume, de sa création à sa présentation aux membres du groupe. La démarche de recherche mise en place est dépendante de l’objet et se situe ici dans le cadre d’une socio-ethnologie (Bouvier 1997).

Un système vestimentaire organisant l’activité

Du déguisement au dépaysement

En reconstitution, les discussions portant sur les habits sont nombreuses et fréquentes. Plus précisément, les termes employés par les enquêtés à propos de leurs vêtements sont révélateurs de représentations différentes de l’activité : le « déguisement » renvoie à une représentation fantasmée du Moyen Âge, à une pratique peu sérieuse. D’emblée s’opère une distinction entre ce qui est de la reconstitution et ce qui en est à la marge. Les tenues portées permettent cette première identification visuelle. Les « déguisements » sont en « plastique »[18], voire en « cotte de mailles tricotée ». D’ailleurs, le terme « déguiser » renvoie à l’action de « rendre méconnaissable » ou de « modifier pour tromper » (Rey 2012 : 1576) : le déguisement est de l’ordre de la dissimulation. On constate que ce vocable est d’emblée connoté comme ne relevant pas d’un souhait de recréation fidèle de l’Histoire. Les fêtes médiévales sont, pour les reconstituteurs, le lieu par excellence du « déguisement ». Celui-ci doit être compris en opposition au terme de « costume » puisqu’il désigne un vêtement qui n’est pas de reconstitution, qui ne répond pas à des critères d’historicité. Les pratiquants mettent l’accent sur le vocabulaire, précisant : « on ne se déguise pas, on se costume ». Cet adage est l’un des symboles de la reconstitution et permet un positionnement vis-à-vis d’autres activités : « on ne peut pas dire que quelqu’un fait de la reconstitution quand il est déguisé en caleçon et en tee-shirt » (Reconstituteur, 46 ans, août 2010).

À la différence du déguisement, le costume répond à des normes quant aux textiles utilisés, à la couture, au patron, etc., normes proches de qui pouvait être réalisé à l’époque reconstituée. Étymologiquement, il renvoie à une « manière de s’habiller conforme à la condition sociale, à l’époque », avant de s’insérer dans le champ sémantique du vêtement (Rey 2012 : 864). Peu à peu, le terme de « costume » devient synonyme de costume masculin (veste et pantalon). Le verbe « se costumer » n’est pas, quant à lui, en lien avec la manière de se vêtir au quotidien, mais se dit d’un « habillement de circonstance » (Rey 2012 : 864). On constate ici toute l’ambiguïté de ce terme. Les reconstituteurs se costument en ce qu’ils portent des vêtements qui ne sont pas ceux du quotidien mais qui s’exposent dans le cadre particulier des événements de reconstitution. Le costume est aussi ce qui fait sens pour le groupe, ce qui symbolise la pratique. Il est spécifique à la période reconstituée et permet de valider la conformité des recréations aux sources historiques (enluminures et artefacts archéologiques) disponibles. Il a, dès lors, un usage social délimité puisqu’il véhicule l’acceptation des normes de la reconstitution comme loisir en lien avec « l’historicité » de la présentation de soi (Goffman 1973 [1959]).

Par extension, les enquêtés vont définir spécifiquement les vêtements qu’ils portent. Ils peuvent avoir des costumes de plusieurs époques différentes (« mon costume mérovingien » ou « mon costume XVe »). Ils vont aussi les définir en fonction de leurs activités ou du moment de la journée : « c’est mon costume pour le soir » (les habits portés sont plus chauds et souvent davantage travaillés, comme les manteaux ou les chaperons) ; « c’est mon costume de travail » (notamment pour les activités qui peuvent salir le vêtement, telles que poterie, forge ou cuisine). Derrière le terme de « costumes » se cachent finalement plusieurs réalités, que les reconstituteurs différencient en fonction de ce qu’ils veulent montrer d’eux-mêmes ou de leurs activités.

Par ailleurs, le cadre de la reconstitution induit un déplacement spatial et temporel qui se situe hors du quotidien. L’espace est réapproprié par les reconstituteurs et devient un nouveau lieu de vie. Dès lors, le costume joue un rôle spécifique. En effet, revêtir son costume, c’est symboliser l’entrée dans un espace-temps autre. « Après avoir déchargé la voiture, monté les tentes et rangé les affaires, on se met en médiéval et le week-end peut commencer ! » (Reconstitutrice, 33 ans, mai 2014). Les costumes et le désir de recréer des activités au plus près d’une réalité historique étudiée au préalable favorisent cette « évasion dans le Moyen Âge » souvent évoquée par les reconstituteurs pour expliquer l’immersion dans le loisir et, par extension, la projection dans une certaine époque. La rupture temporelle est consommée par le port des vêtements qui symbolisent le passage d’un temps à un autre. Le sentiment de dépaysement est provoqué par la transformation de l’apparence : le désir d’entrer dans une autre réalité sociale transite par l’usage des vêtements recréés.

Le costume : entre recréation historique et modèle social

À la suite des travaux de Roland Barthes, qu’il convient d’actualiser, il est possible d’envisager le vêtement comme une structure normative qui peut donner lieu à un « système vestimentaire » (Barthes 1957 : 431). Si cette conception s’applique au vêtement comme trace de l’histoire, il est également fécond de l’appliquer à la reconstitution et à la contemporanéité du costume recréé et porté, l’enjeu étant de questionner la fonctionnalité de ce vêtement en particulier.

Loin des critiques émises à l’encontre des reconstitutions de vêtements, souvent perçues par les historiens comme des « typologies » de parures sorties du cadre social auxquelles elles appartiennent (Gerhanoc et Huet 2007), en histoire vivante le vêtement forme un système qui fait non seulement écho au costume historique mais devient, dans le loisir contemporain, un nouveau modèle social des pratiques attendues en reconstitution. En outre, le costume est un élément distinctif qui donne lieu à une identification directe, visuelle, de ceux qui sont présents pour animer, par opposition au public.

La recréation de costumes selon des normes visant à approcher au plus près la réalité historique est une manière, pour les pratiquants, de faire vivre les vêtements et de les essayer en situation. Autrement dit, l’un des objectifs est de tester les costumes (pour connaître leur résistance ou leur amplitude) dans un quotidien recréé. Le principe de l’expérimentation comme fondement de l’histoire vivante s’applique clairement au costume. L’un des enjeux est de valider, par exemple, un patron de pantalon, afin de savoir s’il risque ou non de se déchirer en fonction des mouvements produits. Des rencontres ont d’ailleurs spécifiquement pour objectif de tester les éléments portés en situation. C’est le cas des « marches » (romaines, notamment), des randonnées pédestres ou encore des affrontements armés pour éprouver les possibilités de manoeuvre en armure. Pour cette raison, les reconstituteurs s’accordent à dire que le costume porté doit « vivre ». Plus la personne prend part à des événements, plus les vêtements qu’elle revêt acquièrent une certaine « patine » : « la patine du vêtement, cela dépend de ses conditions de vie. De son état d’usage, qui dépend de sa fréquence d’utilisation et de son entretien. C’est aussi important de voir la matière, et l’état d’esprit dans lequel tu fabriques ton costume » (Reconstituteur, 25 ans, novembre 2013). Cette prise en compte du visuel des vêtements est peu exprimée oralement au sein de la communauté, puisque l’approche est davantage émotionnelle et intuitive que pensée et conceptualisée[19]. En d’autres termes, l’habit n’est ni vieux ni usé, mais il est régulièrement porté. Des costumes qui ne « vivent » pas sont perçus comme des éléments permettant de « tromper l’apparence » (Reconstituteur, 25 ans, novembre 2013) et non pas comme des objets de culture matérielle ou du « petit » patrimoine (Fournier 2008). Il peut ainsi se produire des processus de rejet des individus en dehors du groupe : les autres pratiquants leur font comprendre que leurs vêtements ne sont pas signifiants pour la communauté. Ils sont, à cet égard, positionnés – stigmatisés (Goffman 1975) – comme portant des « déguisements ». C’est notamment le cas des participants qui achètent leurs habits à une certaine enseigne[20], dont le groupe considère que les réalisations sont de faible qualité historique (parce que les manches des tuniques sont fermées par des lacets, notamment). Ceux qui portent ces vêtements sont d’emblée identifiés comme des consommateurs de l’activité davantage que comme des reconstituteurs à part entière.

Une distinction existe, en effet, entre « se parer » et « se vêtir ». Le premier terme renvoie à l’idée d’ornementation et le second, à celui de protection (Barthes 1957). Le passage de l’un à l’autre s’explique par une couverture corporelle qui s’inscrit dans un système organisé (Barthes 1957 : 434). Le vêtement en reconstitution révèle bien ce passage : de l’ornement pour symboliser l’Histoire, l’habit recréé devient un costume, ancré dans un système, qui ordonne le permis et le défendu au sein du groupe. Les valeurs de la communauté témoignent d’un rejet du mélange des siècles dans un même costume. La présence d’un reconstituteur ne sera pas tolérée si celui-ci porte, par exemple, un pourpoint du XVe siècle avec des chausses du XIIIe. Le vêtement apparaît comme étant nécessairement le « signifiant particulier d’un signifié général qui lui est extérieur (époque, pays, classe sociale) » (Barthes 1957 : 432). Ce qui importe est le sens auquel le costume renvoie. Ainsi le vêtement reconstitué se fait-il l’écho d’un signifié historique, mais aussi du système vestimentaire en jeu dans l’activité de loisir contemporaine. Les mises en vie – et notamment les activités réalisées dans le cadre de rassemblements off (Opus Manuum, Excalibur, Chariot d’Arthur) – peuvent apporter des éléments de réponse quant à la fonctionnalité du costume, et la reconstitution peut être questionnée quant à sa capacité à dépasser le signifiant. En d’autres termes, la reconstitution de la matérialité ne comble pas l’absence de « contenu idéologique » (Barthes 1957) et de signifié, nécessairement attaché à une période révolue.

Par extension, la distinction habituelle entre vêtement comme protection et vêtement comme ornement ne peut être comprise à l’aune des individualités, mais bien en fonction d’une production prenant place au sein d’un groupe déterminé. Barthes montre bien que le vêtement devient costume à partir du moment où la « couverture corporelle » s’insère dans un système organisé (Barthes 1957 : 433). C’est bien l’appropriation par la société d’une forme ou d’un usage qui permet le passage de la parure (ornement) au costume. Celui-ci doit alors être pensé comme un système, compris et décrit en termes d’institution. Barthes poursuit l’analogie entre le langage et le vêtement. Ainsi, la parole, en tant qu’acte individuel, pourrait être associée à l’habillement, c’est-à-dire le choix individuel réalisé dans l’adoption du costume proposé par le groupe. La langue, en tant qu’institution sociale, aurait un fonctionnement analogue à celui du costume, compris comme un système particulier. La reconstitution prend pour objet de recréation le costume en ce qu’il est supposé représenter le passé dans sa généralité, d’une part, et le vêtement en tant qu’institution, de l’autre. En effet, ce qui relève de l’habillement – donc du vêtement non institué, ne formant pas système – fait partie, pour les reconstituteurs, de l’ordre de l’improbable. Dès lors, les recréations de ce type ne peuvent être qu’exceptionnelles, dans un respect de mise en vie du passé de façon consciencieuse. Les sources devant pouvoir être croisées, ce qui relève de l’anecdotique ne fait sens que dans un cadre spécifique. Barthes rappelle bien que l’habillement est peu significatif, mais que le costume est fortement signifiant, se faisant l’expression du groupe qui le porte.

En tant que « modèle social » permettant de comprendre les « conduites collectives attendues » (Barthes 1957 : 440), le costume en reconstitution exprime à la fois un attachement au passé reconstitué avec fidélité et un désir de signifier l’appartenance à la communauté. Il devient, en quelque sorte, un objet « irremplaçable » (Revolon, Lemonnier et Bailly 2012) en ce qu’il organise les relations au sein du groupe. En fonction du vêtement porté, de son utilisation lors des rencontres et manifestations, il est possible de faire émerger un système du costume en reconstitution. Ainsi, les tenues les plus difficiles à recréer (dans la coupe[21] mais aussi en raison de la difficulté de se procurer des matières premières telles que soie, ortie, etc.) sont souvent réservées pour le soir ou pour les moments centralisateurs (comme les « banquets ») et ne sont pas portées au quotidien, durant la journée. Toutefois, le costume ne saurait former système sans être porté. S’exposer est une manière de présenter les vêtements recréés mais aussi de signifier son appartenance au groupe et sa place dans celui-ci.

La présentation de soi en reconstitution : le permis et le défendu, entre contraintes historiques et enjeux contemporains

Exposer son costume

C’est à travers l’apparence exposée que les réalisations textiles sont examinées par les autres membres du groupe. Comme le rappelle David Le Breton, « l’apparence corporelle répond à une mise en scène par l’acteur, touchant à la manière de se présenter et de se représenter. Elle englobe la tenue vestimentaire, la manière de se coiffer et d’apprêter son visage, de soigner son corps, etc., c’est-à-dire un mode quotidien de se mettre socialement en jeu, selon les circonstances, à travers une manière de se montrer et un style de présence » (Le Breton 2008 : 97). Le corps est sans cesse sollicité en ce qu’il est le support premier de la présentation du travail de recherche effectué en amont. Le vêtement reconstitué est une image normalisée des manières d’être souhaitées en reconstitution. À cet égard, la présentation du costume forme un moment important des rites d’interactions. C’est une manière de demander son appartenance au groupe et d’afficher son identité de reconstituteur, mais aussi une forme de rite de passage (Van Gennep [1909] 1991) autorisant l’entrée dans la communauté. Le plus souvent, la participation aux différentes manifestations ne peut se faire que sur inscription et validation des costumes par les organisateurs. Des photographies sont envoyées pour attester de ce qui sera porté le jour de l’événement. Un costume accepté permet de « garder la face » et d’exposer sa « bonne tenue » (Goffman 1974). En d’autres termes, c’est une question de confiance entre les nouveaux venus dans le groupe et d’autres membres de la communauté. Les présentations de soi permettent au groupe de garder le contrôle en excluant ceux qui ne répondent pas aux attentes historiques de recréation de vêtements[22].

Concernant ce qui est mis en lumière et montré à autrui, pour les hommes comme pour les femmes (et ce, quelle que soit la période, du Ve au XVe siècle), les vêtements reconstitués couvrent l’ensemble du corps, ne laissant souvent visibles que les mains et le visage. Ce que l’on accepte de montrer de soi, de son corps, est soumis aux règles de l’historicité : pas de « cotte » courte laissant voir les jambes, par exemple. L’apparence en reconstitution induit des contraintes dépendantes de l’historicité qui impliquent, à leur tour, un apprentissage lié au port du vêtement. Il faut alors savoir s’asseoir différemment (en fonction des braies portées, pour éviter qu’elles ne se déchirent) ou se déplacer en permanence avec une cotte longue. Il en est de même pour la marche, puisqu’il faut pouvoir se déplacer sans semelles « dures ». C’est l’ensemble des habitus corporels et de l’hexis qui est ici en jeu (Bourdieu 1980). Cet apprentissage va venir compléter la démarche de reconstitution. Les manières de faire, ainsi que les façons d’être, sont le reflet des habitudes exposées par les pratiquants au cours d’une manifestation. Autrement dit, il existe bien une certaine forme de « sens pratique » (Bourdieu 1980) à acquérir.

Du jeu entre réalités historiques et créations contemporaines

Outre le fait qu’elles puissent devenir des contraintes, les tenues revêtues peuvent aussi imposer des rôles à tenir. Les pratiques physiques pouvant avoir lieu au cours d’une manifestation impliquent une participation distincte des hommes et des femmes. Les combats demeurent un fief de la masculinité, en lien étroit avec les représentations de la période médiévale, tous siècles confondus. Les reconstitutrices sont peu nombreuses à s’impliquer dans ces exercices. Souvent sous forme de mêlées, ces activités sont avant tout des habitudes masculines. Historiquement parlant, les femmes ne prenaient que rarement part aux affrontements. Pour cette raison, une reconstitutrice qui souhaite participer aux combats choisit souvent de se travestir et de se costumer en homme. L’enjeu est d’abord le respect de l’historicité des activités, principalement lorsque les événements de reconstitution ne sont pas privés mais destinés à représenter des combats à un public (comme c’est le cas lors du Festival d’histoire vivante, en Picardie). Ensuite, les robes entravent les mouvements et rendent difficiles, voire dangereux, les déplacements en situation d’affrontement. Malgré des dissensions[23], le port du costume masculin est généralement la solution choisie par les femmes pour participer aux combats. La transformation corporelle passe par l’apparence, elle n’est qu’éphémère mais n’en reste pas moins opérante. Dans le groupe, une régulation tacite se met en place : le costume conditionne les activités permises ou défendues. Dans certains règlements de manifestations[24], il est explicitement précisé que les reconstitutrices désirant participer aux mêlées doivent être habillées de manière à ce que, visuellement, le public ne puisse pas deviner qu’il s’agit de femmes. Ce changement d’identité répond à une nécessité vis-à-vis des normes historiques, qui se prolongent dans le loisir contemporain. Il est encouragé par le groupe, qui voit dans ce travestissement la possibilité de rendre accessibles aux femmes des activités historiquement réservées aux hommes. La part de représentation et de mise en scène jouée par les vêtements prend le pas sur le libre accès aux combats. Le poids de l’histoire, symbolisé dans les habits, influe sur les pratiques de loisirs actuelles.

Une autre activité physique récurrente est la pratique de la soule ou de la soule à la crosse (Fournier 2009 ; Loudcher 2007)[25]. Là encore, les hommes sont très souvent les seuls participants[26]. La représentation de la violence corporelle en jeu (les contacts et les coups possibles, les nombreuses blessures reçues) peut en partie expliquer l’absence des femmes dans ces jeux[27]. Dans cette continuité, le rapport entretenu avec le costume est toujours déterminant : les vêtements féminins sont peu pratiques pour courir. Se fabriquer un costume masculin pour ces occasions peut être une solution mais, lors des observations menées, les reconstitutrices délaissent cette option, ne souhaitant pas changer de tenue plusieurs fois par jour. En outre, alors que les hommes ont la possibilité d’enlever facilement leur chemise pour ne pas l’abîmer, les femmes ne peuvent faire de même, leur costume étant cousu d’une seule pièce. De leur propre initiative, au lieu de jouer, les femmes agitent de la paille pour symboliser le soutien des « pom-pom girls ». Cette action a une vocation humoristique puisqu’elle sort volontairement du cadre de la reconstitution. Ici, les femmes jouent avec des références au présent. En effet, elles font le choix de se conformer au rôle de soutien des supportrices, symbolisant un écart vis-à-vis de l’Histoire à l’aide de représentations d’objets (les pompons, ici, en paille) propres au sport contemporain. Cette entorse aux principes de la reconstitution peut se comprendre par un désir de participer à l’activité même si cela se fait de manière détournée. L’intégration des modèles contemporains transparaît aussi dans ces façons de faire : les normes du spectacle sportif sont intériorisées et exprimées dans un temps libéré des contraintes historiques en reconstitution, qui devient un espace d’expression féminin.

D’autre part, les observations de terrain (Opus Manuum, Festival et Journées mérovingiennes) ont permis de relever le fait que certains savoir-faire (sous forme d’ateliers) sont parfois délaissés par les femmes. Par exemple, celles-ci ne participent que très rarement aux ateliers de forge ou aux créations de bas-fourneaux[28]. Les corps de métier liés à la métallurgie sont globalement peu prisés par les reconstitutrices, qui choisissent davantage des travaux historiquement considérés comme étant « d’intérieur » et plutôt féminisés, comme le travail du textile. Ces comportements traduisent une représentation des tâches masculines ou féminines en vigueur durant l’époque médiévale. Là aussi, les costumes facilitent ou empêchent les activités. À titre d’illustration, lorsque les hommes forgent, ils le font souvent torse nu, tandis que les femmes n’ont pas cette possibilité (comme cela est déjà le cas pour les combats ou les jeux physiques), les normes sociales du loisir moderne n’autorisant pas de la même manière la nudité masculine et féminine. En outre, si les discours des reconstituteurs s’attachent à insister sur la possibilité laissée aux femmes de participer aux combats, les échanges portant sur la métallurgie en fonction de critères de genre sont quasi inexistants. L’absence de débat quant à ces activités traduit moins une acceptation des normes de genre d’un point de vue historique qu’un rejet de ces savoir-faire de la part des femmes. En effet, celles-ci n’expriment nullement l’envie de tester ces techniques. Cette conception se fait l’écho des rapports sociaux de sexe qui existent par ailleurs dans le monde des loisirs contemporains (Bihr et Pfefferkorn 2002) et qui s’expriment ici à travers la corporéité. Il faut cependant noter que les hommes exercent parfois volontiers des travaux de type couture ou broderie. Toutefois, ils ne revêtent pas de costumes féminins pour le faire et les terrains menés n’ont jamais révélé de travestissement allant dans ce sens.

Le rapport au corps joue comme un révélateur des manières d’être et de faire de la reconstitution : il dévoile des activités sexuées et la place essentielle occupée par les représentations de soi, de son apparence. Le port du costume symbolise le poids de l’histoire et organise le permis et le défendu. Pour autant, des « aménagements » sont possibles et souhaités par la communauté afin de permettre à chacun de prendre part à toutes les activités. Parfois, certains impératifs historiques viennent s’opposer aux normes d’un loisir contemporain (notamment pour ce qui est de l’égalité d’accès aux pratiques physiques en fonction du genre). Se pose alors la question de l’usage du passé comme moyen d’échapper, momentanément, à certaines injonctions sociétales contemporaines. Pour autant, la moindre participation effective des reconstitutrices à certains jeux doit aussi être replacée dans le cadre global de la société moderne : le seul rapport à l’Histoire n’explique pas l’ensemble des comportements adoptés par les enquêtés en lien avec leur corporéité de genre. Si les répartitions sexuées sont respectées par les enquêtés, elles font davantage écho à des habitudes sociales contemporaines qui se répercutent dans le cadre du loisir qu’à des impératifs inhérents à la reconstitution.

La tenue portée : choisir sa période et sa classe sociale

Le modèle social du vêtement auquel les enquêtés doivent se conformer pour faire partie de la communauté se décline aussi selon des modalités de choix individuels (période, statut social reconstitué) validées par le groupe. Ces orientations personnelles permettent à chacun de trouver une place au sein de la communauté et d’exposer des propositions de reconstitution. Les vêtements sont des facteurs déterminants dans la décision de recréation matérielle de telle ou telle époque du Moyen Âge. Ils sont les premiers éléments sur lesquels les pratiquants travaillent et font des recherches, avant d’élargir leur approche à d’autres objets (vaisselle, bijoux, armes…).

Une fois la période choisie, les reconstituteurs déterminent ensuite quel statut social ils souhaitent représenter. Dans tous les cas, des personnages sont créés. Occasionnellement, certains reproduisent des costumes de personnes connues (chevaliers ou nobles célèbres s’étant illustrés lors de guerres). Ces reconstitutions ne prennent toutefois place que dans des cadres délimités tels que recréation de batailles (Bouvines) ou spectacle historique (lors du Festival, en 2009). En dehors de ces configurations particulières, les pratiquants font le choix, plus large, de faire référence à des catégories sociales spécifiques de l’époque reconstituée : « noble », « paysan », « artisan », « commerçant », etc. Toutefois, les classes sociales élevées sont nettement sur-reconstituées. Les raisons en sont multiples. D’abord, un désir de sortir du quotidien contemporain est clairement énoncé : « j’ai un costume en lien avec l’artisan que je reconstitue : un artisan renommé qui a le statut social pour se permettre de porter des vêtements représentant sa réussite sociale lorsqu’il est de commerce ; et aussi, les vêtements du même bijoutier lorsqu’il est dans son atelier en plein processus de fabrication » (Reconstituteur, 26 ans, octobre 2010). Ainsi, revêtir des vêtements luxueux (par les tissus utilisés et le niveau de détail, tels les galons, les broderies ou les coutures) est une manière de présenter une autre identité de soi, souvent hors de son appartenance sociale d’origine (Crivello 2004). Ensuite, les pratiquants cherchent à valoriser le travail réalisé. En effet, la conception de costumes de « nobles » requiert davantage de compétences en termes de couture et de recherches préalables. Dès lors, choisir de réaliser ce type de vêtements, c’est aussi présenter au reste de la communauté ses aptitudes et ses compétences. Dans le même ordre d’idées, les costumes les plus ornés sont ceux qui ont le coût le plus élevé. Adopter une tenue renvoie à un processus de distinction visant autant à échapper au quotidien qu’à exposer au regard d’autrui des capacités techniques. Pour autant, cette répartition des costumes est un frein à la représentativité historique. En effet, les enquêtés exposent souvent le problème lié au choix individuel de recréation qui ne représente pas, au final, la réalité de la période médiévale. La logique individuelle prend le pas sur la logique collective, sans qu’il y ait un respect de la répartition sociale connue de l’époque reconstituée.

Les sélections de la période et de la classe sociale impliquent par la suite des processus d’affirmation et d’identification au sein de la communauté des pratiquants français et frontaliers. Il faut également noter que les professionnels de l’histoire vivante qui mettent en place des spectacles ou des représentations scéniques à destination d’un public vont accorder un soin particulier à leurs costumes. Le vêtement devient, dans ce cas, l’outil principal de travail : il sert à l’exposition davantage qu’à l’immersion. En revanche, pour ce qui est des artisans, le costume ne compose pas l’essentiel de ce qui est montré aux visiteurs. C’est le geste (pour la poterie, par exemple) qui est l’objet des regards. Le vêtement est alors, bien souvent, positionné comme un décor (associé à la position sociale reconstituée) qui permet la production d’un savoir-faire. Dans tous les cas, revêtir son costume est une manière de signifier une séparation d’avec l’espace-temps habituel et d’entrer dans un jeu de « simulacre » (Caillois 1958), tout en prenant appui sur les « traces » (Boursier 2001) laissées par le passé pour justifier sa démarche de recréation. Autrement dit, les vêtements ne peuvent être détachés de l’apparence corporelle et de l’image qu’ils permettent de renvoyer aux autres de sa propre pratique. Certains interdits viennent, cependant, poser des limites et contribuent à la gestion des écarts vis-à-vis du système institué.

Les interdits vestimentaires, ou comment délimiter la reconstitution

Les habits portés (ou enlevés) sont aussi dépendants du contexte et du temps (au sens météorologique) de l’événement. Souvent, quand il fait chaud, les reconstituteurs ôtent manteaux et cottes et ne remettent les costumes complets qu’à la tombée du soir. Ainsi, une forme de nudité est permise, du moment qu’elle respecte les critères de la décence contemporaine. La nudité socialement acceptable aujourd’hui ne reflète pas celle de l’époque médiévale. On retrouve ici un écart par rapport à l’historicité recherchée : le confort moderne l’emporte sur les injonctions de présentation de soi en reconstitution. Malgré cette permissivité dans la présentation des tenues, des critiques sont parfois clairement énoncées lorsque des écarts trop importants par rapport à la norme du système vestimentaire apparaissent. C’est souvent le cas lorsque les sous-vêtements contemporains se laissent deviner ou voir sous les costumes (par transparence, sous les chemises, ou parce qu’ils dépassent des pantalons, par exemple).

En ce qui concerne plus particulièrement la question de la nudité, des erreurs par rapport à l’historicité sont parfois tolérées. Cela peut être le cas des jeux d’eau. Les reconstituteurs peuvent avoir l’occasion de profiter d’une rivière pour se baigner : les costumes sont ôtés et des sous-vêtements modernes viennent jouer le rôle de maillots de bain. La nudité complète peut aussi être de rigueur. Dans tous les cas, les baigneurs demeurent à l’écart du groupe. Ceci peut se comprendre car les sous-vêtements contemporains sont des écarts à la norme, qui veut que les vêtements portés ne fassent écho qu’à la période reconstituée. L’éloignement de ces baigneurs relève donc davantage d’une forme de pudeur moderne qui veut que le corps nu demeure caché à la vue des autres. On retrouve ici le poids du présent sur les recréations du passé.

En dehors du rapport à la nudité, d’autres interdits viennent compléter le système vestimentaire tel qu’il est conçu en reconstitution. Plusieurs d’entre eux sont énoncés dans les règlements des différentes manifestations et d’autres sont exprimés oralement au sein du groupe. Les « préférences collectives » (Boudon et Bourricaud 2012) permettant la régulation au sein du groupe visent à faire abandonner tout attribut vestimentaire qui ne pourrait être justifié par des sources historiques. Ce qui relève de l’anecdote peut être toléré, à condition que l’usage en soit limité.

Dans ce prolongement se pose la question du maquillage. Des sources primaires attestent parfois de traces de maquillage féminin. Pour autant, les reconstitutrices délaissent cette possibilité. Deux explications peuvent permettre d’éclairer ce rejet. Premièrement, les pratiquants ont toujours ce désir de se détendre lorsqu’ils font de la reconstitution, « se faire plaisir » étant un enjeu central. Dès lors, se maquiller apparaît comme une contrainte associée au monde contemporain. De même, les produits de l’époque sont souvent dangereux, ce qui contribue à l’abandon des recherches sur le sujet, même si certains éléments peuvent être remplacés. Deuxièmement, le maquillage peut apparaître comme une parure, en ce qu’il n’est pas fréquent dans les sources et ne représente donc pas le système du costume tel qu’il est conçu en reconstitution médiévale. En ce sens, le maquillage serait insuffisamment présent dans les valeurs de l’histoire vivante pour être source de recréation.

Des concessions sont aussi faites concernant, en particulier, la trame des habits. Les reconstituteurs savent que les costumes qu’ils portent, qu’ils cousent quelquefois manuellement, ne sont pas le reflet de ce que les vêtements pouvaient être à l’époque, parce qu’ils ne sont ni filés ni tissés à la main. Certains essaient de se procurer des tissus ayant une trame proche de celle connue durant le Moyen Âge, mais le prix ou le savoir-faire technique et le temps requis sont souvent des freins majeurs[29]. Et pourtant, cette variable joue sur le type de couture, influe sur le rendu final et sur le port au quotidien du vêtement. Malgré cela, les reconstituteurs se contentent très souvent de tissages industriels, tout en continuant d’attacher de l’importance au type de couture et au fil utilisé. Des limites sont aussi présentes pour la teinture naturelle (végétale) des tenues (qui sont souvent le reflet de couleurs industrielles), même si de plus en plus de pratiquants y prêtent attention. Enfin, les costumes des enfants sont souvent réduits au minimum, parce que les parents n’ont pas le temps de refaire chaque année une parure complète. Dans une fratrie, il est fréquent que les plus jeunes héritent des vêtements de leurs aînés.

Conclusion : expérimenter l’Histoire à travers la culture matérielle

En conclusion, le costume recréé dans le contexte de la reconstitution est un élément central de la culture matérielle permettant le passage dans un univers « autre ». Il symbolise une rupture, à la fois spatiale et temporelle. Cependant, il ne se réduit pas uniquement à faciliter le dépaysement (« être comme » au Moyen Âge), mais il cristallise aussi le cheminement d’un « monde » social à un autre (Becker 1988). En effet, il permet d’enclencher des processus de reconnaissance et des sentiments d’appartenance. Il est, de plus, un moyen de modifier le quotidien et d’exposer une image de soi socialement valorisée, qui passe par des compétences techniques (couture, recherche) reconnues et validées par la communauté. La reconstitution textile est un système vestimentaire à part entière, qui fait à la fois écho à une réalité historique présumée (à laquelle il convient de se soumettre), et à une approche ancrée dans le champ des loisirs contemporains. Il est ainsi possible de questionner la définition du vêtement en reconstitution : il est à la fois un symbole (celui de la pratique), un outil (permettant de se présenter et de vivre le loisir), mais également une représentation des manières d’être dans le loisir, une sorte de « carte de visite » exposant la qualité du travail réalisé.

L’apparence doit enfin être prise en compte en lien avec les pratiques effectives. Les vêtements font aussi sens avec ce qu’ils révèlent du corps des reconstituteurs : là encore, les normes en vigueur au sein du groupe délimitent ce qui est acceptable ou non, du point de vue tant des traces laissées par l’histoire que des impératifs modernes. L’espace-temps de la reconstitution médiévale, ce « monde » qui n’existe que le temps d’un week-end, ne saurait fonctionner sans le système du costume qui organise la démarche d’histoire vivante, au niveau des sources comme au niveau des pratiques de récréation et de délassement. La matérialité reconstituée est une façon d’expérimenter le passé et de le ressentir corporellement. Le port de costumes est situé du côté de l’exposition de soi mais il est aussi vécu par les reconstituteurs comme un moyen de provoquer un dépaysement et de produire des émotions. Au final, les costumes orientent les pratiques de reconstitution (depuis la conception et la confection jusqu’à la présentation de soi, la conformité des rôles attendus en fonction de l’Histoire, etc.), mettant l’accent sur les savoir-faire et orientant des savoir-être.