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Avril 2014 – Rio de Janeiro – Favela Mangueira – Base de l’unité de police pacificatrice (UPP)

Extrait du carnet de terrain
Jeudi 10/04, 8 h 55. Deux policiers militaires arrivent à la base de l’UPP en pantalon de sport et t-shirt à l’effigie de l’UPP Mangueira pour commencer leur journée. Ce matin, comme tous les jeudis matin, ils se rendent au terrain de football de la zone « Mangueira 1 » où les attendent une quinzaine d’adolescents : c’est l’heure de l’entraînement de football. Les deux hommes troquent leur casquette de policier contre une casquette d’entraîneur.

Au même moment, six autres policiers militaires, vêtus de leur uniforme et gilet pare-balles, descendent la colline de la favela à pied en direction de la base de l’UPP. Ils doivent signer le formulaire de fin de service qui leur permettra de rentrer chez eux après un service de 10 heures. Ils ont passé toute la nuit à arpenter les ruelles et escaliers de la zone du « coin chaud[1] » équipés de leur arme de service ainsi que de deux fusils d’assaut.

Si les deux groupes décrits ci-dessus font partie de la même unité de police pacificatrice, leur travail est fondamentalement différent : alors que les premiers deviennent des éducateurs sportifs pour adolescents pendant quelques heures et s’inscrivent davantage dans une logique de police communautaire cherchant la proximité avec la population, les seconds s’insèrent, eux, dans une logique de guerre urbaine contre le crime et de répression. Toutefois, ces deux groupes agissent dans la même zone et interagissent avec les mêmes personnes – les habitant·e·s de cette favela – dans le but de répondre aux problématiques d’insécurité et de violence.

Au début du XXIe siècle, la sécurité publique est un enjeu prédominant qui s’est imposé au gouvernement de la ville de Rio de Janeiro. En effet, alors qu’elle s’apprête à recevoir la Coupe du monde de Football 2014 ainsi que les Jeux olympiques 2016, Rio est considérée comme une des villes les plus violentes du Brésil si l’on se fie à ses taux d’homicides[2]. Les méga-événements sportifs accélèrent le processus de réforme des politiques publiques de sécurité : réforme nécessaire pour que la ville puisse accueillir les milliers de touristes ainsi que les sportifs internationaux. En 2008, le gouverneur de l’État de Rio de Janeiro, Sergio Filho Cabral du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), met alors en place une politique « de pacification » de la ville[3]. Le principal objet de cette politique réside en la création d’unités de police pacificatrice (UPP), une forme de police de proximité[4] à laquelle cette politique assigne l’objectif de réduire les taux de violence et de criminalité au sein des favelas[5] quartiers pauvres et majoritairement dépourvus de services publics. Une nouveauté dans le paysage des politiques de sécurité de la région puisque, jusqu’alors, les projets de police communautaire n’avaient jamais abouti et que les seules politiques de sécurité en direction des favelas consistaient en des opérations d’occupations ponctuelles répressives[6]. Une nouveauté également dans la mesure où le dernier régime autoritaire en date (1964-1985) était un régime militaire et, de ce fait, les forces de l’ordre avaient un rôle central au sein du régime : elles garantissaient sa pérennité en éliminant toute source d’instabilité possible (opposant·e·s, mouvements en faveur d’un coup d’État, etc.), principalement par le biais de la force physique, de la menace, voire de la suppression (meurtre, disparition forcée, etc.) ; comme peuvent le confirmer les divers rapports d’organisations non gouvernementales (ONG) ou des Nations Unies sur le non-respect des droits humains[7].

La mise en place d’une politique de pacification pose alors plusieurs questions, notamment sur sa mise en oeuvre empirique : comment met-on en place une police de proximité dans des endroits où l’État a longtemps été considéré comme absent ? Dans quelle mesure les policiers de ces unités emploient-ils des pratiques différentes des pratiques violentes et répressives habituelles ? Comment le policier construit-il une relation de proximité avec la population dans un tel contexte ?

D’une part, ces questions touchent le respect des droits humains par les forces de l’ordre dans un contexte démocratique. La littérature démontre que les polices dites « démocratiques » sont peu respectueuses des droits humains dans la pratique et qu’elles s’appuient sur des préconceptions de la population pour effectuer leur travail. Fabien Jobard (1999), en établissant un état des violences policières dans les pays anglo-saxons, démontre effectivement que les cas de bavures policières ou de violences excessives et discriminatoires sont monnaie courante dans ces pays. Sur un autre terrain, Sébastien Roché (2016) met en évidence l’influence de la croyance religieuse des citoyen·ne·s français·e·s sur les pratiques et le comportement des policiers. Les Français·e·s de confession musulmane subissent des traitements différents de ceux réservés aux chrétien·ne·s ou aux athées. Dans la même logique, Didier Fassin (2011), en observant le quotidien d’une brigade anticriminalité de banlieue parisienne, confirme la thèse des pratiques discriminatoires et de l’utilisation excessive de la force envers certains groupes de la population. Le pan de la littérature qui se dédie aux inconduites policières va dans le même sens et fait fi de violences arbitraires dans des contextes pourtant dits démocratiques (Van Maanen, 1995 ; Kappeler et al., 1998 ; Holmes, 2000 ; Smith et Holmes, 2003 ; Alison et al., 2008). Cette littérature a tendance à appuyer l’idée selon laquelle les représentations sociales que se font les policiers de la population vont modeler leurs pratiques et leurs interactions avec cette dernière, et ce, même si elles sont contraires aux principes de respect des droits humains et d’impartialité.

D’autre part, les pratiques discriminatoires sont aussi conçues comme le produit d’une « culture policière », c’est-à-dire d’un ensemble de normes et de valeurs partagées par les différents acteurs de la police (Shearing et Ericson, 1991 ; Chan, 1996 ; Monjardet, 1996 ; Crank, 2004 ; Fassin, 2011). En comparaison avec le reste de la société, on assigne souvent à cette culture des caractéristiques telles que le racisme, le conservatisme, le cynisme, l’isolement. Suivant cette approche culturaliste de la police, le processus de construction du danger ainsi que la perception des gangs de rue ou de la criminalité, par exemple, influencent directement les pratiques policières et incitent à discriminer la société en deux groupes (les potentiels criminels versus les innocents manifestes) (Brownstein, 1996 ; Ratcliffe, 2014). L’organisation interne à l’institution policière (aussi bien les relations hiérarchiques que la formation) serait précisément un lieu central du processus de construction de l’image de la criminalité et de la violence. Selon Jean-Paul Brodeur (1981), Barbara E. Armacost (2004) ou encore David Pichonnaz (2011), les facteurs organisationnels sont clés dans la perpétuation de la culture policière et des pratiques discriminatoires, voire violentes. Ces prénotions sur les acteurs et les formes de la violence se voient également renforcées par les narrations et les histoires « de guerre » qui circulent au sein de la corporation policière (Shearing et Ericson, 1991). Cette approche octroie un rôle central à la culture policière dans la catégorisation de la société et vient soutenir le postulat selon lequel les représentations sociales influencent les pratiques des policiers sur le terrain.

Néanmoins, nous décelons plusieurs limites à ces réponses proposées dans la littérature. Tout d’abord, les approches mentionnées sont homogénéisantes à plusieurs égards : elles affirment l’existence d’une culture professionnelle policière. Elles conçoivent les policiers comme un tout uniforme et présupposent l’applicabilité de cette conception indépendamment du contexte et de l’époque. Par exemple, la brutalité et les préjugés raciaux sont présentés comme des attributs de ce groupe professionnel. De même, ces réponses présupposent l’alignement des représentations sociales sur la division bons citoyen·ne·s / criminel·le·s de la part des policiers et ne prennent donc pas en compte la possibilité de divergences ou de conceptions distinctes. Ensuite, la relation entre représentations sociales et pratiques est uniquement pensée dans un sens : celui où les représentations sociales influencent les pratiques. Selon cette conception, les pratiques ne peuvent pas interférer avec les représentations préexistantes ; nous verrons toutefois que ces assomptions sont discutables.

L’objectif de cet article est de présenter les résultats de l’enquête de terrain effectuée au sein de l’UPP Mangueira, dans la favela du même nom, de février à mai 2014, quelques mois avant la tenue de la Coupe du monde de football. Nous portons notre attention sur les pratiques des policiers de cette UPP ainsi que sur les représentations sociales qu’ils ont de la population de la favela. L’enquête vise, dans un premier temps, à comprendre si les représentations sociales des policiers sur la population de la favela modèlent leurs pratiques et leurs interactions avec ces derniers et, si oui, de quelle façon – une question qui se pose notamment puisque le gouvernement de l’État de Rio de Janeiro présente les UPP comme une forme de police de proximité qui s’appuie sur les principes de rapprochement de la population, de respect des droits humains et de partenariat avec la collectivité (Chalom et Léonard, 2001) ; et, dans un second temps, à vérifier si les pratiques interfèrent avec les représentations sociales.

Nous verrons que les résultats de l’enquête de terrain permettent de remettre en question et de dépasser les limites de l’approche culturaliste, mais aussi d’éclairer un angle mort de la littérature sur la façon dont les pratiques interfèrent avec les représentations sociales préexistantes pour les confirmer ou les infirmer. L’enquête repose sur une méthode ethnographique où l’observation participante[8] et les entretiens permettent d’analyser les processus de construction des représentations sociales des policiers sur les habitant·e·s de la favela ainsi que de saisir dans quelle mesure le fait de travailler au sein d’une UPP, donc de vivre le quotidien de ses habitants, transforme ou non leur vision. Le présent texte utilise notamment les notes du carnet de terrain ainsi que les entretiens avec des policiers militaires de l’UPP. Nous proposons de la sorte une perspective à échelle micro et par le bas de la politique « de pacification ».

Afin de saisir les enjeux de l’implantation des UPP dans les favelas de la ville de Rio et du travail des policiers des UPP sur le terrain, il est essentiel, avant toute chose, de donner des précisions quant à l’épaisseur historique des politiques de sécurité, ce que sont les UPP et les conditions de leur mise en place. Il s’agira ensuite de présenter l’organisation spécifique de l’UPP Mangueira, telle que l’enquête de terrain a permis de l’appréhender, ce qui nous amènera à montrer l’existence d’un système de pratiques différenciées qui trouve une résonnance avec le remodelage des représentations sociales des policiers sur les habitant·e·s de la favela Mangueira.

Les unités de police pacificatrice (UPP) à Rio de Janeiro

La politique de pacification se situe en rupture avec le passé. En effet, si l’omniprésence de policiers de jour comme de nuit dans une favela est une pratique qui prend ses sources dans les politiques de sécurité antérieures, le concept de pacification est nouveau dans l’histoire de la sécurité de l’État de Rio. Jusqu’alors, aucune politique de sécurité comme celle-ci n’avait été mise en oeuvre ; seules des politiques répressives héritées du régime autoritaire de 1964-1985 étaient adoptées. Les travaux de Maria Benevides (1983) montrent que, durant la période autoritaire, la police « fabriquait » des suspects en incriminant les sans-emploi, les pauvres et les afro-descendants, majoritairement localisés dans les favelas. On observe de la sorte une typification du bandit, qui se double d’une vision fataliste de la criminalité de la part des policiers, autour de la notion « d’irrécupérabilité » des criminels qui légitime l’idée que les éliminer est une solution qui permettrait de diminuer la violence et d’éviter les dépenses de l’État dans les prisons.

Le Bataillon d’opérations spéciales de police (BOPE), unité formée et préparée au combat en contexte urbain, en d’autres termes pour la « guerre urbaine[9] », a justement été créé en 1978 pour agir au sein de ces territoires contre les groupes criminels et les narcotrafiquants (Pacheco, 2013 ; Robb Larkins, 2013). Cette unité est encore active aujourd’hui. Les habitants des favelas sont, par conséquent, les principales cibles de ces politiques, puisque la police est présente dans leur zone d’habitation dans le but de chercher les narcotrafiquants et les criminels qui s’y trouvent. Ce passé pose la question de l’évolution de telles représentations du côté des forces de l’ordre, mais aussi de leurs pratiques.

En ce qui concerne la police de proximité, des expériences ont eu lieu mais n’ont ni duré dans le temps ni fait l’objet d’une attention particulière de la part du gouvernement local. Le projet de police communautaire qui a été implanté dans le secteur de Copacabana en 1994 et 1995 (Muniz et al., 1996), mais auquel aucune suite n’a été donnée, en est un exemple, mais aussi le Groupement de police dans les zones spéciales (GPAE) qui a précédé la mise en place des UPP (Albernaz et al., 2007) et qui était une forme de police communautaire.

La pacification et la création d’une police de proximité constituent en cela une nouveauté en termes de réponse au problème de l’insécurité, puisque les UPP s’insèrent dans une logique de prévention, et non plus de répression, et aussi parce qu’elles sont pensées sur le long terme – les textes officiels parlent d’installation permanente des UPP au sein des favelas. Le niveau micro-local, par une enquête de terrain, permet d’observer la mise en oeuvre d’une telle réforme et ainsi de questionner les pratiques des policiers et les liens avec les représentations sociales qu’ils se font de la population.

Les UPP constituent un volet central de la politique dite « de pacification » mise en place en 2008. Sur le terrain, la « pacification » se traduit en l’installation permanente de groupes de policiers militaires de l’État de Rio de Janeiro dans les favelas dominées par des groupes criminels ou par des milices, dans le but de reprendre le territoire aux mains de ces derniers. Plus concrètement encore, l’installation des UPP s’illustre par l’implantation de bâtiments préfabriqués comme « base » de l’unité au sein de la favela, mais aussi par l’instauration de patrouilles permanentes, de jour comme de nuit. Au total, 264 favelas depuis 2008 bénéficient de ce programme. Selon les chiffres du gouvernement de Rio de Janeiro, cela représente plus de 1,5 million de personnes habitant dans les favelas concernées. C’est aussi 9 446 047 mètres carrés de territoires et 9543 policiers militaires répartis en 38 UPP[10] couvrant les différentes zones de la ville. La zone sud, partie touristique de la ville, et les favelas de la zone nord qui entourent le stade du Maracanã, point central de la Coupe du monde, comptent plus d’unités que les autres secteurs de la ville[11]. Les policiers ne choisissent pas eux-mêmes de travailler au sein d’une UPP, mais ils y sont affectés par défaut après l’obtention de leur diplôme du Centre de formation des policiers militaires ainsi que des pompiers de l’État de Rio (CFAP). Une des volontés affichées par le gouvernement, en mettant en place cette politique de pacification, est en effet de créer une nouvelle génération de policiers plus proche de la population et qui ne suit pas les tendances corruptives et violentes qui gangrènent l’ancienne génération. Les articles 3 et 4 du décret-loi officialisant la création de la police pacificatrice le précisent :

Art. 3º – Les objectifs du Programme de la police pacificatrice sont : I – Reprendre les territoires sous le joug de groupes criminels afin d’éliminer toute coercition illégale sur ses habitants ; II – Réduire la violence armée, spécialement létale ; III – Retrouver la confiance et la crédibilité des habitants envers la police ; IV – Favoriser une culture de paix, en régulant, de façon pacifique, les conflits à l’intérieur des zones concernées, grâce à des normes de sociabilité non violentes.

Art. 4º – La philosophie de proximité qui oriente le Programme de police pacificatrice propose un contact direct et régulier de la société civile avec les organes de l’État pour favoriser la coopération entre les habitants et tous les autres acteurs impliqués dans la construction conjointe de la sécurité publique locale[12].

Comprendre l’organisation spécifique de l’UPP Mangueira

Mangueira se situe dans la zone nord de la ville de Rio de Janeiro. C’est la favela la plus proche du stade du Maracanã, ce qui en fait une zone stratégique pour le gouvernement et pour le programme de pacification, puisque le Maracaña est au coeur des attentions de la ville pendant les méga-événements sportifs. La favela est composée d’une unique colline. Elle n’est pas très étendue comparativement à d’autres favelas : elle s’étend sur 487 317 mètres carrés quand la Cidade de Deus dans la zone ouest, l’une des favelas les plus étendues de la ville, s’étale sur 2 099 531 mètres carrés. De même, le recensement effectué par l’Institut brésilien de géographie et de statistiques (IBGE) estimait à 17 946 le nombre d’habitants à Mangueira en 2010, contre 47 021 dans la Cidade de Deus. Depuis sa constitution, Mangueira s’est forgé une identité culturelle très forte et cela a contribué à sa renommée nationale et internationale. La création de l’école de samba G.R.E.S. Estação Primeira da Mangueira a joué un rôle fondamental dans la constitution de cette identité, étant donné qu’il s’agit de l’une des premières écoles de samba de la ville.

Pour comprendre les pratiques des policiers de l’UPP Mangueira, il est essentiel de dresser un portrait de l’organisation du pouvoir au sein de cette unité et de présenter ses caractéristiques, notamment parce que chaque UPP a sa propre organisation. L’enquête de terrain a permis de déchiffrer la structure organisationnelle spécifique à celle de Mangueira dont découle un organigramme constitué à partir des informations recueillies sur le terrain ainsi que des informations provenant d’un entretien avec le major de l’UPP (voir annexe). Les relations de pouvoir s’établissent en suivant la hiérarchie de la police militaire. Le major est le plus haut gradé et a, ainsi, le commandement de l’unité ; il a donc le plus de ressources institutionnelles pour exercer du pouvoir dans l’organisation. C’est lui qui contrôle l’unité, qui donne les ordres et qui nomme les policiers aux différents postes.

Les commandants administratif et opérationnel sont tous deux lieutenants ; ils sont par conséquent à un niveau hiérarchique inférieur au major, mais ils sont les plus proches de lui en termes de grade au sein l’UPP. Ils commandent respectivement les effectifs attribués à l’administration (le commandant administratif) et à la partie opérationnelle – au terrain – (dans le cas du commandant opérationnel). Cela représente en tout 336 policiers militaires assignés à Mangueira. Les effectifs sont composés de sous-lieutenants, de sergents, de brigadiers ainsi que de soldats. Chaque groupe a une fonction spécifique et différente des autres.

Le groupe administratif travaille au sein de la base et s’occupe des tâches administratives de l’unité. Seul le policier chargé des relations publiques travaille plus directement avec la population, puisqu’il est responsable de la communication à propos des événements, des projets et autres.

À l’inverse, les groupes formant la partie opérationnelle sont ceux qui interagissent avec la population au quotidien. L’organisation structurelle de l’unité et sa division en divers groupes attestent de la diversité des activités, des types de population cible, mais aussi des objectifs selon les groupes.

En effet, en termes de types d’activités, les policiers militaires du groupe de proximité sont aussi bien amenés 1) à visiter quotidiennement les différentes écoles de la favela et des environs afin d’établir une proximité avec les élèves et le corps enseignant (PAMESP[13] École) ; 2) à enseigner des sports, faire la lecture aux enfants en bas âge ou encore tenir un cabinet de dentiste dans la favela (en fonction de leur formation antérieure)[14], tout cela sous l’égide d’un « projet social » ; 3) ils peuvent également revêtir un chapeau de « médiateur » pour résoudre les différends mineurs (problèmes de voisinage, de couple…) directement dans la favela, évitant aux personnes impliquées de se rendre au commissariat ; et enfin, une activité plus classique, 4) les policiers peuvent se voir attribué un secteur spécifique dans lequel ils doivent rester pendant la journée et créer des relations avec la population (GPP – police de proximité). Dans tous les cas, il est possible de déceler un objectif commun qui est de tisser des liens de proximité avec la population, voire de construire une relation de confiance. Leurs activités visent donc les habitant·e·s de la favela, les enfants plus spécifiquement.

Le groupe de proximité n’est toutefois pas le seul groupe de la partie opérationnelle ; il y a aussi le « groupe ostensible[15] », dont les activités diffèrent à bien des égards. Effectivement, sa priorité consiste à être vu ; il s’agit de marquer la présence de la police au sein de la favela. Les policiers de ce groupe peuvent être en voiture, stationnés à un endroit précis avec les gyrophares en marche de façon à constituer une ceinture de sécurité autour de la favela, ou à pied, également basés à des endroits précis dans le seul but d’être visibles et remarqués. L’objectif de ce groupe n’est de ce fait pas orienté vers la proximité avec les habitant·e·s de la favela, bien qu’il cible certains groupes d’habitants, notamment les narcotrafiquants qui opèrent encore au sein de la favela. Les policiers de ce groupe sont en effet censés dissuader toute activité illégale manifeste, tel le trafic de drogues. Des personnes provenant de l’extérieur de la favela sont également visées : les narcotrafiquants basés dans d’autres favelas et provenant de gangs distincts de ceux qui opèrent à Mangueira. Le fait de constituer une ceinture de sécurité autour de Mangueira vise, entre autres, à prévenir la tentative de prise de contrôle des points de vente de drogues par d’autres groupes de narcotrafiquants ; c’est-à-dire éviter des confrontations armées entre gangs au sein de la favela pour la prise du territoire. Enfin, les activités du groupe d’opérations tactiques (GTPP) consistent strictement en des patrouilles de jour et de nuit, motorisées ou à pied. Les policiers arpentent les ruelles, montent et redescendent à pied, procèdent à des fouilles corporelles, et se protègent les uns et les autres[16]. C’est le seul groupe qui effectue des patrouilles à pied dans toute la favela, dans des secteurs représentant plus qu’une ou deux ruelles, et dont la mission est uniquement d’entraver et même d’éradiquer le narcotrafic encore actif. L’objectif de ce groupe est alors orienté vers les activités liées au narcotrafic et cherche à ralentir ce marché et à le rendre invisible aux yeux de tous ; il cible directement les narcotrafiquants, mais aussi les consommateurs de drogues.

La structure organisationnelle de l’UPP Mangueira illustre la diversité des fonctions exercées par les policiers, une diversité qui va se manifester par des pratiques et des interactions avec la population sur le terrain.

Le quotidien des policiers militaires au sein de l’UPP Mangueira

Pour comprendre l’hétérogénéité des interactions et des pratiques des différents groupes de l’UPP sur le terrain, décrivons une journée type d’un groupe de police de proximité, puis celle d’un groupe d’opérations tactiques à pied.

Le groupe ostensible ayant pour seul objectif d’être vu de tous, les interactions directes avec la population sont faibles et ne font pas vraiment partie de leurs fonctions. Il est donc plus pertinent de se concentrer sur les deux autres groupes, dont les interactions avec les habitant·e·s sont plus directes, pour comprendre si leurs pratiques sont influencées par des représentations sociales préconstruites à propos de la population et, inversement, dans quelle mesure leurs pratiques ont un impact sur ces représentations. La mise en oeuvre d’une politique comme celle de pacification, présentée comme novatrice et en rupture avec le passé, est ainsi questionnée et observée au prisme des pratiques des agents du niveau de la rue. La description de ces pratiques et interactions permettra de distinguer les différences entre le groupe de proximité et le groupe d’opérations tactiques et de démontrer l’absence d’homogénéité dans les interactions de la police avec les habitant·e·s, mais aussi le décalage entre la politique des UPP version papier et sa réalité empirique (Monjardet, 1996 ; Meier et O’Toole, 2006 ; Pichonnaz, 2011). Cette perspective donne des éléments d’explication au remodelage différencié des représentations sociales que nous avons observé et que nous abordons maintenant.

La description d’une journée type d’un groupe de police de proximité et de celle d’un groupe d’opérations tactiques permettra de comparer les deux groupes en termes de taille, d’objectifs donnés aux groupes, mais aussi de ressources utilisées.

Nous avons sélectionné deux journées que l’on peut qualifier de « classiques » de ces groupes d’après nos deux mois de terrain et au regard de la nature des activités effectuées, des ressources disponibles et utilisées, de l’absence d’événements exceptionnels (pour la fête de Pâques ou pour la commémoration de l’anniversaire de l’UPP par exemple) ou l’absence d’incidents graves (échanges de tirs, menaces d’attaque de la base, etc.).

Nous observons aussi bien les types d’activités en pratique que les comportements/interactions des policiers entre eux et avec les habitant·e·s, le ton général de la journée, les types de déplacements ou encore l’usage ou non des armes. Ce regard permet de rendre compte de l’hétérogénéité des pratiques au sein d’une même unité, ainsi que des références différenciées aux représentations sociales en fonction de l’objectif assigné aux groupes. Cette comparaison permettra de comprendre dans quelle mesure les policiers retranscrivent les représentations sociales qu’ils ont des habitant·e·s des favelas dans leurs pratiques, dans quelle mesure ils sont amenés à les remettre en question, mais aussi en quoi cela questionne, ou non, la possibilité de mise en oeuvre d’une police de proximité dans un contexte comme celui inhérent à la ville de Rio.

Journée type d’un groupe de police de proximité

La journée type d’un agent de police de proximité est marquée par le peu de mouvements et l’ennui, mais aussi par l’échange de politesses et des discussions avec la population. Les policiers parlent beaucoup entre eux, ils abordent plusieurs sujets aussi bien professionnels que personnels. Rappelons que l’objectif de ce groupe est de se rapprocher des habitants. On attend d’eux qu’ils créent des liens de confiance avec la population.

Extrait du carnet de terrain
Il est 9 h du matin à la base, le sergent me propose d’aller avec un groupe de police de proximité qui est assigné au secteur Rua da Prata. Ce secteur est composé d’une rue principale, d’une place avec des tables et bancs en ciment ainsi que de ruelles et venelles adjacentes. Ils sont trois policiers, trois métis qui ont entre 29 et 33 ans, seul l’un d’entre eux ne porte pas son gilet pare-balles mais ils ont tous leur arme de service. Lorsque nous arrivons dans le secteur, ils se dirigent tout de suite vers un petit commerce informel pour acheter leur petit-déjeuner, le commerçant ne parle pas beaucoup mais semble habitué à leur présence. La matinée est calme et ensoleillée, il commence à faire très chaud vers 10 h. Les policiers restent debout toute la matinée, ils changent de trottoir ou de rue de temps à autre. Ils discutent beaucoup entre eux. Il y a aussi des moments où personne ne parle, ils regardent beaucoup leur smartphone qu’ils utilisent pour se connecter aux réseaux sociaux. La matinée est marquée par le peu de mouvements et par le fait que les habitant·e·s ignorent les policiers. Il est 12 h, c’est l’heure du déjeuner, ils décident d’un endroit pour manger en contactant les policiers des autres groupes. En revenant à la base, d’autres policiers sont prêts à aller manger, ils vont tous dans un restaurant self-service près de la base de l’UPP Barreira do Vasco, non loin de Mangueira, restaurant où la plupart des clients sont policiers. Après le déjeuner, nous rentrons à la base puis on nous dépose à nouveau dans le même secteur. Il y a déjà plus de mouvement, les habitants sortent, vont au bar qui est au bout de la rue, vont manger ou faire des courses plus bas et les enfants, qui sont à l’école le matin, rentrent chez eux. Les policiers vont voir un second commerçant de la rue pour discuter avec lui, celui-ci leur offre de l’eau et leur raconte que son père était policier militaire et qu’il l’a toujours admiré. Les policiers me présentent à cet homme et ce dernier n’a pas peur de me dire que depuis qu’ils sont là, que l’UPP est là, « c’est beaucoup mieux ». Ils parlent encore un petit peu avec lui sur la police militaire en général puis le remercient pour l’eau et sa disponibilité. Après cette conversation, les policiers vont sur la place pour s’asseoir ou s’appuyer contre les bancs. Une moto avec un homme et un enfant sans casque passe et ils m’expliquent qu’ils ne prennent plus la peine d’arrêter les gens sans casque, que ça ne sert à rien : « On est là, on fait semblant et la direction fait semblant d’y croire », me dit l’un d’entre eux, un jeune policier métis. Ils expliquent que si les conditions de travail étaient meilleures, ils feraient plus et mieux, mais comme il n’y a pas d’effort au niveau de l’organisation des bases horaires, ils se contentent de faire le strict minimum. Une voiture de l’UPP arrive, le sergent de l’après-midi avec d’autres policiers viennent pour leur faire signer un document attestant leur présence pour le service de l’après-midi. Le sergent ne descend pas, les policiers viennent jusqu’à la voiture pour signer le document, puis la voiture s’en va. Certains habitants passent devant les policiers et leur disent bonjour, les policiers leur répondent de la même manière. Il est environ 16 h 30 quand les policiers décident de changer de place, ils quittent la place pour aller à côté d’un bar, de l’autre côté de la rue. Nous arrivons aux abords de ce bar où trois personnes sont assises à une table. La gérante du bar, une dame âgée, connaît les policiers et leur offre tout de suite de l’eau. Les policiers parlent avec les personnes qui sont assises ainsi qu’avec la gérante jusqu’à la fin de leur service. Ils discutent de la situation de la favela maintenant que l’UPP est là, mais aussi d’un événement survenu quelques jours auparavant, des coups de feu ont retenti un soir et les habitants racontent comment ils ont vécu cela. La gérante paraît habituée à la présence des policiers et semble contente qu’ils viennent la voir. La nuit commence à tomber et les policiers regardent l’heure de plus en plus souvent car ils doivent appeler le policier de la base qui va venir les chercher pour les ramener à la base. L’un d’entre eux dit qu’il va appeler à 18 h 30, car en comptant le temps qu’il arrive et qu’ils reviennent à la base, il sera presque 19 h. Les autres lui rétorquent qu’il serait préférable d’attendre 18 h 45 pour appeler, car la semaine passée, lorsqu’ils sont revenus de leur service à cette heure-ci, le sergent leur a dit qu’ils finissaient à 19 h et non pas à 18 h 30 et que, normalement, on devait venir les chercher à 18 h 50 minimum, donc que la prochaine fois il ne signerait pas le document attestant qu’ils ont effectué leur service de l’après-midi. Ils finissent donc par appeler à 18 h 40 et nous commençons à descendre du secteur pour que l’on nous récupère en bas. Il est 18 h 55 et nous sommes de retour à la base, les policiers font signer leur document, se changent et partent.

Voilà une journée typique des agents de la police de proximité : beaucoup de discussions entre eux sur tous types de sujets, une position debout la plupart du temps, au soleil, des interactions avec les commerçants et quelques politesses avec des habitants, des moments où personne ne parle, qui s’apparentent à de l’ennui, et un faible contact avec la base.

Journée type d’un groupe d’opérations tactiques à pied

Bien que sur la forme le travail de la police de proximité et celui du groupe d’opérations tactiques à pied puissent partager des points communs, notamment en ce qui concerne leur affectation à un secteur particulier[17], le quotidien n’est pas du tout le même. L’objectif de ce groupe n’est pas de tisser des liens de proximité avec la population de leur secteur mais, au contraire, de démanteler le réseau de crime organisé et plus précisément le narcotrafic. Les pratiques ne sont alors en rien similaires à celles du groupe précédent, étant donné que les objectifs et les cibles ne sont pas les mêmes.

Extrait du carnet de terrain
J’étais avec le groupe affecté à l’une des parties du secteur du morro do Telégrafo ; ce secteur représente une zone très vaste et est constitué de nombreuses pentes et ruelles. Il n’y qu’une voie principale permettant d’accéder à la partie haute de ce secteur et il s’agit de la route qui passe devant la base secondaire de l’UPP. Il y a cinq policiers dans le groupe avec lequel je suis, ils sont normalement trois à quatre par groupe, mais le major a demandé qu’il y ait un policier supplémentaire du fait de ma présence sans protection. Les policiers du groupe se présentent à la base principale pour qu’on leur dise où se rendre, même si généralement ils sont assignés au même secteur, et pour qu’ils signent leur arrivée, donc leur début de service. Le secteur prend son point de départ à l’école de samba (située aux pieds de la favela, face à la route principale qui entoure Mangueira), nous avons donc marché de la base jusque-là pour ensuite entamer l’ascension du morro – de la colline. Les cinq policiers sont composés d’une femme et quatre hommes qui ont entre 27 et 34 ans, ils portent tous sans exception leur gilet pare-balles, sont armés et disposent de deux fusils d’assaut, exceptionnellement du fait de ma présence [alors que normalement ils n’en ont qu’un]. Arrivés face à l’école de samba, nous entrons par le biais d’un petit escalier qui nous mène directement dans le labyrinthe de petites ruelles dont jouit cette zone. Les policiers ne se déplacent pas en groupe désorganisé, au contraire ils respectent une organisation stricte. Ils sont en file, les deux policiers qui ont les fusils d’assaut sont placés à l’avant et à l’arrière de la file, les trois autres policiers sont au milieu et m’ont placée entre eux ; ils me demandent de bien rester derrière eux. Lorsque nous arrivons à l’intersection de petites ruelles, nous devons attendre que le premier vérifie qu’il n’y ait pas de danger et donne le feu vert pour que nous puissions continuer. Dès qu’il y a une ouverture sur un côté (une porte, un escalier, une ruelle), ils pointent tous tour à tour leur arme en passant devant. De même, les premiers vérifient qu’il n’y a rien de suspect au niveau des toits en pointant leur arme en leur direction tout au long de l’ascension. Nous montons ainsi la colline par les petites ruelles lorsque nous croisons deux jeunes adolescents au détour d’un escalier, deux policiers leur demandent de mettre les mains contre le mur pour qu’ils puissent les fouiller. Les jeunes sont habitués, ils soulèvent leur t-shirt avant même que les policiers ne leur demandent et mettent leurs mains contre le mur, les policiers ne trouvent rien d’anormal et leur disent qu’ils peuvent repartir. Pendant ce temps, la policière détourne mon attention et me parle de sa condition de femme dans l’UPP et surtout dans ce groupe. Je perçois en fait la gêne occasionnée par la situation, la policière semble gênée que j’assiste à cette interaction et tente, de ce fait, d’attirer mon attention sur autre chose. Une fois que les jeunes repartent, nous continuons à monter sous un soleil de plomb. Nous arrivons à côté d’un petit commerce et nous faisons une pause, certains achètent de l’eau d’autres s’assoient quelques minutes, en silence. Peu de temps après, nous reprenons notre marche en arpentant les petites ruelles et escaliers qui mènent jusqu’à la base secondaire. Aux alentours de 17 h, nous y retrouvons d’autres groupes de policiers qui font une pause ou qui viennent y chercher de l’eau. Les policiers parlent entre eux puis, peu de temps après, nous repartons. Lorsque nous descendons, nous passons devant une construction sur deux étages et nous y voyons un jeune homme assis sur la terrasse du toit. Ils disent que ce jeune-là est toujours au même endroit, face à la base secondaire, et a toujours son téléphone à la main. Selon eux, il travaille pour les trafiquants et les informe des mouvements de la police. Nous redescendons le secteur avec la même configuration, les deux fusils d’assaut aux extrémités et les autres policiers au milieu. Les habitants regardent les policiers lorsqu’ils passent et seule une minorité leur dit bonjour. Beaucoup leur lancent un regard méprisant, d’autres les ignorent. À 19 h, nous descendons jusqu’à l’école de samba pour qu’ils m’y déposent, puis ils repartent arpenter les ruelles et les [allées] de ce secteur jusqu’à 23 h, heure de fin de leur service.

Contrairement aux agents de la police de proximité, le travail du groupe d’opérations tactiques est marqué par le silence des policiers, excepté lorsque le policier qui est en tête de la file donne un ordre, mais aussi par la faiblesse, l’absence même d’interactions avec la population du secteur ; à aucun moment nous avons pu les voir parler avec un habitant ou même un commerçant ; par ailleurs, ils ne regardent que très peu leur smartphone en comparaison avec le premier groupe. Enfin, il faut savoir qu’un gilet pare-balles pèse environ cinq kilos, selon eux, et en y ajoutant leur arme de service ainsi que le poids du fusil d’assaut, pour ceux qui le portent, nous arrivons très vite à une quinzaine de kilos à porter en arpentant les pentes de la favela, les ruelles et les escaliers, souvent sous un soleil de plomb. La pénibilité du travail n’est pas la même que pour la police de proximité.

Pratiques et interactions différenciées : fabrique à représentations sociales

Si la description de la journée type du groupe d’opérations tactiques à pied peut laisser penser que les interactions avec la population sont inexistantes pour ce groupe, du fait que les policiers qui en font partie ne font aucun effort de rapprochement, des interactions existent bel et bien, mais elles ne sont pas dirigées vers les mêmes parties de la population que celles du groupe de proximité et se différencient par leur nature. Néanmoins cette distinction n’est pas officielle mais officieuse ; en effet, elle se traduit dans leurs pratiques ainsi que par les objectifs que la supervision leur assigne, mais ne constitue en rien un point manifeste de la politique de pacification. La direction de l’UPP sépare l’unité en deux groupes lorsqu’elle choisit de l’organiser de telle façon qu’il y ait des groupes qui travaillent uniquement de jour et d’autres jour et nuit, des groupes qui ont besoin de fusils d’assaut alors que d’autres ne mettent même pas systématiquement leur gilet pare-balles, ou encore lorsqu’elle demande à certains groupes de mettre en place un processus de rapprochement, de construction de liens de confiance avec la population alors qu’elle réclame aux autres de se concentrer sur les activités liées au narcotrafic, au crime organisé.

Beaucoup de policiers de l’UPP Mangueira, tous groupes confondus, utilisent des expressions telles que personnes do bem [du bien] et personnes do mal [du mal] pour classer la population de la favela en deux catégories. Selon ce type de discours, le premier groupe est formé par les personnes qui n’ont pas de liens avec le narcotrafic et le second est, à l’opposé, formé par les personnes associées au narcotrafic. Le lien avec le narcotrafic peut être direct, en travaillant pour les narcotrafiquants, mais aussi indirect, en ayant des liens affectifs avec eux. Lors de leur formation, les officiers instructeurs leur apprennent des termes plus professionnels, tels que conviventes [personnes qui vivent avec] et coniventes [personnes complices]. Cela suggère que la formation des policiers peut jouer un rôle dans la constitution des représentations sociales et notamment dans la division de la société en bons citoyens / mauvais citoyens. L’observation du quotidien des policiers démontre que cette division trouve une expression dans l’organisation du travail de l’UPP ainsi que dans des modalités variables d’interaction avec les populations. En effet, quand les agents de la police de proximité discutent avec les commerçants et les clients du bar de la Rua da Prata, ils parlent non seulement du programme des UPP, mais aussi de leurs goûts culinaires ou de leurs enfants, par exemple, créant ainsi un lien plus personnel avec les habitants. En d’autres termes, c’est un type de conversation plus personnel et un type de comportement de proximité. Ils travaillent avec la partie de la population qui « vit avec ».

Les policiers du groupe d’opérations tactiques à pied, de leur côté, ne parlent que très peu avec les habitants de leur secteur et se contentent généralement des formules de politesse de base. Lorsqu’ils s’adressent d’eux-mêmes aux habitants, c’est en majorité pour procéder à une fouille. Ils interagissent seulement avec de potentiels complices et n’ont aucun intérêt pour l’autre partie de la population ; cela ne fait pas partie de leur travail. Si la représentation de la division de la population des favelas en deux catégories – « qui vit avec » et « complices » – est répandue et connue, la division du travail qui en découle n’en est pas officielle. D’après nos observations, l’objectif des différents groupes de proximité est de se rapprocher de la population, « qui vit avec », alors que le travail du groupe d’opérations tactiques (ainsi que du groupe ostensible, indirectement) a pour but de limiter les activités du narcotrafic et vise par conséquent les complices.

Ces pratiques ciblées et différenciées des groupes de l’UPP impliquent que les policiers puissent se représenter qui est qui, qu’ils puissent identifier quelles sont les personnes qui font partie des deux catégories mentionnées. C’est précisément ici qu’interviennent les représentations sociales préconstruites. Elles vont jouer un rôle central dans le modelage des pratiques des policiers.

Les pratiques différenciées, découlant de la structure organisationnelle de l’UPP Mangueira, entrent en interaction avec les représentations sociales que se font les policiers des habitants de la favela. Pour le groupe d’opérations tactiques, nous avons pu observer que le type de pratiques peut avoir un impact en termes de confirmation ou de détérioration des représentations sociales : tout d’abord, les policiers des groupes d’opérations tactiques sont affectés à une autre favela à tous les six à huit mois. Ces réaffectations permanentes causent un sentiment constant de tension et d’insécurité, ils ont l’impression d’être « chassés » par les narcotrafiquants. Les policiers doivent chaque fois découvrir la configuration de la favela sur le terrain et cela peut prendre plusieurs mois avant qu’ils connaissent les moindres recoins d’un secteur. La description d’une journée type de ces policiers va aussi dans le sens d’un climat de travail tendu : ils ne parlent que très peu entre eux, ont toujours une arme à la main qu’ils pointent vers toutes les venelles qu’ils croisent sur leur chemin et peuvent percevoir une attitude suspecte à chaque coin de ruelle. Ce sont les seuls qui ont un fusil d’assaut à disposition lors de leur service, ce qui appuie le fait qu’ils n’ont ni le même travail ni le même objectif que les autres groupes. Tout cela illustre également le sentiment de peur que peuvent ressentir ces policiers durant leur travail au quotidien. Il est clair que leur travail vise la catégorie des complices et que l’identification de cette catégorie repose sur des représentations sociales. Les interactions initiées par ces policiers vers les habitants se résument effectivement aux fouilles. Les personnes concernées sont, en majorité, de jeunes hommes métis ou noirs ; les policiers les fouillent, car, à leurs yeux, il s’agit de potentiels complices et cette perception du jeune homme de couleur comme possible trafiquant ou criminel repose, rappelons-le, sur des représentations sociales préexistantes.

Par exemple, lors d’une patrouille avec le GTPP en voiture, plusieurs réactions de la part des policiers sont significatives de cette image. Par exemple, alors que nous passions devant deux garçons d’une dizaine d’années environ qui marchaient, l’un d’entre eux faisait semblant de danser sur de la musique funk[18]. Un des policiers, un jeune homme blanc, dit alors sur un ton exaspéré : « Sans futur ! » Dans le même esprit, un adolescent est passé devant la voiture en regardant les policiers de haut et tous se sont mis à rire ; l’un d’entre eux – un policier métis – a déclaré : « cette nuit, il est à nous ». Ainsi, ce qui nous semble être de simples provocations ou de simples regards d’adolescents sont perçus par les policiers comme des signes d’une affiliation au trafic de drogues ou bien des signes d’appui aux trafiquants et/ou aux groupes criminels. Ces représentations viennent notamment des histoires que les policiers se racontent entre eux (Shearing et Ericson, 1991), comme le démontre cet extrait d’entretien avec un jeune policier métis du GTPP :

Quand je suis arrivé ici, à Mangueira, les collègues qui y avaient déjà travaillé nous avaient déjà dit : « les gens sont vraiment hostiles là-bas. » Donc je suis arrivé déjà préparé, je savais qu’ici ils résistent plus. Par exemple, si tu prends une personne en train de trafiquer, pour l’arrêter et la sortir de l’endroit où tu l’as prise, c’est tout un combat. Il y a plus de 50 personnes qui arrivent autour de toi et qui lancent des pierres, des bouteilles. Alors je suis arrivé déjà préparé, je savais déjà que c’était comme ça.

Ces explications démontrent non seulement que les policiers confirment les représentations sociales préconstruites sur la population des favelas, mais aussi qu’ils les étendent à un champ plus large encore. Puisque leur objectif de travail vise les complices, au moment d’interagir avec cette catégorie de la population ils s’appuient sur des représentations qu’ils ont construites depuis l’enfance, par le biais des médias, leur éducation familiale, les conversations informelles et leur formation. En arrivant sur le terrain, ils transposent ces représentations sociales à la population de la favela pour faire leur travail et atteindre leur objectif officieux. Entraver les activités du narcotrafic et réussir à démanteler le réseau qui agit dans la favela revient finalement à éliminer les coniventes du paysage. Pour cela, ils sont préparés aux confrontations (ce que l’on observe dans leurs pratiques lors des patrouilles mais aussi dans leur discours) et vont consciencieusement appliquer la représentation qu’ils ont du criminel type à tous les habitants de la favela. Cette représentation se base uniquement sur des critères physiques[19] puisque la dimension du lieu de résidence, qui sert aussi souvent de critère, ne peut plus être prise en compte étant donné qu’ils travaillent au sein de la favela. Dans ce contexte, tous les hommes de couleur, métis ou noirs, sont susceptibles d’être « du mal » et les policiers font face à de potentiels trafiquants à tous les coins de rue. C’est ainsi qu’ils perçoivent comme des signes d’une affiliation au trafic de drogues ou d’un appui aux trafiquants ce qui, en fait, n’est peut-être qu’une simple regard ou une provocation de la part d’adolescents. Certains en viennent à utiliser des métaphores : « La favela, en fait, c’est comme un arbre fruitier, il y a beaucoup de fruits pourris et quelques fruits bons à manger », ou rigolent : « En fait, le plus simple c’est de mettre une bombe là-dedans. » Au-delà de la violence des mots utilisés, on décèle la difficulté liée à la distinction entre qui sont les « bonnes » et les « mauvaises » personnes et cela altère la vision qu’ils ont de la population de la favela car, n’ayant aucun moyen de réellement distinguer qui est qui, ils choisissent une alternative qui est celle d’étendre la représentation du criminel type à tous les habitants. C’est aussi une façon pour eux de se protéger : en ne faisant confiance à personne et en suspectant tout le monde, ils évitent de se mettre en danger. De leur point de vue, comme ils ne peuvent jamais savoir à qui ils parlent réellement, le danger est présent de façon permanente. Par exemple, lorsque quelqu’un demande de l’aide, il peut très bien s’agir selon eux d’un piège où d’autres personnes les attendent ; c’est d’ailleurs ce qui aurait provoqué la mort de plusieurs de leurs collègues.

Pour le groupe de proximité, nous avons observé un double mouvement, simultané, de confirmation et d’infirmation des représentations sociales.

Selon les policiers de ce groupe, d’une part, il faut travailler avec les enfants car, ils forment la future génération qui va grandir avec une nouvelle vision des policiers et une nouvelle conception du port d’armes dans la rue[20] qu’ils pourront transmettre par la suite aux générations suivantes ; mais, d’autre part, ils croient que pour les adolescents et les adultes « c’est déjà trop tard [et qu’ils ne peuvent] rien faire pour eux ». On retrouve ici la représentation selon laquelle les narcotrafiquants sont généralement jeunes et les adultes ont une affiliation quelconque avec le narcotrafic, que ce soit de façon directe ou indirecte.

Cependant, contrairement au groupe d’opérations tactiques, les interactions existantes entre le groupe de proximité et la population permettent aussi un mouvement de remise en question ou d’infirmation des représentations sociales préconstruites. Le travail de ce groupe implique des interactions avec la population qui peuvent prendre la forme de simples formules de politesse, de conversations, de cours ou même de sorties, d’événements organisés. Ainsi les policiers apprennent à connaître de manière plus personnelle les habitants et construisent une relation plus intime avec eux. Cette proximité avec la population leur permet de se rendre compte de la situation personnelle des habitants et de connaître les difficultés auxquelles ils doivent faire face au quotidien. Les policiers du groupe de proximité ont alors un discours différent : si l’on reprend l’image de la favela comme un arbre fruitier où il existe une infime part de fruits bons et une grande majorité de fruits pourris, ces policiers pensent qu’au contraire, il y a une grande majorité de personnes « du bien » et une minorité uniquement de complices qui tentent encore de résister à leur installation dans la favela. Par exemple, certains nous disent : « On a une autre vision quand on ne vit pas ce que [les habitants] vivent […] On a uniquement une vision réelle quand on vit tout ça » ; « On entend beaucoup dire que [Mangueira] est une communauté problématique mais en réalité, en arrivant ici j’ai vu qu’il n’y avait rien de tout ça ». Le policier-professeur de lutte, jeune homme blanc, explique comment sa vision des habitants a changé :

Le préjugé d’aller dans une UPP, de travailler directement avec la communauté, tu vois, t’as ce préjugé de dire que tout le monde là-bas est vagabundo, tu vois, tout le monde est vagabond […] Et ma pensée a changé à partir du moment où j’ai commencé à connaître la personne, tu vois. J’ai commencé à enlever l’ensemble « communauté Mangueira » et j’ai commencé à apprendre à les connaître un par un, et c’est là que j’ai commencé à voir qu’il y a des gens vraiment bien, qu’il y a beaucoup de personnes sympas ici.

On comprend donc que les représentations que ces policiers disent avoir eues dans le passé sont proches de celles que l’autre groupe exprime aujourd’hui et que les interactions avec la population ont un rôle central dans le remodelage de ces représentations. L’arbre fruitier devient alors majoritairement pourvu de fruits bons et les fruits pourris se font plus rares.

La difficulté pour distinguer les deux catégories de population, conivente et convivente, existe tout de même. Néanmoins, devant ce problème, les policiers de l’UPP n’ont pas la même réaction. Là où le premier groupe suspecte tout le monde d’être complice, le groupe de proximité leur laisse le bénéfice du doute ou cherche à comprendre un acte litigieux. La réaction de deux policiers de la PAMESP École lors d’une altercation au sein d’un collège illustre bien cette idée :

Extrait du carnet de terrain
Les policiers furent appelés par la directrice pour une bagarre qu’elle n’arrivait pas à gérer. Les policiers discutèrent avec l’un des adolescents impliqués pour entendre sa version des faits et comprendre ce qu’il s’était passé. Peu de temps après, sa mère arriva, c’est ainsi qu’ils apprirent qu’elle était malade et qu’elle s’occupait seule de ses enfants. Il s’est avéré qu’à 13 ans, l’adolescent avait déjà un casier judiciaire pour des flagrants délits de vol dans la zone sud (zone touristique de la ville). Au vu de la situation de la mère et de l’attitude calme de l’adolescent, qui s’est montré respectueux envers les policiers, ces derniers ne l’emmenèrent pas au commissariat et le mirent simplement en garde en lui faisant la morale.

Les interactions calmes et respectueuses entre les policiers et l’adolescent litigieux ainsi que la décision prise pour résoudre le problème démontrent que les représentations sociales considérant les adolescents comme irrécupérables du fait de leur affiliation avec le narcotrafic ne sont pas reprises ici. En effet, si cela avait été le cas, les policiers n’auraient pas essayé d’entendre la version de l’adolescent et l’auraient emmené au commissariat pour rajouter un fait à son casier judiciaire, voire ils auraient tenté de l’intimider.

Les pratiques du groupe de proximité diffèrent fortement de celles du groupe d’opérations tactiques et de ces pratiques différenciées découlent des interactions différentes avec la population. Quand le groupe de proximité recherche la proximité et tente de construire une relation de confiance avec la population, le groupe d’opérations tactiques ne se sent pas concerné par cette approche et effectue ses patrouilles sans aucune tentative de proximité avec la population. Au contraire, il s’agit plus d’attitudes de mise au défi ou de confrontation que de proximité. Ces pratiques et interactions influencent à leur tour fortement les représentations sociales que les policiers se construisent des habitants. Le manque d’interactions verbales et les regards ou attitudes provocateurs des policiers du groupe d’opérations tactiques confirment la vision stéréotypée de la population : selon eux, ils sont tous, de près ou de loin, affiliés au narcotrafic et ceux qui ne le seraient pas ne sont pas « travailleurs », mais sont fainéants. Il n’y a alors, d’après eux, rien à faire pour ces personnes et aucun espoir de changement ; le travail sur les enfants peut en « sauver » quelques-uns, mais la plupart « sont nés comme ça et ne changeront pas ».

À l’inverse, les policiers du groupe de proximité, en construisant une relation plus proche avec les habitants, se rendent compte que la vision de départ qu’ils avaient, selon laquelle la très grande majorité des habitants étaient coniventes, est fausse. En effet, lorsque les policiers s’habituent à un secteur et ses habitants, ils apprennent à les connaître personnellement et à découvrir leur quotidien en tant qu’habitants de la favela et les difficultés avec lesquelles ils sont aux prises. Les interactions ne sont pas les mêmes et leur statut de policier n’est pas non plus perçu de la même manière que celui des autres groupes. Ainsi leur vision sur la population passe de « la majorité des habitants des favelas sont conivente et seule une minorité est convivente » à « la majorité des habitants des favelas sont convivente et seule une infime minorité est conivente ». En revanche, l’infime minorité de conivente existe et la difficulté liée à la distinction entre les deux catégories d’habitants fait appel aux représentations sociales préexistantes.

Les pratiques différenciées, et les interactions qu’elles impliquent, remodèlent en partie des représentations sociales que les policiers se font de la population des favelas.

Conclusion

Ce texte visait à réfléchir sur la traduction des représentations sociales qu’ont les policiers militaires de l’UPP Mangueira de la population en pratiques et interactions sur le terrain et, inversement, sur la manière dont ces représentations sont mises à l’épreuve de pratiques différenciées. Nous avons vu que la conception des représentations sociales préexistantes (formatées par les origines sociales notamment) comme super structurantes et résistantes ne passe pas l’épreuve de l’empirie à Mangueira. Il existe un processus plus complexe qui met à mal cette thèse, pourtant largement admise, et démontre qu’elle est réductrice et homogénéisante à plusieurs égards. L’exemple de cette UPP montre bien que les représentations sociales peuvent être solubles dans le travail policier en pratique et que les pratiques peuvent interférer avec celles-ci. La structure organisationnelle de l’UPP imposée par le commandement de l’unité joue un rôle fondamental dans la relation représentations sociales / pratiques. Effectivement, l’organisation de l’UPP est telle que les policiers militaires sont divisés en deux groupes : ceux qui travaillent sur la proximité avec la population et qui cherchent à gagner leur confiance, et ceux qui ont pour seul objectif de démanteler le crime organisé, le narcotrafic, dans la favela. De ces objectifs distincts découlent des pratiques et des interactions avec la population divergentes ; les premiers tentent d’avoir des conversations avec les habitants, d’échanger des politesses et de construire des relations personnelles, tandis que les seconds n’interagissent avec la population que pour les fouiller ou pour s’adresser à une personne « suspecte » – la plupart du temps métisse ou noire. Ces pratiques et interactions différenciées remodèlent les représentations sociales des policiers des deux groupes. Les conclusions de cette recherche n’auraient pas été envisageables sans l’enquête de terrain effectuée au sein de l’UPP Mangueira. La méthode ethnographique utilisée, appliquée à l’analyse d’une politique publique, a en effet permis d’observer la politique dite « de pacification » au plus près pour en saisir ses nuances. C’est ainsi que nous en sommes arrivée à prendre en compte la structure organisationnelle de l’UPP[21] qui se révèle primordiale dans le modelage de la relation pratiques / représentations sociales. De fait, une telle approche permet de déchiffrer la complexité de la politique publique depuis la perspective des agents d’exécution, notamment en observant leurs pratiques touchant directement la population ciblée.