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L’histoire qui nous intéresse s’amorce par une rencontre. En 1958, Claude Louis-Combet, alors âgé de 26 ans, déniche un exemplaire de Rêve et folie et autres poèmes du poète Georg Trakl. Les mots et images crépusculaires de cet écrivain emblématique de l’expressionnisme austro-hongrois le frappent comme la foudre. Ainsi qu’il le raconte, bien des années plus tard, il vécut un

instant de transverbération […] l’un de ces instants intenses dont l’avènement s’est préparé dans le tissu secret, lumineux et douloureux, de l’existence, et qui éclate exactement au point extrême de la nécessité où toutes les tensions du goût et de l’intelligence spirituelle se trouvent concentrées[1].

Une telle épiphanie de lecture tient, pour beaucoup, à la découverte de la fascination de Trakl pour le motif du lien fraternel incestueux. Bien que jamais attesté dans l’histoire de Georg et de sa soeur Margarethe, celui-ci fonde en grande partie la légende noire du poète. Après les textes de Trakl, Louis-Combet découvre d’autres histoires d’amour entre frère et soeur, mère et fils, dont ceux de Roger Martin du Gard, Robert Musil, Thomas Mann, Anaïs Nin – il traduit La maison de l’inceste en 1975 –, et Stanisław Feliks Przybyszewski :

Toute cette littérature du désir coupable est une littérature du désir inévitable et recentré : comme si, le même s’unissant au même, quoi qu’il en soit des interdits de la morale et de la religion, la vraie raison de l’amour s’imposait et dispensait, en conséquence, une plénitude de jouissance incomparable. Le hasard, il n’y a pas à dire, fait bien les choses surtout lorsque celles-ci ont été tellement préparées dans l’intimité de l’être, qu’elles prennent toute la force et tout le sens d’une nécessité[2].

L’inceste répondrait d’un appel impérieux du destin. Or c’est bien la même nécessité, tissée lentement dans le fil des jours, et dont l’avènement est un ravissement, qui paraît conduire Louis-Combet à reconnaître en Trakl son semblable. Ainsi qu’il l’affirmait plus récemment, il « ne trouve rien de plus fascinant, dans l’expérience de la lecture, que l’actualisation irréfutable d’une fraternité des inconscients[3] ». À croire qu’il n’y aurait pas de texte plus désirable que celui qui permet de retrouver dans les mots de l’autre un double pareil à soi-même. Chaque lecture chez Louis-Combet serait toujours en soi motivée par la recherche d’une identification mimétique et, en quelque sorte, déjà incestueuse. À charge à l’écriture de témoigner en faveur de cette rencontre inévitable. Comme le laisse entendre le titre de son texte « De Georg Trakl à Georg Trakl », on peut toutefois se demander s’il s’agit encore de Georg Trakl, le mélancolique né en 1887 à Salzbourg, ou peut-être déjà d’un autre Trakl, perversion combetienne du poète et alter-ego du texte à travers lequel l’auteur lyonnais cherche à se constituer, à son tour, en écrivain de l’inceste.

Derrière la genèse d’un lecteur, il y a surtout la genèse d’un livre paru en 1995, Blesse, ronce noire, où Louis-Combet invente une vie imaginaire pour les frère et soeur Trakl. Loin de toute orthodoxie biographique, à partir des trous, des blancs et des insus de leur existence consignée, il se plaît à dérouler le fil d’une passion apocryphe[4]. Tout son texte est en effet tendu vers la réalisation de l’acte sexuel entre Georg et Margarethe[5]. Annoncé depuis le temps de l’enfance, dominé par une érotique du regard, du guet et de l’attente, il semble que l’inceste n’est cependant mis en acte qu’à la condition d’être d’abord mis en forme comme une aventure cynégétique : « Rien ne pouvait empêcher cette chasse amoureuse de se dérouler selon sa loi, puisque chacun le voulait[6] ». La scène de course poursuite sur la montagne apparaît en cela paradigmatique, puisqu’elle précède et prépare l’autre scène où « lui, le chasseur halluciné ; elle la bête craintive que l’on abat dans les halliers » (BRN, 96) font l’épreuve de la rencontre sexuelle. Si un vaste champ sémantique de la prédation, de la battue et de l’animalité parcourt le roman et tisse le jeu de ses métaphores, la chasse constitue donc, non seulement un réservoir d’images, mais aussi un véritable motif qui structure le roman et impulse sa logique imaginaire. On sait que le temps cynégétique est traditionnellement un temps de licence amoureuse et de débordement pulsionnel au cours duquel le gibier accède au rang d’objet du désir. Or toute chasse se mène à la pointe du phallus, comme le rappelle l’ethnologue Bertrand Hell dans son ouvrage sur l’imaginaire cynégétique en Occident : « Pour les chasseurs, le face-à-face avec l’animal sauvage est une affaire de mâles[7] ». Le féminin s’en trouve vraisemblablement exclu, tant du côté des groupes de chasseurs que de celui des bêtes les plus convoitées. Ce sont pourtant à ces mêmes bêtes que la légende prête un sang noir, lourd et abondant, dont Hell souligne à plusieurs reprises les similitudes avec le sang des règles féminines. Chaque scénario de chasse met ainsi en scène des figures plastiques, dans la mesure où les animaux sont revêtus de caractéristiques sexuelles troubles, voire doubles, par ceux qui les traquent. De la même façon que les chasseurs, par l’usage de leurres et d’appâts, en contrefaisant les cris, la semence ou l’apparence du gibier, mâle et femelle, doivent souvent eux-mêmes en passer par les métamorphoses pour l’approcher et l’atteindre. Aussi, contrairement à ce qu’on pourrait penser, la chasse érotise, mais pas seulement la bête poursuivie : tant la proie que le chasseur sont pris dans ce jeu de simulacres. Brouillant les frontières entre l’humain et l’animal, la chasse produit une série d’images réversibles du désir, où ne cessent de se poursuivre, de se chevaucher, voire de se retourner les avatars du masculin et du féminin.

Ce qui ne laisse pas d’ailleurs de nous interroger sur le destin de ces images lorsque le chasseur et sa proie – ici le frère et la soeur – font face au réel des corps. Réel qui sonne, non l’halali mais la curée funeste du désir, déjà annoncée par le titre du livre. Louis-Combet l’emprunte au poème Révélation et anéantissement, écrit peu de temps avant la bataille de Grodek de l’automne 1914, où Georg Trakl va succomber d’une overdose de cocaïne. Il en donne une version plus substantielle en exergue de son texte :

Silencieux, je restais assis dans une auberge abandonnée, sous les solives enfumées, seul avec mon vin ; radieux cadavre penché sur une forme ténébreuse ; à mes pieds, gisait une brebis morte. Surgissant de l’azur décomposé, la silhouette blême de ma soeur apparut, et voici comment parla sa bouche sanglante : Blesse, ronce noire[8].

Il faut entendre ce fragment poétique dans sa dimension d’appel et de supplique, invitation à un acte charnel équivoque qu’exprime la métaphore à la fois sexuelle et masochiste. Celle-ci installe le cadre érotique du récit et son horizon narratif. La relation fraternelle s’y déploie entre violence et jouissance, puisque la « ronce noire » phallique doit répondre à la « bouche sanglante » de la femme, son pendant et son envers. De livre en livre, les motifs du creux, de la faille et du trou participent d’une poétique combetienne de la déchirure et de la perte : « Comme le pauvre Job qui grattait son ulcère avec un tesson et le tenait à vif afin d’en éprouver toute la teneur, constamment, de souffrance et jouissance, l’homme du texte n’en finit pas de scruter la plaie première et de la creuser en écriture[9]. » Inlassablement, l’auteur explore le principe d’une séparation matricielle infantile, que viendront redoubler, pour lui, à l’âge adulte, la perte de sa foi et le sentiment de l’absence de Dieu. À ces divisions irrémédiables, objets de toutes les nostalgies et de tous les fantasmes, l’oeuvre répond par de multiples variations autour d’un absolu de l’unité et d’une monade amoureuse enfin restaurée.

L’enfance en miroir

Le temps chez Louis-Combet est le temps du mythe, de la fatalité, cyclique et résolument tragique[10]. Aussi n’est-ce pas un hasard si Blesse, ronce noire s’ouvre sur une scène d’enfance qui préfigure l’âge adulte. Chaque geste s’y inscrit comme un commencement et un signe pour l’avenir : « Un jour viendra où il n’y aura plus de limites. Vienne ce jour. Toute l’enfance s’y prépare » (BRN, 14). Ce chapitre inaugural s’apparente à une scène originelle peinte à la manière d’un tableau. Par le mouvement de l’écriture se dévoile en effet progressivement au lecteur le décor désolé d’un grenier. Des jouets jonchent le sol, jouets de garçon et de fille amalgamés, poupées démembrées, énuclées, costumes ou accessoires miteux et désormais inutiles. Seul se dresse un miroir, majestueux et impassible. Le petit Georg surgit le premier, bientôt suivi de sa soeur, et tous deux se tournent vers le miroir. Sans être des jumeaux, Georg étant de cinq ans l’aîné, leur ressemblance physique instaure un lien particulier entre eux qu’aggrave une imagination féconde de « l’âme en son fond, avec sa charge de rêve et de désir, et qui, chez les enfants qui s’aiment, fait de chacun le double fascinant de l’autre – ou sa promesse, tout au moins, l’annonce d’une identité merveilleusement élargie dans sa réplication » (BRN, 13). Différents, ils ne le sont que dans la mesure où, une fois réunis, ils pourront enfin se voir comme un. Le rapport entre frère et soeur se noue à partir d’un dédoublement au travers duquel est convoité un idéal de complétude. Ce modèle absolu de l’amour, Louis-Combet le trouve à sa lecture du Banquet de Platon, avec le mythe d’Aristophane illustré par l’histoire des androgynes punis et scindés pour avoir voulu égaler les dieux[11]. Le principe de séparation originelle des êtres en deux moitiés, désespérées de se retrouver, indique qu’à la source du désir vient le manque et que le sujet ne peut s’énoncer que divisé, ce qu’enseigne par ailleurs la psychanalyse dont Louis-Combet est un fin mais prudent lecteur[12]. C’est bien pourquoi l’amour est chez lui synonyme d’une reconnaissance mutuelle :

Le soleil était-il, ce soir-là, d’un rouge tellement ardent et la terre si violemment illuminée que les visages comme les mains paraissaient baignés à la source du sang ? […] Ensemble, parce que la lumière du couchant y donnait toute, le frère et la soeur se tournèrent vers le miroir épris de se perdre dans la multitude des apparences et le malaise des reflets. Il convenait, en effet, que le spectacle du monde offrît sa blessure – sans quoi mieux eût valu rester enfoui, la tête sous l’oreiller, à rejoindre sa propre tristesse, peut-être comme au fond des eaux. Mais ici, la fête intime rougeoyait. Les enfants pouvaient se découvrir tel qu’en feu et voir s’embraser, autour d’eux, tant de choses insolites, encore que familières, dont le temps s’était soulagé. Les poupées et le sabre, dans le miroir et dans le regard, rayonnaient. Ce ne fut ni le garçon le premier ni la fillette la première, mais les deux enfants d’un même élan qui se portèrent sur le champ. Sans se perdre de vue, dans la languissante exténuation du crépuscule dont le miroir vivait, sans cesser de se regarder agir, de se regarder regarder, frère et soeur s’activèrent comme en un spasme, à une singulière besogne.

BRN, 15

Simultanément, le frère et la soeur s’énamourent de se voir regardé et regardant. L’objet du désir est certes aimé à titre d’objet, mais lui-même voit l’autre le dévorer des yeux, et réciproquement. De sorte que l’érotique combetienne se construit sur la circularité du regard, permise seulement par la réunion et la réflexion de l’image des enfants sur la surface du miroir. Un tel dispositif spéculaire du désir trouvait déjà à s’exemplifier dans Le roman de Mélusine, autre récit de chasse amoureuse écrit par Louis-Combet en 1986 : la fée du tabou du voir y charme l’écuyer Raymondin grâce à son reflet renvoyé par les eaux de la Fontaine de Soif, tout en même temps qu’elle s’ensorcelle de se voir adorée par lui[13]. Chez Louis-Combet, une surface réfléchissante scelle l’attachement passionnel, profondément narcissique. Mais si elle réverbère une image, elle la déforme toujours par l’onde de l’eau ou l’éclat du soleil. Dans le miroir du grenier où se déverse la lumière du crépuscule, tous les corps et les objets s’enflamment d’une même couleur, brouillant les contours et aveuglant ceux qui s’y contemplent. Maryvonne Saison ne dit pas autre chose lorsqu’elle indique qu’à la faveur des nombreux miroirs chez Louis-Combet, « [t]out espoir d’identité est repoussé, et l’illusion d’unité est attachée au texte qui commence par un dessaisissement[14]. » La traversée du miroir combetien est donc une épreuve d’aveuglement et de déprise. Elle s’organise à rebours du célèbre paradigme lacanien du stade du miroir, une des premières étapes infantiles vers la subjectivation, où le moi trouve sa butée dans la représentation du corps de l’Autre, que la glace lui renvoie. Selon Jacques Lacan, tant le morcellement corporel que le rapport incestueux y sont mis en défaut à travers les images de l’enfant et de l’adulte s’inscrivant sur la surface du miroir. Tous deux se regardent comme distincts, différenciés, c’est-à-dire désunis. La nomination de l’Autre vient même redoubler cet acte de naissance imaginaire et symbolique, qui est aussi un acte de séparation. Rien de semblable toutefois pour les enfants combetiens, protégés dans l’espace autarcique et silencieux du grenier. Aucun mot se s’échange entre eux, l’Autre de la parole a été remisé loin de leur sanctuaire. Tout au long du récit, tant la famille que les étrangers continueront d’ailleurs de briller par leur absence.

Après l’éclat de la fin de journée, l’obscurité instaure un nouvel environnement visuel propice aux indistinctions :

Au point de lumière incertaine où le jour chavire dans la nuit, il restait juste assez de clarté pour voir – et toute l’ombre pour la tendresse. […] Le miroir renvoyait l’image, de face, mais confuse dans la pénombre montante. Ainsi les enfants pouvaient-ils se voir presque comme en un songe – et eux seuls désormais.

BRN, 18

C’est dire que l’image double de leurs corps réunis dans les ténèbres est fatalement brouillée et mélangée. Image double en laquelle se devine l’image du double. Telle est la régression qui pousse loin l’infans, car résolu à se taire, sur les terres de l’inceste. Par conséquent, Louis-Combet semble proposer une inédite version « des synthèses dialectiques par quoi [le sujet] doit résoudre en tant que je sa discordance d’avec sa propre réalité[15] », synthèse qui signifie pour Georg et Margarethe de vivre dans le temps suspendu du mimétisme et de l’auto-érotisme. Ce n’est encore qu’une image, un rêve et une promesse, mais pour l’enfant, chez Louis-Combet, l’image peut parfois devenir le tout du désir. Aussi, c’est d’un seul mouvement qu’ils se saisissent d’une poupée unijambiste ; le frère, muni d’un sabre de pirate, en écarte les jupes et la pénètre de la pointe de sa lame, avant de l’empaler et de la rompre en morceaux de chiffons. En même temps qu’il simule une pénétration, ce geste est aussi celui d’une agression, bien réelle cette fois, et qui, paradoxalement, seule peut créer ce qui auparavant n’était pas là, à savoir une vulve factice, un semblant de bout de femme. Mais une fois creusé, ce sexe signe la destruction de la poupée, bientôt « qu’un peu d’étoffe sans rien, et rejetée » (BRN, 17). Est-ce d’ailleurs un hasard si la poupée paraît aussi figurer par sa nature estropiée un double du sabre phallique ? Véritable mascarade enfantine où l’acte sexuel est joué tout en même temps que les jouets se découvrent pareils à des sexes. Margarethe s’allonge alors sur les restes de la poupée et dévoile sa vulve prépubère, « image d’amande fendue délicatement logée entre ventre et cuisses » (BRN, 19). Amande ouverte de l’amante bientôt offerte, le sexe de la soeur s’offre comme pur spectacle pour la contemplation du frère. Le corps n’est adoré chez les enfants combetiens qu’à la condition d’être tenu à distance. Jamais le garçon ne reproduit en effet sur sa soeur l’attentat commis contre la poupée : il n’est qu’un regard alors que la fillette s’en tient à son exhibition. Or, la charpie du sexe purement virtuel de la poupée se dédouble dans la fente exposée de la petite fille. La succession temporelle et la superposition spatiale de ces deux images instaurent un lien logique de renversement où le sexe féminin paraît déjà cacher en son envers un leurre, si ce n’est un désastre[16]. Ce qui explique sans doute, comme le sanctionnent les derniers mots du chapitre, pourquoi « ils sortirent ensemble à tâtons, comme des aveugles » (BRN, 20). Quand il s’agit de se voiler ce que le regard a d’ores et déjà découvert dans le théâtre sexuel de l’enfance. Face à la tragédie annoncée, il ne reste qu’à fermer les yeux.

La chasse manquée

Georg et Margarethe grandissent, le premier part entreprendre des études de chimie dans la capitale, où il écrit et publie ses premiers textes, la seconde demeure cloîtrée dans la maison familiale. Pour conjurer l’éloignement, et le souligner d’autant, ils s’écrivent des lettres, mais le frère impose la règle du jeu. Il envoie de loin en loin des missives et quelques-uns de ses poèmes. De son côté, la soeur lui écrit régulièrement des lettres, qu’elle conserve pour elle-même en les empilant les unes sur les autres, à côté de la pile de ses lettres à lui.

Écrivant ainsi, retenant longtemps sa plume au-dessus des mots, elle sentait bien qu’elle reprenait, comme d’elle-même, les illuminations verbales de son frère. Elle pensait dans sa pensée. Elle écrivait dans ses mots. Lorsqu’il la prendrait, elle jouirait dans sa jouissance. Elle ne serait jamais que l’écho et le reflet.

BRN, 29

Étrange double qu’est Margarethe en vérité, car avant même le coït, elle se veut toute de béance, réceptacle s’efforçant de recevoir les mots de l’homme, lui dont, à l’inverse « la parole était close et tirait beauté de sa clôture » (BRN, 29). Se creuser afin d’accueillir la parole de l’autre et s’ériger, lettre par lettre, à l’instar des petits tas de feuilles amoncelées, tel est le destin de la femme du côté de chez Trakl. Le féminin s’avère ici une histoire d’homme, une histoire écrite par les mots dont Georg est le garant à titre de poète. Mais des mots figés, pétrifiés sur la page dans leur fonction imaginarisante. Ce en quoi ils sont bien des poèmes, c’est-à-dire des métaphores et des images alimentant le petit théâtre fantasmatique des Trakl. Au temps de la maturation poétique correspond aussi pour Margarethe le temps des menstruations : « Elle vit le fil noir de la saignée couler le long de sa cuisse et maculer le drap. […] Elle remplit son coeur d’une image de lèvres blessées et, songeant à son amour et à tant d’autres blessures ouvertes dans l’avenir, elle s’endormit et sommeilla jusqu’à l’aurore. » (BRN, 34) Ce qui était autrefois une amande fendue est figuré désormais comme des lèvres blessées, une « césure sexuelle » (BRN, 80) découvrant l’horizon de l’amour aussi bien que l’horizon de la déchirure, celle-là même qui a été aperçue dans l’image au miroir, saturée par la lumière rouge sang du crépuscule. Un seul et même horizon violent et érotique, qui est en fin de compte celui de la chasse. Car à mesure qu’elle devient une femme, Margarethe se fait animale. Si son sang noir menstruel rappelle bien sûr le sang du gibier le plus féroce[17], le texte ne manque pas de lui donner également les attributs des bêtes ou de la comparer, tantôt au « cerf biblique » (BRN, 26), tantôt à une « novice, dans une congrégation de soeurs animales retirées du monde et vouées à une virginité pathétique » (BRN, 53). À la monstration passive de l’enfance succède donc une animalisation métaphorique qui la consacre au rôle de proie – ce en quoi le roman rejoint le traditionnel canon cynégétique de l’amour où la femme reste objet du désir de l’homme.

La correspondance épistolaire et l’éloignement tendent à entériner la dissymétrie de part et d’autre du fantasme incestueux, entre le frère et la soeur, l’homme clos et la bête creuse, le poète en prédateur et la proie du poème. Or il s’agit toujours de formes labiles, réversibles. Margarethe ne peut en effet arrêter de croire qu’elle « s’appuierait jusqu’à la mort contre la face dure, renfermée et incorruptible de son autre soi-même – son autre identique et différent – qu’était son frère » (BRN, 26). De la même manière, « [d]ans ces moments de fond où il tenait la mort pour plus attirante que le plaisir, [Georg] avait besoin d’écrire à sa soeur – et non comme à l’enfant réelle qu’elle était, loin de lui, mais comme à sa propre âme féminine hors du temps » (BRN, 31). Le beau rêve de la mort renferme pour tous deux l’image de l’autre aimé à la fois comme différent et comme soi-même. Autrement dit, la mort seule semble capable de rassembler ce qui encore sépare. Mais c’est également dire le sort ambigu des images du désir, jamais complètement masculines ni totalement féminines, tenues plutôt entre ces deux conjonctions (et homme et femme), soit aussi bien deux négations (ni homme ni femme) au travers desquelles se découvre l’horizon proprement obsessionnel du texte. Du côté de Margarethe, l’éveil et la connaissance de son corps de femme passent par les menstruations et les mots du frère. Pour ce qui est de Georg, si son imaginaire semble façonner la femme, il doit cependant en devenir à son tour l’objet et le reflet pour se dire homme. Cette initiation a lieu lors d’une virée nocturne en ville auprès d’un groupe de prostituées :

Elles s’empressèrent, jacassèrent, ondulèrent, dispensant sans réserve leurs moites caresses et leurs baisers lécheurs. Et lui, béat, comme jamais, d’être enfin proie, se laissa étendre et se laissa prendre, dans le roulis des chaleurs et des senteurs et dans l’infinie profusion des chairs. Il fut bercé, noyé, enfoui, dissous, annulé, sucé jusqu’à la moelle, rendu jusqu’à la gorge, laminé dans les cavernes du cerveau. Il n’aurait pu dire laquelle des femmes l’avait violé. S’il avait appartenu, ce n’avait été qu’à la marée déferlante des embrassements, enlacements, étreintes et mises à plat des organes et des membres, dans la charge poussée des groins et des croupes : toute une nuit, de la première à la dernière heure – et une enfance balayée dans le suint et l’ahan. La meute maternelle l’avait d’un coup assailli et ravagé. Il était, à présent, une béance et une loque, rien moins qu’un petit mâle au zénith

BRN, 45-46

Le jeune homme se fait béance, proie soumise et vidée par la meute dépersonnalisée de mains, de langues et de croupes – à l’instar de la soeur qui n’est d’abord qu’un sexe, les femmes sont ici plus des organes et des membres disjoints. Expérience de la dépossession et de l’anéantissement caractéristique de la position d’objet du désir. Certes, le frère ressort de cette meute humaine comme homme, figuré par son membre dressé à son pinacle, mais dans l’ordre même du texte, il tombe comme une guenille pareille à la poupée brisée du grenier. Avant d’être érigé, le sexe de l’homme est donc une fois encore à la ressemblance du sexe de la femme, à savoir un trou, un déchet, une béance et une loque, manifesté ici dans sa fonction de simulacre dont le phallus est le signifiant. « Il est vrai, toutefois, qu’il avait appris quelque chose de la femme et de lui-même, de ce qui cherche à combler et de ce qui ne se laisse pas remplir » (BRN, 48). À la manière dont le chiasme sémantique de la phrase le révèle, le savoir qu’il tire de sa nuit sexuelle est un constat d’échec, la leçon d’une incomplétude entre les corps. En somme, il n’y a rien à en attendre de cette histoire, aussi vieille que l’humanité, où s’agitent de petits mâles se prenant pour des chasseurs et des femmes feignant d’être rattrapées. Ce qui n’empêche nullement Georg d’en faire peu de cas et de s’aveugler par une vision où bientôt va « se lever le soleil de l’inceste » (BRN, 48).

Vient donc le moment où l’homme et la femme doivent s’unir. Celui-ci a lieu lors d’un séjour du frère au pays natal, où il invite sa soeur à le suivre sur la montagne. Si elle répond à son invitation, bien vite elle le dépasse et Georg se lance à sa poursuite. Comparable aux martyres chrétiennes ou à la « petite Iphigénie » (BRN, 56), Margarethe se rend volontairement vers l’immolation[18]. Elle n’est plus seconde dans l’ordre du désir, « maîtresse du jeu » (BRN, 62) elle conduit désormais la course amoureuse. Si le frère est censément le plus fort physiquement, leur cadence l’essouffle, il perd sa soeur qui, elle, virevolte, cabriole et bondit entre les arbres avec une agilité surhumaine.

La soeur le précède comme une ombre blanche. Mais lui, dans la tension de sa pensée, la perçoit plus noire, plus attirante et dangereuse qu’un puits ouvert soudain dans l’espace de son coeur – vertigineuse, catastrophique et seule désirable.

BRN, 53

Pour Georg, Margarethe rejoint dans sa fuite l’image rêvée de la proie qu’il a construite lettre par lettre. Sa blancheur virginale dissimule en son envers la noirceur d’une bête catastrophique en son fond. Catastrophique car le puits qui en est la métaphore est tantôt celui, insondable, du trou du sexe de la femme qui la recouvre entièrement – la métaphore se révélant alors métonymie –, tantôt le trou sur lequel toute image se constitue et qui emporte dans son élan le sujet du regard vers l’horreur bientôt découverte du réel. Du côté de Margarethe, « [son frère] est derrière. Elle ne le voit pas. Cependant, elle le contemple en face, dans le soleil. Son visage est aussi fermé que le portail de l’église, la nuit » (BRN, 54). Qu’importe donc que la soeur se tienne à l’avant, elle ne sera jamais que la seconde et l’ombre de Georg – le fantasme, on le sait, ignore bien des contradictions. Chacun poursuit plus une image qu’un corps : image tantôt lumineuse et blanche, tantôt sombre et nocturne. Tel est le renversement spéculaire auquel sont vouées les images sur la scène de la prédation : fuyantes, troubles, elles se dévoilent en se dédoublant, et pivotent sur elles-mêmes pour mieux exhiber leur envers. De sorte qu’il n’est bientôt plus possible de savoir qui, du chasseur ou du gibier, poursuit l’autre. C’est une constante chez Louis-Combet où la loi du désir vise toujours à bouleverser l’ordre sexué. Plus loin, Georg cueille une tige d’églantier, similaire au sabre de l’enfance, avec laquelle il agace et excite les flancs de sa soeur dans une nouvelle « pantomime exploratrice et initiatrice » (BRN, 61), pour ne pas dire distanciatrice. Ce n’est jamais qu’une autre manière de repousser l’échéance.

Au moment de s’embrasser, de se pénétrer, Georg et Margarethe découvrent le corps de l’autre, mais aussi à travers lui un mirage. Ou plutôt ils retrouvent l’image du corps unique qu’ils ont inventé, enfants, sur la surface du miroir : « Ensemble, ils rêvèrent qu’ils n’avaient qu’une seule et même paire d’épaules, une seule et même paire de hanches » (BRN, 63). La boucle est bouclée du côté du rêve, mais de ce côté-ci seulement. Car sitôt l’un dans l’autre, les corps encastrés, les doubles superposés, le chasseur ayant enfin rattrapé sa proie, le sentiment d’une division irrémédiable gagne les amants :

L’homme resta longtemps dans la femme. Il aurait voulu ne jamais se retirer – et elle, rien ne l’habitait davantage que le rêve de rester ainsi, jusque dans le sommeil de la mort, ouverte et prise. Ensemble, ils avaient vaguement conscience que la déchirure se ferait sentir dès qu’ils seraient séparés et leur étreinte s’entêtait contre le temps, puérilement, dérisoirement, dans la cécité du premier bonheur. […] Il suffisait alors d’un mouvement – de cet inexorable mouvement de retrait, quand les corps se disjoignent, pour que l’angoisse accapare de nouveau le terrain tout entier des existences, qu’elle avait cédé, le temps d’un spasme et d’une effusion

BRN, 64

Autrement dit, Georg et Margarethe sont restés des enfants incapables de trouver ce qui devait rétablir l’unité perdue. Pas de véritable rencontre pour eux : le sexe les chasse de la scène du fantasme comme-un, puisqu’« [i]l n’y a pas de rapport sexuel[19] » comme le répétait Lacan, à savoir qu’il n’y a pas de rapport mathématique, pas d’équivalence ni d’emboîtement entre les sexes. Ce qui est désiré, dans (et au-delà) l’autre, vient toujours à manquer à l’heure où les corps se rejoignent. La suture n’a été en fin de compte qu’une nouvelle déchirure et la fable cynégétique échoue à supporter jusqu’au bout le rêve incestueux alors que l’angoisse recouvre ce qu’un instant la jouissance avait laissé espérer. En ce sens, la leçon de la montagne est celle de la loi inaltérable de la castration en tant qu’elle implique une béance qui ne peut être résorbée.

Image de mort et mort de l’image

Quelques mois plus tard, Georg retrouve sa soeur enceinte. Elle n’accouche cependant pas de l’être unique et merveilleux qu’ils ont ensemble imaginé, mais d’un enfant mort-né, dont l’expulsion déchire les lèvres de sa vulve. Le « sexe tantôt blanc, tantôt noir » de Margarethe, autrefois idéalisé, se découvre ici comme « un visage de torture – broyé, d’emblée, et, à le voir dans les larmes, raviné, ravagé, déchiré, une écume de sang aux commissures, une face qui n’avait jamais été une face, à proprement parler, qui en était plutôt l’envers, l’origine » (BRN, 69). À l’instar de tous les sexes découverts auparavant dans le roman, celui de la soeur a toujours feint d’être ce qu’il n’est pas, à savoir un bout de viande obscène et sanguinolente. Tout se passe comme si les simulacres qui ont jusqu’ici habillé et permis d’habiter le monde se dissolvaient. Certes, « [i]l n’y a pas d’image du corps sans l’imagination de son ouverture[20] », ainsi que le rappelle Didi-Huberman, mais la logique du fantasme trouve sa butée dans l’ouverture véritable, follement angoissante, de l’image adorée. Au moment même où le corps se dévoile dans sa pesanteur organique, il se désexualise, c’est-à-dire qu’il se débarrasse de ces formes de travestissement de l’imaginaire qui font depuis toujours barrage à l’impossible du réel. La « naissance » du petit-mort, image rêvée de leur union, correspond à la mort de l’image qui les a unis tout du long. À cette issue, Georg ne se résout pas une fois encore. Il cherche plutôt à engloutir son visage dans la chair massacrée de Margarethe, comprenant que cette vision d’horreur, ce visage de torture, « était son oeuvre en même temps qu’il en était le produit » (BRN, 71). Le père de l’enfant mort cherche dans la vulve de sa soeur la béance maternelle d’où lui-même vient. Et par sa contemplation adorante, il en fait une nouvelle image. Image même de la mort, et étrangement aussi l’envers, l’origine, soit l’image matricielle d’un corps ouvert dans lequel l’homme se rêve plus fils que père, et entend retrouver ce qui dans le sexe n’a jamais tenu sa promesse.

Tel est le paradoxe du Georg Trakl de Louis-Combet, lui qui a voulu ériger la femme par ses mots tout en croyant que c’est d’elle qu’il vient et que c’est par elle que tout tient. Le poète se met alors à écrire frénétiquement des textes, comme s’il s’était produit une inflation pathétique d’images visant à boucher le trou ouvert dans la toile du déni. « Substitut de l’amour, en son défaut, le poème ne remplaçait pas l’étreinte. Il en affûtait plutôt la privation » (BRN, 80). Quand les mots ne sauvent plus du malheur, ils creusent le manque au lieu d’y surseoir. Frère et soeur sombrent dans l’alcool, Georg perd successivement ses emplois et initie même Margarethe aux drogues. La mort leur semble désormais la seule échappatoire envisageable pour se rejoindre à l’horizon de l’éternité. Ce en quoi une nouvelle image de mort vaut bien une image morte. Elle-même finit cependant par tomber lorsque Georg part à la guerre et découvre les corps des soldats, hurlant et brisés : « La belle mort pieuse et douce qui le fascinait comme le désir d’un baiser a fait place à une hideur insupportable » (BRN, 92). En face d’elle, « les mots, contraints, reculaient dans leur gaine de silence, comme le sexe décontenancé des grands mâles libidineux, étalons, taureaux, boucs et verrats » (BRN, 93). Apanage de l’ordre phallique chez Louis-Combet, la langue ne chante plus les délices de la mort mais bat en retraite devant ce qui ne peut ni s’écrire ni se représenter. À la langue châtrée, à ce qui fait image de la castration correspond une autre castration, symbolique cette fois, bientôt suivie d’une castration réelle : la propre mort de Georg par une dose létale de cocaïne. Du sein de l’enclos halluciné de la drogue vont monter les derniers bruits qui composent sa poésie visuelle et funèbre :

À bien entendre, c’étaient des souffles mêlés, une alternance profonde et grandissante ; les soufflets de la forge, autrefois, dans l’enfance, chez le maréchal-ferrant, faisaient ce bruit-là ; mais c’était autre chose, à présent ; les mères du bordel ; les folles avec les folles ; des juments s’étaient brisé l’échine ; elles sanglotaient, les unes les autres, dans le même poitrail ; il y avait un tireur fou, embusqué parmi les roses ; il visait le sexe de tout ce qui passait, les mâles d’un côté, les femelles de l’autre ; sa soeur, il l’apercevait très loin, en robe blanche, enveloppée de la poussière du chemin comme d’une gloire ; ah ! qu’elle croise bien ses mains sur le bas de son ventre afin que Notre-Seigneur lui fasse miséricorde ; mais qui donc était déjà passé par là ? Qui avait soulevé la poussière ? Qui avait tracé le chemin ? Qui tenait braqué son fusil ? Qui avait dessiné le pan d’ombre ? Le gibier blanc courait sans bruit et presque sans bouger ; des collines s’arrondissaient au pied de la montagne ; un enfant, au fusain, avait tracé des ébauches de sapins et de mélèzes et, plus haut, un cercle qui devait retenir toute la neige ; les loups, tout autour, se tenaient campés, silencieux ; leurs yeux brillaient, fixés sur le même point de désir et d’extase ; assurément, Dieu les surveillait ; lui-même, le garçon au fusain, avait dessiné Dieu dans le soleil, prisonnier de sa lumière ; chacun était clos : le chasseur dans son ombre arrêtée ; les loups tenus hors du cercle ; Dieu tout-puissant fixé dans son astre ; la forêt aussi était achevée ; la clairière également ; il ne restait plus que la soeur, au loin, nimbée du bonheur de s’avancer ; qu’elle s’approche donc : tous les obstacles sont levés, tous les dangers écartés ; la voie est droite et nécessaire jusqu’à l’horizon ; que faudrait-il ajouter pour qu’elle réponde à cette invitation ? L’enfant réfléchit. Il doit faire très vite, car le monde a tendance à blanchir, le dessin à s’estomper ; les lignes s’effacent ; les formes se dissipent ; le fusain lui-même devient impondérable entre les doigts, une certaine poussière ; étrangement, dans cette vacance sans borne, la place fait défaut ; c’est à peine s’il reste un coin pour griffonner un poème ; mais personne ne l’écrira jamais

BRN, 98-99

Avant de fermer définitivement les yeux, Georg emporte avec lui ce tableau, dans une fuite éperdue contre le blanc dévorateur (de la page, de la poudre ou de la proie ?) Une scansion, un halètement rythmé par des points virgules qui ponctuent tout autant le monde du poème, c’est-à-dire le bornent, le circonscrivent. Tout y paraît bien réparti de part et d’autre des limites, même ce Dieu autrefois accusateur et dorénavant emprisonné dans le soleil. Si Georg et Margarethe enfants rêvaient que l’âge adulte mette un terme aux limites des corps, en mourant le frère se berce d’une histoire toute différente. Au loin, la soeur s’échappe : que faudrait-il ajouter pour qu’elle réponde à cette invitation ? Car ce dernier poème se veut être à son tour une adresse, à l’image du titre Blesse, ronce noire, tiré d’un autre poème (lui bien réel) où Georg est invité à aimer la soeur par les mots que lui-même lui prête. Ainsi meurt le poète suspendu à la métaphore dans laquelle, jusqu’au bout, il a voulu faire tenir le rêve d’une prédation où chaque sexe aurait sa place.

Apprenant la mort de son frère, Margarethe s’enfonce dans la folie : elle nourrit un temps le délire que celui-ci a fui le front et a trouvé refuge dans son utérus. « Elle le portait désormais dans son sein, à l’abri tout entier pour elle seule – et l’unique création de sa vie » (BRN, 104). Si le frère rejoue donc la partition cynégétique au moment de mourir, pour la soeur ce sera l’histoire de l’inceste. Par un nouveau renversement, celle qui s’était construite avec les mots du poète se révèle donc à la fois l’envers, l’origine. De sorte qu’elle est bien un mythe d’homme, une idole phallique qu’on élève lettre par lettre, poème après poème. Mais bientôt Margarethe ne peut plus se satisfaire de son illusion. Elle oublie peu à peu l’usage des mots, les choses perdent pour elle de leur substance. Elle s’absente à elle-même comme ces saintes chrétiennes célébrées tant de fois par Louis-Combet. Margarethe ne se réveillera de cette torpeur que pour mourir en basculant du rebord d’une fenêtre. Dans sa chute, elle redécouvre la scène chérie depuis toujours, celle où « se dessinait, dans la fente de l’heure, à son regard entier, brûlée par le temps, transverbérée, l’image d’une petite fille allongée, nue, dans le miroir d’un grenier, face à une ombre qui la contemplait » (BRN, 114). Le livre se referme sur le corps désarticulé de Margarethe sur la chaussée. Dans cette fente de l’heure, l’image autrefois aperçue d’une amande fendue finit par se perdre dans un cadavre de femme « replié » (BRN, 114), enfin clos comme le texte. On est toujours tué par ses propres rêves chez Louis-Combet. À la proie, il préfère l’ombre ; à l’étreinte d’un corps adoré, l’errance fiévreuse dans la forêt des fantasmes. Telle est sa leçon de l’amour : une métonymie qui se rêve en poème.

Jusqu’à la fin, le frère et la soeur ont joué une relation en miroir où chacun s’est vu être un reflet pour l’autre en ce qu’il recelait la promesse d’une complétude, d’une coïncidence parfaite qui restaurerait une unité fantasmée. C’est dire la puissance de réversibilité des images, puissance de retournement et d’oscillation que la cyclicité du tragique combetien permet de déployer en la rejouant de multiples façons. Quand le masculin et le féminin s’avèrent toujours des mirages de la sexuation et, partant, des pièges pour le regard, mais des pièges plus ou moins reconnus, si ce n’est désirés. Car d’un bout à l’autre du texte, les dénis successifs des personnages témoignent que ce qui est dévoilé, et tenu comme factice dans l’image, est continuellement recouvert par d’autres images, d’autres illusions, et ce malgré la menace d’une angoisse inlassablement retrouvée. Tel serait le prix à payer pour qui veut s’affronter à l’impossible. Impossible de la rencontre sexuelle dont tous les corps sont marqués et que, comme nulle autre, l’histoire de l’inceste met en question. Impossible également de la mort qui en est la fin dernière, mort en face de laquelle la représentation ne peut qu’échouer mais qui, paradoxalement, la pousse à produire de nouvelles images pour en retarder l’échéance. Enfin l’impossible de la fiction elle-même en raison que l’écriture vise, par la mise en récit de l’impossible de l’inceste, à donner corps à un inceste impossible, puisque jamais été avéré dans le réel. « L’anatomie, c’est le destin[21] » dit Freud, en quoi il faut entendre ce destin corporel auquel le sujet est assigné, sans pour autant s’en suffire ou se résumer à cette assignation. Fictions et délires sont alors pour lui les lieux de subversion qui se jouent de la dissymétrie sexuelle ou, au contraire, de son affolante symétrie. Mais c’est pour mieux redécouvrir à chaque occasion que la rencontre est l’impossible sur lequel achoppe tout savoir sur le sexe. Déjà, dans son texte publié par la revue Semen, Louis-Combet concluait la suite des questions que soulève la contamination de son récit par les mots et la vie de Georg Trakl en demandant d’assumer la part d’impensable qu’elle contient : « voilà bien un enchaînement d’interrogations dont il est préférable qu’elles s’avouent sans réponse dicible, tant l’oeuvre requiert, pour se poursuivre, ombre et certitude[22] ». Il faudrait entrer dans l’oeuvre en acceptant de fermer les yeux, à l’instar de l’homme et de la femme qui, dans les fictions de Louis-Combet, s’aveuglent pour oublier la déception inscrite au miroir de leur destin. Avec comme seule certitude toutefois que dans toutes les images se profilent des ombres, que le désir voile et troue comme des proies.