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L’analyse que nous offre Stéphane Castonguay dans son ouvrage Le gouvernement des ressources naturelles permet de combler certains vides laissés par l’historiographie de l’État au Québec. En continuité avec les travaux pionniers de James Ian Gow et de son Histoire de l’administration publique québécoise, 1867-1970 (1986), mais inspiré davantage des analyses plus critiques de l’État et de l’influence qu’y ont exercée les sciences, l’ouvrage de Castonguay rappelle l’importance de s’intéresser à l’État pour comprendre les transformations du Québec au tournant du XXe siècle. Se référant au concept des savoirs « technoscientifiques » de Bruno Latour, l’auteur décrit, de manière convaincante, la façon dont le personnel administratif des différents services responsables de la gestion des ressources naturelles et de l’organisation du territoire s’accroît en taille et en influence. Son portrait met en évidence les mécanismes de « modernisation » de l’État québécois, nous rappelant ainsi que les premières décennies du XXe siècle constituent un moment charnière dans la consolidation d’un pouvoir proprement provincial et davantage en mesure d’intervenir auprès des populations et des territoires aux marges de l’oekoumène québécois.

Dans une analyse bien ordonnée et avec une plume limpide, l’auteur commence l’ouvrage par un bilan historiographique et une présentation des approches théoriques ayant influencé son écriture. S’ensuit un chapitre sur l’administration de l’État québécois et l’étude de l’influence des savoirs et pratiques scientifiques sur les différents ministères de la province. Ces « interventions technoscientifiques » sont relevées par Castonguay dans une déclinaison des différents « régimes de pratique de connaissance » (p. 27) au sein des activités de l’État. L’évolution, par exemple, du travail de description effectué par certains ministères s’observerait à travers les activités de mesure (analyse, travail de laboratoire, arpentage, etc.) ou d’inventaire (collecte, exploration, relevé, etc.) effectuées par ces scientifiques sur le territoire ou dans les laboratoires de l’État. C’est cette transformation des pratiques qui est au coeur de l’étude et qui permet, selon Castonguay, de mieux comprendre le processus de modernisation de l’État québécois, du moins en ce qui a trait aux ressources naturelles et au territoire.

Pour relever les continuités, mais également les ruptures, observables au sein des différentes administrations responsables des ressources naturelles, l’auteur s’applique, dans les quatre chapitres qui suivent, à décrire et analyser les activités technoscientifiques qui concernent, respectivement, l’espace minier, la forêt et les sols, la chasse et la pêche ainsi que l’agriculture. Le portrait est convaincant. Alors que l’historiographie a souvent réduit le rôle de l’État, en cette première partie du XXe siècle, à celui d’un défenseur des intérêts du grand capital, peu préoccupé par l’administration du territoire et le contrôle de l’exploitation de ses ressources, la présentation qu’en propose Castonguay est plus nuancée. Sans défaire entièrement l’image d’une succession d’administrations libérales adoptant une politique du laissez-faire, l’auteur décrit une administration qui se transforme et adopte de nouvelles pratiques scientifiques. S’inspirant tantôt des analyses effectuées par la Commission géologique du Canada, tantôt des travaux de l’École de foresterie de l’Université Laval, ou encore des recherches effectuées au sein même de ses installations scientifiques – telles celles du biologiste W. B. Taylor sur les ressources ichtyologiques –, l’État québécois, au tournant du XXe siècle, s’impose en tant qu’acteur important dans l’administration du territoire et des ressources. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de remarquer que cette augmentation du personnel scientifique et technique au sein de son administration publique aura servi à constituer les fondements d’une gouvernance technoscientifique du territoire qui ira en s’accentuant dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale.

Pour quiconque s’intéresse aux données plus factuelles de la transformation de ce « gouvernement des ressources », les dates importantes, les noms des acteurs clés, quelques graphiques et autres tableaux résumant les activités administratives de l’État durant la période sont bien présents et permettent de bien synthétiser les nombreuses informations relevées par l’auteur. Pourtant, l’étude détaillée de l’État présentée dans Le gouvernement des ressources naturelles ne s’arrête pas à un portrait descriptif, voire quantitatif, des transformations qui s’opèrent au sein de son administration. À notre avis, la force de l’ouvrage réside plutôt dans son intégration de perspectives critiques de la construction de l’État moderne et du pouvoir. L’auteur analyse en profondeur la manière dont le développement d’une administration publique, de même que l’introduction des sciences et de nouvelles connaissances du territoire et des ressources au sein de l’État, lui permet d’en redéfinir leurs usages, excluant ainsi des pratiques, parfois beaucoup plus anciennes, mais en discordance avec celles adoptées par l’État et ses fonctionnaires. Dans le chapitre 3, Castonguay évoque le cas du ministère des Terres et Forêts qui, en se tournant vers la protection et la culture d’essences favorables à l’industrie des pâtes et papiers, passe d’un administrateur des territoires de coupe à un acteur important dans le développement d’une forêt industrielle. Par la création de réserves forestières empêchant les colons de s’approvisionner en bois sur les territoires de coupe, de même que la multiplication de la production des pépinières provinciales, l’État intervient dans la redéfinition du territoire forestier et devient médiateur dans le contrôle de l’accès à la ressource. Le développement d’une administration et d’un personnel scientifiques lui permet également de renforcer sa légitimité dans la gouvernance, à la fois des ressources et du territoire, mais également des populations. Par un contrôle plus serré des pratiques des colons, jugés par les forestiers comme des compétiteurs nuisibles à la conservation de la ressource, l’État allait ainsi légitimer l’utilisation de la forêt à des fins industrielles, et ce, aux dépens de l’usage qu’en faisaient traditionnellement les colons.

Si l’on ne peut que se réjouir de la venue d’un tel ouvrage, il nous importe néanmoins d’en souligner quelques lacunes. L’une d’elles est l’absence d’une véritable présentation critique des documents d’archives privilégiés dans l’étude. Malgré un corpus impressionnant et diversifié et une critique convenable de l’intéressante source d’informations que constituent les comptes publics, l’occasion n’a pas été saisie d’offrir une critique plus approfondie des sources administratives. Entre autres, bien que les rapports annuels publiés par les différents ministères constituent une source tout à fait nécessaire, le choix de les utiliser ne fait pas l’objet d’une discussion sérieuse par l’auteur. Ces rapports, en raison de leurs objectifs et de la manière dont on y compile les statistiques, doivent pourtant être considérés avec un regard critique et une discussion à cet effet aurait, à notre avis, consolidé l’argumentaire de l’ouvrage.

La démonstration que nous livre Castonguay dans Le gouvernement des ressources naturelles est convaincante : l’État québécois du début du XXe siècle se « modernise », son pouvoir s’étend par-delà les frontières jusqu’alors plus restreintes de son influence. Par un exercice de synthèse important, de même qu’une plume claire et précise, l’auteur fait de cet ouvrage un essentiel pour quiconque s’intéresse à l’histoire environnementale, ainsi qu’à l’histoire des sciences et de l’État. Sur ce point, l’objectif de l’ouvrage est atteint. N’empêche, l’historien.ne intéressé.e par les notions foucaldiennes de pouvoir et de « gouvernementalité » telles qu’évoquées dans l’introduction de l’ouvrage, restera quelque peu sur sa faim (p. 2-7). La priorité accordée aux sciences, soit au personnel scientifique et technique, dans cette analyse de l’administration des ressources naturelles, fait du sujet politique – le citoyen – et du territoire – entendu comme espace politique – les grands absents. En adoptant une approche de la gouvernance par le haut (« top down »), l’ouvrage s’intéresse peu aux modes d’expression de ce pouvoir « en construction », que ce soit, par exemple, dans les relations entre agents de l’État sur le territoire, colons ou chasseurs. En somme, malgré ces nombreux points forts, l’ouvrage ne remplit pas tous ses objectifs, ne réussissant pas entièrement à intégrer à la fois les notions d’État et de gestion des ressources naturelles, du territoire et des populations.