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Au sein des études de sécurité, la sécuritisation occupe une place singulière (Williams 2011). Elle est nourrie par les apports du réalisme et du libéralisme politiques, tout en restant ouverte aux approches critiques de la sécurité (Floyd 2010 ; Balzacq 2016). Elle couvre un terrain empirique vaste ; non seulement la sécuritisation se charge des questions classiques de sécurité, telles que la guerre, mais elle a aussi contribué à étudier sans complexe les problèmes de sécurité indépendants des préoccupations militaires, notamment : la question environnementale, le défi migratoire et la gestion des pandémies globales. En somme, la sécuritisation séduit de nombreux chercheurs grâce à cette aptitude unique à concilier – avec plus ou moins de succès – des courants théoriques a priori peu compatibles et à éclairer de manière originale les questions de sécurité les plus diverses (Bourbeau, Balzacq et Cavelty 2016).

Mais ce succès peine à dissimuler l’inconfort qui s’est emparé des études de sécuritisation depuis maintenant une dizaine d’années. Ce malaise s’exprime essentiellement à travers trois symptômes. Primo, à ses débuts au sein de l’école de Copenhague la sécuritisation était souvent conçue comme une « approche », un « cadre analytique » et, bien plus rarement, comme une « théorie » (voir les contributions au forum « What Kind of Theory – If Any – Is Securitization ? », Balzacq et Guzzini 2015). Toutefois, ces derniers temps, on s’est interrogé sur le statut théorique de la sécuritisation. Avons-nous une ou plusieurs théories de la sécuritisation ? Si la tendance semble privilégier la diversité théorique, il reste à établir plus nettement ce qui fait la spécificité de chacune des approches. Secundo, la sécuritisation vue par le prisme des travaux de Ole Waever reste attachée à la séparation entre « le » politique et la sécurité, puisqu’elle conduit mécaniquement à l’exceptionnalisme ; la sécurité se joue en dehors, ou au-delà, de l’espace politique « normal » (Bigo 2002 ; Buzan, Waever et de Wilde 1998 ; Huysmans 2006). Cependant, plusieurs chercheurs remettent en cause ce postulat, souvent à partir de travaux empiriques réalisés avec des données de première main (Bourbeau 2011 ; Stritzel 2014 ; Nyers 2009). Si l’exceptionnalisme n’est plus central, n’est-il pas opportun de se demander quelle fonction il peut encore remplir dans la sécuritisation ? Tertio, enfin, alors que les premiers travaux sur la sécuritisation accordaient à l’analyse du discours une importance méthodologique quasi exclusive, les recherches actuelles montrent combien un tel biais est devenu de moins en moins tenable. Elles insistent, en revanche, sur l’éclectisme méthodologique et sur une justification serrée des choix épistémologiques (Baele et Sterck 2015 ; Balzacq et Guzzini 2015).

L’objet de ce numéro thématique est de proposer, à partir d’un diagnostic établi dans cette introduction, des stratégies concrètes pour dépasser certains de ces écueils, de réconcilier les points de vue qui s’y prêtent, bref, de contribuer au renouvellement de la réflexion autour de l’étude des processus de sécuritisation. Cependant, cette introduction vise moins à procéder à un inventaire exhaustif des débats autour de la sécuritisation qu’à dresser un cadre au sein duquel se déploie l’ensemble des contributions de ce numéro thématique. À cet effet, elle s’organise en deux séquences reliées l’une à l’autre. La première consiste à rappeler ce que l’on regroupe aujourd’hui sous le terme générique « théorie de la sécuritisation », mais qu’il est plus précis d’écrire « théories » de la sécuritisation. Ce travail sert deux objectifs. D’une part, il permet de constituer un vocabulaire de base, à partir duquel on peut essayer de présenter et justifier le contenu de ce numéro. D’autre part, il s’agit d’identifier quelques obstacles récalcitrants au développement d’une approche cohérente de la sécuritisation. La deuxième séquence de l’introduction recourt à une présentation des contributions rassemblées dans ce numéro thématique, en les situant par rapport aux obstacles isolés dans la première partie. Parce que les lecteurs de ce numéro sont susceptibles de venir d’horizons divers, certains étant peu familiers des discussions autour de la sécuritisation, l’introduction adopte, en de nombreux endroits, un style délibérément pédagogique afin de rendre la conversation possible sur des bases transparentes.

I – Mouvements théoriques au sein des études de sécuritisation

Dans sa formulation initiale, c’est-à-dire celle que l’on doit à l’école de Copenhague, la sécuritisation revêt plusieurs sens, dont le dénominateur commun réside dans la triple fonction de la sécurité : performative, politique, normative. Certes, on peut substituer la notion de « fonction » à celle, perçue comme neutre, de « dimension ». Mais, dans la mesure où les études sur la sécuritisation insistent sur ce que « fait » la sécurité, il nous semble que recourir à une lecture en termes de fonction – sans qu’elle soit exagérément fonctionnaliste – rend bien compte des aspects pragmatiques de la sécurité. Ole Waever (2003 : 8) présente d’ailleurs son entreprise intellectuelle comme une tentative de débusquer les « fonctions réelles de la sécurité ». Au vrai, les trois fonctions s’alimentent mutuellement. Pour Waever (1989), cependant, c’est la performativité qui sous-tend et clarifie les fonctions politique et normative de la sécurité. On le comprend mieux sans doute en situant, dans un premier temps, chacune des fonctions dans le dispositif théorique de l’école de Copenhague avant d’en mettre au jour les limites.

Sur le plan performatif, tout d’abord, la sécuritisation s’appuie sur la philosophie austinienne du langage. L’idée largement connue et discutée est, au fond, la suivante : « Le mot “sécurité” est l’acte […] ; en le disant, quelque chose est réalisé. La sécurité est un acte du langage » (Waever, 1995 : 55 ; les italiques sont de nous). Ici, les énoncés de sécurité, contrairement à une vision réaliste, décrivent moins l’état des choses ou des phénomènes existants qu’ils ne réalisent ou ne portent à l’existence un nouvel ordre des choses. En somme, la sécuritisation exprime dans le domaine des études de sécurité un changement radical dans la conception de la nature du langage : de la sémantique à la pragmatique ; de ce que les mots signifient ou désignent à ce qu’ils font. Par conséquent, l’évaluation des énoncés ne porte plus sur la correspondance avec ce qu’ils expriment, mais sur leur articulation selon des procédures conventionnellement établies. En d’autres termes, la validité interne l’emporte sur la validité externe, laquelle dépend prioritairement de l’adéquation entre ce qui est dit et ce que l’on observe. La sécuritisation sanctionne, donc, un changement de préoccupation. La question n’est plus : qu’est-ce que la sécurité ? Mais plutôt : que fait la sécurité ? Ou, plus précisément, « que font réellement les praticiens quand ils parlent de sécurité ? » (Waever 2003 : 9). Bref, c’est la pragmatique au détriment de la sémantique, avec tout ce que cela comporte comme risque de divorce d’avec les considérations empiriques, dans la mesure où la performativité est endogène aux règles des actes du langage (McInnes et Rushton 2013 : 118).

La seconde dimension de la sécuritisation est politique ou post-politique, puisque la sécuritisation entérine le passage du domaine de la politique ordinaire au domaine de l’urgence et de l’exception. Buzan, Waever et de Wilde (1998 : 24-25) formulent cette approche de la manière suivante : « Lorsqu’un acteur sécuritisateur utilise une rhétorique de menace existentielle et place ainsi la question en dehors de ce que dans ces conditions on appelle “politique normale”, nous avons un cas de sécuritisation ». Ainsi, la sécuritisation est d’abord une dépolitisation. En sens inverse, presque mécaniquement, Rita Floyd note que, pour l’école de Copenhague, la désécuritisation, qui a la préférence de Waever, « conduit toujours à une politisation » (Floyd 2010 : 57), c’est-à-dire « faire apparaître un enjeu comme étant ouvert, une question de choix, quelque chose qui requiert une décision et qui de ce fait implique une responsabilité » (Waever 1989). Cela dit, ce rapport inversé entre dépolitisation et sécuritisation, d’une part, et entre politisation et désécuritisation, d’autre part, ne va pas sans difficulté. Un cas illustrera mieux cette idée. Par exemple, la nature du régime politique peut provoquer la création d’un nouvel ordre social au sein duquel politisation et sécuritisation se confondent, à un point tel que l’échelle hiérarchique qui organisait leur relation s’en trouve bouleversée, voire caduque (Holbraad et Pedersen 2012). Les régimes autoritaires illustrent cette possibilité avec plus de force que d’autres. Mais il est juste de concéder que ce sont là des cas extrêmes.

D’ordinaire, le rapport entre politisation et sécuritisation est plus nuancé, car la frontière entre les deux espaces est bien plus poreuse que l’école de Copenhague ne voudrait le laisser entendre. Philippe Bourbeau montre clairement comment l’insistance exclusive soit sur la sécuritisation (exceptionnalisme), soit sur la politisation (routine) est, chaque fois, contredite par les travaux empiriques, ce qui compromet la validité de certaines recherches sur la sécuritisation (Bourbeau 2014). Le désaccord entre les deux « logiques » est évidemment surjoué par les auteurs de chaque camp, mais il n’en produit pas moins des dichotomies puissantes : continuité contre changement, dissémination des pratiques sécuritaires contre ruptures sécuritaires introduites par la sécuritisation (Bourbeau 2014 : 191-192). On verra plus bas comment l’approche sociologique de la sécuritisation préconisée notamment par Thierry Balzacq (2011a), à laquelle souscrivent – certes dans les grandes lignes – les articles rassemblés dans ce numéro thématique, tente de réconcilier ces différentes conceptions de la sécuritisation.

Sur le plan normatif, lequel constitue la troisième dimension de la sécuritisation, l’école de Copenhague considère que la désécuritisation est préférable à la sécuritisation. En d’autres termes, le statut éthique de la désécuritisation est supérieur à celui de la sécuritisation. Les faits résistent, cependant, à ce rapport (normatif) unilinéaire entre sécuritisation et désécuritisation. Par exemple, dans son étude concernant la gestion du vih/sida, Stefan Elbe (2006) arrive à la conclusion que la sécuritisation doit être privilégiée dans certaines circonstances, notamment et surtout lorsqu’elle permet de hisser un problème à un niveau de visibilité et d’attention publiques qui facilite la mobilisation de moyens nécessaires au traitement rapide de l’enjeu ainsi sécuritisé.

Dans ce numéro thématique, la question de la normativité n’est pas l’objet d’une étude concentrée en un point unique, c’est-à-dire dans un article isolé. Elle s’insinue en revanche dans plusieurs contributions, notamment lorsque Damien Simonneau interroge l’opportunité de présenter la mobilité transfrontalière, dans une région qui en tire de nombreux bénéfices économiques, comme une menace ou quand Sarah Perret examine les restrictions de citoyenneté introduites par un usage sécuritaire des lois sur la nationalité en France. En d’autres termes, pour résumer, le lecteur croisera deux expressions de la normativité dans ce numéro : tantôt implicite (à travers la question de l’intentionnalité), tantôt explicite (dès lors que se pose la relation sécuritisation-politisation). Il est difficile de confondre ces deux manifestations de la normativité, mais il est aisé de les tenir indépendantes l’une de l’autre, ce qui est une erreur. D’une part, les raisons – voire les causes – de la sécuritisation ne peuvent être soustraites de leurs conditions politiques et, d’autre part, la sécuritisation est censée déplacer un problème public d’un domaine à un autre et, par ce transfert, en changer le statut fonctionnel. Un tel passage est rarement accidentel. Ce qui ne veut pas dire que la sécuritisation est dénuée d’effets indirects. De manière plus précise, il s’agit simplement de noter que, chez les tenants de l’école de Copenhague, la sécuritisation est un choix politique, celui-là même qui, paradoxalement, consiste à dépolitiser un enjeu public. Le tout par le décret d’un acte à force illocutoire, où l’on voit bien que pragmatique, normativité et politique sont joints (Balzacq, Léonard et Ruzicka 2015).

À l’instar d’un tableau dont les défauts sont atténués ou masqués par la distance qui nous en sépare, de nombreux chercheurs qui ont examiné d’un peu plus près l’approche waeverienne de la sécuritisation ont mis au jour les tensions qui éloignent différents fragments constitutifs de la théorie de la sécuritisation les uns des autres, au point de faire apparaître des univers théoriques autonomes. Ces critiques, on peut les ranger grosso modo en deux grands ensembles. Le premier de ces ensembles concerne tant le contenu que les limites d’une pragmatique de la sécurité. Il a essentiellement pris la forme de discussions autour du statut et du rôle de l’audience au sein de processus de sécuritisation. Le second ensemble de critiques se préoccupe du rapport entre politique et sécurité. C’est donc, à la fois, une question de périmètre (où s’arrête la politique et où commence la sécurité – ou inversement ?) et une question de « logique » (qu’est-ce qui confère à la sécurité son autorité et en dévoile, en creux, la fragilité ?).

Commençons par l’audience. Le lieu est mal indiqué, sans doute, pour ressasser les arguments des uns et des autres : pour ou contre l’indispensable présence de l’audience, où et comment la localiser, une ou plusieurs audiences et quels effets sur le processus (Léonard et Kaunert 2011). Mais on ne peut faire l’économie de ce qui continue, aujourd’hui encore, à agiter le champ d’études de la sécuritisation. À bien des égards, on l’oublie souvent, l’audience est devenue un point de tension dès lors que Waever a fait de la sécuritisation un processus intersubjectif. Quel est le problème ? Je voudrais suggérer ici une autre manière de comprendre le statut incertain de l’audience dans la théorie de la sécuritisation. Cette façon nouvelle d’approcher la problématique de l’audience consiste à attribuer à un ajustement théorique inachevé le rapport imprécis de Waever au concept d’audience. Les premiers travaux de Waever mettent exclusivement l’accent sur l’acte à force illocutoire, lequel produit des effets en vertu du respect de conventions strictes (Stritzel 2007 : 363 ; Huysmans 2011). Pour lui, en effet, la sécuritisation « est un acte illocutoire relatif à la sécurité » (Waever 1989 : 42). Or, l’acte à force illocutoire a ceci de particulier que Waever en situe l’auteur au centre du dispositif. Et, dans la formulation waeverienne, l’auteur de l’acte à force illocutoire fait partie de l’élite, puisque c’est à celle-ci que revient moins le privilège que la responsabilité de présenter certains enjeux comme problèmes de sécurité. Ainsi, la sécuritisation se pare d’une tonalité subjective, c’est-à-dire réfractaire à l’argumentation et à la délibération, deux traits importants d’une approche libérale des interactions politiques. Par conséquent, c’est la volonté de politiser la sécuritisation qui a conduit Waever à mettre en relief, brusquement, le rôle de l’audience dans la sécuritisation sans toutefois théoriser le concept en tant que tel ni modifier sa théorie initiale, ce qui en a bouleversé la cohérence.

N’en déplaise à Waever, la problématique de l’audience marque nettement l’entrée de la question de la politique dans l’examen de la sécuritisation :

Et – afin d’éviter de passer simplement de l’objectif au subjectif – il faut insister sur le fait que dans la mesure où la sécuritisation (contrairement à Schmitt) n’est jamais décidée par un sujet souverain, mais dans une constellation de décisions, elle est fondamentalement intersubjective (et véritablement politique au sens arendtien).

Waever 2003 : 14 ; les italiques sont de nous

Plutôt que de concevoir la sécuritisation comme un processus qui tire son efficacité de la conformité aux conventions de l’acte à force illocutoire, il s’agit d’analyser la sécuritisation à travers les relations de confrontation et d’argumentation propres à la politique. Mais comment concilier dès lors cette réflexion sur l’intersubjectivité avec l’idée, tout aussi portée avec force, que la sécurité est un acte du langage qui institue des conditions d’urgence, à travers lesquelles l’exceptionnalisme se substitue au politique ?

Pour certains critiques, le choix se présente en termes d’alternatives incommensurables. Selon Stritzel, par exemple, le caractère décisionniste de la « performativité des mots de la sécurité et les processus sociaux de la sécuritisation impliquant des actes, audience(s) et contextes (préexistants) sont si différents qu’ils constituent de fait deux centres de gravité autonomes » (Stritzel 2007 : 364). Et Matt McDonald, qui souscrit pleinement à cette lecture ajoute qu’il y a « une exigence claire […] de déterminer de manière plus cohérente le rôle de l’audience dans la réalisation de la sécuritisation, mais, s’y conformant, l’école de Copenhague devra très certainement plébisciter soit les effets performatifs des actes du langage, soit la nature intersubjective de la sécurité » (McDonald 2008 : 572). Comme un aveu d’impuissance, Buzan et Waever (2009) ont conclu qu’il est difficile, voire impossible, d’identifier l’audience pertinente dans la sécuritisation. Au fond, la difficulté consiste à préserver l’intersubjectivité sans renoncer à la performativité.

L’une des solutions serait, à mon avis, de revenir à la distinction initiale entre l’acte sécuritisateur (acte par lequel on déclare que tel événement ou phénomène est une menace) et la sécuritisation (processus par lequel l’audience sanctionne l’acte sécuritisateur de l’acteur sécuritisant). Une telle proposition semble évidente, puisque les étudiants de la sécuritisation ont coutume d’isoler un ou plusieurs actes sécuritisateurs. Cependant, chez les tenants de l’école de Copenhague, l’acte sécuritisateur est moins le lieu d’une inscription théorique que celui d’un niveau analytique. Or, dans l’un des premiers travaux de Waever l’acte sécuritisateur est le réceptacle théorique de la performativité :

Qu’est-ce que l’acte illocutoire vis-à-vis de la sécurité ? Il consiste à définir un cas particulier comme relevant d’une catégorie spécifique (« sécurité ») où l’État tend à utiliser tous les moyens disponibles pour le combattre. C’est en partie une menace, mais aussi une sorte de promesse étant donné […] l’importance de ce qui est compromis par le problème […]. L’acte du langage lui-même ne sert qu’à élever les enjeux à un niveau principiel.

Waever 1989 : 42-43 ; les italiques sont de nous

En somme, l’acte du langage vise d’abord à différencier un événement d’un autre, à classer ou à catégoriser les phénomènes. Par conséquent, dira-t-on, il a tous les attributs de l’acte sécuritisateur. Il n’incarne pas la sécuritisation, laquelle dépend de l’acceptation d’une ou de plusieurs audience(s).

Il ne faut pas confondre l’existence d’une audience et sa visibilité. Les mesures prises contre les menaces jugées prioritaires ne sont pas toutes précédées de discussions publiques (Salter 2008 ; Ruzicka 2009). Mais on ne saurait en déduire qu’il n’y a pas eu, en certains contextes, désignations, justifications ou délibérations sur l’opportunité de revêtir un problème d’une nuance sécuritaire. En d’autres termes, quand l’approche sociologique accorde un privilège aux instruments et aux pratiques, lesquels véhiculent ou expriment une sécuritisation, ce n’est pas qu’elle veuille ainsi supprimer l’importance de l’audience ; c’est pour saisir le déroulement de la sécuritisation autrement ; pour « tester » jusqu’à quel point on peut examiner la sécuritisation, quand bien même il serait impossible de remonter à une audience précise ; c’est pour rendre compte d’une complexité que la pure focalisation sur le rapport entre acteur sécuritisateur et audience peut laisser échapper. Ainsi, on pourrait dire que recourir aux pratiques et aux instruments c’est entrer dans la sécuritisation par une autre porte (Balzacq 2008 ; Balzacq et al. 2010). Au lieu de supprimer l’audience, donc, l’approche sociologique prend appui sur elle de manière analytique et non pas de façon normative. Elle avance l’analyse de la sécuritisation à partir des régimes de pratiques, c’est-à-dire à partir des constellations de manières de connaître, tant linguistiques que non linguistiques, qui alimentent la sécuritisation. C’est ce que Mitchell Dean, commentant les travaux de Michel Foucault, appelle « l’analytique du gouvernement », c’est-à-dire « une analyse de conditions spécifiques au sein desquelles des entités particulières émergent, existent et changent » (Dean 2010 : 30).

Les contributions de ce numéro thématique partagent, certes à des degrés divers, cette toile de fond commune dont chacune accentue néanmoins un aspect différent : discours (Le Gouriellec), instruments (Simonneau), conséquences pratiques (Perret) et limites théoriques (Maertens). Mais avant de dévoiler comment chaque article se situe par rapport à la trame générale du présent numéro spécial, il me reste à aborder le deuxième ensemble de critiques annoncé plus haut : celui qui a trait à la relation tumultueuse entre sécurité et politique. Ce rapport, c’est tant le régime politique et la spécificité de la sécurité qu’il interroge. Pour l’école de Copenhague, la sécuritisation veut dire, très concrètement, que « la question présentée comme une menace existentielle appelle des mesures d’urgence et justifie des actions en dehors (ou au-delà) des contraintes normales de la procédure politique » (Buzan, Waever et de Wilde 1998 : 24).

Si l’on s’empare sérieusement de cette affirmation, on verra, très vite, qu’elle bouscule une autre conception de la sécuritisation défendue par l’école de Copenhague. En amont de cette introduction générale, en effet, nous avons relevé que c’est à la faveur d’une approche arendtienne de la politique que Waever était parvenu à accorder à l’audience, et donc à l’intersubjectivité, une attention importante. Considérée sous cet angle, la localisation de la sécurité en dehors des pressions ordinaires de la politique figure un retour de la subjectivité solidaire, dans la sécuritisation, de l’acte à force illocutoire. Il se pourrait que l’une des entraves contre une étude plus fine du rapport entre sécurité et politique soit tributaire d’une ambiguïté – consciente ou non – au sein de la sécuritisation, entre le et la politique (Pram et Petersen 2011 : 315-328) et d’une indécision entre le versant réaliste de la théorie et son volet libéral. L’indécision théorique a fait l’objet d’une littérature abondante et parfois très abstraite (Huysmans 2006 ; Neal 2010 ; Williams 2003 ; Stritzel 2014 : 19-29). En revanche, on n’a pas encore examiné avec autant d’assiduité et de soin ce que la séparation entre le et la politique signifiait pour la théorie de la sécuritisation. Pourtant, les ouvrages d’introduction à la science politique insistent sur la nécessaire distinction, et non pas la cassure, entre les deux conceptions du mot politique. Au masculin, pour rappel, le politique renvoie à la dimension « politique d’une société, son ordre politique (lequel) assure l’ensemble des régulations relatives au conflit et à la coopération des individus et des groupes au sein de la société ». Dire « la » politique, en revanche, c’est se référer à « l’ensemble des activités politiques, la vie politique, la mobilisation des acteurs politiques, entendus comme producteurs d’activités touchant au politique » (Balzacq et al. 2014 : 30-31).

Que faut-il en déduire ? Au moins deux choses. Premièrement, que la et le politique entretiennent des rapports variables avec la sécurité. Plus on se rapproche de la politique, plus l’aspect intersubjectif de la sécurité s’exprime. À l’inverse, à mesure que le versant subjectif s’intensifie, plus il est question de la coexistence de deux rationalités, celle du politique et celle de la sécurité. Et il semble que pour l’école de Copenhague elles sont incompatibles, chacune agissant comme un double impitoyable qui hante l’autre.

Deuxièmement, la nature du régime politique est susceptible de distribuer différemment les rôles entre sécurité et politique. Juha Vuori, qui a appliqué la sécuritisation au cas chinois, remarque ainsi que « le langage de la sécurité peut être utilisé pour des raisons autres que la légitimation de la rupture des règles. La sécurité peut être employée pour reproduire l’ordre politique, pour donner une nouvelle impulsion à la discipline pour contrôler la société et l’ordre politique (Vuori 2008 : 69). Holbraad et Pedersen (2012) poussent l’analyse de Vuori au-delà d’un test de la théorie de la sécuritisation dans un contexte autoritaire. Dans leur lecture, la version libérale de la sécuritisation, c’est-à-dire celle qui est adossée à une distinction apparemment claire entre politique normale et exceptionnalisme, s’oppose à un modèle révolutionnaire de la sécuritisation. Ici, la règle est un outil de transformation et non seulement de gestion des individus. Au vrai, en dehors du label « sécuritisation révolutionnaire », la distance avec le travail réalisé par Vuori est d’une fine épaisseur, voire inexistante. On a l’impression que, pour masquer l’idée qu’ils ne font qu’appliquer le modèle de l’école de Copenhague à Cuba, comme Vuori l’avait fait pour la Chine – deux régimes communistes et autoritaires –, Holbraad et Pedersen devaient forcer le trait de la nouveauté théorique. C’est là même une des déviances identifiées par Bourbeau (2014) lorsqu’il propose de dépasser les faux clivages et les oppositions stériles, notamment entre routine et exceptionnalisme.

Curieusement, on omet souvent de rappeler que l’école de Copenhague soutient deux opinions concernant la relation entre sécurité, politique normale et exceptionnalisme. D’une part, elle déclare : « dès lors qu’un acteur sécuritisant […] déplace un problème hors de ce qui dans ces conditions est une “politique normale”, nous avons affaire à un cas de sécuritisation » (Buzan, Waever et de Wilde 1998 : 24-25). D’autre part, et simultanément, elle affirme que « nous ne poussons pas l’exigence au point d’affirmer qu’une mesure d’urgence doit être adoptée ; nous disons seulement que l’argument en faveur de la menace existentielle doit susciter suffisamment de résonance à partir de laquelle on peut légitimer des mesures d’urgence […] » (Ibid. : 25).

Il reste, cependant, peu de traces de cette double lecture dans la littérature. Or, elle recèle de la matière pour mieux comprendre la place de l’exceptionnalisme dans la sécuritisation. Au vrai, l’exceptionnalisme est un indice du degré d’exclusion produit par la sécuritisation. La grammaire de la sécuritisation est caractérisée par une série d’exclusions et de clôtures, entre autres : oligarchie de la prise de décision, clôture des options politiques, restrictions de la délibération publique. Dans ce contexte, l’exceptionnalisme est un marqueur extrême des mesures consécutives à la sécuritisation et pas stricto sensu un indicateur de l’intensité de la sécuritisation, idée, soit dit en passant, particulièrement périlleuse à étayer.

Et si la sécurité était moins ce qui sépare la politique normale de l’exceptionnalisme que ce qui, en réalité, les articule ? Michael C. Williams (2014), en recourant à l’oeuvre d’Andreas Kalivas, montre que la sécuritisation prend généralement la forme d’une « politique de l’extraordinaire » ; en d’autres termes : la politique de l’extraordinaire

[c’est quand les] règles procédurales formelles qui régulent la politique institutionnelle normale sont suppléées par ou subordonnées aux formes extra-constitutionnelles de participation qui tentent de contracter la distance entre gouvernants et gouvernés, citoyens actifs et passifs, représentants et représentés. La politique extraordinaire peut viser autant le coeur des affaires constitutionnelles que les significations centrales de l’imaginaire social, les significations culturelles […], dans le but de transformer les structures de base de la société et de renouveler le sens de la réalité sociale.

Kalivas 2008 : 7

On comprend donc mieux pourquoi l’exceptionnalisme n’est pas l’horizon des articles de ce numéro thématique. Ce qui importe, en sens contraire, c’est de détecter les moments rares durant lesquels les acteurs – individuels ou collectifs – procèdent à la « redéfinition du contenu et des finalités d’une communauté », que ce soit de manière inclusive (Le Gourriellec et Maertens) ou de façon exclusive (Simonneau et Perret) (Kalivas 2008 : 7).

II – Contenu et orientations de ce numéro thématique

On l’aura perçu, ce numéro thématique intervient à un moment charnière dans l’évolution de la sécuritisation (Williams 2011). Il se propose de soumettre certaines insuffisances de la sécuritisation à un examen minutieux, à partir de champs empiriques variés. Tous les auteurs rassemblés dans cette proposition ont réalisé leur thèse dans le domaine de la sécuritisation (ou en lien avec ce sujet) et ont été, à ce titre, confrontés à une ou plusieurs des carences relevées plus haut. Il m’a paru utile de structurer le numéro autour de ces faiblesses, qui sont autant de terrains à explorer, afin de susciter des contributions suffisamment individualisées, certes, mais capables de dialoguer les unes avec les autres. L’objectif étant, d’une part, de renforcer la cohérence du numéro et, d’autre part, de déboucher sur des solutions originales, lesquelles n’ont pas encore été publiées sur d’autres supports ou dans d’autres langues. Enfin, différentes associations professionnelles insistent sur l’équilibre des genres qui doit être recherché dans ce type d’entreprise. J’ai veillé à m’y conformer, sans en faire le principal critère de sélection des auteurs ou auteures. C’est d’abord la qualité des propositions reçues qui a orienté mon choix. Et le résultat est intéressant : trois contributrices pour un contributeur. Mais si l’on ajoute le directeur du numéro thématique, on s’approche bien de l’équilibre visé, impossible à formaliser néanmoins quand le nombre total d’entrées, dont chacune est assurée par un auteur (femme ou homme), est impair.

Plus concrètement, ce numéro thématique rassemble quatre contributions originales autour de la sécuritisation, en insistant davantage sur les points d’amélioration de notre compréhension des processus qui alimentent ou sous-tendent la construction d’une menace. Une remarque, cependant. Le numéro porte sur une « thématique » : la sécuritisation. Il se démarque quelque peu d’un numéro « spécial » dont l’ambition est, au sein d’un thème, d’analyser un aspect « spécialisé ». Ici, en revanche, c’est la sécuritisation qui est interrogée à partir d’angles variés.

Mais un numéro thématique ne peut s’affranchir, ce qu’il partage avec un numéro spécial, de l’exigence de cohérence. Les articles présentés dans ce numéro poursuivent un objectif commun : régénérer l’étude de la sécuritisation. Ce renouvellement est néanmoins concentré sur un axe, celui qui va des actes du langage aux instruments en passant par les pratiques. À travers ces trois points d’appui (langage, instruments et pratiques), les auteurs explorent aussi d’autres composantes de la sécuritisation qui font l’objet de désaccords entre les chercheurs : l’audience, le rapport entre politique et sécurité, le contexte et les méthodes appropriées pour saisir la sécuritisation. La chaîne des articles qui composent ce numéro est déroulée de la manière suivante :

L’article de Damien Simonneau a pour terrain les États-Unis et travaille au niveau, disons, infranational, ce qui ne veut pas dire qu’il est sans répercussions nationales. En outre, la menace est autre ; la figure de l’immigré clandestin mexicain supplante celle du musulman, dominante à l’échelle nationale. Il organise sa contribution autour de la proposition suivante : développer les transactions théoriques entre la sécuritisation et la sociologie des problèmes publics peut permettre à chacune de s’enrichir des apports de l’autre. Pour la sécuritisation, cela signifie une ouverture à de nouvelles distinctions opérantes, comme celles entre « problématisation et publicisation », ou à de nouveaux concepts peu mobilisés jusqu’ici, notamment la mise en scène, les arènes publiques, etc. D’une certaine manière, il s’agit de croiser les études de sécurité et l’analyse des politiques publiques. Ainsi, l’affrontement entre pro- et anti-barrières n’est pas un terrain d’application, mais un terreau à partir duquel la transaction théorique des deux champs s’épanouit. Simonneau examine « l’histoire » du problème public « barrières » en en disséquant avec soin les différentes phases. Il insiste sur la scénarisation du problème, son accaparement par certains groupes, la théâtralisation dont il fait l’objet, les techniques et instruments qui le mettent en forme ou qui l’inscrivent dans l’espace public, lequel abrite une diversité de groupes et, donc, d’audiences. En d’autres termes, Simonneau vient nourrir directement toute la nouvelle réflexion sur l’audience dans la sécuritisation en discernant plus nettement le public « affecté » et le public « concerné ».

Dans « Construction de la menace et construction des problèmes publics », Simonneau dit que « les politiques publiques sont en général régulées par des configurations d’hypothèses, de procédures qui les rendent aveugles à des solutions alternatives ». L’article de Perret y voit la « dimension vectrice » et « structurante » des politiques. Alors que la théorie initiale de la sécuritisation se focalisait sur la dimension verbale de la sécuritisation, celle de « L’écrit comme pratique » s’intéresse à l’aspect écrit. Ici, l’acte d’écrire la loi, cette pratique centrale de l’action législative, est le processus à travers lequel s’articulent non seulement les définitions de la menace, mais aussi le traitement que la communauté nationale lui réserve. Reprenant un texte de Bourdieu et Passeron (1970), l’auteure démontre que l’analyse de la loi donne lieu à une entrée dans le coeur de représentations officielles dominantes, la loi étant votée par les représentants élus par le peuple. Le cas français est particulièrement instructif de la manière dont l’État-nation décale, en son sein, le national de l’étranger. Mais, plus encore, selon Perret, l’étude du processus législatif révèle que le rétrécissement du chemin qui conduit à la nationalité française est logiquement lié à l’extension des catégories dites menaçantes. Consigner par écrit le fait d’être français, c’est donc écrire, en creux, ce qui est une menace à la nation française.

L’auteure de « Sécuritisation et construction d’un complexe de sécurité régional dans la Corne de l’Afrique » revient aux fondamentaux de l’école de Copenhague, en particulier à la construction, par le truchement de la sécuritisation, d’un complexe de sécurité. Si les contributions précédentes se concentrent sur la sécuritisation à l’intérieur d’un État, celle-ci s’intéresse à la sécuritisation au niveau systémique. Au vrai, la sécuritisation est, aujourd’hui, moins explorée à ce niveau (Hayes 2009). En effet, ce qui a le plus souvent captivé les chercheurs, c’est la sécuritisation telle qu’elle survient au sein d’entités nationales. Et les études comparatives ont d’abord essayé de saisir, en les contrastant, des processus nationaux (Bourbeau 2011). Et quand les chercheurs accordent au niveau systémique une certaine importance analytique, cela se fait généralement à travers le rôle des organisations internationales (voir Maertens dans ce numéro).

L’article de Le Gourriellec est une avancée par rapport aux travaux de Buzan et Waever (2003), à deux égards essentiellement. D’une part, l’auteure démontre, contrairement à ce que ces derniers soutenaient, que la Corne de l’Afrique est bien un complexe de sécurité à part entière, c’est-à-dire clairement identifiable et dissociable des autres, du fait de la sécuritisation de l’islam politique militant. D’autre part, l’auteure propose une incursion d’actualité dans les processus individuellement inconséquents, mais qui, combinés, aboutissent à un complexe de sécurité difficile à dépasser. Le Gourriellec développe enfin une intuition théorique de portée générale, aux termes de laquelle, dans un complexe de sécurité à plus de deux acteurs, l’un des protagonistes a tendance à s’ériger en hégémon. Autrement dit, enrôler d’autres acteurs dans la lutte contre une menace peut s’avérer une stratégie efficace afin d’établir sur eux un ascendant politique contraignant.

Dans Security : A New Framework for Analysis, Buzan, Waever, de Wilde (1998 : 39) affirment que « l’analyse de la sécurité est principalement intéressée par l’étude des cas de sécuritisation qui ont réussi ». Et, dans ce numéro thématique, l’essentiel des contributions ne déroge pas à cette pratique. Au vrai, cependant, leur objectif n’est pas de démontrer que l’acte sécuritisant – verbal, écrit, mis en scène – produit des effets que l’on tient pour propres à la grammaire de la sécurité. Car la sécuritisation peut échouer, et la nécessité d’étudier de telles situations a été préconisée par Waever (2003 : 26) et étayée empiriquement, entre autres, par Mark B. Salter (2011).

Ce qui retient l’attention dans « Freiner la construction de la menace », c’est une situation plus difficile à circonscrire. En effet, une grande partie de la littérature tend à considérer comme acquise la sécuritisation de l’environnement (Trombetta 2008). L’auteure suggère de prendre le contre-pied de ces analyses en examinant les obstacles à la sécuritisation de l’environnement au sein du système des Nations Unies. Grâce à cet exercice, elle montre que le processus est plus ambigu qu’on veut bien le reconnaître. Elle identifie donc les différents obstacles et les discute successivement, en mesurant leur portée pour le processus de sécuritisation dans son ensemble. L’un des résultats les plus originaux de l’article de Maertens est qu’il nous place devant une situation unique où la conception binaire de la sécuritisation – échec/succès – n’est pas corroborée.

En somme, les articles de ce numéro thématique bousculent certains fondements théoriques de la sécuritisation et tentent d’ouvrir celle-ci à d’autres influences. Les contributions de ce numéro thématique montrent que la sécurisation n’est pas seulement une mise en forme des problèmes publics en termes sécuritaires, mais aussi une transformation substantielle de ces problèmes, un changement de statut fonctionnel, qui active des pouvoirs déontologiques singuliers, c’est-à-dire ceux qu’aucun autre enjeu, aucun autre problème public ne peut déclencher avec la même force (Searle 2009). Certes, les autres contributions de ce numéro ne consacrent pas leur réflexion au questionnement des frontières théoriques de la sécuritisation, mais plutôt, à partir d’un socle de base, au renforcement des pièces constitutives pour la renouveler.