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Dans sa conférence de clôture présentée lors du premier colloque du CRI en 1999 — devenu depuis le CRIalt —, Éric Méchoulan se questionnait déjà sur l’usage, que font certains chercheurs en études intermédiales, des ouvrages de Gilles Deleuze : « [...] il faudrait à ce moment-là se dire que l’intermédialité ne consisterait pas tant à traquer les jeux incessants et innombrables des médiations qui nous constituent, mais plus sourdement à repérer les moments d’immédiateté qui nous emportent[1]. » Depuis, ces deux pans de la réflexion intermédiale n’ont cessé de cohabiter, l’un (les médiations) s’intéressant aux noeuds de relations transformatrices des représentations entre elles, souvent à l’intersection des institutions, des dispositifs techniques et des formes de subjectivité, et l’autre (les immédiatetés) interrogeant ce qui enveloppe ces mêmes représentations et insiste en elles de manière à faire émerger de la nouveauté.

L’objectif de cet article est d’articuler abstraitement ces deux façons de penser l’intermédialité, en explicitant par le biais de la philosophie deleuzienne ce que l’on pourrait définir comme une dynamique tensive[2] entre ce que Méchoulan, de son côté, appelle les médiations et les immédiatetés complexes. C’est expressément à partir d’un regard croisé sur l’oeuvre de Méchoulan et la philosophie de Deleuze que l’on proposera une sorte de radiographie conceptuelle de cette articulation, que l’on pense être un motif important pour expliquer l’originalité de l’intermédialité, selon ses diverses conceptions que le présent numéro cherche à mettre de l’avant. S’il s’agit d’une radiographie, ou encore d’une « cartographie en négatif », c’est au sens où la dynamique tensive ne s’est pas montrée sous le signe de l’évidence dans la littérature intermédiale, alors qu’elle motive, pense-t-on, la production de recherches qui déstabilisent les entreprises de catégorisation médiatique et de stabilisation disciplinaire. Une telle cartographie en négatif cherche donc moins à dresser un portrait qu’à faire voir sous un autre jour le territoire ouvert. En se concentrant sur le négatif de l’image de l’intermédialité (comme on le fait avec une photographie analogique), il est possible de repérer d’autres motifs idéaux, d’autres dynamiques conceptuelles, ce qui peut en retour participer à une meilleure compréhension des études intermédiales.

La première partie de cet article consistera à résumer conceptuellement ces deux pans de la recherche intermédiale, tandis qu’on abordera dans la deuxième partie quelques fondements d’une philosophie de l’intermédialité qui les relie l’un à l’autre, en révélant ses assises bergsoniennes telles que posées par Méchoulan et auparavant déjà retravaillées par Deleuze. On peut en effet considérer Méchoulan comme un des théoriciens importants des études intermédiales, non seulement parce qu’il a fondé et dirigé jusqu’en 2006 la revue Intermédialités et qu’il a été directeur du CRIalt de 2009 à 2013, mais surtout parce que ses articles publiés dans cette revue, et en partie retravaillés et synthétisés dans son ouvrage D’où nous viennent nos idées ? Métaphysique et intermédialité[3], s’attachent à donner un fondement philosophique pour l’intermédialité, ce qui témoigne de l’originalité de sa démarche, tout en légitimant de manière explicite la présente contribution. Ainsi pense-t-on pouvoir fournir, par ces quelques recoupements (non exhaustifs), des passerelles conceptuelles visant à intégrer plus explicitement Deleuze comme un auteur-clé dans le renouvellement des études médiatiques dont fait état depuis maintenant une vingtaine d’années l’approche intermédiale.

Les effets de sens

De prime abord, l’intermédialité pourrait être perçue comme un modèle pour la recherche en histoire des médias[4], comme si elle se résumait à analyser divers cas selon 1) les modes diachroniques de passage d’une forme médiatique à une autre (par « transfert »), 2) les modes synchroniques de mélange des formes médiatiques (en « coprésence »), 3) la venue d’une forme ou d’un genre médiatique (par « émergence » sérielle) et, enfin, 4) la façon dont les médias en place créent un « milieu » propice à certaines manières de vivre ensemble. Ces quatre types de relation, synthétisés et exemplifiés par Rémy Besson[5], offrent assurément d’excellents guides pour procéder « intermédialement » à l’analyse des productions des médias. Pourtant, on note avec Besson un « refus, visiblement largement partagé par les chercheurs l’ayant (re)fondée, de la [l’intermédialité] faire correspondre à un système explicatif global des relations entre les médias[6] ». Si cela est certainement dû en partie à « l’incomplétude et [à] la polysémie [... qui] sont constitutives de la manière dont la notion a circulé[7] », il semble que la principale raison ne puisse pas se résumer à ce manque de stabilité paradigmatique. Peut-être cela tient-il plutôt à l’aspect intrinsèquement créatif et militant de la démarche intermédiale qui, justement, veut aussi mettre en crise la fixité des représentations.

Le premier pan de l’intermédialité consiste à procéder à l’analyse des noeuds et des mouvements de relations constitutifs de la fixation et de la transformation des représentations médiatiques, ce qui déjà en fait une démarche épistémologique intéressante et originale, car « là où la pensée classique voit généralement des objets isolés qu’elle met ensuite en relation, la pensée contemporaine [intermédiale] insiste sur le fait que les objets sont avant tout des noeuds de relations, des mouvements de relations assez ralentis pour paraître immobiles[8] ». L’étude des relations s’attache dans ce cas aux « effets de sens » produits, c’est-à-dire aux résultats du travail interactionnel des significations et des formes médiatiques les unes sur, dans et avec les autres (selon différents modes de passage diachroniques et modes de mélange synchroniques).

L’article « Le déjà-vu du 11-Septembre. Essai d’intericonicité » de Clément Chéroux (2007) est un exemple parmi d’autres d’analyse intermédiale des effets de sens. Chéroux a remarqué que la répétition, dans les journaux américains, de l’image des tours en feu du World Trade Center révélait des relations constitutives d’un imaginaire américain : « Les images se répètent, mais elles semblent aussi répéter autre chose[9]. » Par exemple, il note une relation de transfert sur des planches qui associent par juxtaposition les nuages de fumée au-dessus des tours à ceux des images de l’attaque japonaise sur Pearl Harbor en 1941 : « la mémoire visuelle de Pearl Harbor est principalement constituée de “boules de feu et de fumée noireˮ provoquées par les navires brûlant dans le port [...][10] »; « L’image initiale n’a pas entièrement disparu sous la nouvelle. Elle est, la plupart du temps, bien présente et même mise en évidence par un système de renvoi, d’association, voire d’hybridation[11]. »

À cette relation de transfert produisant un effet de sens pour la constitution d’un imaginaire américain s’ajoutent aussi d’autres effets de sens, dus à la coprésence d’éléments iconiques et textuels. Ainsi, il est titré explicitement, à la une du journal The News-Gazette du 11 septembre 2001, « Second Pearl Harbor », à la suite de quoi on voit l’image des tours en feu. Cette coprésence produit évidemment un effet de sens liant ces deux événements. Enfin, cette analyse intermédiale permet de faire ressortir la production d’un milieu, une forme d’organisation spatiotemporelle du vivre-ensemble pour la société américaine : « Que les médias analysent le 11-Septembre par le prisme de la répétition est tout d’abord le signe qu’ils conçoivent l’histoire comme un processus cyclique[12]. » Autrement dit, il est introduit une vision du temps où les événements se répètent sous la même forme : les États-Unis sont continuellement attaqués. La spatialité qui lui est associée renvoie quant à elle à un climat, à une ambiance générale présumant que le territoire américain doit justement être défendu. Cet exemple montre bien que l’analyse intermédiale permet de voir comment, synchroniquement et diachroniquement, des relations produisent certains phénomènes et ont un effet sur le sens qui leur est simultanément attribué.

À la suite des études sur l’intertextualité, dont l’intermédialité est pour une bonne part héritière, on peut dire que celle-ci reprend à son compte la perspective dialogique de Mikhaïl Bakhtine, pour qui « aucun discours de la prose littéraire — qu’il soit quotidien, rhétorique, scientifique — ne peut manquer de s’orienter dans le “déjà-ditˮ, le “connuˮ, l’“opinion publiqueˮ, etc. L’orientation dialogique du discours est, naturellement, un phénomène propre à tout discours[13] ».

Jürgen E. Müller note pour sa part qu’« il y a beaucoup de rapports entre les notions d’intertextualité et d’intermédialité[14] ». Néanmoins, Méchoulan remarque que les analyses intertextuelles et intericoniques demeurent trop souvent « dans l’homogénéité d’une tradition, qu’elle soit littéraire ou picturale », alors qu’il rappelle que « l’ordre des oeuvres ne dépend pas seulement de la sphère institutionnelle à laquelle elles appartiennent, mais aussi des multiples “discoursˮ et “représentationsˮ qui s’y trouvent ramassés, tressés, traversés[15] ». Ces aspects de l’analyse intermédiale se trouvent rassemblés sous la notion d’interdiscursivité, qui recouvre théoriquement l’analyse de tous les effets d’un discours sur un autre. Or, la particularité de l’intermédialité est de prendre en compte l’interdiscursivité, mais de ne pas s’y suffire, afin de s’ouvrir à la complexité des enjeux et des effets de sens, comprenant la sphère discursive tout en la débordant. Ainsi, suivant l'approche intermédiale, on

[...] observe qu’une oeuvre ne fonctionne pas seulement dans ses dettes plus ou moins reconnues envers telles autres oeuvres, [...] mais également dans le recours à des institutions qui en permettent l’efficacité et à des supports matériels qui en déterminent l’effectivité. [... L’]efficacité orchestrée par les institutions et l’effectivité induite par les techniques et les matériaux produisent, au bout du compte, des effets de sens[16].

Méchoulan met en scène ici tout un jeu de langage autour du champ lexical de l’effet, en distinguant l’efficacité de l’effectivité. L’efficacité liée à l’institutionnalisation d’objets culturels (médiatiques, artistiques, littéraires) se concentre sur ce qui fait qu’une institution est capable de produire du sens pour nous, les humains, c’est-à-dire a le pouvoir d’en légitimer socialement les significations. L’effectivité est quant à elle liée aux dispositifs techniques et renvoie à la matérialité des possibilités d’actualisation. On pense communément aux technologies, mais le corps humain aussi bien que son système cognitif interne sont aussi, d’une certaine manière, des dispositifs techniques. En ce sens, l’analyse spectatorielle — la relation d'interprétation entre un spectateur et une oeuvre, par exemple — peut aussi faire partie des éléments à prendre en compte d’un point de vue intermédial.

Certes, l’efficacité et l’effectivité ne sont pas le fin mot de la démarche intermédiale, c’est-à-dire que celle-ci ne se réduit pas à procéder à la mesure pragmatique des performances technico-institutionnelles des supports matériels et des médiations symboliques. Elles enjoignent néanmoins de faire porter le regard du chercheur entre autres sur l’analyse des effets de la production et de la reproduction de telles « médiations », au sens où c’est par l’orchestration symbolico-institutionnelle et par la configuration technique que des rapports à soi, à autrui et au monde sont actualisés, que des objets médiatiques peuvent acquérir certaines significations plutôt que d’autres, et que des modes de penser, de sentir et d’agir sont ou non rendus possibles et légitimés.

Le jeu des médiations

L’approche intermédiale a ceci de particulier qu’elle ne présuppose pas des pôles ontologiques (par exemple, le sujet et l’objet) dont les médiations ne feraient qu’ajouter aux significations essentielles des objets et sujets présents. Au contraire, les médiations sont des milieux relationnels de transformation des formes : « [...] il s’agit d’analyser ce qui n’est pas uniquement une expérience médiatisée [...], mais un milieu d’emblée perclus[17] de qualités médiatiques historiques qui conditionnent l’apparaître des choses — en tant que formes — et provoque des gestes politiques et esthétiques[18]. » Autre manière de dire que c’est la relation (le milieu relationnel) qui est première et qui détermine (conditionne) la fixation et la transformation des formes actualisées, des habitudes qu’elles acquièrent, des valeurs qu’elles transportent et de la sensibilité qui les font être ainsi. On voit déjà poindre ici le deuxième pan de l’intermédialité (le conditionnement de l’existence des choses), qui est bien entendu intimement lié au premier. Mais avant de parcourir cette piste, il convient encore d’ajouter quelques explications au premier pan pour en compléter le portrait.

De l’explication de Méchoulan ressort une modélisation spatiale de l’enquête intermédiale, au sens où il s’agit d’analyser « deux modes de “supportˮ : par en haut, des institutions socialement reconnues, par en bas, des matières techniquement ouvragées[19] ». Bien entendu, haut et bas ne sont que des conventions de représentation, et s’il est possible d’y repérer une certaine « organisation sociale de la pensée et [...] un découpage politique du sensible[20] », il reste que l’on peut malgré cela s’en servir comme image heuristique permettant de comprendre de quelles façons une oeuvre est déterminée et légitimée par ces univers symboliques et ces dispositifs techniques. À ce raisonnement s’ajoute l’idée qu’il existe une boucle de rétroaction (positive ou négative)[21] entre l’efficacité des institutions et l’effectivité des techniques, d’une manière telle que c’est encore une fois la relation immanente entre l’intelligible et le sensible qui est constitutive du monde tel qu’il se présente. Méchoulan en parle comme étant un jeu des médiations :

[...] une modification des supports de transmission des savoirs joue sur la construction des significations, mais de telles modifications sont aussi les effets d’idées qui en ordonnent les puissances singulières. L’idée est une contraction de cas empiriques singuliers; les pratiques médiatiques, des diffusions et des vaporisations d’idées. Il faut donc penser une continuité, qui suppose une différence de degré et non de nature, entre l’intelligible et le sensible [...][22].

Ainsi, les types de relation (transfert, coprésence, émergence et milieu) renvoient à ces manières qu’ont les médiations de procéder à des modifications. Ce sont en quelque sorte des « médiations de médiations[23] », car s’il est entendu que les médiations institutionnelles et techniques sont elles-mêmes plus ou moins sédimentées (ce qui en fait aussi des médiatisations, véritables effets de sens médiatiques), il reste que ce qui intéresse l'intermédialité, ce sont les jeux de ces médiations (c'est-à-dire de quelles manières elles se nouent et se meuvent) et les effets de sens de ces jeux sur le conditionnement des significations que des oeuvres ou des productions culturelles et médiatiques peuvent potentiellement fournir. Et ces médiations de médiations sont elles aussi prises dans l’immanence des conditions de production de l’expérience réelle, certes parce qu’elles sont dépendantes de la matérialité des techniques et des multiples dimensions des univers symbolico-institutionnels qui en modélisent l’existence, mais aussi, on va le voir, car elles sont les symptômes que quelque chose d’autre « se passe » immédiatement, que le réel est, en tant qu’expérience radicale, toujours en train de se faire.

L’enchevêtrement et le télescopage immanents des médiations — et des médiations de médiations — les unes dans les autres empêchent de tomber dans le piège de la régression infinie, car il ne peut pas y avoir une hiérarchie essentielle des médiations, il n’y a que « la relation [qui] est par principe première[24] ». Il faut pour l’instant retenir de cela que l’intermédialité peut d’abord s’intéresser à une hiérarchie contextuelle des médiations sans pour autant en postuler un ordre essentiel. De plus, le regard intermédial se porte sur les effets de sens d’un noeud de relations effectué dans telle oeuvre ou tel objet culturel, médiatique, dans tel genre médiatique ou telle forme de subjectivité, à la rencontre des dispositifs techniques et des idées ou croyances instituées. Plus encore, ce regard se porte sur les mouvements de relations, c’est-à-dire sur les manières qu’ont les relations de procéder à des modifications, et comment il est possible, selon les cas étudiés, de passer d’un type de relation à un autre pour voir apparaître un nouvel effet de sens à analyser.

La double stratégie intermédiale

À la suite de ce court portrait du premier pan de la stratégie épistémologique de l’intermédialité, on comprend mieux en quoi la recherche intermédiale consiste en effet, pour reprendre les mots de Méchoulan, à traquer les jeux incessants des médiations. Une question pourtant ne cesse de se poser : qu’est-ce qui force ces jeux des médiations à se renouveler ? On voit alors surgir l’autre pan, moins explicitement développé dans la littérature tout en étant dissiminé un peu partout, celui d’une « intermédialité militante[25] », selon l’expression de François Jost, une intermédialité qui s’intéresse aux « pratiques culturelles[26] », performant simultanément une « mise en crise des codes de la représentation[27] » et une « mise à l’épreuve des potentialités expressives d[es] matériau[x][28] » : on ne sait pas ce que peut une oeuvre et, pour en éprouver la puissance, il faut lui permettre de s’exprimer autrement que par les catégories prédéterminées qui tendent à la fixer dans des genres précis. Or, c’est de cette double action de mise en crise et de mise à l’épreuve que parle Méchoulan lorsqu’il évoque ces « moments d’immédiateté qui nous emportent ». Il convient alors de comprendre de quoi il en retourne.

Une ambiguïté persistante du terme « immédiateté » doit tout de suite être levée, si l’on veut bien comprendre ce dont il est question :

[...] contrairement à ce que l’on pourrait croire a priori, l’intermédialité a affaire avant tout à l’immédiat plutôt qu’aux médias et aux médiations — mais en considérant qu’il s’agit toujours d’effets d’immédiateté. Il y a en fait deux immédiatetés : l’une plus simple que les médiations, qui ouvre sur la bêtise de l’instantané [...]; l’autre, plus complexe que les médiations, à partir de laquelle se mettent en place les rapports de puissance qui forment et configurent chaque situation, chaque Maintenant, engendrant l’intensité de ce qui vit[29].

S’il y a plusieurs éléments qui demanderaient à être clarifiés dans cette citation, on voudrait faire remarquer principalement deux points. Premièrement, l’immédiateté simple est celle qui s’illusionne, devant sa propre actualité, d’être ce qu’elle est « naturellement », comme si une chose pouvait exister sans prendre en compte les médiations qui la constituent comme telle. En ce sens, l’approche intermédiale comporte une part critique, car elle permet de dévoiler les rapports de pouvoir et le caractère construit des représentations qui participent à la production et à la reproduction de la réalité humaine et sociale. La critique se porte ainsi sur ce que Méchoulan appelle la bêtise de l’instantané, en faisant intervenir dans le raisonnement la présence des médiations techniques et symboliques dans la constitution de toutes les représentations, mais aussi dans la mise en place des conditions réelles de possibilité d’expression, associées aux dispositions matérielles en place.

Deuxièmement, l’intermédialité comme stratégie épistémologique originale ouvre une brèche dans le raisonnement critique, classiquement représentationnaliste, en postulant la réalité d’une immédiateté complexe et non représentationnelle, qui est constituée cette fois de « rapports de puissance » entre forces (et non de rapports de pouvoir entre formes), et engendrant « l'intensité de ce qui vit » plutôt que l’extension de ce qui, déjà, est donné. En suivant le raisonnement de Méchoulan, on pourrait dire que les relations — les médiations de médiations, comme la coprésence, le transfert et l'émergence — transportent avec elles (ou « gardent » en elles) une certaine intensité grâce à laquelle elles produisent de la nouveauté. Les relations seraient ainsi les symptômes de la rencontre de forces par définition non actualisées dans les formes, mais insistant en elles, les entourant et les emportant, selon une dynamique tensive reconfigurant les situations dans lesquelles des formes médiatiques et des oeuvres apparaissent. Non pas que ces rapports de puissance aient été préformés, comme des possibilités en attente de réalisation, mais on a affaire à « une incessante façon de faire advenir le réel en même temps que se fabrique rétrospectivement le possible, comme une interprétation ajoutée à l’événement même[30] ». C'est lors d’une interaction entre formes qu’une rencontre des forces se produit, comme « en deçà » ou « autour » des effets, et surtout les enveloppant et les travaillant de l’intérieur, tel un « dehors intérieur ». Or, les pratiques culturelles militantes, mettant en crise les représentations et à l’épreuve les matériaux, performent justement cette plongée dans l’immédiateté complexe du réel qui fait remonter dramatiquement la rencontre des forces dans les formes actuelles, donc en étant toujours en tension avec ce qui est actualisé, voire institutionnalisé. Méchoulan en parle notamment quand il décrit ce qu’est selon lui une oeuvre réelle (ou géniale) :

L’oeuvre réelle ne se détache pas sur un fond de possibles connus; en fait, l’artiste invente simultanément une oeuvre inattendue et l’attente qu’elle va peu à peu susciter [...]. L’oeuvre géniale n’est pas simplement celle qui s’impose parmi de nombreux multiples, mais celle qui ouvre tout un champ de possibles rétrospectivement [...][31].

N’est-ce pas en quelque sorte ce que le philosophe Jean-Clet Martin note à propos du tableau Le Cri d’Edvard Munch ?

L’événement ne serait rien s’il disparaissait aussi brutalement que le changement provoqué. Il faut compter sur l’insistance de sa répétition, du rythme qui lui confère une portée. Il comporte généralement un chromatisme inoubliable et marquant qui fait de lui quelque chose d’immémorial, même s’il est daté fort précisément. Il est pris d’une « reprise » qui lui confère des échos, comme font les langues du bois dans l’oeuvre de Munch intitulée Le Cri. Cette obstination à se fixer durablement, cette persévérance de l’événement, fait de lui quelque chose d’immuablement contemporain, difficile à relayer ailleurs, hors d’ici[32].

La dynamique tensive entre d’un côté l’« homéostasie fragile et institutionnalisée[33] » des formes actualisées et de l’autre côté les forces qui les mettent à l’épreuve est donc le lieu même des recherches intermédiales. Celles-ci en effet s’attachent à analyser les conditions réelles et spécifiques qui sont parvenues, rétrospectivement, à ouvrir de nouveaux champs de possibles, tout en portant une attention particulière à leur intégration ou actualisation dans les formes renouvelées des significations légitimées et institutionnalisées.

Toute la difficulté de l’approche intermédiale consiste en effet à jouer sur ces deux pans, c’est-à-dire à la fois à comprendre ce qui fait que des formes (notamment médiatiques) particulières se stabilisent et à retrouver les conditions qui font en sorte que quelque chose d’autre se passe et force de l’intérieur la métamorphose des formes. À ce point de la réflexion, on ne peut toutefois plus faire l’économie du détour par la philosophie. Il est maintenant nécessaire de poser quelques jalons pour saisir la consistance de la double stratégie épistémologique de l’intermédialité que l’on vient de présenter succinctement.

La philosophie événementielle de l’intermédialité

L’ouvrage-clé et en partie rétrospectif de Méchoulan D’où nous viennent nos idées ? Métaphysique et intermédialité tend à voir dans l’intermédialité « la continuation de la métaphysique bergsonienne[34] ». Or, le lecteur averti sait déjà que Deleuze lui-même s’est largement inspiré de l’oeuvre d’Henri Bergson et lui est redevable à plusieurs égards dans l’appropriation de plusieurs concepts. Ainsi, on montrera dans ce qui suit qu’il est relativement facile de passer des concepts bergsoniens (tels qu’utilisés par Méchoulan) aux concepts deleuziens, moyennant parfois, il est vrai, une reconsidération partielle des thèses élaborées. À cela s’ajoute que de nombreux emprunts littéraux et non déclarés (mais évidents et fort probablement volontaires) à l’oeuvre de Deleuze sont présents dans l’ouvrage de Méchoulan, notamment lorsqu’il parle de plan d’immanence[35] ou de consistance[36], d’expérimentation[37], d’empirisme transcendantal[38] et de devenir[39]. Enfin, Méchoulan s’inspire, comme Deleuze, d’autres auteurs importants (outre Bergson) pour la construction d’une philosophie immanentiste, dont Baruch Spinoza. Bref, grâce au travail de Méchoulan, entre autres sur Bergson, et à ses rencontres intertextuelles avec Deleuze émerge une philosophie immanentiste renouvelant les études médiatiques, en donnant à l’intermédialité un caractère engagé (ou militant), comme stratégie d’extraction du sens au sein de la dimension médiatique de la vie humaine et sociale.

Reprenant à son compte la distinction spinoziste entre la nature naturée et la nature naturante, Méchoulan associe cette dernière à ce qu’il a été convenu précédemment d’appeler l’immédiateté complexe : « [...] il est une autre immédiateté, plus complexe que la médiation [...] : une immédiateté de la résistance, ou plutôt de l’insistance. [... C]ette immédiateté ressortit non de la nature naturée mais de la nature naturante, non du résultat mais du geste[40]. » On note d’abord une tension entre la nature naturée, autrement nommée par Méchoulan un « résultat », compris ici comme l’état des choses données — les formes actualisées —, et la nature naturante qui lui résiste, ou plutôt qui insiste dans la nature naturée, et qui s’apparente à un geste (on pourrait aussi dire une pratique militante), c’est-à-dire plutôt à ce qui se passe immédiatement et qui ne se laisse pas enfermer dans l’état « naturé » du réel. Mais de même que Deleuze, dans son livre sur Bergson, écrit que « la durée est comme une nature naturante, et la matière, une nature naturée[41] », Méchoulan renvoie la méthode d’extraction de l’immédiateté complexe (donc de ce qui est « naturant ») du côté de l’intuition chez Bergson, qui serait une méthode analogue à la stratégie militante de l’intermédialité, tandis que la représentation catégoriale des médiations institutionnalisées s’apparenterait au travail commun (doxique) de l’intelligence, à laquelle l’intuition résiste, pour y trouver autre chose : « La méthode philosophique de l’intuition [...] est insertion dans le rythme même du vivant, dans sa durée propre [...]. Cependant, l’intuition ne se communique que par l’intelligence [...][42]. » Par là, Méchoulan indique que, si l’on veut parvenir à repérer les immédiatetés complexes qui insistent dans l’existence des choses, ce n’est qu’à partir de leur contexte relationnel actuel (donc en tension avec celui-ci) que l’on peut les en extraire, donc en étudiant ce qui, dans les divers jeux de médiation (noeuds et mouvements de relations), demeure impliqué, telles des franges que traînent avec elles les formes actualisées, ces « frange[s] vaporeuse[s] d’images qui y demeurent collées [et qui sont le matériau d’]une expérience intérieure qu’il [Bergson] appelle intuition[43] ». Selon les mots de Méchoulan, il s’agirait d’une « espèce de surcroît[44] » qui engendre le processus vital que toute forme tend pourtant à arrêter[45], bien que ce ne soit encore qu’à partir des formes que l’on puisse en faire la genèse.

Il arrive aussi à Deleuze d’évoquer une « frange d’indétermination[46] » qui entoure et enveloppe une forme (par exemple, de subjectivité), celle-ci traînant avec elle des possibilités inconnues, ce qu’il a convenu d’appeler la « structure Autrui », enveloppant l’actualité du monde et de soi :

Peuplant le monde de possibilités, de fonds, de franges, de transitions — inscrivant la possibilité d’un monde effrayant quand je ne suis pas encore effrayé, ou bien au contraire la possibilité d’un monde rassurant quand, moi, je suis réellement effrayé par le monde, — enveloppant sous d’autres aspects le même monde qui se tient tout autrement développé devant — constituant dans le monde autant de cloques qui contiennent des mondes possibles : voilà ce qu’est autrui.[47]

Dans ce contexte, autrui n’est pas un autre moi, une autre forme, non plus le monde devant soi. Autrui, c’est « le dehors dans ce monde-ci : hétérogénéité, divergence. Quand la philosophie renonce à fonder, le dehors abjure sa transcendance et devient immanent[48] ». Autrui, c’est ce qui, n’existant pas en tant que forme, excède cette dernière et l’enveloppe, continuant ainsi d’insister en elle.

Parlant de ce qui enveloppe les formes actualisées, Deleuze souligne souvent le caractère événementiel de ce qui justement passe en deçà des formes : « Ce ne sont pas des choses ou des états de choses, mais des événements. On ne peut pas dire qu’ils existent, mais plutôt qu’ils subsistent ou insistent [...][49]. » Or, Méchoulan parle aussi du surcroît comme d’un événement insistant dans le monde existant. Mais encore une fois, dit-il, « nous ne vivons pas dans un monde atomisé d’occurrences toutes différentes les unes des autres, nous ne nous déplaçons pas à tâtons au milieu d’un saupoudrage incessant d’événements. Nous ne cessons, au contraire, de produire des regroupements, des réseaux, des constellations [...][50] ». Pour comprendre l’événementialité de cette immédiateté complexe qu’il s’agit d’extraire, il importe donc de ne pas réduire le terme événement à celui de fait ou d’occurrence historique, comme il est tentant de le faire lorsqu’on renvoie communément audit « cours des événements ». L’événement a, pourrait-on dire, toujours deux faces — Deleuze aussi parle de la « structure double de tout événement[51] » —, soit celle de sa trace effectuée (existante) et celle de ce qui reste impliqué dans cette effectuation, résistant à l’apparente stabilité des états de choses, comme l’explique ici Méchoulan :

Car un événement ne se réduit jamais à sa facture de fait, il offre en même temps une intelligence de ce qui se passe, un regard sur ce qui arrive. Un événement n’est pas passivement reçu comme une empreinte; c’est une trace qui porte en elle sa lisibilité, y compris dans les forces et les résistances qu’elle entraîne, jusque dans les restes qu’elle constitue. [... C]es restes relèvent d’une politique des forces [...][52].

Et cette partie du réel qui insiste et résiste à être récupérée dans une forme, on pourrait dire qu’elle fait problème, ce qui, épistémologiquement parlant, n’est aucunement une métaphore. D’un point de vue intermédial, ce qui intéresse en effet le chercheur devant une oeuvre, dit Méchoulan, « ce sont ses bordures techniques et institutionnelles, ou ses abordages sociaux dans et par lesquels l’oeuvre trouve du sens. L’oeuvre n’est ni une solution ni un résultat, elle fait sens parce qu’elle fait problème [...][53] ». Et encore : « En portant l’attention sur l’engendrement des problèmes plutôt que sur la finalité des solutions [...], [on] oriente les énergies vers la positivité des expériences[54]. » C’est donc effectivement à ce qui fait problème et à ce qui insiste dans les oeuvres que l’intermédialité doit s’intéresser, si elle veut arriver à dégager cette immédiateté complexe dans les oeuvres culturelles et médiatiques. L’intermédialité militante cherche à repérer ce qui résiste aux catégorisations médiatiques agissant comme des solutions. Comme le souligne Méchoulan, « la résistance est affirmation d’un problème par le regard qui transforme un cas en situation[55] », si l’on entend par « situation » le moment où quelque chose d’inattendu se passe et provoque un tournant dans la succession chronologique des cas qui tendraient autrement à reproduire des formes préalablement actualisées.

Deleuze ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que « Le mode de l’événement, c’est le problématique[56] », car pour lui « les solutions ne suppriment pas les problèmes, mais y trouvent au contraire les conditions subsistantes sans lesquelles elles n’auraient aucun sens[57] ». Cette inversion épistémologique entre le problème et la solution est issue notamment d’une critique de la recherche de l’essence ontologique (ou de la solution ultime), ce pourquoi d’ailleurs Méchoulan opte pour la mise en place d’une métaphysique de l’inessentiel : « Pour Bergson, reposer la question de la métaphysique de l’être en tant qu’être conduit à s’occuper de l’inessentiel[58]. » C’est que l’inessentiel (ou le problématique) prend un sens résolument positif, car au lieu de chercher, par régression, une essence de l’être ou une cause à ce qui est, la perspective immanentiste ici développée postule un processus empirique de création du réel par le réel lui-même, processus auquel toute chose existante participe, même si la sclérose des formes et l’aliénation qui s’y joint sont signes d’une plus ou moins grande désolidarisation d’avec ce processus de création de sens.

D’un point de vue méthodologique, cela consiste alors, indique Méchoulan, à « dilat[er] le regard [du chercheur] vers l’à-côté [les franges] et l’inessentiel[59] », afin de faire ressortir ce qui peut participer, comme on l’a souligné avec Jost, à la mise en crise des représentations et des codes en vigueur, mais surtout ce qui peut permettre l’expression de potentialités par principe inattendues, en « frange » des formes, comme en tension avec ces dernières. L’empirisme défendu par Méchoulan aussi bien que par Deleuze voit dans l’expérience de l’inessentiel une activité « sub-représentative[60] » productrice de sens, activité qui défie les modalités représentationnelles qui nous font voir le réel comme ayant notamment une temporalité réduisant les événements à une succession de cas significatifs. Or, selon Méchoulan, il importe pour le chercheur s’inscrivant dans l’approche intermédiale de « se tourner vers le point d’engendrement, l’inflexion particulière du temps, dans lequel s’épanouit soudain une expérience[61] ». Autrement dit, il s’agit d’extraire de l’expérience, aux pourtours de la continuité apparente du temps chronologique, les événements qui passent en deçà des cas et qui les enveloppent dans une temporalité toujours inactuelle ou intempestive (que Deleuze appelle d’ailleurs « virtuelle », après Bergson). Et c’est précisément de cela qu’il est question lorsque Méchoulan parle de l’immédiateté complexe, qui ne saurait être comprise comme la simple représentation des moments vécus se succédant les uns aux autres.

Plus précisément, cette conception d’une temporalité événementielle, qui travaille de l’intérieur les formes actualisées, renvoie encore une fois à ce que l’on avait appelé avec Deleuze la structure Autrui. N’est-ce pas en quelque sorte ce que Méchoulan propose quand il écrit la phrase suivante : « Il ne s’agit plus de donner au passé la figure énigmatique de l’altérité, mais bien de saisir comment, dans notre propre présent, de l’altérité se joue constamment [...][62] » ? C’est peut-être là que se déploie l’argument le plus fort de Méchoulan, car les recherches intermédiales font justement rejouer le passé comme force de métamorphose dans le présent, selon la « méthode » de l’anachronisme : « L’anachronisme n’est pas le savoir de ce qui existe déjà et qui n’offre aucune surprise, c’est au contraire le moment où le passé me surprend parce que seul le passé est véritablement nouveau[63]. » Ailleurs, Méchoulan utilise plutôt l’expression « contretemps », qui reprend la même idée, mais cette fois pour souligner le caractère intempestif[64] et militant — contre le temps — de la démarche intermédiale, car, dit-il, « le contretemps fait justement partie de la définition même de l'intermédialité[65] ». C’est en effet dans une relation de transfert que peut surgir un contretemps, faisant bifurquer le calme progrès linéaire des genres et des objets médiatiques présents, et d’où peut émerger la nouveauté.

C’est néanmoins à propos de cette conception événementielle du temps que Deleuze s'écarte de la lettre bergsonienne à laquelle colle plutôt Méchoulan, même si tous les deux (Deleuze explicitement dans les pas de Bergson) procèdent à un renversement de la ligne chronologique, selon laquelle ce serait le présent qui est aux commandes et qui statue du passé comme d’un ancien présent et du futur comme d’un éventuel présent. Il faut dire avant tout que la lecture que fait Deleuze de Bergson est bel et bien en adéquation avec l’interprétation de Méchoulan :

Si nous avons tant de difficulté à penser une survivance en soi du passé, c’est que nous croyons que le passé n’est plus, qu’il a cessé d’être. Nous confondons alors l’Être avec l’être-présent. [... Pourtant, suivant Bergson, o]n ne dira pas qu’il « était », puisqu’il est l’en-soi de l’être, et la forme sous laquelle l’être se conserve en soi (par opposition au présent, forme sous laquelle l’être se consomme et se met hors de soi)[66].

Et il est vrai que Deleuze reprend à son compte la thèse bergsonienne, quand il dit que « Loin de dériver du présent ou de la représentation, le passé se trouve supposé par toute représentation[67] ». Le passé est ainsi paradoxalement contemporain du présent tout en lui étant « en soi » indifférent, il en permet l’existence et le fait « se passer ». Il est pour tout dire la « condition » du présent qui en est alors l’agent. Le passé n’existe pas comme tel, il « reste » plutôt, il demeure impliqué dans le présent. Une grande partie de la méthode intermédiale se fonde d’ailleurs sur ce retour du passé dans le présent comme condition de l’émergence de la nouveauté.

Cela dit, à la différence de Bergson et de Méchoulan, Deleuze intègre un troisième terme pour bien faire comprendre ce qu’il en est du temps de l’événement, jamais présent (comme actualité) et certes agissant à titre de condition de l’existence actuelle des choses se métamorphosant, mais surtout comme producteur « inconditionné » (au sens où nulle condition ne saurait lui donner préalablement une forme) de la nouveauté s’actualisant. Le problème, dit-il, c’est qu’il faut arriver à « dénonc[er] l’illusion de l’en-soi [du passé] comme étant encore un corrélat de la représentation[68] », et pour cela il importe de comprendre que la structure temporelle de la part virtuelle de l’événement est productrice de sens précisément parce qu’elle est à la fois la condition de bifurcation du présent et l’inconditionné du présent qui, rétroactivement, y introduit de la nouveauté. Ainsi, l’événement ne peut que se penser à l’infinitif, c’est-à-dire ni au passé ni au futur, mais par la condensation toujours déplacée et déplaçante d’un « devenir » paradoxalement à la fois passé et futur, grâce auquel le présent se métamorphose. Parlant de cette temporalité virtuelle, Deleuze dit justement qu’à la chronologie du présent actuel s’ajoutent « d’autre part le futur et le passé de l’événement pris en lui-même, qui esquive tout présent, parce qu’il est libre des limitations d’un état de choses[69] ». S’il n’est pas dit par Deleuze lui-même qu’il veut de cette manière transformer la théorie du temps de Bergson, il n’en demeure pas moins qu’il cherche clairement à introduire dans la structure Autrui une « césure[70] » temporelle (un passé-futur sans présent, tel serait le temps de l’événement), constitutive de ce que Méchoulan a pour sa part appelé l’immédiateté complexe du monde en train de se faire. Alors que l’immédiateté simple résulte de la perception acritique donnant l’impression que le monde représenté est immédiatement tel qu’il se présente — l’ici-maintenant commun —, l’immédiateté complexe est tout autre, car elle renvoie à ce qui se joue immédiatement, en deçà des représentations et que la pensée justement « représentative » peine à saisir.

Au-delà de cette reproblématisation partielle faite par Deleuze de la conception bergsonienne du temps, on pense que le plus important chez Méchoulan se situe sans doute dans le caractère « contrant » ou résistant du geste intermédial consistant à extraire le « se passer[71] » (ou le devenir) des événements dans ce qui se produit et passe. Ainsi en arrive-t-il à dire que « l’intermédialité ne résulte donc pas de dispositifs techniques qui constitueraient autant de clés de la production intellectuelle ou de l’invention de sujets qui façonneraient leur monde d’objets, mais des contretemps [...] où les événements se dilatent[72] ». D’une part, on en comprend que l’intermédialité n’est pas seulement pour Méchoulan une stratégie épistémologique, mais qu’elle acquiert le statut de concept ontologique, car elle se veut l’expression même de ce qui se passe lorsqu’un événement bouscule l’état des choses. D’autre part, et néanmoins, ces contretemps ne se dévoilent pas d’eux-mêmes sans que le chercheur ne pose un geste qui met en crise les représentations légitimées (par exemple, des formes de subjectivité actualisées et médiées par des institutions) et la stabilité des dispositifs techniques actuels. Le geste intermédial est donc effectivement de ce point de vue aussi une attitude et une stratégie visant à suivre des trajectoires inédites qu’une plongée dans un devenir permettrait d’expérimenter.

Enfin, il est intéressant de noter que Deleuze utilise lui aussi une expression similaire pour décrire le processus par lequel se produit une pratique d’extraction des événements. Ainsi en vient-il à parler de « contre-effectuation[73] », qui est une pratique s’opérant lors d’une effectuation (ou actualisation des formes), mais tout en « doublant » cette mise en forme d’un geste visant à réintensifier les corps et les choses d’une puissance qui ne leur appartient pas comme telle, les entourant plutôt et les excédant. Contre-effectuer est donc le geste par lequel le contretemps de l’événement parvient à mettre en crise les formes actualisées et les fait entrer dans une épreuve dont elles ne ressortiront pas indemnes.

La démarche intermédiale doit alors se faire elle-même contre-effectuante. D'une part, elle doit parvenir, comme le dit Jost, à « mettre en crise » les représentations et les normes régulatrices qui stabilisent l’évolution des genres médiatiques et le champ des possibles régissant la production d’oeuvres médiatiques. D’autre part, elle doit « mettre à l’épreuve » les matériaux médiatiques, de manière à repérer les symptômes des pratiques militantes, non pas réalisées par les chercheurs eux-mêmes mais bien effectuées lors de la création d’oeuvres médiatiques qui se rendent ainsi dignes de ce qui se passe d’autre en elles-mêmes, c’est-à-dire qui parviennent à capter dans leur matériau un événement qu’on ne saurait réduire à une signification toute faite.

On aimerait clore cette réflexion en renvoyant au texte de Vincent Bouchard qui parvient justement, dans son article « Transmettre l’expérience d’une rencontre : le cas du cinéma léger synchrone »[74], à répérer des pratiques médiatiques ayant mis en crise le champs des possibles du cinéma, non seulement parce que les conditions de production et les technologies en place en ont permis l’avènement, mais surtout parce que des cinéastes comme Pierre Perrault, Jean Rouch et Claude Jutra (pour ne nommer que ceux-là) ont alors expérimenté des modalités de rencontre qui font entrer les cinéastes et les personnes filmées dans un événement cinématographique déstabilisant les normes en place. Bouchard résume d’ailleurs clairement son propos de la manière suivante :

La souplesse du cinéma léger synchrone facilite la rencontre des cinéastes avec la réalité filmée. Les cinéastes ne cherchent plus à produire une représentation de l’autre. À travers un questionnement de la relation à l’autre, ils mettent en place une « poétique de la relation », pour reprendre le titre d’Édouard Glissant. La rencontre rend possible l’enregistrement d’une forme de poésie[75].

Ce que fait Bouchard, dans son analyse, est précisément d’extraire de ces matériaux médiatiques la puissance et l’intensité de cette pratique « contre-effectuante » performée par des cinéastes qui ont su capter le caractère poétique d’un réel en train de se faire, plutôt qu’une supposée « vérité » que l’on a si souvent associée à leur démarche. En ayant en tête que le réel en train de se faire est à la fois le producteur et le produit d’une tension entre des médiations (rendant efficientes et efficaces la réalisation et la légitimation de formes notamment culturelles et médiatiques) et des immédiatetés événementielles (qui reproblématisent, par leur caractère intempestif, la stabilité des noeuds de médiation), les recherches intermédiales peuvent alors percevoir les mouvements de surgissement de la nouveauté au sein des objets étudiés.