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Y a-t-il un avenir pour le roman historique ? Tout permet de croire que oui : ce genre existe, sentiment national oblige, depuis les tout débuts d’une littérature canadienne-française et il domine depuis quelques décennies les palmarès des ventes en librairie. Le nombre d’exemplaires qu’arrivent à écouler un Jean-Pierre Charland ou une Louise Tremblay-D’Essiambre aurait de quoi susciter l’envie d’écrivains autrement remarquables, si toutefois l’envie avait cours dans le monde des Lettres. Le lectorat québécois aime qu’on lui parle d’histoire, de son histoire. Pendant longtemps, il s’est agi de raconter la Nouvelle-France, la Conquête, la rébellion des Patriotes, bref, les Grands Sujets. Ces derniers suscitent encore l’intérêt, mais il faut reconnaître que depuis Les filles de Caleb (héritières il me semble des Belles histoires des pays d’en haut), la sensibilité du lectorat est plutôt tournée du côté des portraits nostalgiques de la vie d’autrefois. Une autre thématique prisée est la vie des femmes qui, dans bien des cas, incarnent la figure de l’héroïsme des vies modestes et des luttes pour la reconnaissance.

Le rapide tableau que je viens de brosser concerne le roman historique de facture traditionnelle destiné au grand public. Ce courant dominant est néanmoins concurrencé par d’autres approches romanesques de l’Histoire, qui misent moins sur la représentation mimétique du passé que sur sa restitution, laquelle implique une conscience de la distance entre présent et passé, de même qu’un démarquage entre fait et fiction[1]. Ainsi, la pensée de l’Histoire, voire sa présentification, n’est pas l’apanage du modèle de roman historique hérité du xixe siècle. Et c’est depuis cette perspective que je poserai à nouveau la question : y a-t-il un avenir pour le roman historique ?

On en doute lorsqu’on prend connaissance du dernier effort de Micheline Lachance, Rue des Remparts[2]. Ce jugement quelque peu catégorique demande des explications, car il ne concerne nullement les qualités d’écriture de l’auteure ou sa maîtrise des règles du genre. Parmi les auteurs qui s’adonnent au roman historique, Micheline Lachance figure parmi les plus respectables, tant par le sérieux de sa recherche documentaire que par l’attention qu’elle porte à la qualité de la langue et à l’approfondissement de la psychologie de ses personnages. De plus, elle poursuit un projet cohérent dont la légitimité n’est plus à démontrer, celui de mettre en valeur le rôle historique des femmes aux époques les plus cruciales de l’histoire du Québec. Après Le roman de Julie Papineau, Lady Cartier et Les filles tombées, elle quitte le xixe siècle avec Rue des Remparts, dont l’intrigue prend place au moment de la Conquête de la Nouvelle-France par les Britanniques entre 1759 et 1763. Qu’est-ce donc qui clocherait ?

Tout au long de ma lecture de Rue des Remparts, et même une fois le livre terminé, je me suis demandé à quel type d’intelligence du passé nous conviait l’auteure. Quels sentiments, quelles pensées a-t-elle voulu faire naître chez son lecteur ? Quelle nouvelle perspective sur la Conquête son roman nous offre-t-il ? Je ne vois que deux propositions : 1) l’aristocratie féminine, aux derniers jours de la colonie, était aussi frivole que celle des cours de France ; 2) Geneviève de Lanaudière aurait été l’amante de Montcalm, de qui elle aurait eu un enfant mort à la naissance. Cette dernière hypothèse est présentée par l’auteure elle-même, dans la notice qui clôture le roman, comme sa grande trouvaille et l’étincelle qui aurait provoqué le désir d’en faire un roman. Très bien. Or, comme l’aurait dit Paul Veyne, il s’agit là d’un fait singulier mais non pas spécifique, un fait à partir duquel aucune interprétation de l’histoire ne peut être tirée, à moins de l’inscrire dans un travail sur l’adultère aux derniers temps de la Nouvelle-France.

La Conquête est un sujet complexe pour les romanciers autant qu’il l’est pour les historiens. La plupart des tentatives ont donné des oeuvres médiocres. La plus réussie de toutes est probablement Émilienne[3], troisième tome de la trilogie de Pierre Caron, La naissance d’une nation, excellent roman populaire, de construction intelligente et documenté avec soin. Rue des Remparts vient en deuxième : il est tout aussi honnête dans sa volonté de respecter la vérité historique, mais moins rythmé et un peu lassant, en raison sans doute du ton rétrospectif adopté par la narration. Il s’agit en effet d’un roman épistolaire : en 1795, Catherine de Beaubassin, quelques mois avant de mourir, confie à Élisabeth de Lanaudière les souvenirs qu’elle conserve de la grand-mère de cette dernière, Geneviève de Lanaudière. Élisabeth est avide de comprendre les raisons d’une dispute qui aurait séparé les deux amies à l’époque précisément où la Nouvelle-France était conquise par les Anglais. Dans un récit chronologique ponctuellement relancé par la jeune Élisabeth, Catherine raconte par le menu son amitié avec Geneviève, leur vie de jeunesse, leurs amours, leur rivalité pour obtenir l’attention de Montcalm, l’événement qui les a brouillées, puis la mort de Geneviève.

Micheline Lachance choisit souvent d’écrire à partir du point de vue subjectif d’un acteur de l’histoire, que ce soit sous la forme du journal intime ou de la lettre. Ici, l’échange épistolaire ne présente pas le caractère polyphonique des Liaisons dangereuses, mais donne plutôt lieu à la rédaction des mémoires de Catherine de Beaubassin. Ses « cahiers », réponses à de courtes lettres d’Élisabeth, s’étendent sur plusieurs dizaines de pages. Pour donner un peu de dynamisme à son récit, elle rapporte souvent des dialogues. C’est à travers eux, d’ailleurs, que transite l’information proprement historiographique. À ce sujet, Lachance recourt à une technique astucieuse :

Par souci d’authenticité, j’ai fabriqué les dialogues entre les personnages marquants à l’aide de leur correspondance et de leurs journaux de campagne. Ainsi, quand, dans mes pages, Vaudreuil et Montcalm se querellent, voire s’invectivent, ils utilisent leurs propres mots. Cette façon de faire m’a permis de donner la parole aux Lévis, Bougainville, Bigot et Ramezay sans trahir leur pensée.

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C’est donc par ce canal qu’on en apprend sur les campagnes militaires en Ohio ou sur les différends qui ont opposé Vaudreuil et Montcalm.

Est-ce là une réponse aux critiques émises en 2006 par l’historienne Micheline Dumont, qui dénonçait le roman historique pour ses erreurs factuelles, ses anachronismes, sa « vision erronée du passé[4] » ? Les romans de Micheline Lachance étaient particulièrement visés par cette critique, qui n’accordait sa tolérance qu’aux récits fondés sur des personnages fictifs dans des situations historiques, mais condamnait principalement ceux qui mettent en scène des personnages réels. Or, c’est bien ainsi que procède Micheline Lachance, puisque tous les personnages de son roman sont historiques, à l’exception de Donoma, jeune métisse adoptée par Catherine. Dans son mot de la fin, très intéressant par ailleurs, l’auteure prend soin de citer les multiples sources consultées en distinguant nettement la « vérité historique » de ce qui relève de son invention.

Mais toutes ces précautions, si honnêtes soient-elles, n’indiquent-elles pas la limite du roman historique qui se donnerait pour mission éducative d’intéresser un large public à l’histoire en rendant son approche agréable à travers des intrigues et des personnages auxquels on veut « redonner vie[5] » ? Avec ce type de roman, ne retombons-nous pas fatalement dans des interrogations sur la vérité historique, comme si, de surcroît, cette « vérité » se limitait à la représentation des faits ? En ce qui concerne Rue des Remparts, le problème majeur est qu’il ne permet pas d’accéder à une nouvelle compréhension de la Conquête. Au contraire, le roman nous ramène dans le giron d’une mélancolie pour le moins stérile. L’auteure elle-même confesse le sentiment qui l’a habitée au bout de sa recherche : « J’en suis ressortie profondément triste. Nul doute dans mon esprit, la France de Louis XV, désinvolte et ingrate, a cédé la Nouvelle-France à l’Angleterre sans se soucier du sort des Canadiens qui l’avaient défendue au prix de leur sang. » (506) Tant d’efforts pour un tel ressassement ?

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Deux modèles classiques du roman historique se sont donc affrontés : l’un met en scène au premier plan les personnages historiques, l’autre fait évoluer des personnages inventés dans un décor historique. Depuis quelques décennies, toutefois, une troisième solution formelle s’est développée qui instaure une relation vivante entre le présent et le passé historique. C’est la voie choisie par Éric Plamondon.

Plamondon a trouvé sa manière de faire dès ses premiers romans qui ont formé la trilogie 1984[6] : elle consiste à séparer les ingrédients. Plutôt que de les fondre dans une même trame narrative, il aborde histoire et fiction dans des chapitres distincts en prévoyant une alternance plus ou moins régulière entre les deux. La formule est reprise à peu de choses près dans deux récits plus récents qui réservent une place importante à l’histoire : Ristigouche et Taqawan.

Dans Ristigouche[7], deux récits alternent : celui de Pierre Lhéger qui, après avoir enterré sa mère, se rend à Ristigouche, où il a été conçu, pour y pêcher le saumon. Pierre ne sait rien de son père et ignore en outre le fait que c’est à Ristigouche que le premier Lhéger d’Amérique a inauguré la lignée avec une Micmaque. Le second récit est celui justement de l’ancêtre Kanon Lhéger, qui a participé à la dernière bataille nord-américaine de la guerre de Sept Ans et fut fait prisonnier par les Anglais vainqueurs non sans avoir au préalable engendré un fils. Les péripéties de Kanon sont très sommairement associées à quelques paragraphes isolés du reste, qui fournissent des informations historiques plus générales :

En 1760, […] la France et l’Angleterre s’affrontent pour les forêts, les fourrures, le territoire, le pouvoir. […] La France perd définitivement l’Amérique dans l’embouchure de la rivière Ristigouche. On pense souvent que la bataille des plaines d’Abraham est le combat décisif. C’est faux.

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Ce court récit comporte-t-il une pensée de l’histoire ? Ce qui ressort, de prime abord, c’est la distance entre l’individu d’aujourd’hui et ses origines. Pierre retourne au lieu de sa conception, la sienne comme celle de sa généalogie nord-américaine, mais il ignore tout des circonstances et de l’une et de l’autre. Sur le plan de son histoire personnelle, la fin de sa mère, qui souffre d’Alzheimer, soulève le problème de la transmission. Que reste-t-il d’elle, de cette vie ? Les objets qu’elle laisse à sa mort tiennent dans quelques sacs, et les souvenirs que garde d’elle son fils se résument à une courte liste : « Elle lui a aussi appris à planter un clou, à scier une planche, à construire une cabane à oiseaux, à laver la vaisselle, à faire son lit, à se brosser les dents, à changer un pneu, à cuire un oeuf, à remplir un briquet, à cuisiner un pâté chinois, à dire merci et à réciter le Je vous salue Marie. » (16)

Sur le plan historique, un autre oubli (ou refoulement) concerne la mémoire amérindienne de Pierre, qui survit en lui malgré tout dans son amour de la pêche au saumon.

Un autre passage me paraît significatif, qui peut-être offre la clé de ce que ce récit cherche à mettre en évidence sur le rapport à la mémoire. Pierre se demande comment un béluga a pu aboutir sur une grève de la baie des Chaleurs, alors que ses congénères nagent plutôt du côté de Tadoussac. Puis il se ravise :

Est-ce vraiment important de savoir comment il s’est retrouvé là ? Est-ce vraiment utile de savoir ce qui s’est passé et de faire des plans sur la comète ? Il faut simplement savoir être dans l’instant présent. Quand tout fout le camp, il ne reste toujours que vous, ici et maintenant. On n’est jamais autre chose que soi-même au moment où on se pose la question de savoir qui on est. Lui, c’est un pêcheur de saumon qui se retrouve à essayer de sauver une espèce de baleine blanche. C’est plus qu’incroyable, mais c’est justement pour ça qu’on vit, pour ces instants impossibles, d’eux dont on se souvient jusqu’à la fin. On vit pour ces moments qui deviendront des souvenirs qui restent.

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Ce passage est d’autant plus frappant qu’il est le seul à souscrire au mode « sentencieux », l’un des seuls qui traduise une sorte de philosophie. Philosophie plutôt paradoxale d’ailleurs, qui s’ouvre sur un refus de l’histoire pour se conclure sur l’exigence de vivre des choses mémorables.

Quant à la dérive du béluga, elle redouble en quelque sorte le geste de Plamondon nous invitant à déplacer le lieu de la perte de la Nouvelle-France aux mains des Anglais.

L’histoire de Taqawan[8] prend place elle aussi à l’embouchure de la rivière Ristigouche : en juin 1981, des pêcheurs mi’gmaqs[9] sont appréhendés par trois cents policiers de la Sûreté du Québec sous prétexte de pêche illégale. Des combats s’ensuivent, et quelques arrestations. Le gouvernement péquiste de René Lévesque est alors au pouvoir, et c’est au ministre du Loisir, de la Chasse et de la Pêche, Lucien Lessard, qu’est confiée la responsabilité de châtier les Amérindiens de la réserve de Restigouche qui refusent de se plier à une injonction. Ces événements, très précisément documentés par Plamondon, forment le cadre d’une fiction décrite en quatrième de couverture comme « une histoire de pêche et d’affrontements », « de crimes et d’accointances, d’injustice et de droits bafoués », « de rencontres et de recommencements, de survie et de résistance ». Il est vrai que tous ces aspects sont présents dans le roman, et l’on pourrait ajouter qu’il s’agit aussi d’une histoire où le sentiment de vengeance contre les êtres corrompus obtient satisfaction. Alors que les intrigues fictionnelles de ses romans précédents étaient plutôt elliptiques et, pour le dire franchement, décharnées, Plamondon démontre avec Taqawan qu’il possède l’art d’un récit d’action enlevant et peuplé de personnages auxquels on s’attache. Ce roman l’est d’autant plus que, déterminé par un épisode de l’histoire du Québec tout en demeurant autonome (les personnages sont tous inventés), il joue de la vraisemblance sans soulever d’interrogation sur sa véracité.

Sur le plan formel, le roman reprend telle quelle la forme mise au point dans 1984 : chapitres souvent très courts qui présentent alternativement les scènes fictionnelles et les exposés ethno-historiques. Ces derniers sont traités avec la sobriété et le semblant d’objectivité qui caractérise le style attique de Plamondon : laconisme dépassionné qui n’est pas pour autant privé d’effets d’ironie, de traits d’esprit et de mises en correspondance saisissantes. J’ai relevé quatre thèmes principaux : l’histoire des événements de 1981 et ses antécédents ; l’histoire des Amérindiens mi’gmaqs sur ce territoire et leurs rapports avec les colonisateurs venus d’Europe ; les moeurs et coutumes mi’gmaqs, incluant leurs légendes et leur langue ; enfin, la place du saumon au sein de cette culture.

L’histoire relative à la confrontation entre les Mi’gmaqs et les Européens devenus Québécois est présentée de façon sommaire et sans commentaires, à l’aide d’extraits du téléjournal, d’articles et de conférences de presse. Le procédé est très efficace car ces extraits, qui parlent d’eux-mêmes, montrent le travail de désinformation qu’accomplissent les médias, ainsi que la méconnaissance entretenue par les instances politiques à l’endroit des Amérindiens. En parallèle, les chapitres consacrés au légendaire amérindien mettent l’accent sur un rapport au sol, à la mer et aux créatures qui les peuplent d’un tout autre ordre que celui, strictement commercial, des Blancs. Le saumon, dont le nom mi’gmaq donne son titre au roman, est au centre de ce légendaire. Malgré ce parti pris évident, le roman ne tombe pas dans le classique discours du Blanc qui désavoue sa propre culture au profit d’une idéalisation romantique de l’Amérindien. Je reçois plutôt la démarche de Plamondon comme une tentative de renouer avec l’essence du territoire partagé par les Blancs et les Amérindiens, comme si l’erreur de base avait consisté en un refoulement de ces origines. Il s’agit ni plus ni moins d’une nouvelle mise en récit de l’histoire du pays qui intégrerait, jusque dans la langue, l’histoire de ses premiers habitants.

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À première vue, rien n’apparente Éric Plamondon et Dominique Fortier, tant sur le plan du style que de l’imaginaire ou des sujets qui sollicitent leur attention. Malgré tout, Au péril de la mer[10], dernier roman de Fortier, exploite une forme narrative similaire à celle de Taqawan, les seules différences observables étant que, dans le premier, la narration est à la première personne et les chapitres ne sont pas coiffés de titres. Au péril de la mer conjugue trois scènes narratives. Dans la première, autobiographique, la narratrice (identifiée explicitement à l’auteure) raconte le lien intime qu’elle entretient depuis l’adolescence avec le Mont-Saint-Michel. Des pages personnelles parlent aussi de sa maternité, d’activités faites avec sa fille, de son travail d’écriture. La deuxième scène est plutôt historiographique : l’instance narrative (toujours identifiée à l’auteure) s’efface en partie pour faire place à un contenu informatif au sujet de l’histoire du Mont-Saint-Michel. Quelques pages traitent aussi de questions relatives à l’étymologie des mots. Parfois, le commentaire historique et l’autobiographie se rencontrent. Enfin, une troisième scène narrative met en place une fiction, l’histoire d’un peintre du xve siècle réfugié au Mont, Éloi, telle que racontée par lui-même. La nature même de ce récit n’est pas précisée. Cela ressemble à un journal, mais puisque Éloi est analphabète, il ne saurait avoir été écrit par lui. L’auteure n’a pas senti le besoin de donner ce genre de précisions, ce qui donne à penser que son roman ne mise pas entièrement sur les conventions du réalisme.

On observe une alternance assez régulière entre fiction, autobiographie et synthèse historique, sauf pour une séquence de six chapitres consacrés à la fiction d’Éloi. De fait, la fiction couvre 70 % du roman, mais ce sont tout de même les 6 % consacrés au récit autobiographique qui donnent le ton à l’ouvrage dès les premières pages ; c’est aussi sur cette voix qu’il se conclut. Ainsi, la fiction d’Éloi, qui aurait pu former un récit indépendant, se laisse aborder comme une modalité particulière de la méditation instaurée par la narratrice.

Pour peu qu’on décide d’interroger ce roman, je veux dire les motivations qui ont présidé à son écriture ainsi que la manière dont il cherche à interpeller son lecteur, plusieurs questions viennent à l’esprit. D’abord, pourquoi le Mont-Saint-Michel, et pourquoi une histoire du xve siècle en ce lieu ? L’auteure s’explique dès l’incipit :

La première fois que je l’ai vu, j’avais treize ans, un âge dans les limbes entre l’enfance et l’adolescence, alors qu’on sait déjà qui l’on est mais qu’on ignore si on le deviendra jamais. Ce fut une sorte de coup de foudre. […] [J]’étais arrivée à un endroit que j’avais cherché sans le connaître, sans même savoir qu’il existait.

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Elle raconte ensuite y être retournée vingt-cinq ans plus tard et avoir retrouvé intacte son impression première. Suit une description du Mont qui insiste sur ce qui lie son église au roc jusqu’à rendre leur frontière indiscernable. Quelques mots sur l’histoire légendaire du Mont, puis retour sur la narratrice qui fait part de ses rêveries lorsqu’elle accompagne sa petite fille au parc :

Je m’asseyais sur un banc, à l’ombre d’un arbre, je sortais du sac de la poussette un petit Moleskine et un stylo-feutre, et je poursuivais comme en rêve cet homme vieux de plus de cinq siècles, qui vivait entre les pierres du Mont-Saint-Michel. À son histoire venaient se mêler les cris des canetons, le souffle du vent dans les deux ginkgos […].

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Le mélange des temporalités ne saurait être posé plus clairement, et lorsque le récit d’Éloi débute, deux pages plus loin, nous comprenons non seulement qu’il s’agira d’une élaboration imaginaire inspirée par le Mont, mais aussi que cette histoire entretiendra un rapport étroit avec le présent de la narratrice.

Est-ce à dire qu’il s’agit d’une complète fantaisie du point de vue historique ? Comme je l’ai signalé plus haut, un certain nombre de pages du livre s’écartent du récit fictionnel pour rendre compte de l’histoire du Mont. Rien ici qui ressemblerait à une page Wikipédia ou à un extrait du Guide Michelin. Le savoir historique sert d’appui à une méditation sur le lieu dans le temps, sur la mémoire intime du Mont et sur son potentiel symbolique. Néanmoins, des informations sont transmises au lecteur, qui se concentrent prioritairement sur les différentes étapes de l’élaboration architecturale de l’église qui couronne le Mont. Cette juxtaposition de temporalités est ce qui fascine le plus la narratrice-auteure :

Au fond, le Mont-Saint-Michel n’abrite pas une abbaye, mais une dizaine, ou même plus, certaines disparues, des abbayes fantômes dont le bâtiment actuel continue de porter l’empreinte comme en creux […] ; semblable à un manuscrit dix fois gratté et qui porterait des bribes d’histoires, des traces de griffures et des caractères illisibles, le Mont-Saint-Michel est un immense palimpseste de pierre.

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On voit déjà se dessiner un rapport entre ce lieu précis, l’écriture et le destin du livre. J’y reviendrai.

Le récit d’Éloi, quant à lui, ne regorge pas d’informations factuelles sur l’histoire. La documentation qui le soutient est plus invisible. Dominique Fortier a même choisi d’entretenir un certain flou quant à la date de la diégèse : « En cet an de grâce 14** […]. » (11) Mais quelques recoupements à partir d’indications disséminées dans le texte (référence à « l’effondrement du choeur de l’abbatiale, il y a de cela quelque trente ans » [33], à l’Ars Minor de Donatus imprimé par Gutenberg [172-174], etc.) permettent de situer l’intrigue entre 1451 et 1458. Et tout concorde, même le passage d’enfants pèlerins (pastoureaux) venus d’Allemagne[11]. Si Fortier n’appuie pas sur le statut de vérité de ces informations, c’est qu’elle s’intéresse davantage à la portée symbolique du fait, à l’image mentale qui, par exemple, permet d’associer ces enfants sur la plage de Normandie à sa propre fille sur une plage du Maine. Et comme l’un de ces enfants s’emploie à recueillir les pages des manuscrits jetés à l’eau par un moine excédé, la correspondance n’en devient que plus frappante avec l’interrogation centrale du roman, qui concerne le destin des livres et des mots.

Aussi, bien que la sempiternelle question de la « vérité historique » dans un roman ne paraisse pas ici un enjeu central, il est clair que Fortier a construit son élaboration fictionnelle sur un savoir dûment documenté. Mais sa réflexion historiographique dépasse largement la simple référence à des faits. Elle s’aventure en effet dans des eaux que n’affrontent guère les auteurs de romans historiques destinés au large public : le domaine non seulement des mentalités, mais aussi des perceptions et de ce qu’on pourrait appeler l’horizon mental des individus du passé. La réflexion qu’elle mène à ce sujet pose de manière directe le problème du temps, ce qui place le passé comme une étrangeté radicale : « Cette abbaye ne représente pas la même chose aujourd’hui qu’il y a mille ans, c’est une évidence. Mais que ressentait-on à l’intérieur de ces murs en l’an de grâce 1015, ou 1515 ? » (80) Elle poursuit :

Le plus difficile, en essayant d’écrire le passé, ce n’est pas de tenter de retrouver la science, la foi ou les légendes perdues, de faire ressurgir les gargouilles et les tailleurs de pierre ; c’est d’oublier le monde tel qu’on le connaît ; c’est, dans ce monde d’aujourd’hui, d’effacer tout ce qui n’était pas encore.

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Et cela passe même par la manière de nommer les couleurs : « Avant le bas Moyen-Âge, on n’avait pas de mot pour nommer le bleu dans les langues européennes. » (160)

Un double mouvement se dessine donc : d’une part, les correspondances entre le passé et le présent sont clairement suggérées, alors que, d’autre part, les représentations présentes demandent à être en partie oubliées si l’on veut se pénétrer de l’esprit du passé. « [E]ffacer tout ce qui n’était pas encore », n’est-ce pas l’équivalent de ce désir, chez l’humain, de renouer avec « le moi d’avant le moi », ce lieu psychique qui a précédé l’acquisition du langage ? On conçoit dès lors ce qui pourrait être à la source de la fascination exercée par le Mont, lieu de concaténation de tous les temps de l’histoire jusqu’au légendaire qui se perd dans la nuit des temps. De ce temps d’avant le langage du moi d’aujourd’hui, et même d’avant le livre imprimé (juste avant le moment fulgurant de son apparition), lorsque les mots étaient dessinés (ce qui permet à Éloi, analphabète, de devenir copiste, en d’autres termes de s’approprier les mots comme de purs signifiants, à l’exemple du nourrisson), de ce temps oublié, donc, il reste des traces dans des artéfacts, mais surtout dans le langage. Dominique Fortier a compris que l’histoire humaine est aussi une histoire tissée de mots. Ainsi nous convie-t-elle à quelques excursions étymologiques sur la foi, la croix, le coeur, les miniatures, le mot « enceinte »... Entrer dans le passé, c’est aussi aborder les mots oubliés, ceux qui ont nourri l’esprit des ancêtres, traces d’une spiritualité vécue dont l’écrivaine cherche à retrouver l’équivalent moderne : « Il me semble que ce lieu hurle quelque chose que je ne comprends pas. » (129)

La bibliothèque et les livres sont des thématiques présentes autant dans le récit d’Éloi que dans les réflexions de la narratrice. Ils constituent un héritage menacé, tant par les révolutions technologiques que par la censure (la fiction introduit un vicaire sévère qui veut épurer la bibliothèque du Mont). Mais c’est peut-être du côté de l’écriture qu’il faut chercher le coeur du livre, ce qui peut paraître étrange puisque c’est un peintre que Fortier a choisi comme personnage principal. De surcroît analphabète. Cette transposition a l’avantage d’entraîner une réflexion sur la représentation, motif qui vaut autant pour la littérature que pour la peinture. Éloi peint le portrait d’une jeune femme fiancée à un membre honorable de la société. Il devient amoureux d’elle et se met à peindre en l’absence du modèle un portrait secret. Lequel est le plus vrai entre celui qui est copie de la réalité perçue et l’autre, qui reflète une vision intérieure ? La jeune fille, Anna, ne s’y trompe pas et préfère le second. La position de Fortier à l’égard de l’histoire est du même ordre. L’impalpable réalité ou celle qui se trouve en instance de disparition sont les sujets de ce roman. On en trouve le témoignage dans l’abondance des occurrences des mots « fantôme », « spectre » et « ombre » : « Je préférais l’image à son modèle, l’ombre à la pierre. » (56) Mais aussi dans cette réflexion d’Éloi s’exerçant à copier un « parchemin recouvert d’écritures à demi effacées » (107), que je lis comme la mise en abyme du travail d’écriture de Fortier : « Je me suis demandé si je devais tracer mes lettres sur les anciennes pour tenter de les recouvrir, ou plutôt dans les espaces entre les lignes du texte à moitié disparu et dont il ne restait plus que le fantôme. J’ai opté pour cette dernière solution. » (108)

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Y a-t-il un avenir pour le roman historique ? Si le modèle traditionnel auquel souscrit Micheline Lachance nous pousse dans l’aporie d’une fiction qui n’arrive jamais totalement à s’affirmer comme telle, toujours freinée par un souci de la vérité factuelle qui donne à l’invention un caractère équivoque sujet à caution, les formes que déploient les romans d’Éric Plamondon et de Dominique Fortier permettent d’espérer un renouveau du genre. Ou peut-être son abandon au profit d’une autre approche de l’histoire, non plus simplement représentée, mais présentifiée dans une forme qui instaure un dialogue productif entre la réflexion historiographique et l’invention fictionnelle. Loin d’être schizophrénique, ce modèle formel, qui aménage une frontière entre les deux régimes narratifs, trouve son unité dans le style, l’écriture, la voix qui rendent fluide le passage de l’un à l’autre. Ludiques chez Plamondon, méditatifs chez Fortier, les passages qui rendent compte des faits historiques nourrissent la fiction et sont nourris par elle, en plus d’installer des points de rupture facteurs de distanciation et de réflexion dans l’esprit du lecteur.