Corps de l’article

« Je relève dans le bulletin officiel que la Place Bellecour va être sacrifiée aux automobilistes. En fait il s’agira bientôt de toute la Place, car dans le moment où l’on garera 320 voitures la ville en comptera 3000 de plus chaque année. Dans ces conditions il est inutile de se résoudre à gâcher une belle perspective, pour sacrifier à ce mythe qu’est devenu l’automobile, qui apparait non comme un moyen de transport mais un but en soi. À New-York les habitants ont renoncé à se rendre à leur travail, autrement que par les moyens ordinaires de transports, c’est ce que devraient admettre nos concitoyens au lieu de demander le saccage de notre cité sans résultat. Nous sommes nombreux, qui peut-être ne prennent pas la peine de vous exprimer leurs doléances, mais regrettent la disparition du pont de la Guillotière et des quais [de Saône] qui ne sont plus une promenade pour les piétons »[1].

Un Lyonnais, dans un courrier adressé au Maire en 1956

Dans cet extrait d’un courrier envoyé aux services responsables de la circulation et du stationnement à Lyon, l’auteur anonyme expose plusieurs arguments contre la forme prise par la motorisation du centre-ville. Cette forme de réaction négative à la motorisation, voire même simplement à la présence automobile, tout en étant remarquable par sa précocité et son intransigeance, est isolée[2]. Cependant, l’étude des critiques de la présence automobile par les habitants des grandes villes avant les années 1970, bien qu’elle ait été engagée, est encore en construction. L’ambition de cet article est de tenter de donner des pistes, au travers des cas de Lyon et Marseille, sur l’existence et les formes de ces réactions[3].

Un angle mort historiographique ?

Voilà quelques décennies que l’étude des effets de la motorisation dans le monde occidental a fait son apparition en histoire. Le monde académique nord-américain le premier a donné naissance à des études pionnières qui, pour la première fois, plaçaient leur focale non plus sur une histoire internaliste de l’industrie automobile, mais sur les effets de son développement sur les espaces et les sociétés. Ainsi l’on pense d’abord aux travaux de Clay McShane[4] ou de James Flink[5], lesquels s’étaient intéressés aux liens entre société étatsunienne et automobile. De leur côté, les chercheurs européens et en particulier français se sont penchés plus tardivement sur ces questions, et en partant souvent de disciplines voisines de l’histoire urbaine. Anne-Françoise Garçon[6], à qui l’on doit le concept de « monde automobile » désignant l’ensemble du système technique lié à l’automobile et ses manifestations, est d’abord historienne des techniques, et Gabriel Dupuy[7], qui a travaillé sur les paysages et territoires tels que façonnés par l’automobile, est géographe. Des études se centrant plus directement sur le phénomène automobile et ses effets dans les espaces urbains et sur les sociétés ont été menées à partir des années 2000. En particulier ont été menés en France, les travaux de Matthieu Flonneau[8], centrés sur le cas parisien, de Sébastien Gardon[9] à propos de la gouvernance urbaine à l’heure de la motorisation, et d’Etienne Faugier[10] sur les effets de son introduction dans les sociétés rurales françaises et québécoises. Federico Paolini a quant à lui publié une étude de la motorisation de la société et du territoire italien en 2005[11].

Plusieurs études concernant la remise en question, voire la contestation, de la présence automobile ont également vu le jour dans les dix dernières années. En Amérique du Nord, Brian Ladd[12] et Dean Ruffilli[13] ont observé des phénomènes de rejet de la motorisation de masse, le premier abordant la relation d’amour-haine de la société étatsunienne avec l’automobile quand le second, menant une étude plus générale sur les rapports de la société canadienne avec l’automobile, s’est aussi intéressé aux oppositions qu’elle a suscitées. De fait, à partir des années 2000 certains des questionnements de l’histoire environnementale étendus à la ville ont fini par atteindre les études concernant la motorisation et le rejet et les contestations de l’automobile ou de certains éléments de « son monde » comme les voies rapides ou autoroutes. Ainsi, plusieurs chercheurs des deux rives de l’Atlantique ont approfondi la connaissance des rapports entre environnements urbains et moyens de transports. En France, par exemple, Frédéric Héran[14] et Marc Rivère[15] ont travaillé sur la question du vélo et des mouvements militants en sa faveur (souvent opposés à l’automobile) dans les villes occidentales. Cédric Fériel, lui, s’est concentré sur les espaces réattribués aux piétons dans les centre-ville européens et étatsuniens[16], et donc également sur les dynamiques en faveur de leur création. Enfin, très récemment au Québec, Valérie Poirier a publié une étude sur la construction du risque environnemental de l’automobile à Montréal pendant les années 1960[17]. À cette occasion, elle a éclairé les réactions d’opposition de certains habitants de l’île contre la construction de l’autoroute est-ouest et a tâché d’évaluer l’impact des mouvements associatifs et citoyens dans la critique environnementale de l’automobile. L’étude des effets de l’automobile sur les espaces et les sociétés, ainsi que des mouvements d’opposition à celle-ci se base donc désormais sur une historiographie riche. S’inscrivant dans la lignée de cette dernière, on souhaite ici proposer quelques éléments neufs dans un sens encore peu exploité de ces recherches.

Jusqu’à présent les études concernant la critique ou l’opposition à la motorisation massive ont pris majoritairement comme date amont les années 1970 et la fin des « Trente glorieuses ». L’historiographie dédiée à la motorisation ne semble pas échapper à la tendance plus générale dénoncée par Céline Pessis, Christophe Bonneuil et Sezin Topçu de minoration des oppositions au progressisme techniciste avant les crises pétrolière de 1973 et l’avènement des nouveaux mouvements sociaux[18]. De fait, même des auteurs travaillant sur les contestations automobiles, ne mentionnent pas ou peu les contestations survenues en ville avant les années soixante-dix. Ainsi, parlant de « villes européennes assiégées » pendant ces années[19], Brian Ladd ne cite pas de mouvements de contestation ou simplement de résistance à la motorisation de masse. Il est vrai que parler d’une opposition avant ces dates peut vite s’apparenter à un anachronisme au vu de l’absence de mouvements ou de place à l’agenda politique. Plusieurs travaux depuis Dean Ruffili jusqu’à Valérie Poirier en passant par Marc Rivère et Cédric Fériel, ont démontré le tournant qu’a constitué le début des années 1970 dans la critique de l’automobile et l’émergence, en partie liée, des nouvelles luttes environnementalistes.

Pour autant, postuler une absence de réactions négatives, voire d’oppositions, à un phénomène aussi considérable que la motorisation de masse dans les pays occidentaux entre les années cinquante et soixante-dix, paraît hasardeux. Dans les cas de Lyon et Marseille, les deux villes dont il est question ici, comme dans le cas de la plupart des agglomérations occidentales durant cette seconde motorisation, l’explosion des parcs automobiles a provoqué des modifications profondes. Les espaces centraux de ces villes se sont trouvés sous une pression exponentielle qui inquiète les administrateurs municipaux dès les années 1950 et 1960[20], comme en témoigne l’adjoint à la Circulation de la Mairie de Lyon M. Mercier dans une lettre de 1963 :

« Voulez-vous considérer les chiffres officiels des véhicules neufs immatriculés à Lyon en 1962 : janvier 2 600 ; février 2 400 ; mars 3 500 ; avril 3 200 ; mai 3 500 ; juin 3 300 et me communiquer la formule magique qui me permettra d’en faire fi ? Le miracle est que, le sol demeurant inextensible, la paralysie générale ne soit pas encore intervenue. [...] Par contre, notre topographie, nos rues anciennes, nos points de stationnement actuels, conduiront mathématiquement à une paralysie totale dans un nombre, non pas d’années mais de mois, relativement restreint »[21].

Ce développement impressionnant, que l’adjoint décrit plus loin comme une « marée redoutable », s’observe dans des proportions comparables à Marseille. Cette augmentation aussi rapide que massive du parc automobile français s’inscrit dans le contexte de relance industrielle post Seconde Guerre mondiale et d’établissement d’une culture de consommation de masse sur le modèle étatsunien. Sur fond de promotion d’une idéologie moderniste et progressiste, les ménages français, qui s’urbanisent alors de plus en plus, se dotent de machines à laver, frigidaires, téléviseurs, et enfin de voitures, ou d’autres véhicules motorisés[22]. L’automobile devient un objet iconique de la modernisation et de l’avancée sociale, au point d’être décrite par Roland Barthes comme « l’équivalent […] des grandes cathédrales gothiques […] une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier […] »[23].

On saisit alors l’ambigüité d’un tel contexte. D’une part, l’automobile et la « modernité » semblent avoir remporté une victoire culturelle, d’autre part, elle pose déjà problème, au moins aux administrateurs, dès les années 1950. En serait-il différemment pour les simples citadins ? Comment les habitants des villes ont-ils réagi à la motorisation massive des centres-villes de Lyon et Marseille, dont, en tant qu’automobilistes, ils ont le plus souvent eux-mêmes été des acteurs ? Par le biais de cet article, on souhaite d’une part démontrer l’existence de réactions négatives des simples habitants de Marseille et Lyon face à la motorisation entre les années cinquante et soixante-dix, et d’autre part essayer de les qualifier. Celles-ci ne sont en effet pas comparable aux mobilisations environnementalistes des années 1970 en ce qu’ils ne sont pas organisés de la même façon mais aussi qu’ils ne portent a priori pas les mêmes revendications. Pourtant des réactions d’ampleur non négligeable ont bel et bien eu lieu et cet article a pour objet de donner des pistes sur l’amont du développement des sensibilités environnementales citadines face aux nuisances causées par la motorisation.

Sources : une histoire à bas bruit

L’histoire et les études de la place donnée et prise par l’automobile dans les espaces urbains est avec justesse, presque toujours liée à celle des administrations. Ces dernières ont permis la présence massive de véhicules, particulièrement dans le cas de Lyon et Marseille des années 1950 aux années 1970. Deux des maires les plus bâtisseurs de France en termes d’infrastructures automobiles, Louis Pradel[24] et Gaston Deferre[25] sont à la tête de ces villes pendant plusieurs décennies et y laissent de nombreux aménagements : voies rapides et sur berges, tunnels, rocades etc… Ce sont aussi les administrateurs qui, les premiers, manifestent une inquiétude face à la multiplication des automobiles et l’engorgement des villes. Leur première préoccupation est en effet l’organisation d’une circulation fluide et efficace, puis progressivement s’inscrivent à leur agenda les gênes sonores, atmosphériques, et le danger ou la destruction des espaces verts, au fur et à mesure que les paradigmes d’aménagement urbain évoluent. Ces évolutions des politiques administratives et d’aménagement sont accompagnées et en partie suscitées par des mouvements de militants environnementalistes[26], principalement actifs à partir des années 1970. Ainsi, l’histoire de la critique de la place prise par l’automobile dans les centres-villes pourrait presque se contenter d’être une histoire administrative et militante.

Pourtant, observer la position des habitants des villes avant les années 1970 quant à ce phénomène revêt plusieurs intérêts. Si les traces de ces réactions s’avèrent complexes à relever, elles ne sont pas inexistantes. Les correspondances entretenues entre les habitants de ces villes et les services municipaux responsables de la circulation et du stationnement, fournissent un matériel suffisant, on va le voir, pour travailler sur la perception des environnements urbains dès les années 1950. Les archives municipales des villes de Lyon et Marseille contiennent de riches dossiers de correspondance concernant la circulation et le stationnement. Celles-ci prennent massivement la forme de plaintes à propos de nuisances provoquées par la circulation ou la présence automobile. On préfère d’ailleurs ici parler de « nuisance » automobile plutôt que de « pollution ». En effet, suivant en cela notamment Valérie Poirier[27], on choisit de considérer la pollution comme le produit d’un savoir, d’une expertise, quand pour nous « nuisance » désigne ici plutôt tout effet négatif sur l’environnement d’un sujet, quelle que soit sa nature, et tel que perçu de façon spontanée.

Ces courriers rendent compréhensible un pan de l’impact de la motorisation de masse sur les espaces, leurs usages et leurs perceptions. Le contenu des dossiers est hétéroclite : plaintes de particuliers, communications entre fonctionnaires municipaux, avec des assureurs à l’occasion d’accidents, demandes de pose de passage pour piétons ou de feux tricolores, photographies ou schémas explicatifs etc. Ils sont adressés par de simples administrés aux responsables municipaux, soit directement, soit par le biais d’un niveau particulier d’associations de quartiers : les Comités d’Intérêts Locaux à Lyon et les Comités d’Intérêt de Quartier à Marseille[28]. Ces plaintes traitent en très grande majorité d’échelles, temporelles ou spatiales, réduites, et offrent ainsi une vue sur le quotidien des habitants, leur espace vécu, et leur rapport aux environnements qu’ils occupent. Pour finir, elles émanent d’anonymes, et en conséquence donnent accès à des perceptions de la ville encore peu explorées et fécondes pour une histoire par le bas des rapports citadins à l’environnement urbain.

Le corpus retenu regroupe un peu moins de cinq cents courriers, datés entre 1953 et 1977, et provenant d’émetteurs multiples, dont les envois ne sont pas homogènes entre les deux dates mentionnées. Ils suivent une courbe exponentielle depuis les années 1950 jusqu’à la fin des années 1960 et au début des années 1970 où ils sont les plus nombreux. Passé 1972, les envois s’espacent pour finir par presque disparaître à l’approche des années 1980. On peut établir plusieurs hypothèses à propos de ces évolutions. La plus logique voudrait que la période d’augmentation des courriers se plaignant d’une manière ou d’une autre de la circulation, de la présence ou des nuisances automobiles[29], augmente en même temps que les dits véhicules se font plus nombreux dans les agglomérations. Enfin, concernant la disparition de ces courriers à l’approche des années 1980, il est possible qu’elle soit simplement liée à l’état des sources, les courriers n’étant soit plus conservés, soit rangés ailleurs, ou bien que les plaintes soient désormais captées par les nouvelles associations et partis environnementalistes.

Typologie des expéditeurs

Les modifications apportées aux environnements urbains, liées à la place de la voiture, ne sont pas de même ampleur d’un quartier à l’autre : certains ont simplement connu une augmentation de la circulation et du stationnement quand d’autres ont pu être partiellement rasés pour permettre la construction d’aménagements. De la même façon, la composition sociale des habitants d’un quartier donné pourrait légitimement influencer les réactions face aux nuisances automobiles. On peut ainsi imaginer que les habitants d’un quartier aisé aient un capital social plus important leur permettant de se plaindre plus régulièrement auprès des mairies. Pourtant, au travers des courriers relevés, il semble que ces critères géographiques et sociaux aient été relativement négligeables dans les causes et la fréquence des plaintes. Ainsi, certains quartiers populaires, comme celui de Plombières à Marseille, ont été fortement modifiés par des infrastructures (en l’occurrence une voie rapide suspendue) sans que l’on puisse observer plus de courriers le concernant que dans des quartiers plus épargnés de la ville. De la même façon, cette apparente indistinction s’observe à Lyon entre le quartier d’Ainay sur la Presqu’île, plutôt aisé, et celui de la Guillotière en rive gauche du Rhône, plus populaire.

Mais si l’on peut difficilement se hasarder à établir une causalité entre les réactions des habitants et leur appartenance sociale c’est encore parce que les informations fournies par les sources mobilisables sont trop inégales. En premier lieu le nombre de correspondances retrouvées est trop faible pour être réellement représentatif de ces quartiers. Ensuite, la sociologie fine de ces derniers (les situations pouvant fortement varier d’une rue voire d’un immeuble à l’autre) est également difficilement saisissable. Enfin, si les lettres contiennent des informations sur les profils des expéditeurs (genre, âge, maîtrise de la langue etc.) elles sont inégalement informées et ne permettent que de s’en tenir à des hypothèses peu fondées. Restent donc, pour classer ces lettres, leur objet et leur origine géographique. De ce dernier point de vue, les courriers s’intéressent assez peu aux découpages des quartiers, les plaintes s’attachant plutôt à des situations micro-locales précises et relevant donc de la très grande échelle géographique. Pour mieux les saisir, c’est plutôt sur les localisations fines et les types de correspondants qu’il faut se concentrer.

figure 1

Diagramme représentant la part des différents types d’expéditeurs sur l’ensemble du corpus[30].

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On distingue quatre grands types d’expéditeurs. Les premiers par le nombre sont les particuliers, qui écrivent en leur nom ou celui d’un groupe. Parmi ceux qui écrivent en leur nom propre, certains dénoncent un état général des villes qu’ils jugent dégradées par la motorisation. Une lettre, signée par « un ancien Lyonnais résidant désormais à Québec » envoyée le 11 septembre 1966 au Maire de Lyon et reversée dans les archives du Service de la Circulation et du stationnement[31] décrit sa ville natale ravagée par « l’automobilisme ». Pour l’auteur de la lettre, Lyon a tout simplement « perdu son charme […] victime du véhiculisme […] de notre époque »[32]. La voiture n’y est pour lui plus qu’un « fléau roulant » responsable d’un « lancinant et sinistre manège, désagréable et écoeurant et surtout bruyant et asphyxiant »[33]. Ce courrier est un exemple parlant de l’existence de sensibilités environnementales avant l’apparition d’associations ou de groupes politiques dédiés à l’écologie, notamment urbaine. Mais, si ce cas n’est pas totalement isolé, ces réactions restent minoritaires (0,2 %) et les plaintes concernant les mutations de l’ensemble de l’environnement urbain sont presque invisibles sous la masse des autres correspondances.

Lorsque les particuliers prennent la plume, c’est souvent en lien avec des revendications plus ponctuelles et temporaires, bien que les sujets des lettres se recoupent souvent. L’un des thèmes les plus récurrents tient par exemple à un sujet plus mobilisateur : la défense d’usagers de la rue considérés comme plus faibles ou injustement mis en danger par le développement de l’automobile. Il s’agit avant tout des enfants et des mères de famille les accompagnant (encombrées par leurs landaus), puis des personnes âgées et/ou non-valides, enfin des piétons en général. Régulièrement, ces particuliers se regroupent, le temps d’une lettre commune ou d’une pétition, pour donner plus de portée à ce qui devient alors une revendication citoyenne. Ils se composent souvent de parents d’élèves d’un même groupe scolaire, auquel des enseignants sont parfois associés, mais aussi d’habitants d’un même immeuble. La motivation de ces courriers communs, mais aussi des courriers particuliers classés dans la même catégorie, consiste souvent en la demande d’aménagements : potelets de protection de trottoirs, matérialisation d’un passage pour piétons ou installation de feux de traversée.

Un deuxième groupe, les commerçants, (désignés comme «professionnels» dans le diagramme ci-dessus), se distinguent par le fait qu’ils dénoncent une gêne dans l’exercice de leur profession. La plupart d’entre eux sont des propriétaires de cafés mais aussi d’épiceries dont les étals et les terrasses sont menacés par le stationnement automobile et la circulation intensive. S’ils ne représentent qu’une petite partie des courriers dans le cas de Lyon (un peu plus de 12 %), leur nombre est important à Marseille (presque 28 %). Les causes directes de leurs courriers sont diverses, mais leurs plaintes tiennent essentiellement à la même raison. La présence automobile en grand nombre pénalise, voire rend partiellement impossible leur activité, au moins dans la façon dont ils l’envisagent. Ainsi, contrairement à l’attitude pro-automobile qu’ont pu leur attribuer les administrateurs ou certains chercheurs, ils ont pu s’inscrire en faux contre la motorisation. Pour finir, s’ils se manifestent parfois en groupe et forment même ponctuellement de petites associations, leurs courriers sont en majorité individuels sur l’ensemble des deux villes.

Enfin, deux autres catégories sont formées d’une part par les personnels enseignants («éducation» sur les diagrammes), et d’autre part par les Comités d’Intérêts Locaux ou de Quartiers. C’est la fonction administrative de ces deux types d’expéditeurs qui amène à les distinguer. Les premiers n’écrivent pas toujours avec les parents d’élèves, mais ont sensiblement les mêmes revendications quand les seconds sont principalement un relais des particuliers. Les CIL et CIQ constituent un échelon para-administratif intermédiaire entre les municipalités et les habitants mais, malgré leur nom et à l’instar des habitants particuliers, ces derniers ne relaient pas des plaintes concernant l’ensemble des quartiers qu’ils représentent, mais plutôt des cas isolés. Dans la majorité des courriers qu’ils ont pu envoyer, leurs plaintes et revendications sont tendanciellement semblables à celles des particuliers.

figure 2

Carte de Lyon, représentant en rouge les lieux objets d’une plainte (production personnelle)

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Motivations : danger, encombrement, nuisances olfactives et sonores

Cette typologie commence à rendre visibles les usages et les perceptions de l’espace urbain touchés par la motorisation, et à isoler les enjeux de la négociation entre usages hérités et nouvelles mobilités automobiles. La multiplicité des catégories qui ressortent de ce premier classement permet d’emblée quelques constats. En premier lieu ce ne sont pas seulement des espaces ponctuels qui font l’objet de plaintes, mais bien l’ensemble des centres anciens des agglomérations, voire même un peu au-delà. Sur la carte ci-dessus on peut remarquer que les expéditions couvrent l’ensemble de l’agglomération lyonnaise, et se concentrent dans les parties anciennes de la ville. Cette carte permet d’illustrer la remarque faite plus haut sur les différences entre quartiers populaires et aisés : le quartier d’Ainay (centre de la Presqu’île, entre la place Bellecour au Nord et la gare Perrache au Sud), et celui de la Guillotière (lui faisant face sur la rive Gauche du Rhône, ici à l’Est du cours d’eau le plus oriental) sont l’objet d’autant de plaintes. De la même façon, la variété des motifs de plainte ne se limite pas à quelques usages particuliers mais bien à une pluralité d’emplois de l’espace public dérangés par la motorisation. Il est cependant nécessaire de se pencher plus finement sur les motivations des envois pour en saisir tous les enjeux.

Quels sont précisément les impacts de l’automobilisme de masse sur la vie et les usages dénoncés par ces catégories d’habitants ? De la même façon que pour l’origine des plaignants, on peut classer les causes de plaintes contre l’automobile. Apparaissent trois grands ensembles : les plaintes concernant le danger pour les usagers vulnérables, celles contre la gêne physique occasionnée par le stationnement, et enfin les plaintes liées aux nuisances sonores et olfactives. Les trois types ne sont pas représentés dans les mêmes proportions, les plaintes concernant le danger constitué par les automobiles occupent 47 % de l’ensemble, et celles à propos de l’encombrement des espaces 46 %, quand les courriers directement liés aux nuisances olfactives et sonores n’équivalent qu’à 7 % du total. Les années 1950 sont pourtant retenues comme connaissant le développement d’une sensibilité plus forte et d’une dénonciation plus savante du bruit[34]. La sous-représentation des plaintes concernant le bruit est donc remarquable dans ce corpus. Ainsi, plutôt que le bruit et la poussière ou l’odeur c’est avant tout l’encombrement et le danger engendrés par la circulation qui sont les plus relevées par les citadins. La « pollution », au sens commun, ne motive donc pas les premières résistances citadines. Que l’on parle du danger qu’occasionnent les voitures ou de la gêne qu’elles provoquent, il s’agit de fait dans les deux cas de plaintes liées à leur simple présence et à leur empiètement sur les espaces.

figure 3

Diagramme représentant les principaux types de plaintes (par occurrence dans les courriers) pour l’ensemble du corpus[35]

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La simple augmentation du nombre de véhicules dans les rues des centres-villes est déjà en soi un facteur provoquant de nombreuses mutations des environnements urbains et de leurs usages par les citadins. A titre d’exemple, on peut se rappeler les chiffres mensuels d’immatriculation avancés par l’adjoint Mercier de Lyon en 1962 vus plus haut, ce sont d’après lui plusieurs milliers de nouvelles automobiles qui entrent en circulation chaque année. Stéphane Frioux et Christophe Bonneuil ont établi les chiffres d’augmentation du parc automobile français entre 1953 et 1974. Celui-ci fait un peu plus que quintupler, passant de 3,3 millions à près de 16 millions[36], quand, d’après Matthieu Flonneau, dans le seul Paris intramuros le nombre de voitures particulières est multiplié par dix, et passe de 82 000 en 1950 à près de 800 000 en 1980[37], sans compter les véhicules commerciaux ou utilitaires et les deux-roues motorisés.

Près de la moitié des lettres (47 %) mentionnent des difficultés de traversées des rues ou des craintes contre le danger occasionné par la circulation. Cela ne signifie pas bien sûr que les rues des villes soient subitement devenues dangereuses à cause du développement de l’automobile. Avant l’apparition et la diffusion des moteurs, la circulation causait aussi des accidents, également parfois mortels. Cependant, la motorisation de masse semble avoir engendré la peur d’une nouvelle forme de mort violente. Ce sont 41 % des courriers marseillais et 45 % des lyonnais qui convoquent le champ lexical de la peur et du danger, en faisant une préoccupation centrale des expéditeurs. Cette peur du danger causé par les automobiles est même l’un des motifs principaux des envois en groupes. Dans ce dernier cas ce sont souvent les parents d’élèves d’un établissement scolaire qui se réunissent, quelquefois à l’occasion d’un accident ayant touché l’un de leur enfant. Ainsi, à la suite d’un accident survenu à un jeune collégien en 1974, 389 parents d’élèves d’un établissement lyonnais situé avenue Foch, signent une pétition « suppliant » le maire de prendre les mesures nécessaires pour rendre la traversée de l’avenue plus sûre[38].

L’autre type de plainte le plus représenté est lié au stationnement qu’il soit illégal comme légal. L’encombrement des chaussées, empêchant leur traversée, ou encore celui des trottoirs gênant la circulation des piétons est une cause de plainte récurrente. Plusieurs lettres, accompagnées parfois de clichés décrivent des trottoirs couverts par les automobiles, gênant les déplacements des piétons mais aussi oblitérant les entrées des magasins. Ainsi à l’occasion d’un courrier, un vendeur de chaussures de la rue des Quatre Chapeaux à Lyon écrit « [qu’] il n’y a pas de jour sans voitures sur notre trottoir devant nos vitrines empêchant la circulation piétonnière »[39]. Ne se limitant pas aux seuls abords des magasins, l’encombrement automobile est encore dénoncé dans le cas des parcs ou des promenades, auparavant massivement employées par des piétons, mais envahies entre les années 1950 et 1970. À Marseille plusieurs courriers déplorent l’envahissement du Prado, et à Lyon celui des quais de Saône, parcs de stationnement d’abord sauvages avant d’être rendus légaux, et de la place Bellecour[40] au coeur de la ville et de la Presqu’île. Enfin le stationnement abusif est dénoncé comme cause de dégradation de certains mobiliers urbains, qu’ils soient publics ou installés par des syndics d’immeubles, voire même des devantures de magasins.

Les plaintes concernant les nuisances olfactives et sonores des véhicules automobiles, si elles sont proportionnellement moins nombreuses, n’en sont pas pour autant absentes. Par ailleurs, entre les deux, ce sont plutôt les nuisances sonores qui sont dénoncées. De la même façon que dans le cas du danger physique provoqué par la circulation des automobiles, il est évident que les villes ne sont pas devenues bruyantes avec le développement des moteurs mais de nouvelles gênes sont apparues avec la densification de la circulation. Concernant le bruit, les redémarrages après des arrêts aux feux, particulièrement la nuit, soulèvent le plus de réactions. Un Lyonnais habitant le quai Jean Moulin dans le 1er arrondissement, échange avec la mairie trois ans de suite entre 1973 et 1975 pour se plaindre de la circulation au carrefour Lafayette au pied de son immeuble. Ce citadin se mue alors presque en expert, jaugeant les décibels émis par la circulation pour dénoncer une situation qu’il considère intolérable et agrémente ses remarques de photographies :

«La circulation carrefour Lafayette est démentielle, pour gagner le feu vert, les véhicules jettent des gaz à 90km/h et les décibels atteignent alors un chiffre record de 90, 100 ou 120. (…) fenêtres fermées, doubles vitres, on ne peut dormir depuis 15 jours car le bruit est incessant, le jour comme la nuit avec 4 heures de demi-pause entre 1 heure et 5 heures (…). Deux autoroutes en pleine ville ne se rencontrent qu’à Lyon. (…) Les dommages, au point de vue résistance nerveuse sont certains et le bruit, la nuit comme le jour, dépasse, de beaucoup, dans les appartements, les décibels autorisés en pleine ville»[41].

La dénonciation de l’envahissement des espaces privés par les nuisances automobiles, s’observe aussi dans certains courriers marseillais. En 1961, une professeure de lycée écrit au maire de Marseille au nom de la concierge et des habitants de son immeuble du boulevard de la Corderie dans le VIe arrondissement. Sa motivation principale est la crainte suscitée par le stationnement répétitif d’automobiles et de poids lourds appartenant à une entreprise voisine sur les trottoirs au pied du bâtiment. Ces derniers gênent d’abord les enfants qui se rendent en classe, mais pèsent aussi sur les conduites de gaz que l’on craint de voir céder. Elle ajoute des détails sur les conséquences du stationnement sous les fenêtres des appartements, en insistant en particulier sur la loge de la concierge et son fils de neuf ans. Celui-ci est régulièrement réveillé par les automobiles la nuit qui démarrent sous sa fenêtre mais aussi incommodé par les gaz d’échappement, alors qu’en journée le stationnement de camions devant les fenêtres « enlève le jour, en sorte qu’elle doit parfois allumer l’électricité tôt à des heures anormales »[42].

La massification de la présence automobile dans les centres-villes de Lyon et Marseille a donc provoqué des nuisances dans les espaces privés, certains habitants n’ayant parfois pas eu la possibilité de les éviter. Mais tous les habitants ne se sont pas contentés de les endurer comme des effets inévitables du progrès, et les ont aussi dénoncés. Dans le cas de ce dernier courrier on note l’insistance sur le fils de la concierge et les enfants de l’immeuble, probablement dans le but de susciter l’indignation et donc l’action des services municipaux. Dans leur ensemble les victimes désignées par les courriers pointent les usages de la ville entrés en conflit avec la présence automobile de masse. Ainsi, si l’ensemble des piétons est mentionné comme subissant la circulation, certains d’entre eux sont particulièrement mis en avant. Ces usagers les plus vulnérables sont les enfants, les personnes non-valides, âgées et enfin les mères, qu’elles soient enceintes ou en charge d’enfants en bas âge. Les plaintes concernant ces usagers particuliers correspondent à 30 % des courriers relevés à Marseille et à 49 % de ceux relevés à Lyon. C’est autour de leur cas que les auteurs des lettres évoquent une situation de danger dans le seul fait de se déplacer dans les rues des villes. Or, ces usagers vulnérables correspondent en fait aux catégories soit habituées à des déplacements piétons, comme les personnes âgées, soit plus généralement captives de la marche à pied. Les enfants et les personnes non-valides ne peuvent en effet pas posséder de permis de conduire, eu égard à l’âge des uns et aux invalidités des autres.

Formant l’autre grand type de victimes désignées, les plaintes des commerçants et des riverains sont relativement comparables dans leurs motivations. La plupart ont trait au stationnement lequel est régulièrement localisé dans des endroits inhabituels mais surtout gênants voire handicapants : devant les vitrines et les entrées des magasins, les portes cochères, les halls d’immeubles, entièrement sur les trottoirs et les places de livraison. On se rappelle le cas du vendeur de chaussures de la rue des Quatre-Chapeaux à Lyon. En termes de chiffres, ces plaintes réunies représentent un tiers du corpus (33 % du corpus marseillais et 32 % du corpus lyonnais).

Ainsi, les piétons sont montrés comme refoulés et gênés dans les rues des deux villes, et des usages plus statiques de la ville comme le commerce et tout simplement l’habitation, dérangés par la circulation et le stationnement. Bien que ces lettres servent d’abord les intérêts des correspondants qui attendent une réaction des mairies, leur nombre interdit de conclure à une simple exagération de ces descriptions. Ce qu’elles donnent à voir est bel et bien un environnement bouleversé dans ses pratiques comme son aspect, ou en tout cas perçu comme tel. Au travers de ces courriers, ce sont d’abord les gênes physiques, l’encombrement des espaces et le danger provoqué par la circulation, qui ressortent le plus souvent. C’est donc une mutation des usages et des perceptions des espaces publics urbains qui est rendue visible, gagnés à l’automobile malgré une résistance de plusieurs citadins. On préfère en effet le terme de résistance à celui d’opposition ou de contestation, ces dernières supposant des mouvements plus organisés et intransigeants que ceux que l’on observe ici.

Entre accompagnement et résistances, négocier l’environnement urbain et domestiquer l’automobile

Entre les années 1950 et la fin des années 1970 c’est bien une transition qui est à l’oeuvre, initiée par la motorisation de masse. Mais celle-ci prend en réalité plus la forme d’une négociation entre des pratiques et des visions de l’espace urbain que celle d’une imposition des unes sur les autres. Dans cette évolution, quelle a été la place des « simples » citadins et que peut-on en voir au travers des correspondances de ces derniers avec les services municipaux ? Entre opposition, résistance et accompagnement, comment qualifier leurs réactions et leurs effets ? Les impacts de la motorisation sur les espaces et les pratiques des sociétés urbaines apparaissent dans les correspondances des habitants aux services municipaux. Pour autant, les courriers ne se limitent pas à un simple constat des dégradations subies par les villes, le sens même de leur rédaction étant de susciter une réaction et une correction de la part des services municipaux. Si pour une partie d’entre eux ils se limitent à des plaintes, la majorité des courriers proposent des solutions aux problèmes qu’ils exposent et travaillent à la constitution d’un compromis entre les usages hérités et les usages nouveaux des rues. Ces réclamations des citadins prennent plusieurs formes mais se retrouvent dans près de 70 % des correspondances des deux villes.

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Diagramme représentant les différents types de réclamations sur l’ensemble du corpus[43]

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Cherchant à sécuriser leur territoire, ces particuliers se battent à coup de demande de pose de protections et de régulation de la circulation : passages piétons, potelets de protection des trottoirs, durcissement de la répression policière, panneaux, feux de croisement et de traversée (voir le diagramme ci-dessus). Les réponses des services municipaux ne sont conservées avec les lettres de réclamation que de façon inégale, il est donc difficile de chiffrer précisément l’application des demandes des habitants. Mais on peut, sans trop de doutes, remarquer l’effet de ces réclamations dans les espaces urbains. Certains aménagements, principalement ceux ayant vocation à matérialiser la présence des piétons tels que les passages peints au sol ou leur rappel par des panneaux, demandent peu d’investissement aux administrations municipales et n’entrent a priori pas en conflit avec d’autres usages. Ils sont donc presque systématiquement consentis (dans les courriers de réponse des mairies observés). En revanche, les revendications allant dans le sens d’un recul de l’espace ou des pratiques dévolues aux automobiles telles que les demandes de modification des règles de stationnement, sont plus souvent refusées. Ces réclamations manifestent-elles pour autant une opposition au développement et à la présence de l’automobile dans ces centres-villes anciens ?

Il semble plus pertinent de parler d’un accompagnement et d’une négociation de la motorisation des espaces. Les demandes liées à la matérialisation du passage des piétons par exemple, correspondent plutôt à un accompagnement du développement de l’automobile. Il s’agit de permettre la coexistence des deux flux qui se partagent alors la rue et la réaménagent, notamment à hauteur des carrefours où les deux sont forcés de se croiser. On peut raisonnablement supposer qu’une bonne part des auteurs des lettres de plaintes sont eux-mêmes des automobilistes. Bon nombre d’entre eux le signalent dans leurs courriers et annoncent prendre la plume non pas contre l’automobile mais contre l’indiscipline de certains conducteurs. Ces précautions rhétoriques sont particulièrement récurrentes dans les courriers dénonçant la mise en danger des jeunes aux abords des groupes scolaires. En conséquence, et cela ressort dans les types de réclamations associées à ces lettres, il ne s’agit en aucun cas pour ces auteurs d’interdire ou de limiter la circulation mais bien plus de matérialiser le partage de l’espace et permettre la coexistence de deux flux, deux usages.

Les revendications des riverains et particulièrement des commerçants font en revanche preuve d’une opposition plus tranchée et durable. C’est principalement de ces derniers qu’émanent des demandes d’aménagements plus limitants pour les automobiles, tels que la pose de potelets ou des interdictions dérogatoires de stationnement. À Marseille particulièrement, ces demandes augmentent à l’approche des années 1980, et semblent signaler la persistance d’une opposition à la présence automobile, sinon son augmentation. Des commerçants marseillais réclament de plus en plus massivement la pose de potelets protégeant les trottoirs bordant leurs étals ou terrasses, notamment à partir de la moitié des années 1960, quand avant ils privilégiaient les panneaux rappelant les règles de stationnement ou la répression policière.

Par ailleurs, si les commerçants lyonnais ne sont pas en reste sur ces questions bien que moins représentés, les Marseillais ont eu la particularité de se manifester en groupes. Ainsi, en 1964 les commerçants installés entre les numéros 55 et 65 du Cours Lieutaud à Marseille se plaignent du stationnement abusif devant leurs commerces et de l’oblitération des vitrines et des entrées qui en résulte[44]. En 1970 ce sont ceux de la Rue Paradis qui déplorent les difficultés de traversée des piétons, gênant leur chalandise[45]. Presque dix ans plus tôt en 1963, ce même groupe avait réclamé l’établissement d’une zone bleue, montrant que ces commerçants prennent également l’habitude de se manifester sous la forme de groupes d’intérêts. Dans ce dernier cas, l’exemple le plus parlant est celui d’un groupe de la rue de Rome, toujours à Marseille, qui est même rejoint par quelques riverains à l’occasion de plusieurs courriers. En 1954, ils envoient une première pétition à la mairie regroupant 47 signatures pour protester face à l’augmentation de la circulation. Dix ans plus tard, ces derniers envoient toujours des courriers mais semblent s’être organisés en association et se donnent un nom : le Comité Provisoire de Défense des Intérêts Commerçants et Riverains de la rue de Rome.

Ces revendications des commerçants et des riverains semblent donc s’être inscrites dans un temps plus long. Bien qu’il soit difficile de chiffrer précisément les réponses à leurs demandes, par les quelques lettres de réponses et la fréquence de leurs courriers, on peut supposer qu’elles sont de plus en plus consenties à l’approche des années 1980. Cette évolution accompagne également le renouvellement du rapport des pouvoirs publics au traitement de la voiture en ville, évoluant progressivement vers des aménagements limitants et organisant, domestiquant plus et mieux l’omniprésence automobile. De fait, les commerçants et les riverains semblent avoir résisté plus fortement à l’automobilisme et sont en partie à l’origine des premiers retraits concédés par les voitures sur les espaces urbains centraux (restrictions de stationnement, pose de mobilier urbain limitant la présence automobile etc.). Le nombre de lettres écrites en groupe et de pétitions envoyées par ces derniers, combinées à leur pression sur les administrations municipales et leur ténacité explique aussi la réussite de plusieurs de leurs protestations. Le poids que ces groupes ont pu avoir sur les politiques municipales est d’ailleurs démontré par Marc Rivère[46] ou Cédric Fériel[47] dans le cas de l’établissement des rues piétonnes et s’observe à Marseille comme à Lyon[48]. Quand les courriers des particuliers ont plutôt eu tendance à accompagner et encadrer le développement de la circulation, ceux des commerçants et des riverains paraissent en revanche avoir imposé des limites et négocié plus âprement la mutation de leur environnement urbain.

Des années 1950 aux années 1970 les centres-villes de Lyon et Marseille ont considérablement changé, les environnements urbains et leurs usages ont été renouvelés, notamment par la motorisation massive des ménages. De nouveaux paysages de rues se sont formés où les trottoirs sont hérissés de plots de sécurité et les carrefours encadrés par des passages piétons surmontés de feux de croisement. En plus d’une augmentation des nuisances, plus ou moins perceptibles immédiatement, ce sont certaines pratiques urbaines qui ont été durablement touchées par le phénomène. L’aspect récréatif de la rue et des parcs a reculé et changé, ainsi que leur emploi dans un cadre commerçant alors qu’une inquiétude face à un danger nouveau a vu le jour. Symboliques de ces évolutions imposées par la circulation automobile, les déplacements à vélo, pourtant norme de l’avant-guerre dans les villes, sont réduits progressivement à la portion congrue[49]. De la même façon, sous prétexte d’une modernisation des villes, les lignes de tramways voient leur disparition s’accélérer jusqu’à ce que les dernières soient fermées dans les années 1960 au profit de la circulation automobile.

Pour tant, si le contexte culturel des Trente Glorieuses est indéniablement en faveur de l’automobile, l’adoption de sa présence par les citadins n’est pas allée sans réticences et ce corpus de lettres permet d’en avoir un aperçu. Au travers d’un mode d’expression ordinaire, commun dans les relations entre les mairies et leurs administrés, les citadins ont eu sans conteste un poids sur la reconfiguration des déplacements et des pratiques urbaines. Elle ne s’est faite ni sans ni malgré eux et ils ont été partie prenante du développement de l’automobile, négociant en permanence sa présence, et par là même, la rendant plus tolérable. Extraire les habitants des villes des années 1950 à 1970 des acteurs de cette évolution de l’environnement urbain, ou considérer que la lutte pour l’état de l’environnement urbain n’apparait qu’avec les nouveaux mouvements sociaux et les années 1970, semble donc en partie inexact. En amont des environnementalistes des années 1970 et suivantes, les particuliers ont dénoncé des « nuisances » avant ou en même temps que se formait la question de la pollution automobile en ville, et ont proposé des solutions ou des adoucissements. De la même manière, en luttant sur un temps plus long contre l’empiétement des automobiles sur les abords de leurs pratiques, certains commerçants ont ouvert la voie d’aménagements piétons aujourd’hui communs. Ils ont en somme parfois anticipé, des questions portées par la suite par certaines luttes environnementalistes des années 1970[50], sans pour autant aller jusqu’à des formes pérennes de groupes de lutte. Les particuliers que l’on peut observer au travers des lettres de plaintes, ont réagi de façon plus spontanée que militante par rapport à l’évolution de leur environnement, mais les centres-villes marseillais et lyonnais contemporains sont aussi le fruit de leurs réactions et de leurs résistances.