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La recherche présentée dans cet article trouve son fondement dans l’approche plaidant pour que l’entrepreneuriat soit davantage considéré et étudié comme un processus expérientiel (Schindehutte et al., 2006). Les auteurs qui s’intéressent à cette expérience entrepreneuriale avancent qu’il s’agit d’un processus traversé par « des sommets et des vallées » d’émotions (Byrne et Shepherd, 2015). Ce processus d’ascenseur émotionnel est de plus en plus étudié. Il est ainsi aujourd’hui démontré que l’entrepreneur expérimente d’intenses périodes d’émotions négatives telles que la peur (Welpe et al., 2012), l’incertitude (Bird, 1989; Stevenson, 1985), l’ambiguïté (Shane et al., 2003), la solitude (Boyd et Gumpert, 1983; Doern et Goss, 2014), une surcharge de travail et du stress (Ahmad et Salim, 2009; Akande, 1994; Buttner, 1992; Grant, 2011).

La littérature tend à relier ces émotions négatives à l’échec entrepreneurial. A cet égard, Smida et Khelil (2010) ont mis en évidence que les déterminants de l’échec peuvent être de trois ordres : (i) des facteurs environnementaux, (ii) des carences en termes de ressources, ou encore (iii) des facteurs de démotivation et d’insatisfaction de l’entrepreneur. Ce troisième groupe de déterminants provient de la théorie dite de la brèche aspirations-réalisations (en anglais Goal Achievement Gap Theory). Sous ce prisme théorique, l’échec se définit comme étant une situation dans laquelle l’entrepreneur expérimente une déception personnelle du fait de la non-concrétisation de ses attentes initiales. L’écart entre l’expérience entrepreneuriale effectivement vécue par l’entrepreneur et la représentation qu’il en avait au départ et qui avait forgé sa motivation et ses attentes peut mener à l’échec (Cooper et Artz, 1995; Smida et Khelil, 2010). Toutefois, ce phénomène de gap émotionnel et son impact sur l’engagement de l’entrepreneur envers son projet, ainsi que sur sa motivation à le poursuivre, demeurent aujourd’hui insuffisamment compris (Byrne et Shepherd, 2015; Doern et Goss, 2014).

A cet égard, McMullen et Shepherd (2006) ont développé un modèle de l’action entrepreneuriale qui souligne combien les croyances de l’entrepreneur sur l’existence d’opportunités influencent ses actions. Les croyances étudiées portent sur le doute que peut avoir l’entrepreneur sur la faisabilité et la désirabilité de son action, ainsi que sur l’évaluation des degrés de risque, d’incertitude et d’ambigüité de l’opportunité identifiée en relation avec ses connaissances et ses motivations. Avec d’autres collègues, Shepherd a poursuivi ses travaux pour mieux comprendre les processus cognitifs de formation des croyances relatives aux opportunités (Shepherd et al., 2007). S’ils reviennent sur le doute en indiquant que « le doute est créé par le risque entrepreneurial, l’incertitude et l’ambiguité », ils ne prennent pas véritablement la peine de définir la notion de doute à la différence des notions auxquelles elle est associée. Shepherd et ses collègues (2007) concluent par ailleurs leur étude en soulignant que de futures recherches demeurent nécessaires pour examiner les processus permettant de diminuer le doute et de dépasser l’ignorance afin de mieux comprendre la formation des croyances de l’entrepreneur en l’existence d’opportunités.

Certains chercheurs se sont intéressés aux pics d’émotions négatives vécus par l’entrepreneur en utilisant le terme de doute entrepreneurial (Valéau, 2006, 2007; St-Jean et Jacquemin, 2012). La théorie de la brèche aspirations-réalisations les a probablement inspirés dans la mesure où le doute entrepreneurial y est défini comme une remise en cause plus existentielle que le simple stress qui se produit « lorsque l’entrepreneur expérimente des réalités qui ne sont pas conformes à ses attentes, à ses idéaux de départ ou lorsque l’entrepreneur est inquiet quant à ses capacités à réussir dans ses affaires » (Valéau, 2006, 2007). Ces premières recherches sur le doute entrepreneurial mettent en évidence la nécessité pour l’entrepreneur de reconstruire son projet, et partant de réduire le fossé qui s’est installé entre les attentes fantasmées et la réalité expérimentée, afin d’être en mesure de surmonter son doute et de poursuivre l’aventure entrepreneuriale (Valéau, 2006, 2007). L’accompagnement, notamment à travers la formule du mentorat et grâce à la posture herméneutique du mentor (attitude d’écoute et de protection davantage orientée vers la quête de sens plutôt que l’acquisition de techniques, voir Paul, 2004), contribuerait à améliorer la réduction du doute de l’entrepreneur (St-Jean et Jacquemin, 2012).

Il ressort de ces éléments que, d’une part, la notion de doute entrepreneurial reste floue, et, d’autre part, qu’il convient d’examiner ce processus, notamment les logiques d’action qui permettent de surmonter le doute. Nous poursuivons ce double objectif. Pour y parvenir, nous avons étudié deux cas de projet entrepreneurial accompagnés dans le cadre d’un incubateur d’entreprises adossé à une école de commerce dans laquelle les auteurs enseignent. Nous nous sommes demandés comment ces entrepreneurs parvenaient à surmonter les phases de doutes auxquelles ils étaient confrontés. Pour répondre à cette question de recherche, nous avons analysé les domaines de décision impactés par le doute ainsi que les approches décisionnelles mobilisées par ces entrepreneurs pour surmonter leurs doutes. Nos résultats indiquent que les approches mobilisées pour surmonter le doute sont de type plutôt effectual. Par ailleurs, nous proposons une définition du concept de doute entrepreneurial qui prolonge celle de Valéau (2006, 2007).

Le présent article est structuré autour de quatre sections. Dans une première section, nous présentons l’ancrage théorique de notre recherche. La deuxième section décrit la méthodologie de collecte et d’analyse des données récoltées à travers ces cas. La troisième section présente nos observations pour ensuite les discuter. Une dernière section dresse nos conclusions et recommandations.

Ancrage théorique

Dans cette section, nous commençons par définir la notion de doute entrepreneurial et par référencer les théories qui permettraient de déterminer les mécanismes à adopter pour surmonter le doute. Ce second point est ensuite enrichi au regard des notions d’environnement de la décision et de paradigme de la décision.

Doute entrepreneurial et mécanismes de résolution du doute

Le doute semble être un phénomène hétéroclite pouvant s’expliquer par différents facteurs et se manifester de diverses manières. Tous les professionnels qui accompagnent des entrepreneurs les ont vus douter pour des raisons pouvant être notamment financières, personnelles, familiales, techniques, ou encore logistiques. Ce doute peut par ailleurs s’exprimer tant à travers des comportements de découragement, de dépit, de colère ou encore de tristesse. Valéau (2006) montre que le doute entrepreneurial est lié à des états psychologiques complexes variant d’un entrepreneur à l’autre. Tenter de définir le doute en appréhendant toutes ses possibles causes et conséquences parait donc ardu. Un élément semble toutefois différenciant car commun à tous ces cas de figure. Il s’agit du caractère existentiel d’une telle remise en cause du projet. Pour Valéau (2007), l’engagement dit « de départ » est profondément remis en question lors de phases de doutes et de confusions « aigües ». Une telle déviation par rapport aux attentes initiales de l’entrepreneur est de nature à affecter la motivation de celui-ci. S’il ne réussit pas à faire disparaitre cette déviation, l’entrepreneur manquera de motivation et de détermination à la réussite, ces éléments pouvant mener à l’échec entrepreneurial. Comme nous l’avons déjà évoqué en introduction, le doute est dès lors plus profond qu’une simple situation de stress et c’est ce qui en fait sa singularité.

Les réponses que l’entrepreneur peut apporter à cette profonde insatisfaction pour tenter de la surmonter sont diverses. Il s’agira en toutes hypothèses pour l’entrepreneur de « réajuster » son engagement, c›est-à-dire de revoir sa manière d’être entrepreneur et son projet d’affaire. Ce réajustement passe selon Valéau (2007) par la prise de décisions importantes comme, par exemple, l’abandon d’un marché ou la séparation d’avec un associé. L’accompagnement semble par ailleurs important pour la résolution de ce problème. A cet égard, St-Jean et Jacquemin (2012) ont mis en évidence le rôle positif joué par un mentor, qu’il ait été lui-même ou non entrepreneur, pour aider l’entrepreneur novice à réduire son niveau de doute.

Ces études empiriques sur le doute entrepreneurial nous permettent de mieux appréhender le phénomène, mais elles demeurent encore trop peu éclairantes sur les mécanismes de résolution du doute. La théorie du stress nous semble pouvoir utilement compléter ces éléments. Cette théorie s’est construite autour de l’étude des situations de stress vécues au travail. Elle a mis à jour deux types de mécanismes d’adaptation permettant de prévenir et de réduire le stress : l’adaptation centrée sur les émotions et l’adaptation centrée sur le problème (Bond et Bunce, 2000; Lazarus et Folkman, 1984). L’adaptation centrée sur les émotions agit sur les pensées indésirables et les émotions suscitées par les facteurs de stress (Bond et Bunce, 2000; Lazarus et Folkman, 1984). L’adaptation centrée sur le problème vise quant à elle à identifier et atténuer les facteurs de stress qui ont donné lieu aux tensions vécues par l’individu. Quel que soit le mécanisme utilisé, il a été démontré que la recherche d’un soutien auprès des autres individus (soutien social) est une stratégie utilisée pour faire face au stress (Carver et al., 1989) qui influe à la fois directement sur la santé générale et en particulier la santé mentale de l’individu en jouant un rôle de « tampon » au stress (Kirkcaldy et Furnham, 1995; Patterson, 2003; Thoits, 1995). Torrès (2009) qui a développé une « équation fondamentale de la santé patronale » dans laquelle il met en balance les facteurs pathogènes et salutogènes pouvant exercer un impact sur la santé des dirigeants de PME, insiste sur les doutes et la souffrance que peut engendrer l’isolement du dirigeant de PME. C’est ce qui expliquerait selon cet auteur que le dirigeant de PME se tourne vers des réseaux patronaux ou des associations de pairs.

Que l’individu souhaite agir sur les facteurs causant le stress et/ou sur les pensées indésirables et émotions suscitées par ces facteurs, la solution résiderait donc dans l’enchâssement de l’entrepreneur dans des réseaux et serait surtout sociale. C’est cet élément qui nous a conduit à faire un lien entre le doute entrepreneurial et la théorie de l’effectuation (Sarasvathy, 2001, 2008).

Théorie de l’effectuation et principes comportementaux pour surmonter le doute

La théorie de l’effectuation (Sarasvathy, 2001, 2008) a permis de dresser un portrait de l’entrepreneuriat tel qu’il se fait. Il s’agit en effet de comprendre comment les entrepreneurs dits « experts » pensent et agissent. La notion d’expertise se rapporte principalement au nombre d’entreprises déjà créées par l’entrepreneur et permet dès lors d’investiguer le processus entrepreneurial à travers le parcours de ceux qui réussissent. Sarasvathy (2001, 2008) distingue l’approche « effectuale » d’une autre approche dite « causale ». L’entrepreneur « effectual » agit au départ des moyens dont il dispose et co-construit chemin faisant un projet grâce à l’engagement des personnes rencontrées (les parties prenantes) avec comme balise la notion de perte acceptable (ce qu’il est prêt à perdre ou non dans son projet). L’entrepreneur « causal » cherche à collecter les moyens lui permettant de réaliser un objectif prédéterminé (sa vision), ce qui l’amène à davantage planifier ses actions au départ de prédictions faites sur la base de ce qu’il connait du passé et ce qu’il expérimente au présent, avec comme leitmotiv la notion de profit attendu.

Plus spécifiquement, la théorie de l’effectuation met en exergue cinq principes de prise de décision caractérisant l’approche qu’adoptent les entrepreneurs experts (cf. Tableau 1). Plusieurs de ces principes font ressortir l’enchâssement social qui permettrait, à notre sens, de surmonter le doute. Le premier principe intitulé « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » souligne en effet que l’entrepreneur agit en partant des moyens dont il dispose, un de ces moyens étant les personnes que l’entrepreneur connait et dont il pourrait obtenir l’aide, voire l’engagement. Le troisième principe effectual nommé « Patchwork fou » met également en évidence le processus de co-construction du projet entrepreneurial à travers la direction que des parties prenantes peuvent donner au projet et, surtout, l’engagement de celles-ci par rapport au projet (engagement à apporter un savoir, à devenir le premier client, à développer les améliorations du produit, etc.).

TABLEAU 1

Les principes de l’effectuation vs. la causation

Les principes de l’effectuation vs. la causation
Source : Silberzhan (2014) adapté de Sarasvathy (2001, 2008)

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En s’appuyant sur les travaux de Chandler et al. (2011) et de Senyard et al. (2009), Fisher (2012) a en quelque sorte opérationnalisé ces principes de décisions en identifiant les comportements pouvant être considérés comme traduisant une approche effectuale ou une approche causale. Les comportements dits « causaux » relèvent de l’identification d’opportunités à travers la récolte d’informations, des activités d’estimation des retours associés aux opportunités ainsi identifiées, des démarches de planification à travers le développement d’un business plan ainsi qu’au travers d’études de la concurrence et du marché, et enfin de l’articulation d’une vision claire et/ou d’objectifs à atteindre. La démarche effectuale se traduit quant à elle par des comportements d’expérimentation (expérimenter diverses versions d’un produit ou service, expérimenter diverses façons de vendre ou de délivrer un produit ou service, etc.), de délimitation des pertes acceptables (limiter les ressources engagées dans le projet), de flexibilité (éviter les actions qui restreignent la flexibilité et l’adaptabilité du projet à son environnement et à ses pilotes) et de pré-engagement de parties prenantes (négociations d’accord avec des parties prenantes). Le Tableau 2 résume l’ensemble des comportements qui relèvent de la causation ou de l’effectuation.

Forts de ces éléments, nous nous interrogeons sur le type de comportement à adopter par l’entrepreneur pour réussir à surmonter son doute. Les comportements de type « effectual » seraient-ils plus efficaces que les comportements de type « causal » en raison de l’enchâssement social des premiers ?

Environnement et paradigmes de décision pour surmonter le doute entrepreneurial

Dans son récent ouvrage sur les principes de l’effectuation, ouvrage qui s’appuie sur les travaux fondateurs en la matière (Sarasvathy, 2001, 2008; Sarasvathy et Dew, 2005; Wiltbank et al., 2006), Silberzahn (2014) s’intéresse à la manière dont l’entrepreneur pilote son projet entrepreneurial. Il rappelle tout d’abord qu’un projet doit se décomposer en un ensemble de différents domaines de décisions : décisions concernant le développement du produit/service, concernant le marché, le marketing, la gestion financière de l’activité, la gestion juridique, la logistique, etc.

TABLEAU 2

Les comportements que sous-tendent les théories du processus entrepreneurial

Les comportements que sous-tendent les théories du processus entrepreneurial
Source: Fisher (2012)

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Ensuite, il rappelle que dans chacun de ces domaines, les décisions prises ont pour but de créer un futur souhaitable pour l’entrepreneur et que ce futur peut être perçu comme revêtant différentes natures. Mobilisant les travaux de Knight (1957), Silberzahn (2014) distingue ainsi les cas de prédiction, de risque et d’incertitude. Dans le premier cas, la nature et la distribution des évènements sont connues à l’avance. Dans le second cas, la nature et la distribution des évènements sont déterminées grâce à une observation historique. Cette détermination n’est en revanche pas possible dans le troisième cas. Dans ce dernier cas, l’entrepreneur ne dispose pas d’informations historiques lui permettant de calculer des probabilités sur ce qui pourrait se passer. Les décisions qu’il prendra seront dès lors caractérisées par l’incertitude.

Silberzahn (2014) suggère enfin que pour chaque domaine de décision, l’entrepreneur doit prendre des décisions en tenant compte du contexte dans lequel s’inscrit la décision (concept d’environnement de la décision) et de la façon de décider (concept de paradigme de la décision) qui sera la plus adaptée audit contexte. Cela permet de dessiner les trois cas de figure suivants :

Dans un environnement de prédiction où l’information n’existe pas mais où elle peut être créée par la prédiction, une démarche décisionnelle délibérée, ciblée sur des buts et articulée autour d’un plan, sera la plus pertinente.

Dans un environnement de risque où l’information existe et peut être acquise, l’entrepreneur devra, avant de se fixer un objectif et d’agir, étudier les évènements passés pour collecter l’information utile. Il pourra soit attendre que cette information devienne disponible puis s’y adapter (attitude passive) soit procéder par essai-erreur pour identifier l’information nécessaire (démarche active).

Dans un environnement incertain, l’information est soit inexistante, soit « isotrope », c’est à-dire que l’entrepreneur n’a aucun critère pour décider si une information est ou non pertinente. Puisque l’entrepreneur ne peut pas définir des buts, ni acquérir de l’information sur laquelle faire reposer sa décision, il devra s’accorder avec les autres parties prenantes pour co-construire un système de jugement des éléments qui sont ou non pertinents pour prendre une décision.

Les deux premières approches (planification, adaptation, essai-erreur) sont de type causal, tandis que la troisième est de type effectual.

Ces éléments nous semblent pouvoir enrichir le cadre théorique d’étude du doute entrepreneurial esquissé précédemment. En effet, il convient de se demander si une situation de doute entrepreneurial peut être assimilée à une situation de risque ou d’incertitude. Répondre à cette question permettrait de déterminer si la logique d’action à adopter pour surmonter le doute devrait davantage s’apparenter à la causation ou à l’effectuation. Cette question est difficile dans la mesure où chacun de ces contextes nous semble pouvoir être relié à des éléments constitutifs de la notion de doute entrepreneurial. On peut ainsi imaginer que dans certains cas (contexte de risque), l’entrepreneur vit une période de doute similaire à d’autres expériences antérieures de stress ou de doutes et qu’il peut se référer à ces évènements passés pour déterminer comment surmonter son doute actuel. La stratégie de l’adaptation ou de l’essai-erreur préconisée dans ce cas de figure (approche causale) fait d’ailleurs penser à la notion de « réajustement » du projet que nous avions évoquée au sujet des mécanismes de résolution du doute. Il nous parait raisonnable de penser que dans d’autres cas (contexte d’incertitude), l’entrepreneur expérimente une période de doute et qu’il ne lui est pas possible de rattacher cet évènement à des informations dont il dispose ou pourrait disposer de par son passé. Les décisions à prendre pour surmonter le doute seraient alors par nature « isotropes » et l’aide de parties prenantes tierces serait au coeur du processus de résolution du doute (approche effectuale).

Un cadre théorique étant délimité et des interrogations étant posées, nous nous tournons à présent vers la présentation de notre approche méthodologique et de notre terrain de recherche.

Cadre Méthodologique et présentation du terrain de recherche

Deux études de cas longitudinales

Notre recherche est avant tout de nature exploratoire. Il ne s’agit pas de généraliser des résultats mais d’appréhender et de mettre en évidence un phénomène complexe (Yin, 2014). La méthode de l’étude de cas permet de tester les théories existantes et éventuellement d’étendre leur portée théorique. Dans ce cadre, nous avons choisi d’étudier les trajectoires singulières de deux start-ups dont les porteurs de projet ont été confrontés à de profondes périodes de doute. L’étude de ces périodes de doute nécessite d’ancrer notre analyse dans une temporalité (Pettigrew, 1990). L’approche longitudinale s’est ainsi révélée pertinente pour analyser le comportement des entrepreneurs dans ces contextes d’incertitude. Sur la période d’observation d’octobre 2012 à janvier 2014, nous avons ainsi développé une compréhension à la fois de contenu – pour appréhender les caractéristiques du doute – et processuelle pour saisir les logiques d’actions des entrepreneurs pour surmonter les périodes de doutes auxquelles ils faisaient face (Yin, 2014).

Collecte et analyse de données

Depuis octobre 2012, nous avons pu observer la trajectoire de chacun des projets en qualité de coach au sein d’un incubateur académique. Nous avons pu ainsi organiser dans une logique d’observation participante des rencontres régulières : des rendez-vous plus ou moins formels (une fois par mois) d’une durée de 30 à 45 minutes et des bilans d’étape plus longs et plus formels (1 fois par trimestre) de plus d’une heure, imposés dans le cadre du dispositif d’incubation. Ces rencontres ont fait systématiquement l’objet d’enregistrements et/ou de prise de notes complétés par les compte-rendu réalisés par les porteurs de projets eux-mêmes.

Tableau 3

Synthèse des données collectées

Synthèse des données collectées

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Le mode opératoire de la collecte des données a été toutefois quelque peu différent entre les deux projets en raison de leur trajectoire singulière. Si le projet Garçonne et Chérubin a intégré l’incubateur dès octobre 2012 et y est resté pendant toute la période d’observation, le projet Wiithaa n’a intégré l’incubateur que 3 mois après – décembre 2012 – suite à un premier rejet, et n’y est resté que 6 mois – départ en juin 2013. Afin d’obtenir un volume comparable de données, nous avons tâché pour le projet Wiithaa d’avoir la même fréquence d’interactions avec les porteurs de projet et ce, même s’ils n’étaient pas encore ou plus incubés – soit au moins un entretien par mois le plus souvent téléphonique d’une durée moyenne de 30 minutes. Le tableau ci-dessous recense la collecte de données.

Méthode d’analyse des données

Nous avons procédé à une analyse intra et inter-cas en utilisant comme unité d’analyse l’entrepreneur et plus précisément l’évolution de son comportement comme recommandé par Perry et al. (2012). Nous avons limité le biais de remémoration rétrospective des événements dans la mesure où nous avons interviewé et observé les entrepreneurs de façon longitudinale (Eisenhower et al., 2004). Par ailleurs, bien que notre étude soit qualitative et ne puisse pas conduire à des résultats généralisables comme le permettent les études quantitatives, nous avons veillé à mobiliser plusieurs techniques afin d’augmenter la qualité de notre recherche qualitative (Bluhm et al., 2011; Brush, 2007; Neergaard, 2007). En effet, outre l’utilisation de différentes sources de données primaires et secondaires permettant la triangulation des données, le choix des cas étudiés et des données à collecter ainsi que le codage de ces données reposent sur de solides fondements théoriques tels que développés dans notre première section.

Notre analyse de données s’est faite en deux temps. La notion de doute entrepreneurial étant encore peu claire, nous avons d’abord réalisé un codage thématique pour identifier et qualifier les différentes périodes de doutes auxquelles ont pu faire face les entrepreneurs. Ainsi, nous avons considéré comme situations de doute les périodes durant lesquelles l’entrepreneur a ressenti un décalage important entre ce à quoi il ambitionnait et ce qu’il expérimentait concrètement (lien avec la théorie de la brèche aspirations-réalisations) et/ou lorsque l’entrepreneur était fortement inquiet pour la continuité même de ses affaires (lien avec la définition de Valéau qui distingue ainsi un doute existentiel d’une simple situation de stress). Nous avons ensuite effectué un codage axial pour croiser ces situations de doute avec les actions entreprises pour surmonter le doute. A cet égard, les catégories de codages utilisées pour caractériser une logique d’action effectuale ainsi qu’une logique d’action causale sont celles décrites ci-dessus dans le Tableau 2.

Nous n’avons pas utilisé un logiciel spécifique mais nous nous sommes inscrits dans une logique de double codage des auteurs et de comparaison systématique de leur codage. La confrontation des analyses de l’auteur tuteur des deux projets avec celle de l’autre auteur, également coach au sein de l’incubateur, a permis le déploiement d’une approche insider/outsider favorisant l’émergence et la vérification des interprétations (Gioia et al., 2010; Langley et Abdallah, 2011).

Observations et discussion

Présentation des deux cas et de nos observations

Garçonne et Chérubin (ci-après « GC »)
Leur histoire

Edward et François, fraichement diplômés d’Ecole de commerce et fondateurs du groupe de musique Astraz, ont rejoint l’incubateur dès octobre 2012 pour lancer « Garçonne et Chérubin », une nouvelle marque de chaussures, élégantes et casuelles, style Belle Epoque. Alors qu’ils pensent pouvoir lancer leur première collection en moins d’un an, ils constatent amèrement que l’idée de proposer des chaussures dotées de « languettes de couleurs interchangeables » ne s’avère être qu’un gadget dans un secteur très concurrentiel et exigeant.

Plongés dans le doute, les deux entrepreneurs vont trouver les ressources nécessaires pour poursuivre leur projet en s’extrayant du dispositif d’incubation, en prenant des initiatives et en répondant à diverses sollicitations externes. Le concours de pitch auquel ils furent contraints de participer en juin 2013 marqua un moment charnière de « basculement » entre une vision fantasmée et la mise en oeuvre réaliste du projet.

La deuxième période d’incubation fut ainsi une période de « mise en cohérence » de l’idée au projet durant laquelle ils ont cherché et réussi à donner du sens à leurs actes entrepreneuriaux, à développer une véritable identité de marque et à créer quelques opérations évènementielles liées à leur groupe de musique Astraz. Période jugée plutôt « heureuse », le duo entrepreneurial a pu se « mettre en tension » pour faire avancer le projet et mobiliser toutes les ressources offertes par la structure d’incubation pour revoir et valider la conception des modèles, choisir leurs fournisseurs, convaincre leur partenaire financier, lancer la production de leur première collection et préparer l’évènement promotionnel qu’ils avaient planifié fin mars 2014, soit 18 mois après leur entrée dans l’incubateur.

Périodes de doute

Pour GC, le doute a émergé très rapidement et s’est cristallisé peu après leur entrée dans l’incubateur. Elle s’est traduite par une vision confuse (« nous n’avions pas pris conscience de notre vraie force ») et par une très forte gesticulation (« on partait dans tous les sens »). Ce fut une période relativement longue et difficile marquée par une forte incertitude : « La plupart du temps pendant cette période, on ne savait pas où on allait ». Ils rapportent avoir vécu une période de doute, mais de « doute positif », ressentie rétrospectivement davantage comme un « challenge » dans la mesure où elle leur a permis au final de se « reconstruire ».

Logiques d’action

Chez GC, le doute n’est au départ pas vraiment conscient. C’est un concours de pitch qui les a amenés à réaliser que leur projet était en danger et qu’ils devaient le « redéfinir ». L’exercice les a contraints après plusieurs mois de tergiversations à proposer une première vision cohérente du projet qu’ils arrivent à articuler et décliner dans une offre qui semble enfin pertinente : « c’est le moment où on a compris où on allait, tout est devenu un peu une évidence : on a compris qu’on voulait tel produit, telle marque, tel univers visuel. Il n’y avait plus qu’à le réaliser ». Dans cette période, le soutien et les encouragements des proches ont été fondamentaux. Ils ont d’abord partagé leur envie d’entreprendre. Ils ont également apporté du « bon sens » et de « la cohérence » pour permettre aux porteurs d’avancer plus sereinement. Mais ce qu’il leur a permis de sortir de cette période de doute, ce sont véritablement des événements externes et des rencontres qui se sont produites en marge du dispositif d’incubation. Par exemple, c’est la rencontre avec la créatrice Marion Vidal, pourtant anodine au départ, qui semble les avoir sortis du projet « conceptuel » entrepreneurial pour les plonger dans la réalité du marché de la mode. C’est également le partenariat signé avec le groupe Jacadi pour animer des points de vente qui leur ont permis de « retrouver l’inspiration » : « les showcases Jacadi dans d’autres pays nous ont vraiment éveillé, nous ont donné des idées, nous ont mis dans une dynamique créative, et c’est cela qui fait renaître l’envie ». En d’autres termes, le doute les a poussés à investiguer d’autres modèles d’affaires et à remettre leur projet sur le métier, ce qui correspond à une démarche effectuale d’expérimentation.

A la période de doute ponctuée par le pitch a succédé une période de concrétisation du projet où les porteurs de projet ont pu bénéficier pleinement des ressources de l’incubateur et en particulier de l’encadrement. Cela a coïncidé avec la fin de leur période d’incubation « gracieuse » et leur entrée en « pépinière » où ils ont pu obtenir, moyennant le paiement d’un loyer, des bureaux plus grands à même de leur permettre d’assurer leur développement. L’adoption d’une démarche plutôt causale dans cette nouvelle période avec la fixation d’objectifs, la mobilisation de moyens pour les atteindre, la mise en place d’un plan d’action et de tableaux de bord pour en assurer le suivi, ainsi que l’organisation d’un contrôle systématique, parait rassurante et conforte les porteurs de projet dans leur détermination.

Ces éléments sont repris de façon synthétique ci-dessous dans la Figure 1.

Wiithaa (ci-après « W »)
Leur histoire

Le second cas s’inscrit dans l’économie circulaire et propose une plate-forme de services permettant de redonner vie aux objets déjà utilisés en les recyclant grâce à la mise en relation de tout un réseau d’acteurs : designers, producteurs, consommateurs et fournisseurs locaux, qu’il s’agisse de particuliers, d’entreprises ou d’administrations. Agissant comme une plate-forme, Wiithaa décline son concept en trois principales offres : la vente de produits, l’animation d’ateliers et l’organisation d’événements pour promouvoir l’upcycling et l’économie circulaire. L’équipe de W est composée de quatre membres : Brieuc et Nicolas qui, à plein temps dans le projet, en sont les véritables porteurs; ils sont accompagnés de deux entrepreneurs qui gèrent parallèlement leur propre activité.

Ce projet a connu un parcours d’intégration plus compliqué que le premier projet étudié avec une première phase de rejet de leur demande d’incubation et ce malgré la préparation d’un des membres expérimentés du projet. Ce fut d’autant plus ressenti comme un échec que le lancement de la boutique en ligne ne rencontrait pas le succès escompté. Dans la période de doute qu’ils traversent à ce moment-là, ils décident de réorienter leur projet vers davantage d’accompagnement et de prestations tournées vers l’évènementiel. La signature d’un premier contrat régional – Lille 3000 – et la concrétisation d’autres projets de taille toutefois plus réduite les confortent dans leur réorientation stratégique qui leur permette d’intégrer l’incubateur en décembre 2012.

Périodes de doute

Le projet W s’inscrit à l’intersection de plusieurs domaines d’activité ce qui rend d’emblée sa compréhension difficile et sa mise en oeuvre risquée d’autant que les secteurs d’activités auxquels il s’adresse sont par essence cloisonnés. C’est ce qui explique en grande partie le rejet du projet par le comité de sélection de l’incubateur, d’autant qu’un seul de ses quatre représentants était présent ce jour-là. Ce fut pour eux une « vraie désillusion » d’autant qu’ils pensaient avoir bien préparé leur dossier et réunir toutes les compétences nécessaires. Le projet construit autour de l’upcycling était conceptuellement très intéressant mais il était difficile de voir concrètement ce que pouvait proposer l’entreprise et à quels types de clients et/ou partenaires. Collés à leur vision malgré les avertissements des experts, ils créent la société et développent ce qui était alors pour eux l’épine dorsale de leur projet : la boutique en ligne. Les difficultés rencontrées dans sa mise en place et l’échec associé à son lancement ont plongé les porteurs de projet dans une phase de doute : « c’est un événement négatif parce que c’est l’essence même du projet qui tombe à l’eau. ».

FIGURE 1

Trajectoire du projet Garçonne et Chérubin

Trajectoire du projet Garçonne et Chérubin

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W connaît une nouvelle période de doute importante seulement quelques mois après être entré dans l’incubateur. Si les porteurs du projet se sentent a priori bien, profitent des infrastructures et pleinement du dispositif d’accompagnement, ils ont « du mal à enchaîner ». Ils prennent surtout conscience que l’incubateur ne pourra pas leur apporter les connaissances sectorielles dont ils ont besoin pour progresser dans leur projet et générer du chiffre d’affaires. Au contraire, « nous avons pris conscience que nous devions sortir du cocon si nous voulions vraiment réussir à nous développer (…) Nous devons davantage nous confronter au marché… être dans LE marché ». L’évènement déclencheur est le crash test organisé par le groupe de réflexion « Business Without Model » au cours duquel ils doivent être capable de présenter leur projet en moins de 5 minutes. L’épreuve est dure et vécue de manière « catastrophique » par Brieuc et Nicolas. L’un des coaches, responsable du réseau entreprendre, leur suggère d’abandonner le projet.

Logiques d’action

Brieuc et Nicolas ont tout fait pour intégrer l’incubateur en vue d’y trouver un cadre et une méthode de travail qu’ils n’avaient pas, un lieu d’échanges et un accompagnement dont ils avaient a priori besoin pour développer leur projet. Le rejet de leur dossier a manifestement accéléré leur apprentissage et leur confrontation à la réalité d’un marché lui-aussi difficile d’accès, tout en bénéficiant des conseils de coaches de l’incubateur présents pour leur permettre de réussir le deuxième examen de passage. Une fois entrés, ils ont pu s’enorgueillir de quelques contrats passés et ils ont pu ainsi constater rapidement les limites d’un dispositif d’abord dédié à l’émergence et aux premiers développements d’un projet. Ils ont surtout pris conscience des limites de compétences sectorielles disponibles et dont ils avaient cruellement besoin pour lever les doutes qu’ils rencontraient dans le développement concret de leur projet.

Coïncidence ou pas, quelques semaines après avoir quitté l’incubateur, une sortie mouvementée car mal comprise par les dirigeants de l’incubateur, le projet W décrochait des contrats de prestations aussi valorisantes que juteuses pour le groupe Peugeot et le groupe Mattel (Barbie). Ils n’étaient plus vraiment incubés mais hébergés au plus près de clients et de partenaires auxquels ils pouvaient désormais répondre : « on passait plutôt de squat en squat en ayant le sentiment qu’on était dans le vrai, le marché ». L’obtention d’un plus gros contrat de prestation pour un grand centre commercial leur a permis d’investir dans du matériel, de louer un bureau/atelier en propre et de recruter quelques stagiaires pour poursuivre leur développement. Tous ces partenariats ont permis d’expérimenter et d’adapter l’offre à travers une démarche de co-construction avec les nouveaux associés, ce qui relève d’une démarche effectuale.

Ces éléments sont repris de façon synthétique ci-dessous dans la Figure 2.

FIGURE 2

Trajectoire du projet Wiithaa

Trajectoire du projet Wiithaa

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Discussion

Retour sur la notion de doute entrepreneurial

Nos verbatims mettent en évidence que le phénomène du doute se produit lorsque l’entrepreneur expérimente une remise en question profonde de leur projet. C’est la continuité de leur business qui est en jeu dans ces moments-là. Ils parlent de grande « confusion », de « moments de flottement » qui nécessitent le besoin de « retrouver l’inspiration », de « faire renaître l’envie », ou encore le besoin d’« être dans le vrai ». Nos observations confirment donc la distinction entre doute (Valéau, 2006, 2007) et stress (Ahmad et Salim, 2009; Akande, 1994; Buttner, 1992; Grant, 2011) évoquée dans la première section de cet article. Si dans les deux cas étudiés, cette crise existentielle a été perçue comme « positive », comme un « moteur » pour la survie du projet, on peut imaginer que ce doute puisse également conduire à la fin du projet entrepreneurial. Ce sont les actions entreprises par l’entrepreneur qui permettront, ou non, de surmonter le doute et de poursuivre l’aventure entrepreneuriale.

Que l’issue soit positive ou non pour la poursuite des activités, nos observations nous amènent à penser que le contexte qui caractérise ces actions est l’incertitude. En d’autres termes, même si l’entrepreneur a déjà expérimenté d’autres phases de doute (ce qui arrive dans le cas W avec plusieurs périodes de doute identifiées), les décisions à prendre pour surmonter le doute semblent nécessairement isotropes (sur l’isotropie, voir notamment Sarasvathy, 2001, 2008; Silberzahn, 2014). Il ressort de nos cas que se remémorer de précédentes expériences de doute pour pouvoir jauger correctement la situation ne parait pas possible, chaque situation de doute étant singulière. Cet élément pourrait expliquer pourquoi la logique d’action effectuale, et notamment l’aide de parties prenantes tierces (principes 1 et 3 de l’effectuation), seraient au coeur du processus de résolution du doute (cf. point suivant). A cet égard, nos observations suggèrent que le rôle joué par des acteurs externes (partenaires, fournisseurs, connaissances, etc.) serait plus efficace que le soutien reçu à l’intérieur de l’incubateur de l’Ecole en raison d’un manque d’expertise métier des coaches. Plus qu’un « pivot effectual », l’entrepreneur effectue même souvent un « repli effectual » en s’absentant quelque temps (c’est le cas de GC), voir en sortant totalement (c’est le cas de W), de la structure causale d’incubation. Nous perdons ainsi souvent le contact avec nos incubés qui se tournent vers leurs familles, leurs proches, mais aussi leurs réseaux professionnels habituels. Ce repli nous pose question dans la mesure où nous ne sommes alors plus en situation de recevoir de l’information de leur part, ni même de continuer à les soutenir.

Tous ces éléments nous amènent à compléter la seule définition existante concernant le phénomène de doute entrepreneurial, à savoir celle de Valéau (2006, 2007). Selon cet auteur, le doute se produit « lorsque l’entrepreneur expérimente des réalités qui ne sont pas conformes à ses attentes, à ses idéaux de départ ou lorsque l’entrepreneur est inquiet quant à ses capacités à réussir dans ses affaires ». Nous proposons de revoir cette définition comme suit : il y a doute entrepreneurial lorsque l’entrepreneur expérimente des réalités qui ne sont pas conformes à ses attentes, ses idéaux de départ ou ses croyances quant à ses capacités à mener à bien son projet, ce qui le place dans un contexte incertain qui menace la continuité même de son projet.

FIGURE 3

Logiques d’action effectuales observées en situation de doute

Logiques d’action effectuales observées en situation de doute

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Quelle dialectique effectuation/causation en période de doute ?

Des trajectoires des deux projets, il ressort que les entrepreneurs novices mobilisent les deux logiques d’action : effectuation et causation (Cfr. figure 3). Notre recherche confirme donc l’utilisation par chacun des entrepreneurs des deux logiques d’action, qui, loin de s’opposer, semblent se compléter de façon dialectique (Chandler et al., 2011; Sarasvathy, 2008). La façon dont cette dialectique opère (quels déterminants expliquent la prégnance de l’une ou de l’autre approche) est néanmoins encore largement incomprise (Perry et al., 2012).

A travers nos deux cas, nous ne sommes pas en mesure de mettre à jour l’ensemble des facteurs qui expliqueraient la prévalence tantôt de la logique effectuale, tantôt d’une logique plus causale. A cet égard, nous pensons que chaque entrepreneur mobilise davantage et plus naturellement l’approche dans laquelle il se sent le plus « confortable ». Cette logique de confort peut être effectuale ou causale en fonction de l’individu, ce qui ne l’empêche pas, en fonction de ce qu’il expérimente, de pivoter vers l’autre approche. Et c’est sur ce point que notre recherche apporte un élément nouveau. En effet, de nos observations, il ressort que la logique effectuale semble plus présente, à travers l’ensemble de ses principes, lorsque l’entrepreneur fait face à une période de doute. La Figure 3 ci-dessous synthétise nos observations à cet égard.

Pour reprendre la théorie des mécanismes d’adaptation au stress évoquée dans la première partie de cet article et la distinction faite entre les mécanismes d’adaptation centrés sur le problème versus les mécanismes d’adaptation centrés sur les émotions, nos observations indiquent la mobilisation de la logique d’action effectuale lorsque survient une période de doute tant pour agir sur les facteurs qui ont créé le doute (limiter la mise financière à ce qui est acceptable, préserver sa famille, trouver des réponses auprès d’autres partenaires, etc.) que sur les pensées négatives et les émotions associées au doute (reconstruire de la cohérence, retrouver du sens, considérer le doute comme positif, etc.).

Le besoin d’adopter une démarche réflexive et critique sur notre rôle de coach

Ces observations nous ont amenés à adopter une démarche réflexive sur la pertinence de nos propres pratiques de coaches. Sommes-nous de bons coaches ? Il nous parait clair que nos pratiques de coaching relèvent non pas exclusivement mais assez largement de l’approche causale (amener les entrepreneurs à clarifier et suivre une vision; demander des comptes sur leurs activités et leurs chiffres; les inviter à collecter et étudier un maximum d’informations; susciter une mise à jour régulière de leur business plan; calculer et rechercher la maximisation des profits; etc.).

Lorsque le doute se manifeste et peut être identifié, nous devrions pourtant adopter un coaching leur permettant de réaliser un « pivot effectual » par exemple en posant des questions leur permettant d’élaborer des solutions au départ d’un réexamen des moyens dont ils disposent et des effets possibles de ces moyens ou encore en les encourageant à sortir du « cocon » de l’incubateur pour aller chercher l’engagement de nouvelles parties prenantes.

Par ailleurs, nous devrions davantage anticiper les situations de « repli effecual » qui poussent les entrepreneurs à sortir de la structure d’incubation en accentuant anticipativement notre présence dans les réseaux professionnels classiques vers lesquels ils se tournent lorsque le doute d’installe.

On pourrait enfin se demander dans quelle mesure nous pourrions faire en sorte de devenir nous-mêmes et dès le début de l’incubation des parties prenantes de chacun des projets suivis, même si cela peut nécessiter du temps et, le cas échéant, de l’argent (par exemple via une prise de participation même symbolique et/ou si nous nous engagions à être les premiers clients des entreprises incubées lorsque c’est possible).

Conclusion

Notre recherche ambitionnait de mieux comprendre les logiques d’action des entrepreneurs incubés, et notamment celles mobilisées pour surmonter des périodes de doutes. Pour ce faire, nous avons étudié de façon longitudinale et qualitative deux équipes d’entrepreneurs novices. Nos résultats indiquent que, de façon générale, les entrepreneurs mobilisent, dans une dynamique dialectique, tant l’approche causale que l’approche effectuale. Toutefois, la logique d’action effectuale est davantage mobilisée, à travers l’ensemble de ses principes, pour surmonter une phase de doute et rebondir.

Notre étude contribue à la théorie de l’entrepreneuriat, et plus spécifiquement à l’approche plaidant pour que l’entrepreneuriat soit davantage considéré et étudié comme un processus expérientiel (Schindehutte et al., 2006). A cet égard, notre recherche permet de documenter, de façon empirique, le processus d’ascenseur émotionnel que vivent les entrepreneurs et met à jour les logiques d’action qui permettent de surmonter les pics de doute. Nous apportons par ailleurs un éclairage sur la notion même de doute entrepreneurial.

Par ailleurs, notre étude contribue à la théorie de l’effectuation. Ce mouvement théorique met du temps à se construire dans la mesure où il vient défier la vision classique de la stratégie planifiée entrepreneuriale et qu’il est difficile de développer des mesures permettant de rendre compte de ce phénomène de façon valide. Les publications existantes à ce jour permettent d’affirmer que ce champ de recherche est en train d’atteindre un stade intermédiaire en termes de développement. D’après Perry et al. (2012), il semble en effet que le stade naissant de développement caractérisé par une recherche ouverte, qualitative, exploratoire, et visant à mettre à jour les construits du champ de recherche soit atteint et que se dessinent aujourd’hui les contours d’un stade intermédiaire faisant dialoguer ces nouveaux construits avec d’autres champs théoriques établis à travers des designs de recherche mixant des démarches qualitatives et quantitatives. Notre étude s’inscrit dans cet appel du pied dans la mesure où nous avons fait dialoguer la théorie de l’effectuation avec la théorie du stress en distinguant ces deux notions et en soulignant l’efficacité des mécanismes d’adaptation au doute lorsque ceux-ci relèvent d’une logique d’action effectuale de l’entrepreneur. Un dialogue entre l’effectuation et les concepts d’incertitude (Knight, 1957; Silberzahn, 2014) et d’isotropie (Sarasvathy, 2001, 2008; Silberzahn, 2014) est également développé.

Notre étude permet enfin d’adresser des recommandations tant aux entrepreneurs qu’à leurs accompagnateurs pour les aider à gérer les phases de doutes. A cet égard, le succès réside très probablement dans la faculté de l’entrepreneur à « pivoter » en phase de doute intense vers une logique d’action moins causale qu’effectuale. Les acteurs qui accompagnent les entrepreneurs doivent également veiller à adopter une méthode d’accompagnement plus effectuale lorsqu’ils identifient un pic de doute chez leurs protégés. La sous-section de discussion évoque plusieurs pistes concrètes pour tendre vers ce type d’accompagnement effectual.

Notre recherche présente enfin plusieurs limites. Une première limite est associée à son design. En effet, nous avons opté pour une recherche qualitative alors que Perry et al. (2012) plaident pour un design quantitatif-qualitatif afin de conduire la théorie de l’effectuation vers un stade de développement plus mature. Deuxièmement, notre échantillon se limite à deux cas. Troisièmement, nous n’avons pas pu croiser nos données (interviews et observations des entrepreneurs) avec le point de vue de leurs partenaires stratégiques, ce qui aurait pu enrichir nos analyses dans la mesure où la théorie de l’effectuation met l’accent sur la dynamique d’engagement et de partenariat avec les parties prenantes.

Pour prolonger les recherches sur les logiques d’action permettant de surmonter le doute entrepreneurial, il conviendrait dès lors de (i) compléter les données récoltées auprès des entrepreneurs avec celles que fourniraient les autres parties prenantes, (ii) étendre le nombre d’entrepreneurs étudiés et compléter les données récoltées à travers des questionnaires et des sources secondaires documentaires pour renforcer la triangulation des données, (iii) et déterminer et inclure dans l’étude des variables de contrôle qui pourraient influencer le phénomène de gestion du doute. A cet égard, un travail d’identification de tous les déterminants du doute et, partant, de la dynamique qui les relie entre eux, reste à accomplir.